Le Livre de Goha le Simple/08

La bibliothèque libre.

VIII

la plume de roseau


À compter de ce jour des rapports fréquents s’établirent entre le maître, Goha et Waddah-Alyçum. Ils s’attardaient tous trois jusqu’aux heures avancées de la nuit. Goha, confortablement étendu sur un divan, buvait à petites gorgées des infusions de cannelle, croquait des pistaches et finissait par s’endormir, tandis que ses savants amis s’entretenaient à voix basse, consultaient les textes anciens, interrompant leurs travaux arides par la lecture de quelques poètes, d’Ibn-al-Baowab notamment qui chanta avec tant de grâce les beautés de la calligraphie.

Cheik-el-Zaki apportait dans ces entretiens sa parole chaude et directe. Mais on voyait, à l’expression sereine de son visage, qu’il n’avait plus pour les choses intellectuelles la passion de naguère et qu’il n’y trouvait qu’une distraction agréable de l’esprit. Les contradictions des auteurs qui l’avaient fait souffrir au point de lui donner le sentiment de son propre néant, lui apparaissaient maintenant comme des formes différentes d’une immuable vérité. Amoureux de sa femme, il avait de l’indulgence pour tout ce qui était étranger à son amour. Le fait d’avoir invité Goha en même temps que Waddah-Alyçum était une claire indication de son état d’âme. Il voulait par la présence du simple atténuer le caractère austère de ses travaux et il avait soin d’interrompre les discussions les plus graves pour questionner Goha sur des sujets futiles.

Il s’aperçut un jour que le décor sévère du Salamlek était un obstacle à ses besoins d’intimité et il prit ses dispositions pour recevoir ses amis dans la bibliothèque qui se trouvait au premier étage du bâtiment principal.

On y avait accès par un perron de quinze marches qui débouchait dans une salle immense couverte de tapis persans. Les murs étaient ornés d’arabesques d’or et de maximes coraniques. Les solives sculptées du plafond étaient serties d’agates. Au fond, un large escalier de marbre aboutissait à l’antichambre du premier étage. Elle était divisée par une cloison en bois de noyer, ouvrée à la manière des moucharabiehs. D’un côté était le harem, comprenant les appartements de Nour-el-Eïn et de Mabrouka, de l’autre côté se trouvait la bibliothèque.

C’était là que se renouvelaient les entretiens entre les trois hommes. Alyçum se distinguait surtout par la couleur extravagante de ses caftans et ses attitudes efféminées. Attentif aux moindres paroles de son maître, il gardait cependant le souci de ses propres gestes. El-Zaki avait de la tendresse pour lui. Attiré par ce visage allongé, aux lèvres fines, au nez mince et droit, il l’aimait pour sa jeunesse sensuelle, il l’aimait parce qu’il retrouvait en lui, sans se l’avouer, un peu de Nour-el-Eïn.

En Goha qui appréciait dans ces réunions le narghilé et les friandises que lui tendaient les esclaves, Cheik-el-Zaki découvrait des séductions étranges. Il puisait dans la contemplation de son contraire des idées nouvelles qu’il se plut à annoter. Après le départ de ses amis, accroupi sur le divan et une feuille dans la paume de sa main gauche, il faisait courir la légère plume de roseau : « Cet après-midi, écrivait-il, Alyçum m’a dit : Goha n’a pas la figure d’un sot. Je viens de me pencher sur mon jardin, j’ai regardé un oranger en fleurs. Il m’est apparu comme un sourire de la vie… Goha est pareil à cet arbre. »