Le Livre de l’espérance/VII

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Payot (p. 143-168).


VII

L’INDÉPENDANCE MORALE


L’indépendance morale ! Aucune loi politique ou sociale ne peut la donner ; la fortune ni la pauvreté ne l’assurent ; la puissance sous toutes ses formes est incapable de la promettre. Elle s’élabore uniquement dans la vie intérieure de chaque individu et a pour seul coefficient la communion avec les forces spirituelles, mais cette communion pour être constante ne peut s’établir en dehors des éléments les plus intimes et les plus profonds de l’âme.

Les enseignements pédagogiques et les exemples de l’histoire ou ceux dont nous sommes témoins, peuvent en développer plus ou moins le désir, mais pour le réaliser l’homme ne doit compter, je le répète, que sur le travail secret de sa propre âme, et ce travail doit se renouveler continuellement, car l’indépendance morale est battue en brèche de tous côtés. La veulerie, la moutonnerie, l’opportunisme, la lâcheté qui conduisent le monde, ont déclaré une guerre sans merci et sans trêve à la liberté de l’esprit. Qui veut l’acquérir et la garder doit donc ceindre ses reins et fourbir ses armes de combat.


I


Dans presque tous les pays, à quelques exceptions près, la liberté de conscience était admise par les lois. Il en était de même pour la liberté civile et politique, du moins chez la plupart des peuples d’Occident ; cependant la véritable indépendance de pensée se voyait proscrite, elle ne faisait plus partie des habitudes morales des individus. À mesure qu’il devenait plus libre extérieurement, l’homme se forgeait de nouvelles chaînes intérieures et resserrait les anciennes comme pour satisfaire en lui un besoin secret d’esclavage. Comment expliquer ce phénomène ? Il est si complexe dans son essence et ses manifestations, qu’il est difficile d’en tirer une synthèse et de remonter aux causes qui l’ont produit, d’autant plus que, contradiction singulière, il était accompagné d’une anarchie générale de la pensée.

Il est un fait moral que personne ne niera : l’homme ne donne réellement de prix qu’à ce qui lui coûte très cher ou à ce qu’on lui conteste. La liberté de parole et de pensée étant désormais un privilège acquis, il avait cessé de lui donner de l’importance et trouvait plus commode de conformer ses opinions à l’opportunisme social.

Des gens qui dans leur for intérieur mettaient audacieusement en doute l’existence de Dieu et se demandaient si le bien n’était pas le mal et le mal le bien, avaient d’étranges timidités quand il s’agissait d’émettre un jugement ou de soutenir une idée contraire à l’ambiance du cercle où ils se mouvaient. J’ai constaté dans ces dernières années de bien singulières pusillanimités. Je parle des personnes ayant une situation à perdre ou à endommager ; les autres n’avaient pas les mêmes prudences. Aussi la conversation dans beaucoup de milieux était-elle devenue lamentablement terne et fade. Même dans l’intimité, on gardait ses derrières et presque personne n’osait émettre une opinion contraire au courant général. Si quelqu’un était assez hardi pour le faire, on le regardait froidement comme s’il avait péché contre le bon goût et les bonnes manières. La peur, une peur inexplicable, enchaînait les meilleurs esprits et cette peur encourageait les abus. Hommes et femmes pouvaient commettre les pires actions et se sentir assurés de l’impunité ; nul n’osait élever la voix ou faire entendre la moindre protestation.

Or, comme le grotesque se mêle toujours dans la vie aux plus sérieuses questions, je vis un jour une femme, à l’esprit vif et pratique, éclater en pleurs. Je les croyais arrachés à une sincère indignation contre la veulerie générale, mais elle avoua que son plus grand plaisir ayant été jusqu’ici de dire et d’entendre dire du mal de son prochain, elle était désolée des prudences actuelles. « Chacun a peur de sa propre voix, disait-elle plaintivement ; on se glisse bien encore à l’oreille des mots méchants que l’on entend mal, mais ces savoureuses médisances qui faisaient se rapprocher les fauteuils, elles ne ressusciteront plus ! La peur ferme la bouche de tous les gens bien élevés ; pour les retrouver il faudrait se déclasser… »

Dans sa sottise elle avait raison. La crainte de représailles ou de vengeances secrètes hantait les cerveaux du XXe siècle et l’on s’abaissait jusqu’à choyer et caresser ce qu’on méprisait, pour ne pas se créer d’ennemis. Non, hélas, qu’une indulgence universelle eût remplacé dans les cœurs les anciens antagonismes ; jamais on ne s’était moins aimé ! L’épouvante seule des délations clouait les lèvres.

La défiance était devenue générale et la lâcheté était le motif des prudences et des compromis. Si dans un article ou une conversation, un esprit libre exprimait sincèrement sa pensée, on s’émerveillait : « Que de courage ! » disait-on avec un sourire forcé, et l’on regardait instinctivement autour de soi pour constater si les portes étaient bien closes.

Seuls les partis avancés, les extrêmes de gauche et de droite osaient porter des jugements sur les hommes et les choses, mais comme on sentait chez eux la violence du parti pris, l’hostilité préconçue, leurs paroles manquaient d’efficacité. Et même dans ces groupes de couleurs accentuées, de singulières timidités commençaient à se manifester : les individus se sentaient surveillés par leur propre secte — partout il y a des faux-frères — et ils craignaient en parlant franchement d’affronter l’antagonisme d’autres groupements politiques.

Ce phénomène se vérifiait non seulement dans la vie publique, mais dans celle des assemblées, des comités, des salons, partout où des êtres humains se rencontrent ou se mêlent.

En son particulier, chacun, il est vrai, démolissait le prochain, mais sauf dans quelques journaux outranciers, l’opinion publique restait muette ; le mot d’ordre était de ne jamais porter un coup droit, de biaiser sans cesse, de fermer les yeux aux injustices, aux impositions, aux turpitudes. À force de laisser le courant des mensonges suivre sa pente, les idées se brouillaient dans les cerveaux et, aucun contrôle ne s’exerçant sur les brouilleurs et brouilleuses de cartes, ils régnaient sans conteste, et nul n’osait se lever pour combattre les dictatures sociales et politiques.

Tel était à peu près, en plusieurs pays du moins, l’état général des esprits quand la foudre éclata imprévue sur ce troupeau de gens peureusement prudents et leur rendit la liberté de penser.

Tous n’en profitèrent pas, tellement sont tenaces les habitudes de l’esclavage et tellement la paresse instinctive de certains individus les rend hostiles à toute initiative et à tout effort de l’esprit. Plusieurs mêmes s’obstinèrent à maintenir à leurs pieds et à leurs bras les chaînes qu’ils avaient si longtemps portées, donnant ainsi au monde une preuve de l’étroitesse de leurs points de vue. Du reste, ces individualités qui, depuis longtemps, avaient perdu tout contact avec les forces vives du pays ne méritent pas qu’on donne la moindre importance au phénomène mental qu’elles représentent. Tout au plus faut-il le signaler.

Si certains territoires sont encore envahis et gémissent sous une tyrannie sanglante, un fait demeure indiscutable. Cette guerre a eu pour effet de rendre la liberté à la pensée humaine. Aujourd’hui, en face des périls réels que courent la civilisation, la liberté et la justice, tous les dangers imaginaires, devant lesquels tremblaient les âmes faibles, se sont évanouis comme les cauchemars se dissipent à l’aube du matin. Les gens ont cessé d’avoir peur de leur propre ombre, et dans ce renouvellement de courage, ils ont démoli les temples des faux-dieux, jetant au sol les idoles qu’ils méprisaient et jusqu’ici n’osaient pas renverser.

Désormais, tous les hommes, ceux surtout qui ont réellement versé le sang de leur corps et de leur cœur pour la cause sainte qu’ils défendent, ont acquis le droit de penser librement et d’exprimer librement leur pensée au soleil de la vérité. Personne n’est plus hostile que moi, par instinct et par goût, aux exagérations et aux violences ; mais si la possession de soi, l’équilibre, l’esprit d’équité doivent présider à tous nos actes et à toutes les manifestations de nos sentiments et de nos idées, cela n’empêche ni le courage ni la fermeté des opinions.

Il faut pour les maintenir que l’homme ait en lui-même un foyer toujours vivant et qu’il apprenne à passer, à travers un crible d’or pur, les impressions qu’il reçoit pour en mesurer la valeur. Je ne dis point qu’il faille s’obstiner aveuglément dans une certaine façon de juger les individus et les choses. Nous pouvons revenir sur nos opinions s’il nous est démontré qu’elles sont exagérées ou erronées, sans pour cela manquer à cette indépendance morale qui représente les lettres de noblesse de l’être humain.

Comment l’homme avait-il consenti à la perdre, s’était-il laissé incamérer (pour user d’un terme de chancellerie romaine) dans tel ou tel parti, groupement ou sous-groupement au point de ne plus savoir user de sa liberté de penser ? Les compromis et les abdications de conscience étaient parfois étonnants, non seulement en politique, mais dans toutes les associations, instituts, corporations, académies. Les plus honnêtes gens, aux principes hautement déclarés, s’abaissaient à promettre leur voix à tel candidat incapable ou de réputation douteuse, pourvu qu’en échange ses protecteurs votassent pour l’un des postulants qu’eux-mêmes préconisaient. Et ce petit manège se faisait sans scrupule. Ceux qui se refusaient à ces compromis inélégants étaient considérés comme des originaux dangereux.

Tout porte à espérer que les catastrophes où le monde se débat, purifieront l’atmosphère et rendront de pareilles combinaisons impossibles. Non que chacun doive se renfermer exclusivement dans son parti ou dans son groupe et ne pas faire place aux mérites qui s’abritent sous un autre drapeau, cela indiquerait une grande étroitesse de jugement ; mais quand vous donnez votre vote à un adversaire, choisissez-le digne de l’honneur que vous lui faites. Alors, au lieu d’accepter un compromis, vous donnerez une haute preuve d’indépendance morale.

Combien ces preuves étaient devenues rares ! Le snobisme, cette honteuse maladie à laquelle, la jugeant puérile, on n’a pas donné assez d’importance, a fait en ce genre un mal incalculable. Elle allait croissant chaque jour, entamant même ceux qui par leur position auraient dû être à l’abri de ses atteintes. Souvent, en ces dernières années, j’ai constaté les symptômes de la maladie chez des personnes qui, autrefois, en paraissaient complètement indemnes. Peu à peu, on les voyait devenir sensibles à certaines petites vanités, renier leurs amitiés les plus sûres et reporter leur confiance et leur estime sur des êtres incapables, étroits et prétentieux. Leur jugement autrefois clair s’était soudain obscurci et elles recherchaient tout à coup les choses qu’elles avaient l’habitude de dédaigner.

Voir s’enfoncer dans le troupeau du snobisme des têtes qu’on avait connues fières et indépendantes, quelle tristesse et quel étonnement ! Les intellectuels subirent eux aussi, en tous pays, la contagion générale. Certains auraient mérité de suivre les routes solitaires et libres, mais l’habitude de l’indépendance morale leur faisait défaut et ils avaient des velléités vaniteuses. On peut dire que le snobisme a été pour quelques-uns la cause, et pour d’autres l’effet du manque de liberté intérieure.

Comment arrivera-t-on à se débarrasser de cet élément dissolvant qui est plus difficile à déraciner qu’un vilain vice ? Le seul remède sera le culte de l’indépendance morale et le dédain pour ceux qui donneront des preuves visibles d’esclavage. J’ai dit et j’ai souvent répété dans mes livres que les enfants étaient nos juges et que pour eux nous devions surveiller nos actes et nos pensées. Nous allons avoir maintenant d’autres juges tout aussi redoutables : ceux qui se sont battus pour défendre notre sol, nos libertés, notre droit. Mêlés aux plus effroyables réalités, ayant vu tomber par leur contact continuel dans les tranchées avec des hommes d’autres classes, tous les préjugés dont ils étaient héréditairement nourris, de haut en bas et de bas en haut, ils apporteront des points de vue nouveaux dans l’organisation sociale qui succédera à la guerre.

Et ils auront en tous pays le droit d’exprimer leurs opinions. Sans eux nous risquions de n’être plus. En France, on a souvent appelé l’armée « la grande muette, » et partout, plus ou moins, on lui imposait la loi du silence. Mais cette guerre ne ressemble à aucune autre, ce sont les nations qui se battent et non plus une seule catégorie d’hommes. Ce n’est donc pas uniquement un acte de discipline et d’obéissance qu’elles accomplissent, mais de volonté et de conscience, car elles défendent les droits sacrés de l’humanité.

À cette armée-là, quand la paix sera faite, la société entière, sauvée par elle, aura des comptes à rendre.


II


En général, l’amour-propre des individus se révoltait si on les traitait d’esclaves, et même en amour l’homme et la femme protestaient si on les accusait d’avoir perdu leur libre arbitre l’un vis-à-vis de l’autre. De même pour les influences intellectuelles et morales ; pour élevées qu’elles pussent être, on refusait d’avouer qu’on en subissait l’empire, et le petit roquet croyait en savoir davantage que le vieux serpent. On ne reconnaissait aucune supériorité, on se grisait de soi-même avec une facilité inouïe, et une certaine arrogance de ton était devenue habituelle chez la plupart.

En réalité, la pusillanimité régnait dans les âmes. On continuait à porter des coups au prochain — et avec combien d’animosité — seulement on cachait soigneusement la main qui portait le coup. Quant à l’indulgence témoignée parfois pour les erreurs du voisin, on se rendait compte qu’elle avait sa source dans la peur. Par crainte des vengeances et des délations l’on ne se permettait plus de réagir contre les abus, les injustices, les forfaitures de tout genre. Du reste, l’on ne s’indignait plus guère pour les questions d’ordre général ; on ne sentait que l’offense personnelle.

On a vu des gens refuser de s’émouvoir pour le martyre de la Belgique, des femmes qui pleuraient lorsque leurs enfants risquaient un rhume de cerveau ou qu’une égratignure avait rayé de rouge la blancheur de leurs bras, hausser les épaules et dire froidement : « C’est la guerre ! » Dureté de cœur, dira-t-on. Bien plutôt honteuse pusillanimité, épouvante des esprits faibles devant la force brutale et toutes ses manifestations.

Ceux qui dans les conversations particulières se montraient de bouillants Achilles devenaient souvent des agneaux dans la vie publique. Ils s’empressaient de transformer en acquiescement leurs révoltes et cessaient de protester dès que leurs protestations auraient pu servir à quelque chose. Les coups ne se portaient que par derrière.

Du reste, en ces dernières années, même dans les entretiens intimes, je le répète, il n’était plus de mode d’exprimer ses opinions. Le bon goût imposait une réserve qui avait toutes les apparences de la peur ou de l’incertitude de la pensée.

On me répondra que les partis politiques n’avaient pas en certains pays diminué de violence. Oui, en tant que partis, et encore ! Mais il ne s’agissait pas d’opinion individuelle : telle ligne de conduite était décidée par les meneurs, et les moutons suivaient en bon ordre ; il leur aurait fallu plus de courage pour résister à leurs chefs que pour attaquer leurs adversaires.

Quand il s’agissait de former une organisation nouvelle, au lieu de s’adresser aux personnes capables de pouvoir remplir les fonctions qu’on leur confiait, quels concours demandait-on de préférence ? Des noms, rien que des noms ! Il fallait faire place d’abord aux partisans, ensuite aux adversaires audacieux, à ceux qui pouvaient récriminer ou nuire. Personne n’avait le courage d’écarter les incapacités ou les personnalités peu sûres, et nul ne songeait au principal : trouver la personne adaptée à la place où elle était mise. Cette impossibilité de faire ce que la conscience et la perspicacité auraient imposé, d’où provenait-elle ? Toujours le même motif se retrouvait à la base de ces choix déplorables : la crainte des fantômes ou des réalités, c’est-à-dire la peur sous une forme quelconque.

L’indépendance morale est non seulement le résultat d’une pensée ferme, elle est aussi une habitude que prend l’esprit et à laquelle il se conforme. L’éducation y pourrait quelque chose et l’opinion publique également ; elle aussi est une éducatrice. Bien entendu, par indépendance morale, je n’entends pas cet esprit contrariant qui pousse nombre de gens, par un besoin de leur tempérament ou par poussée vaniteuse à être toujours d’un avis contraire à l’avis que les autres expriment. Rien n’y ressemble moins : le désir de se mettre en relief est un esclavage, comme aussi la tendance grincheuse du caractère.

Je parle de cette belle liberté de l’esprit qui, passant du particulier au général, sait juger objectivement des choses et leur donner la valeur qu’elles méritent, qui accompagne les actes de la vie sociale et donne à notre ligne de conduite une noblesse, que la servitude ne permet jamais !

Je connais trop les faiblesses et les complexités humaines pour ne pas comprendre qu’avant le millénaire promis (et peut-être encore s’agit-il d’un symbole), il est impossible d’espérer le règne de la justice complète. Une fois la tempête passée, que de plantes vénéneuses relèveront la tête et que de vaniteux essayeront d’asservir de nouveau sous le joug, les gens aux idées incertaines et dépourvus de force combative ! Les exploiteurs s’efforceront de reformer leurs files. On sent déjà en certains milieux que des mots d’ordre passent, que des exclusions se prononcent, que des portes essayent de se fermer.

À l’heure actuelle, la tentative paraît si misérable, que de constater un pareil état d’esprit, c’est ouvrir en soi une source de douleur. J’y fais allusion uniquement pour montrer que je ne suis ni une utopiste ni une illusionnée. Ces tendances existent et elles augmenteront avec la paix ; heureusement, la majorité est du bon côté, et si elle sait conserver son indépendance morale et la liberté de sa pensée, résultat du grand bouleversement qui a courbé tous les hommes sous les mêmes lois et les mêmes nécessités, un meilleur avenir sourira à l’humanité.

Les saints doivent être humbles de cœur et de grandes promesses sont faites à ceux qui pratiquent la vertu de l’humilité ; je crois même qu’elle est la source de toute la douceur et de tout le charme des rapports qui se nouent entre les hommes : c’est aussi la gardienne du bonheur, car elle rend les cœurs moins insatiables, moins ambitieux, moins intolérants ; autant de causes de chagrin éliminées. Mais toutes les âmes ne peuvent y atteindre, et, du reste, l’humilité dont je parle en fuit soigneusement l’apparence pour ne pas attirer l’attention. Elle est un secret de l’esprit et n’empêche nullement les nobles fiertés.

Les nobles fiertés ? On a tellement perdu l’habitude de les voir, de les admirer, de les sentir, que les mots rendent le son d’un vieil air démodé, et pourtant si on les exclut du monde, quelle platitude dans les vies ! L’orgueil et la vanité qui remplissent tant de cœurs empêchent la fierté de s’y soutenir. C’est d’elle pourtant que découle la dignité morale, gardienne merveilleuse des âmes. L’homme qui manque de dignité ne mérite pas le nom d’homme.

Il faut savoir vivre avec son temps, répondra-t-on. Justement la fierté empêche ces petits mouvements de susceptibilité qui causent tant de malentendus, de rancunes, d’antagonismes. L’homme réellement fier est celui avec lequel les rapports quotidiens sont les plus faciles.

Pour éprouver cette consolante sensation de fierté, après un devoir accompli, il faut posséder l’indépendance de l’esprit, et l’une naît de l’autre et réciproquement. On ne saurait imaginer un cœur fier sans liberté morale. La fierté implique toujours le désintéressement et permet que le bien accompli serve de fin à lui-même. Au lieu que pour les êtres dépourvus d’indépendance morale et de fierté, il a presque toujours un double objectif : un siège au sénat, une décoration, un titre… Les femmes, à moins qu’elles ne travaillent pour un mari, un frère, un fils, ont en vue leur propre importance sociale ou mondaine. Et c’est pourquoi, si fréquemment, du bien visible qu’on fait si peu de bien moral résulte des deux côtés.

Ruggero Bonghi, le traducteur de Platon, dans le collège qu’il avait fondé à Anagni pour les filles des instituteurs et des institutrices, s’était plu à orner les murs des portiques d’une série d’inscriptions ; l’une établissait que toute action charitable accomplie pour des motifs secondaires ou par des moyens frivoles, se trouvait de ce fait frappée de mort et qu’aucun résultat bienfaisant ne pouvait en sortir.

Déjà Massillon, au dix-septième siècle, dans son fameux sermon sur les œuvres de miséricorde, avait essayé de fouiller le fond de l’âme humaine pour savoir si les œuvres obscures et sans témoins, sauf l’œil invisible de Dieu, suscitaient un zèle égal à celles qui sont exposées aux louanges des hommes. « Voyez, disait-il aux belles dames de son temps, si dans celles où l’éclat est inévitable, vous êtes bien aise qu’on vous oublie, qu’on vous confonde dans la foule des personnes qui s’y emploient. » Ces paroles du grand évêque français ont autant de fraîcheur aujourd’hui que le jour où elles furent prononcées, car la charité est devenue plus que jamais une fonction mondaine. La véritable humilité du cœur sauve seule de ces misérables prétentions, surtout si elle est accompagnée de l’indépendance morale. L’humilité acquiert ainsi une dignité et une saveur qui en accroissent la puissance secrète et frappent de stérilité le médiocre « personnalisme. » Partout il essaye de s’imposer, mais s’il se heurtait à des esprits fiers, libres adorateurs du vrai Dieu et non sacrificateurs des divinités mensongères, il renoncerait à ses stériles tentatives.

Nous ne pouvons toujours dans nos propres cœurs séparer l’ivraie du bon grain : des pensées intéressées, ambitieuses, hostiles, viendront y frapper : notre devoir est de les reconnaître, de les mépriser et de les chasser. Mais ce travail intérieur d’épuration ne sera possible que si notre esprit a des habitudes d’indépendance et n’est pas esclave des petites passions et aveuglé par les erreurs sociales. Tant que nous aurons ce bandeau sur les yeux, nous ne pouvons marcher sur « la route royale de l’âme » comme l’appelle Platon. Elle est réservée aux esprits religieux et sans préjugés, aux esprits qui ne se sont pas consacrés au culte d’eux-mêmes.

Que de gens disent : « Nous sommes chrétiens, » mais, si on pouvait dénuder les âmes comme on dénude les corps, que verrait-on ? Un immense autel au centre duquel une figure trônerait, et cette figure prendrait tour à tour les traits de chacun des desservants ! En certains cas assez rares, elle représenterait le visage d’un être passionnément aimé, mais presque jamais l’image du Dieu qu’ils prétendent servir.

On est fatalement conduit au culte de soi-même quand l’esprit ne s’élève pas au-dessus des considérations secondaires et personnelles. Voilà pourquoi chez les natures simples, non encombrées de cent mille préoccupations sociales et ambitieuses, l’élan héroïque a été plus facile, et le déploiement des vertus que l’heure actuelle demande, plus large et plus courageux.

Comme les complications de quelque genre qu’elles soient paralysent les initiatives et les énergies, un grand rôle est réservé, je crois, dans l’avenir, aux belles natures simples que les coupeurs de cheveux en quatre avaient pris l’habitude de mépriser. « Heureux les simples d’esprit. » Cette parole des béatitudes qui a été pour tant d’âmes une pierre d’achoppement trouve aujourd’hui son explication ! Les simples d’esprit ne sont pas les êtres courts d’intelligence, mais ceux dont l’âme est libre parce qu’elle n’est pas encombrée de préoccupations subtiles et qu’elle accomplit librement sans raisonner des actes d’héroïsme et d’abnégation. Semper paratus. Souvenons-nous aussi de ces mots de Maeterlinck : « Un être ne grandit que dans la mesure où il augmente sa conscience. »