Le Livre de Goha le Simple/14

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XIV

le sacrilège


Il s’était passé dans la rue quelque chose d’extraordinaire. Devant la maison de Hag-Mahmoud-Riazy un homme riait, les poings sur les hanches, les jambes écartées.

Goha ne croyait pas à la mort de son ami. Il voyait dans le recueillement de la foule, les chants funèbres, le désespoir des pleureuses, les diverses péripéties de cette farce énorme : les funérailles d’un être vivant. Le scandale devint tel qu’un cheik à barbe blanche et deux étudiants d’El-Azhar vinrent à lui et l’interpellèrent rudement :

— Je ne sais pas qui tu es, dit le cheik, mais je constate que tu n’as pas de tact.

— J’ai beaucoup de tact, riposta Goha, la face épanouie… Et tact dans l’œil de ta mère !… et tact dans l’œil de ta sœur !…

La sonorité de ce mot qu’il ne comprenait pas l’amusait et l’incitait aux jeux d’esprit.

— Puisque tu n’es pas capable de respecter un mort, reprit le cheik.

Goha l’interrompit :

— Un mort… quel mort ? fit-il avec dédain.

Sûr de son fait, il se sentait tout à coup une passion pour la controverse et la certitude qu’il allait confondre un cheik vénérable, peut-être illustre, l’emplissait d’une joie insolente.

— Quel mort ? reprit-il après une pause. Sans en avoir conscience, il imitait le personnage de Cheik-el-Zaki, lorsque le philosophe discutait ; il allait jusqu’à lui emprunter sa voix et cette façon particulière de relever les sourcils en penchant légèrement la tête de côté. — Waddah-Alyçum n’est pas mort… Renonce, mon cher, à ces fables qui circulent sans qu’on en connaisse la source. Il n’est pas mort, Waddah ; tu peux en croire celui qui l’a vu ce matin même dans sa chambre…

Il s’arrêta. Puis, d’une voix triomphante, comme on assène un coup :

— Il était sur son lit, en chair et en os !

Tandis que le vieillard s’indignait, Goha hocha la tête et se mit à chantonner sur un ton de confidence :

C’est moi qui vous le dis…
je l’ai vu sur son lit…
oui, Waddah-Alyçum…
en chair et en os.

Dans la foule on criait « C’est une honte ! Faites-le taire ! » Le cheik s’éloigna en murmurant : « Qu’Allah lui pardonne, c’est un fou. » Mais Goha ne l’entendait pas ainsi. Il avait le sentiment que ce vieillard se dérobait à ses arguments. Il le retint par le bras :

— Est-ce que tu es mort, toi ? hurla-t-il rouge de colère… Si Waddah-Alyçum est mort, toi aussi, je dis que tu es mort !… Moi aussi, je dis que je suis mort !… Et tout le monde, tout le monde est mort !

Fixement, avidement, le front pressé contre la moucharabieh, Nour-el-Eïn regardait l’homme qu’un cercueil avait mis en gaieté. Les cris des pleureuses l’empêchaient de suivre la scène. Elle se rendait compte toutefois que Goha, seul, tenait tête à la foule. Des vieillards, des étudiants l’entouraient. Mais ils avaient beau parlementer, Goha était intraitable et ils s’éloignaient avec des gestes désespérés. Nour-el-Eïn contemplait la belle carrure du héros. Plus encore que son rire, son cou puissant, ses bras musclés, la santé magnifique qui rayonnait de son corps le détachaient de cette foule morne et stupide. Elle le compara à Waddah-Alyçum, à Cheik-el-Zaki… Alyçum n’était plus qu’une chose inerte, vaincue par la mort ; El-Zaki suivait le cercueil, les épaules voûtées, vaincu lui aussi par la mort. En Goha s’était retranchée la vie… Comme on devait se sentir en sécurité dans ses bras !

— Tu ne tremperas plus tes lèvres dans nos tasses, dit Amina s’adressant au défunt.

— Tu ne franchiras plus le seuil des chambres nuptiales, dit Mirmah…

Le cortège s’était engagé dans la venelle étroite qui menait à la nécropole. Le chant des aveugles déclinait.

— Tu t’en vas ! Tu t’en vas ! reprit Amina… Ah ! si je pouvais te choisir une épouse !

Goha était seul maintenant. Il regardait passer la dernière charrette de pleureuses et haussait les épaules pour marquer l’étonnement profond que lui causait la légèreté de ses contemporains. La controverse qu’il venait de subir avait mis de la fièvre dans son cerveau. Il eut l’intuition qu’à cette minute il ressemblait à Cheik-el-Zaki, à Waddah-Alyçum et à tous les jeunes gens d’élite dont il avait si souvent éprouvé la séduction sans la comprendre.

— Il est évident que… Ne croyez-vous pas, mon cher maître ?… C’est que, mon fils, il faut considérer…

Avec des gestes mesurés, il déclamait ces lambeaux de phrases, réminiscences des longs entretiens dans la bibliothèque, et il était heureux, il se sentait intelligent.

Nour-el-Eïn aussi admirait sa voix chaude et les belles paroles mystérieuses qui montaient à présent jusqu’à elle. Son cœur, ses bras se tendaient vers cet homme qui ne pouvait même pas la voir derrière le grillage sombre de la moucharabieh. Goha était inaccessible. Elle ne pourrait jamais le toucher, avec ses mains, cet être précieux comme le soleil !

— Hé ! mon maître, je considère… Quoi qu’il en soit, j’ai le droit de dire… Mais, mon enfant, viens boire une tasse de café et fumer un narghilé… Tu es le bienvenu dans ma maison… Tu es le bienvenu partout où se pose ton joli pied…

Au milieu de l’auditoire imaginaire qu’il avait créé spécialement pour animer sa discussion, Goha se dirigea vers la maison de Cheik-el-Zaki. Cérémonieusement, il fit passer devant lui, sous le porche monumental, ses compagnons invisibles.

— Tiens ! observa Mirmah, on laisse monter le fils de Mahmoud…

— Tu as de bons yeux pour ton âge, répondit Nour-el-Eïn méchamment.

Elle enserra son écharpe autour d’elle pour bien ramasser son corps que le désir tourmentait. Elle gagna l’antichambre. La tête, les épaules, les jambes de Goha émergèrent. Ses babouches claquèrent sur les dalles du palier, puis il disparut derrière la tenture de velours, broché d’or, qui masquait la bibliothèque.

Nour-el-Eïn poussa la porte de la cloison, traversa l’antichambre, souleva la lourde tenture. Goha, debout contre la fenêtre, tourna vers elle un visage curieux et tendre. Alors, riant aux éclats, les cheveux en désordre, elle se jeta dans ses bras.


Cheik-el-Zaki parut à l’embrasure de la porte. Goha était étendu sur le divan. Depuis longtemps déjà Nour-el-Eïn l’avait quitté. Il était assailli de visions étranges et sa poitrine était emplie de sentiments doux.

Surpris de le trouver là, Cheik-el-Zaki lui dit avec une certaine dureté :

— Ah ! On t’a laissé monter en mon absence…

— Je t’ai attendu, dit Goha.

— Tu n’as pas suivi le cercueil de notre ami ? Je t’ai vu en passant, tu étais gai… Pourquoi riais-tu ?

— Je riais des gens, répondit Goha, et sa mine s’éclaira.

— Qu’est-ce qu’ils avaient d’amusant ?

— Ils sont ignorants, expliqua Goha en posant le doigt sur son front. Ils disent que Waddah-Alyçum est parti.

Il parlait tranquillement sans s’inquiéter d’El-Zaki dont le chagrin s’indignait.

– Tu crois qu’Alyçum est mort ! Ce n’est pas vrai. Les gens sont des ignorants et je me suis moqué d’eux… Alyçum n’est pas mort. Je l’ai vu ce matin dans sa chambre… Il était même plus gros que d’habitude.

C’est ainsi que fut révélée à Cheik-el-Zaki la conception que Goha avait de la mort. Il croyait que mourir c’est disparaître totalement et qu’on s’en va corps et âme à la fois, puisqu’on naît à la fois corps et âme.