Le Livre de Goha le Simple/12

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XII

les talismans


Sur un tapis, à proximité du divan, Nour-el-Eïn et son esclave Amina jouaient aux osselets. Elles avaient l’une des jambes ramenée sous le corps et l’autre étendue. Leurs pieds nus, également cambrés, étaient chargés de lourds bracelets. Dans leur gros orteil nettement détaché et d’une mobilité extrême se répercutait chaque mouvement de leur corps. Les osselets étaient d’ivoire. Nour-el-Eïn et Amina qui s’amusaient à ce jeu riaient si fort que leurs yeux étaient pleins de larmes et qu’elles devaient à tout moment renouer le mandil sur leur tête.

— À ton tour, Amina.

Des doigts s’avancent, ramassent les osselets, les jettent en l’air.

— Trois ! s’écria l’esclave en présentant le dos de sa main où trois osselets s’étaient posés.

— Je te dis que tu es la plus habile.

— Joue… Joue… tu en recevras quatre, j’en suis sûre.

Nour-el-Eïn lança les osselets à une faible hauteur, raidit sa main. Deux seulement tombèrent sur ses doigts écartés. Elle fit un geste brusque pour intercepter les autres et ceux-là mêmes qu’elle avait reçus lui échappèrent.

— Oh !… Oh !… Rien… Je ne veux plus jouer.

Les cinq osselets d’ivoire gisaient sur le tapis.

— Tu en avais deux, reprocha Amina.

— Oui, j’en avais deux et tu étais jalouse. Tu m’as jeté le mauvais œil…

— Recommence…

— Alors tourne la tête… ne me regarde pas.

— Non… Non… je veux te voir…

Elles parlaient en riant aux éclats. Le rire pliait leurs bustes souples et agitait leurs seins qu’elles soutenaient de leurs bras.

— Allons !… C’est à toi, s’écria Amina.

Un seul osselet se maintint sur la main de Nour-el-Eïn et la gaieté des deux femmes s’accrut. Attirée par le bruit, Yasmine apparut à la porte. Elle se retira en balançant ses hanches. La vieille Mirmah vint à son tour. Les rides de sa face tremblotaient de mille petits sourires. Elle s’avança, un peu courbée, maigre, les jambes droites, les bras en avant, heureuse d’entendre rire sa jeune maîtresse qui depuis longtemps ne riait plus.

— Essaye encore, dit Amina joyeusement.

Cependant les lèvres de Nour-el-Eïn s’étaient crispées. Elle prit les osselets, les jeta en l’air… Tous les cinq retombèrent sur le tapis. À maintes reprises elle répéta son geste en songeant « Trois… il m’en faut trois… Alors Alyçum m’aimera… » Elle s’acharna après le jeu avec une colère grandissante. Amina regardait consternée le pli méchant qui se creusait entre ses sourcils, et la vieille Mirmah, que ne trompait pas le sourire persistant de sa maîtresse, dit d’une voix douce et maternelle :

— Repose-toi, ma chérie… tu te fatigues, je te jure…

— Tais-toi, interrompit Nour-el-Eïn rageusement.

« Il m’en faut trois, songeait-elle, et Alyçum est à moi… Oh ! j’y parviendrai ! » Ne pensant même plus à ce qu’elle faisait, elle lançait les osselets sans méthode par deux, par un, par quatre, au hasard.

— J’en veux trois, trois, trois… Allez au diable ! Et violemment elle les projeta au fond de la salle.

— Laissez-moi tranquille, dit-elle avec rudesse aux deux esclaves, qui s’efforçaient de la consoler.

— C’est ma faute, dit Amina. Tu jouais si bien et je t’ai donné le mauvais œil…

— Assez… Dis-moi si Warda vient aujourd’hui ?…

— Oui, je crois.

— Je crois… Que m’importe si tu crois !… En es-tu sûre ?

— Elle viendra, fit Mirmah.

— Elle viendra… Comment le sais tu ?

Nour-el-Eïn se coucha sur le divan. Depuis le départ de Mabrouka elle pouvait, sans être importunée, dormir au pépiement du jet d’eau qui s’élevait au milieu de la salle. Elle pouvait tremper ses pieds dans la vasque aux poissons rouges, elle pouvait jouer avec Amina, écouter les histoires que lui contait la vieille Mirmah et danser avec Yasmine ; mais elle n’était pas heureuse.

— Veux-tu croquer des pépins de pastèque ? dit Mirmah en posant l’extrémité de ses doigts durs sur le bras de Nour-el-Eïn. Je viens d’en griller…

— Non, je n’en ai pas envie.

Et Nour-el-Eïn se rappela le jour où la dallala, avec mille précautions, lui avait rapporté le refus d’Alyçum. « Il ne veut pas ? s’était-elle écriée tout d’abord en secouant Warda par les épaules… Va-t’en d’ici, vipère ! Qui donc t’a permis de me proposer à ce chien ? Va-t’en ! » Depuis, une lune était passée et l’autre était à son premier quartier. Des prodiges de tact, des monceaux de louanges avaient raffermi le crédit de la dallala. Les conseils de cette femme étaient nécessaires à Nour-el-Eïn, parce que l’outrage d’Alyçum avait exaspéré son désir.

— Il ne t’a pas vue, répétait Warda invariablement. Une description ne suffit pas pour gagner un cœur : montre-toi !… Ce seigneur aime une turque de haut rang. Ce n’est qu’en te montrant que tu pourras la lui faire oublier… Et il l’oubliera, ma chérie, il l’oubliera aussitôt qu’il t’aura vue. Nour-el-Eïn en était venue à accuser de sa défaite le reste de pudeur qui subsistait en elle. Dès lors, elle fut prête à toutes les audaces. Malgré les claquements de mains qui lui signalaient la présence d’un homme dans la maison, elle s’était un jour laissé surprendre sans voiles dans l’antichambre. Alyçum avait détourné la tête. Le lendemain, au passage du jeune homme, elle lança dans la cour une cuiller d’argent.

Ces moyens n’avaient donné aucun résultat. Warda ne s’était pas découragée. Elle connaissait un étudiant quinquagénaire de l’Université d’El-Azhar que sa pieuse persévérance à étudier les textes sacrés avait favorisé auprès des génies invisibles. Elle en avait obtenu un talisman infaillible pour susciter l’amour.

— Avec ce talisman, avait déclaré Warda, tu le verras à tes genoux. Dès qu’Alyçum posera le pied dessus, il t’aimera, Dans ses rêves, il ne verra que toi ; à son réveil il aura l’illusion que tu t’enfuis de sa chambre. Sa maison sera pleine de voix pareilles à la tienne… Ses lèvres seront brûlantes et il deviendra maigre comme un bœuf après deux ans de sécheresse… Seulement…

— Seulement quoi ?

— Je dois entrer dans son palais, desceller une dalle et la replacer de manière à ce que rien n’y paraisse.

— Eh bien ! fais-le.

— Il faut que je gagne les esclaves… J’ai besoin d’argent, de beaucoup d’argent.

Le talisman avait été placé depuis plus d’une semaine et Nour-el-Eïn avait attendu avec anxiété l’issue de l’entreprise. La veille et les trois jours précédents Alyçum n’avait point paru, aussi se perdait-elle en conjectures.

Elle fut tirée de ces pensées par l’appel aux fidèles.

— Midi, murmura-t-elle.

Elle entr’ouvrit les paupières et l’éclat des vitraux polychromes et des faïences l’éblouit.

— Voici ta sedjada, dit Amina, en étalant sur le marbre le tapis que sa maîtresse réservait aux prières.

Nour-el-Ein se leva et fit ainsi que Mirmah ses ablutions dans la vasque. Puis elle vint à son tapis. Les trois femmes, éloignées l’une de l’autre, se turent un instant, immobiles et droites. Elles élevèrent ensuite la main à hauteur du visage pour prononcer les mots de la foi « Dieu est grand. » Ayant récité le premier chapitre du Coran, elles se courbèrent, s’agenouillèrent, se prosternèrent deux fois, se relevèrent et de nouveau se courbèrent, s’agenouillèrent, se prosternèrent en signe d’humilité tandis que la voix des muezzins tombait des minarets au nord, au sud, à l’est et à l’ouest.

— Me voici, dit Warda en entrant comme Nour-el-Eïn terminait sa prière.

— Assieds-toi, et raconte-moi… vite ! vite !

La dallala s’accroupît avec difficulté, et son gros corps se répandit par terre, comme une énorme vessie à moitié gonflée. Elle baissa une paupière pour qu’on l’invitât à parler et s’essuya l’autre qui suintait.

— Tu as des nouvelles, Warda ?

La dallala sourit et se penchant vers Nour-el-Eïn :

— Il t’aime, dit-elle.

Nour-el-Eïn posa un doigt sur sa bouche et lui fit signe de parler plus bas.

— Il t’aime, répéta Warda en clignant de l’œil,

— Comment le sais-tu ?

— Ne me demande pas comment je le sais… Est-ce qu’il est venu hier ?

— Non…

— Avant-hier ?

— Il y a quatre jours qu’il ne vient pas.

Warda tapota l’épaule de Nour-el-Eïn d’un air satisfait.

— C’était inévitable. Il n’est pas sûr de lui-même. Mon talisman est infaillible.

— Qu’est-ce qu’il faut faire maintenant ?

— Ma fille, tu peux dormir sur mon dos… Je suis éveillée, je surveille tout et j’arrange tout.

Aidée par Amina, la dallala se souleva, sortit et revint avec son ballot de marchandises qu’elle avait déposé derrière les arcades. Elle en retira une tasse à café.

— Écoute-moi, dit-elle. Il t’aime. Maintenant, il faut qu’il vienne à toi et alors… Ha ! Ha ! Ha ! tu me comprends bien… Ah ! comme vous serez beaux tous les deux !

Et la dallala s’appliqua sur le bout des ongles un baiser sonore.

— Demain, il viendra rendre visite à ton mari… On lui offrira du café… Eh bien, regarde cette tasse.

Nour-el-Eïn, entre ses doigts fins, prit la tasse dorée et l’examina minutieusement. Elle était ornée à l’intérieur d’écritures et de signes cabalistiques.

— Écoute-moi, reprit Warda… Il doit boire son café là-dedans.

— Qu’est-ce qui est écrit dans le fond ?

— Ne me demande rien si tu veux de l’amour… Il doit boire son café là-dedans, je ne sais rien d’autre.

Elle se retourna vers Amina.

— Viens ici, ordonna-t-elle. Assieds-toi en face de moi… Écoute et comprends… Tu vois cette tasse ? Oui ?… C’est bien… Lorsque tu feras le café pour…

— Je ne le fais jamais… Mirmah… Viens ici, Mirmah.

La vieille esclave se rapprocha, s’accroupit et posa sur Warda des yeux intelligents. Celle-ci, après lui avoir montré la tasse, après l’avoir sommée de prêter toute son attention, lui dit :

— Tu verseras le café en prononçant « Nour-el-Eïn, Waddah-Alyçum, Nour-el-Eïn, Waddah-Alyçum, trois fois… Et maintenant je connais deux pigeons qui vont être heureux !

— Que Dieu le veuille ! murmura Mirmah.

— Que Dieu le veuille ! reprirent en chœur Amina et la dallala.

Une petite esclave pénétra dans la salle avec un plateau chargé de viandes grillées, de fromages blancs et de poisson salé.

La dallala fut conviée au repas et se montra aussi gaie que gourmande. Ayant mangé et bu de l’eau du Nil à même la gargoulette, elle serra Nour-el-Eïn sur sa poitrine molle et enfin se retira de son pas pesant, accompagnée des esclaves.

Demeurée seule, la jeune femme, étendue, se plut à considérer les arabesques des murs. Elle s’efforçait de suivre une ligne dans le dessin compliqué et s’égarait à chaque tentative. Cette occupation tout d’abord l’amusa. Puis, peu à peu, elle sentit son cerveau s’alourdir. Les lignes enchevêtrées se brouillèrent. Elle ferma les yeux.