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Le Livre de Goha le Simple/16

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XVI

la résurrection d’isis


Goha ne se doutait pas que Nour-el-Eïn souffrait à cause de lui. Il l’avait prise, comme il prenait derrière un buisson la fellaha qui relevait son borgo pour lui sourire. Elle avait passé dans sa vie comme tant d’autres, sans qu’il se souciât d’identifier cette maîtresse d’un jour. Tandis qu’elle languissait à l’attendre, il poursuivait tranquillement le cours de son existence. Il éprouvait cependant un trouble imprécis, la sensation d’un creux au fond de sa poitrine. À cet appel discret d’un souvenir, il se frottait machinalement l’oreille.

Il allait encore chez le maître d’El-Azhar, dont l’accueil était toujours affable. Le café et le narghilé n’étaient pas moins savoureux. Mais quelque chose avait changé. El-Zaki ne racontait plus d’histoires, il demeurait longtemps silencieux, le chapelet en main. Lorsqu’il se tournait vers Goha, c’était pour lui dire poliment :

— Tu me réjouis…

— Que Dieu te réjouisse, répondait Goha.

Les esclaves causaient bas et saluaient avec raideur. Ils baissaient les paupières dès qu’on les regardait, comme pour cacher des secrets. La maison semblait plus grande, plus vide et l’on eût dit que les marches de l’escalier étaient plus difficiles à gravir. Son affection pour le cheik était moindre et il ne songeait que rarement à lui mettre la main sur l’épaule. Quand il le considérait avec insistance, des métamorphoses s’opéraient sous ses yeux. Peu à peu le visage du cheik se transformait, son caftan devenait une tunique claire, ses traits s’efféminaient, se prunelles prenaient des tons gris… Goha reconnaissait vaguement cette vision d’un instant, mais ne savait pas la distinguer des tableaux innombrables qu’El-Zaki avait fait jaillir pour lui, de ses livres.

De ces entretiens Goha revenait déçu. Un charme y faisait défaut, auquel inconsciemment, il avait été sensible lors de ses premières visites.

Par contre, il s’était rapproché de Hawa. Entre la négresse et lui des rapports presque quotidiens s’étaient établis. Dès qu’il la voulait, il allait la prendre sur sa natte. Elle craignait de donner l’éveil en allumant la chandelle et, d’ailleurs, l’obscurité sauvegardait l’illusion de son amant. Il l’appelait « mon jasmin » et c’était sans malice. De retour dans sa chambre avant l’aube, il n’adressait guère la parole à Hawa au cours de la journée.

Cette union qui durait depuis un an offrait à Goha des jouissances régulières et saines. Sa conscience n’en était pas troublée quoique le Koran au vingt-septième verset du chapitre IV interdise l’intimité d’un homme avec sa nourrice. Ignorant les prescriptions du prophète, il commettait le péché avec d’autant plus d’innocence que Hawa s’y prêtait sans la moindre retenue.

Un matin, comme il sortait de la maison, il entendit un rire strident. Il n’y prit garde et s’éloigna. C’était Amina qui, postée à la fenêtre, essayait d’attirer son attention.

On était au Ramadan, le jeûne durait depuis une semaine. Nour-el-Eïn, obsédée par la pensée de Goha, ne parvenait pas à mettre son âme en un parfait état de piété et voyait avec angoisse approcher l’heure où le sort des êtres serait fixé pour l’année entière.

— Ah ! si je pouvais savoir ce qui sera écrit ! disait-elle à Amina. Je suis dans le crime, je serai punie… Je vois devant moi des jours noirs, des semaines noires…

Cependant Goha cheminait vers Ghézireh. La veille son père lui avait lu la description du paradis où les fruits sont toujours mûrs, l’eau toujours fraîche et les corps toujours en santé. Goha savait où se trouve le paradis. Il l’avait découvert, de loin, dans son enfance. Il n’avait confié son secret à personne par une sorte de crainte superstitieuse. Lorsqu’il longeait le Nil son regard se portait vers le sud et se fixait sur un bosquet épais. « C’est là », songeait-il et il détournait les yeux.

Goha était sorti avec un projet défini. Il voulait se rapprocher de l’endroit si souvent entrevu afin de mieux admirer les grands arbres fruitiers, les mille cours d’eau, les oiseaux chanteurs et les femmes éternellement jeunes. Parvenu à un hameau où d’habitude il limitait sa promenade, la main en visière, il considéra le bosquet mystérieux. Comme toujours, son projet l’épouvanta. Il s’éloigna. Le hameau comprenait une cinquantaine de cabanes. Il était bâti sur un mamelon et, comme la plupart des villages égyptiens, était de forme circulaire. Des fellahas au buste droit en sortaient, une amphore sur la tête et le bas de leur tunique noire trainant dans la poussière. D’autres battait du linge au bord du fleuve. L’une d’elles rougit de honte en apercevant Goha et n’ayant pas de voile sur le visage releva sa robe pour se couvrir la tête.

— Je t’ai vue ! Je t’ai vue ! s’écria Goha en riant, et il pénétra dans le village.

Les cabanes étaient petites, à hauteur d’homme.

Des joncs rapprochés formaient la toiture que surmontaient de géantes cages à poules et des provisions de bois mort. Au passage de Goha partaient des exclamations des femmes surprises. Elles se réfugiaient dans leur demeure où on les entendait annoncer bruyamment la présence d’un étranger. Goha s’arrêta devant la porte d’une hutte minable.

— Hag-Abd-el-Akbar ! s’écria-t-il en tapant dans ses mains.

— Qui le demande ? dit une voix de femme venant de l’intérieur.

— Est-ce qu’il est là ?

— Non, il n’est pas là.

— Où est-il ?

— Dans la barque… Attends un instant… qui es-tu ?

— Je suis le fils de Hag-Mahmoud-Riazy.

— Que tu vives ! Sidi, que tu vives !… va… tu trouveras Abd-el-Akbar sur le Nil.

— Bonjour, ma tante.

— Bonjour, mon fils.

Goha descendit le raidillon. Au milieu du Nil, une barque était immobile.

— Hag-Abd-el-Akbar ! appela Goha, Hag-Abd-el-Akbar !… Hé, là, hé…

Le pêcheur fit signe qu’il avait entendu et un quart d’heure après il accosta.

Le courant étant très fort, il fallut trente-cinq minutes pour traverser le fleuve.

Abd-el-Akbar était grand et maigre. Il parlait d’une voix rauque et d’un air contrit comme obsédé par une idée fixe. Son front était haut, sillonné de rides, le reste de son visage était petit. Une barbe grise et courte semblait plaquée sur ses joues creuses. Il avait gardé le silence tout le temps de la traversée. En arrivant, il désigna un filet au fond de la barque.

— Je pêche depuis l’aube, dit-il. Il n’y a que du mauvais poisson.

— Tu as pêché hier ?…

— Je pêche tous les jours… Nili comme séfi, séfi comme chétui… Le poisson est petit ou grand, mais c’est toujours du poisson…

Reprenant son air grave, il ajouta :

— Lorsque tu auras fini de te promener, réveille-moi. Je vais dormir ici dès que j’aurai prié… Nous ne pouvons manger que dans six ou sept heures.

Goha s’éloigna. Il y avait près d’un an qu’il n’était pas venu à Ghézireh. Le Nil gris de limon roulait convulsivement. Au loin, les plaines de Guizeh, submergées, formaient des lacs. Les buissons étaient muets, les palmes inertes. Des reptiles rampaient sans bruit.

Goha commençait à avoir faim et soif. Un peu étourdi, il erra dans l’île, puis il se coucha sur le sol. Il s’était étendu sous l’acacia, à proximité de la statue d’Isis qui, depuis, avait été fixée sur son socle de briques.

Goha dormit deux heures. Il se réveilla les membres brisés et l’esprit embué. Son premier mouvement fut d’aller boire, mais il se rappela qu’il était au mois de Ramadan. Il s’étira longuement. Soudain, il aperçut Isis.

Mécontent, il fronça les sourcils. La déesse ne le regardait pas, elle regardait au loin, par-dessus sa tête, les jambes serrées et les mains sur les cuisses. Elle dominait le lieu, elle régnait sur l’île déserte comme elle eût régné sur les foules impies de la cité. Goha subissait avec haine l’ascendant de la déesse. Elle semblait le mépriser et cela du haut de son socle, sans faire un geste, sans même poser sur lui ses yeux de pierre. Il se souvint de l’avoir déjà vue.

— C’est la cheika, murmura-t-il.

Il s’éloigna, en proie à de vagues appréhensions. En marchant, il posa distraitement la main sur la palette épineuse d’un cactus. La douleur déclencha sa colère contre la statue.

— Imbécile, s’écria-t-il, tu n’es pas une cheika… tu n’es rien du tout.

Dès qu’il eut proféré ces paroles, il sourît, craignant de s’être compromis. Il revint sur ses pas et, s’approchant de la déesse, lui tapota les jambes, le ventre amicalement, la chatouilla dans la région de l’aisselle, où Hawa se montrait toujours sensible.

— Ce n’est pas vrai, dit-il sournoisement, l’imbécile c’est moi….

Il espérait une réponse. Une expression de rancune perça sous son hypocrite bonhomie, lorsqu’il se rendit compte qu’Isis avait été inattentive à ses cajoleries. Les nerfs irrités, il asséna une gifle à la pierre. Un instant, intimidé par la témérité de son acte, il attendit le mouvement de colère qui, sans doute, animerait le bras de la cheika. Mais Isis subit l’insulte sans bouger et Goha, irrité de tant de lâcheté, la défia :

— Une cheika ? Toi ?

Il ajouta :

— Tu ne peux même pas me donner un coup de pied !

Il écrasa des plantes, arracha des fleurs avec une bave d’injure à la bouche. Il la guettait de l’œil, s’éloignait, revenait, invinciblement attiré, et, en définitive, indécis, ne sachant comment faire. De loin, il lui jeta des pierres, puis, de nouveau, il lui cracha au visage en hurlant :

— Tais-toi, si tu dis un mot je te tue !

Isis demeurait immobile et hautaine. Les outrages ne l’atteignaient pas. Avec des contorsions horribles, Goha lui dédia mille grimaces, mille grossièretés. Il s’abattit sur elle, l’étreignît et, de son poing fermé, brutalement, il lui donna des coups rapides et durs sur les joues, sur le crâne, sur les seins. Il poussait des cris convulsifs et brefs.

Alors, dans le désordre de ses sens, à travers ses vertigineux moulinets, il crut voir la déesse se lever, ouvrir les bras… Avec un cri de terreur, il tomba parmi les ronces.

Abd-el-Akbar était accouru.

— Que faisais-tu, demanda t-il ? Pourquoi frappais-tu cette femme ?

— C’est elle qui m’a frappé, s’écria Goha, en se relevant. Elle m’a donné un coup sur la tête…

Il coula ses yeux vers Isis. Elle était toujours immobile. Saisi d’épouvante, malgré les appels du vieillard, il s’enfuit à toutes jambes.

Lorsqu’ils se furent tous deux éloignés du rivage, Abd-el-Akbar tira les avirons et, d’un air grave, interrogea son compagnon.

— Es-tu sûr de ce que tu m’as dit ?… La cheika t’a frappé ?

— Et pourquoi te mentirais-je ? répliqua Goha encore ému. Elle s’est levée, elle a ouvert les bras et elle m’a frappé…

— Ô Toi qui protèges ! murmura le pêcheur… Alors elle s’est levée, elle a ouvert les bras et elle t’a frappé ?

— C’est moi qui l’ai frappée le premier. Elle est restée un peu assise, puis elle s’est levée, puis elle s’est rassise…

— Ô Toi qui protèges ! répéta le pêcheur.

— Je l’ai frappée le premier… Elle s’est fâchée… Elle s’est mise debout et m’a donné un coup sur la tête…

— Voyons ta tête.

Goha découvrit son crâne. Une bosse s’était formée à la tempe. Abd-el-Akbar la comprima avec la paume de sa main. Goha s’étant mis à crier, il lui mouilla la bosse d’un peu de salive et reprit ses avirons. Le courant était fort. Par moments, le pêcheur s’interrompait de ramer afin de parler plus librement, d’épancher son amertume.

— Je savais, oui, je savais qu’il y avait quelque chose et que la faute en était à cette femme… Une cheika ! Et qui nous dit qu’elle n’a pas des diables dans son corps ? Qui nous dis qu’elle n’a pas l’œil mauvais d’une chouette ? Tu ne me croiras pas, Sidi, mais il y a un an que je ne pêche que de la misère, du fretin qui ne se vend pas dans les bazars… Oui, c’est à ne pas y croire !

Une expression de douleur impuissante marquait profondément sa face maigre et sale. Sa voix rauque était devenue véhémente.

— Je savais, je savais que c’était une cheika perverse ! Les Franques sont venus et ils ont déterré le malheur. C’était une journée noire… J’ai quelques dattiers dans l’île… Ils n’ont pas donnée de fruits… C’est à ne pas y croire ! Les Franques sont venus, ils ont traversé le fleuve… Ils avaient le talon maudit… Ils ont déterré le malheur !

Quand ils eurent atterri sur la rive opposée, Goha quitta le pêcheur. Des femmes broyaient du blé entre deux petites meules. Goha s’arrêta auprès d’une sékia. Un taureau, les yeux bandés, tournait autour de son axe. La roue qu’il mettait en branle déversait l’eau du fleuve dans les champs de maïs. Goha s’essuya le visage et, s’étant assuré que l’aventure sinistre dont il avait été victime n’avait pas modifié le cours ordinaire de la vie, il se dirigea vers la ville.

— Peuh ! fit-il en gonflant ses joues. Elle est collée sur sa pierre !