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Le Livre de Goha le Simple/06

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VI

le jasmin et le scarabée


La fête s’était prolongée très avant dans la nuit. Après maintes politesses, Goha se sépara des trois jeunes gens. Il était ivre de joie et de fatigue. À ses oreilles bourdonnaient les flatteries d’Alyçum et des rires semblaient s’être fixés dans ses prunelles et au coin de ses lèvres. Il se retourna une dernière fois vers le jardin de Cheik-el-Zaki, puis, à regret, il franchit le seuil de sa demeure. Hawa dormait dans le vestibule. Il s’avança sans bruit, et gagna sa chambre à tâtons, craignant, tant il y avait en lui de gaieté bruyante, de troubler, par sa seule présence, le repos de sa famille. À la lueur d’une veilleuse, il se dévêtit distraitement, car les différents épisodes de la fête lui revenaient à l’esprit. Il s’assit sur un divan et considérant obstinément ses babouches rouges, il crut voir, sur la pointe recourbée, défiler un à un ses souvenirs… Voici les danseuses au ventre moite de sueur. Sur une estrade, un chanteur les yeux mi-clos, les lèvres serrées, reste insensible aux supplications de l’auditoire. Il ne chantera que dans le kief et Cheik-el-Zaki lui tend des breuvages opiacés… Goha demeure immobile, le buste penché. Auprès de lui la flamme de la veilleuse s’étire par saccade et des moustiques, de leur fin bruissement, semblent perforer le silence. Il ressent une profonde lassitude corporelle, le décor paisible de la chambre le convie au sommeil et cependant, sans savoir pourquoi, il prolonge sa veillée. Une grosse boule pèse au fond de sa poitrine et il y porte instinctivement la main. Il revoit Alyçum et ses deux amis. Quelle caresse dans leur regard et que leur bouche est belle ! À mesure que cette image se précise, la boule se fait moins pesante au fond de sa poitrine. Akr-Zaid-Taï lui parle affectueusement et Mokawa-Kendi le serre dans ses bras. La pensée ne lui vient pas qu’on ait voulu rire à ses dépens. La moquerie des jeunes gens était trop habilement voilée. En se répétant leurs louanges, Goha se sent envahi d’une émotion très douce. Avec le sentiment qui vient d’éclore en lui, il prend conscience d’un monde nouveau. Il a vécu parmi les hommes, exilé de leur vie intime, n’ayant pour eux que de la crainte ou de la gratitude suivant qu’on le maltraitait ou qu’on le prenait en pitié. Alors qu’ils le reléguaient à une situation inférieure, lui sentait qu’ils étaient des natures d’une espèce, non point supérieure mais différente…

Il a jusqu’ici méconnu les hommes. Pour la première fois, il prend intimement contact avec eux. À mesure que les phrases de Mokawa-Kendi fredonnent à ses oreilles, son cœur s’emplit d’une tendresse inépuisable qui se répand sur tous ses souvenirs, tout son passé… Les êtres qu’il a rencontrés au hasard de son existence veulent être témoins de sa joie. Demain, il sortira dès l’aube, il les rencontrera dans la rue et leur dira des paroles chaleureuses. Il prendra par la taille le marchand de friture et le porteur d’eau, il achètera des oranges à Sayed qui, malgré sa terrible moustache noire, est un excellent compagnon et qui, s’il donne des coups de pied dans le dos, le fait par amitié. En sondant sa mémoire, Goha constate que les habitants d’El-Kaïra l’ont toujours salué avec une bienveillance extraordinaire… Il ne songe pas cependant à tirer profit de tant de bonté bien qu’il ait la certitude que toutes ses demandes seraient exaucées. C’est lui au contraire, lui, qui donnerait au moindre appel. Il donnerait à ses amis, à Waddah-Alyçum, à Sayed, à son voisin Abd-Allah, il donnerait, car il n’est personne dans la ville qui soit exclu de son immense sympathie, au plus obscur passant, les babouches qu’il porte à ses pieds, le turban qu’il porte sur sa tête, son lit, la maison de son père, les bijoux de sa mère… et il serait content.

Un léger ronflement le fit tressaillir. Il crut à un appel de sa nourrice.

— Je viens, murmura-t-il, je viens !

Fébrilement, il se dirigea vers le bruit. Il entrevit un bras, un pied… Il plaqua sa main sur le cou de sa nourrice. Dans l’obscurité, il ne put distinguer sa propre coloration de celle de la négresse.

— Tiens ! s’écria-t-il dans un accès d’attendrissement, Hawa devient blanche la nuit.

Assis aux côtés de la dormeuse, il introduisit ses dix doigts sous la couverture et comme le ronflement de Hawa fit place au ronron des chattes amoureuses, Goha, tout à son œuvre d’apaisement, redoubla de caresses. Dans son ardeur, il fut audacieux et Hawa se réveilla.

— Que veux-tu ? dit-elle languissamment.

Goha répondit avec tendresse :

— Tu es le plus beau jasmin du printemps.

Elle crut à de l’ironie.

— Par cette obscurité, le jasmin et le scarabée se ressemblent.

— Je suis le scarabée et tu es le jasmin, reprit Goha.

Il souleva la couverture et se glissa contre elle. Hawa le repoussa doucement.

— Va-t’en, Goha, va-t’en ou je le dirai à ton père.

Mais Goha, sûr de la mystifier, gonflant la voix, lui répondit :

— Tais-toi, je suis mon père.


Sur la natte de paille, ils reposaient enlacés. Hawa, qui avait enlevé le mandil qui recouvrait ses cheveux, sommeillait en poussant par intervalles des gémissements, tandis que Goha le nez plongé dans la poitrine de la négresse, réfléchissait aux événements de la nuit. Il aimait cette poitrine opulente et flasque qui l’avait nourri dans son enfance et maintenant s’offrait à ses baisers.

Tout en méditant, il s’amusait à tirailler les petites nattes qui ornaient la tête de Hawa et il en compta une trentaine.

— Hawa, dit-il enfin, Hawa, tu ne veux pas causer un peu ?

— Je suis morte, mon chéri, minauda la négresse.

Quoique depuis vingt-cinq ans elle eût entouré Goha d’une affection toute maternelle, elle tenait avec aisance son nouvel emploi. Il avait suffi d’une étreinte pour détruire son passé de nourrice et faire d’elle spontanément une grande amoureuse. Aussi à l’appel de Goha se fit-elle câline, croyant à des exigences auxquelles elle avait hâte de se soumettre. Mais avertie sur l’art de séduire, elle répéta avec une pudeur toute féminine :

— Je suis morte, mon chéri, je suis morte. Goha ne répondit pas à son attente. Il se remit à lui tirailler ses nattes, ne voyant plus dans cette femme, dont les caresses puissantes l’avaient exténué, que la conseillère prudente qui tant de fois l’avait secouru dans la vie. Ce geste familier attrista la négresse, parce qu’il la ramenait au passé qu’elle croyait à jamais aboli.

Des pensées confuses assaillaient Goha. Il ne gardait qu’un souvenir vague des émotions qu’il avait ressenties avant de rejoindre Hawa. Son amour de l’humanité s’était épuisé dans les bras de sa nourrice et il assistait maintenant à sa lente renaissance.

— Hawa, dit-il enfin, je t’aime.

— Oui, mon chéri, répondit la négresse en se serrant contre lui.

— Non, répliqua Goha en s’écartant un peu, je t’aime, comme j’aime Waddah-Alyçum, comme j’aime Cheik-el-Zaki, comme j’aime Sayed, le vendeur d’oranges.

— Alors tu ne m’aimes pas ! s’écria la négresse en sanglots.

Goha chercha vainement des paroles de réconfort. Mais la négresse se calma d’elle-même tout à coup. Après une courte pause, elle demanda avec curiosité :

— Qui est ce Sayed ?

— C’est le vendeur d’oranges, répondit Goha…

— Celui qui est grand et fort et qui porte de grosses moustaches ?

— Oui, le vendeur d’oranges.

— Ah ! quel homme ! répondit la négresse d’une voix sensuelle.

Et Goha, qui ne connaissait pas la jalousie, reprit :

— Ah ! quel homme !

Hawa s’apprêtait à se rendormir, mais Goha l’en empêcha. Il tenait à lui confier une résolution, prise dans la soirée.

— Écoute, Hawa, je vais épouser la fille du Cheik-el-Balad.

— Que dis-tu, mon chéri ?

— Alyçum m’a dit : tu peux épouser la fille du Cheik-el-Balad.

— Qu’Allah le veuille ! répliqua la négresse. Tout est possible. Allah est grand !

Ils demeurèrent tous deux silencieux, Goha réfléchissant à ses noces prochaines, et Hawa aux enfants qu’il aurait après son mariage et qu’elle porterait contre sa poitrine, à la place même où elle avait tenu leur père.

— Mon chéri, dit-elle, hier j’ai fait un rêve… Il y avait une grande échelle, grande… grande… et toi, tu montais l’échelle… C’est un bon présage.

— C’est un bon présage, affirma Goha.

Il songeait à la fête splendide qu’il offrirait aux habitants d’El-Kaïra le jour de l’heureux événement. Il ferait venir des almées, les plus belles du pays, il ferait suspendre des milliers de lampions autour des tentes multicolores, il ferait égorger toutes les génisses et tous les moutons du monde et il gaverait ses invités d’œufs bouillis, de fèves, de concombres et de boutargue.

— Mon chéri, reprit Hawa, si tu suis mes conseils, tu pourras épouser même la fille du Sultan… Seulement tu dois devenir sage et lire ton Coran… Occupe-toi des affaires de ton père, recherche la société des hommes mûrs, des cheiks, comme notre voisin par exemple, et si, avec ça, tu m’aimes bien, celui qui est en haut, t’accordera tout ce que tu désires.

Mais Goha ne l’écoutait pas. Il songeait aux cadeaux qu’il ferait à ses amis, pour les intéresser à son bonheur. À Sayed, il donnerait une couffe neuve, car la sienne était percée en plusieurs endroits et ses oranges roulaient dans la boue. Il lui donnerait également de l’étoffe de soie pour remplacer sa tunique en cotonnade bleue qui, déchirée dans le bas, mettait ses jambes à nu jusqu’aux genoux…

— À toi, Hawa, s’écria-t-il.

La négresse l’interrompit, effrayée

— Plus bas, mon chéri, plus bas ! On pourrait nous entendre.

— Je te donnerai, poursuivit Goha, des mandils et des châles de cachemire de quoi couvrir toute cette chambre, et puis je te donnerai des bagues pour les dix doigts de tes mains et pour les doigts de tes pieds, et puis je te donnerai un collier qui s’enroulera vingt fois autour de ton cou…

— Hé ! Sidi ! s’exclama Hawa, j’avais raison de dire que tu es bon, que tu es généreux !… Tu épouseras la fille du Cheik-el-Balad et tu vaux sa tête !

Ne manquant pas de bon sens, elle avait tout d’abord compris que le projet de son maître était irréalisable, mais l’appât des richesses que Goha lui faisait entrevoir excita sa convoitise et fit dévier son jugement. Plus encore que la pensée de posséder de somptueuses parures, la certitude que ses trésors ne manqueraient pas de susciter une jalousie haineuse parmi les négresses du voisinage l’emplissait d’une ivresse malsaine et profonde. Ah ! comme elle se vengerait de Fatma, l’esclave d’Abd-Allah qui, la veille, au mariage, portait avec orgueil une galabieh neuve.

— Et tu me donneras une galabieh, dit-elle à Goha, d’une voix douce, insinuante, une galabieh plus belle que celle de Fatma…

— Je te donnerai cinquante galabiehs, répondit Goha.

Alors la négresse ne put contenir sa joie. Elle se dressa sur son séant, ricana, et, interpellant dans l’obscurité un personnage imaginaire, elle cria, le poing tendu :

— Nous verrons, nous verrons qui de nous deux sera la plus fière demain !

Elle se frappa la poitrine et, toujours dans la même posture, poursuivit avec une émotion débordante :

— Il n’y a pas un homme pareil à Goha, je le jure sur ses deux yeux ! Il réussira dans toutes ses entreprises. Car jamais il ne dit : Hawa, va me chercher la gargoulette ; Hawa, va me chercher ceci, va me chercher cela… Quelqu’un veut le connaître ? Je lui donnerai mon avis. Est-ce que je n’ai pas été sa nourrice ? Est-ce qu’il n’a pas bu mon lait pendant six ans ?

Goha songeait au palais où il abriterait son ménage. Il choisit comme lieu d’emplacement la rive du Khalig et résolut de faire construire une haute balustrade autour de ta terrasse pour que les enfants qui lui naîtraient ne vinssent pas à tomber dans la rivière. L’esclave interrompit ses réflexions.

— Il faut te presser, mon chéri… Si tu veux te marier, marie-toi au plus vite.

— Laisse-moi faire, dit Goha d’un air ennuyé, dans une semaine tout sera fini. J’ai déjà donné mon consentement. Alors, tu comprends, l’affaire est à moitié conclue…

Les premières lueurs de l’aube pénétraient dans le vestibule. Tandis que Goha s’apercevait que Hawa était noire comme à son ordinaire, Hawa, que les précisions de son jeune maître avaient désenchantée, songeait qu’elle aurait à subir jusqu’à la fin de sa vie le sourire dédaigneux de Fatma. Une toile d’araignée, accrochée au plafond, lui fit penser à ses travaux domestiques et soudain elle eut conscience du péril qui menaçait ses amours :

— Va-t’en, souffla-t-elle dans l’oreille de son amant, va-t’en ! Hadj-Mahmoud pourrait nous surprendre. Allah ! Allah ! pourvu qu’il ne nous ait pas entendus !

Quelques heures plus tard les femmes et les filles de Hadj-Mahmoud se trouvaient réunies autour d’un vaste récipient et chacune trempait sa galette de maïs dans la salade de tomates. Mahmoud qui, avec son fils, mangeait des fèves, ayant terminé son repas, se rinça la bouche, obtint d’un signe le silence et parla :

— Goha, dit-il d’une voix dure, hier, tu nous as désobéi. On t’avait dit de garder la porte et tu es sorti. J’aurais dû m’en douter.

Il fixa sur son fils un regard plein de reproches et reprit :

— Ce n’est pas tout ! Dans le jardin de Cheik-el-Zaki je t’ai observé ; tu étais la risée des gens. Waddah-Alyçum et ses amis se sont moqués de toi comme d’un bouffon. Tu es mon fils, entends-tu ? et ta honte rejaillit sur moi.

Il s’interrompit encore, gagné par l’émotion. Penché vers Goha, il ajouta :

— Mon fils, tu as en petit le cerveau d’un âne et tout le monde le sait. Qu’on te frappe, qu’on te parle, qu’on t’embrasse même, sache qu’on se moque de toi… Tant que tu vivras, Goha, on se moquera de toi.

Docilement, Goha se laissa convaincre et c’est ainsi qu’il abandonna ses rêves humanitaires. Les hommes vers lesquels il avait eu un élan de tendresse, reprirent leur expression sévère et méprisante. De son côté, il retrouva sa bienheureuse indifférence.

Ses journées s’écoulèrent, tranquilles. Il partageait le jeu de ses sœurs et flânait dans les environs d’El-Kaïra. Craignant les entreprises, il n’eut d’autre initiative que le choix de ses promenades. Il dépensa son énergie sans fatigue et, malgré la violente passion de Hawa, l’harmonie de sa nature, et de son existence ne fut pas troublée.