Le Livre de la Voie et de la Ligne-droite/1

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Pour le Congrès de Philosophie de 1900.


Le Livre de la Voie et la Ligne-droite de Lao-tse


NOTE. — Le Tao-te-king (Livre de la Voie et la Ligne-droite) de Lao-tse constitue la plus ancienne et peut-être aussi la plus grande œuvre philosophique que l’humanité ait produite. Elle est la base sur laquelle s’est développée la religion mystique du Taoïsme, l’une des trois grandes religions reconnues par les Chinois. Comme le Christ pour les Chrétiens, Lao-tse est passé à l’état de divinité pour les Tao-sse, et on n’a qu’à prendre l’exemple de la Bible pour se faire une idée de l’interprétation et de la commentation que le Tao-te-king a dû subir depuis les vingt-cinq siècles qu’il fait l’admiration (et en même temps le désespoir) des penseurs.

Il y aura lieu, à une autre occasion, de retracer le développement des idées grandioses (si grandioses que nous, hommes modernes, osons à peine les comprendre) que contient ce livre et de découvrir par là l’étrange cercle dans lequel l’esprit philosophique a progressé depuis Lao-tse, en passant par Platon, Duns Scotus, Spinoza, Kant et Schopenhauer, jusqu’à Nietzsche. Pour le moment, il me suffirait d’évoquer, par cette traduction, chez le public, le sentiment d’admiration pour ce livre unique, presque inconnu pour lui, et de ne pas fâcher trop mes collègues en sinologie.

Il n’y a, en effet, que les sinologues qui puissent savoir quelle difficulté extrême présente l’interprétation du Tao-te-king. Depuis Stanislas Julien qui, en 1842, découvrit le livre pour l’Europe, jusqu’à James Legge, qui l’a interprété pour le recueil des « Sacred Books of the East », tous sont d’accord sur ce point.

Cette traduction-ci, je crois, diffère beaucoup de celles qui ont été essayées jusqu’à présent. C’est un essai aussi, mais sur une autre base. J’ai, en effet, à l’encontre des interprètes européens et chinois de l’œuvre, décliné absolument l’autorité de tous les commentaires, soit taoïstes, soit confoutsistes, soit bouddhiques, ou autres. Je sais fort bien que le texte du Tao-te-king est en lui-même « presque incompréhensible » — mais je crois que les commentaires qui sont, d’abord, tardifs, et puis, issus, sans exception, d’un esprit ou de partisan ou d’adversaire, ne doivent, pour nous, avoir d’autre valeur que les ridicules spéculations de certains scolastiques sur la Trinité ou les commentaires d’un prédicateur chrétien sur un passage biblique quelconque. Si donc le Tao-te-king est incompréhensible en lui-même — tant pis pour nous. En tous cas, j’ai eu la témérité de l’interpréter, d’après le texte le plus généralement accepté, sans avoir recours à aucun commentaire ni à aucune autre traduction. Je vois maintenant que dans ma traduction on trouve beaucoup de philosophèmes généraux, là où d’autres (et surtout les commentateurs chinois) voient des platitudes de la vie journalière ; cela tient à ce que j’ai dû toujours recourir à la signification primitive des caractères, et que j’ai dû avant tout découvrir la terminologie de Lao-tse ; la terminologie est le squelette de toute philosophie. En chinois, l’immense difficulté est que presque tout peut signifier… presque tout ; et s’il s’agit d’un texte comme le Tao-te-king, qui, dans le courant des siècles, a encore été dépouillé de bon nombre de termes explétifs, finals, enfin de précieuses indications syntactiques, traduire devient presque jongler avec des symboles. En jonglant, je crois avoir saisi ; ce que j’ai cru saisir, je le donne ici — ; on peut jongler encore d’une autre façon ; moi, je défendrai la mienne.

Alexandre Ular


PREMIÈRE PARTIE

I

La voie qui est La Voie, n’est pas la voie ordinaire ;
Le nom qui est Le Nom, n’est pas le nom ordinaire.
L’Innommable est l’essence de l’Universel ;
Le Nommable est la nature de l’Individuel.
— Cependant : l’impassionné y verra clair,
le passionné verra confus. —
Ces deux catégories sont une,
mais se phénoménalisent opposées ;
Elles sont l’Inapprofondissable,
l’Inapprofondissable de l’Inapprofondissable,
et la porte du Suprême Mystère.

II

C’est la Conscience Humaine du beau qui différencie le Beau du Laid ;
C’est la Conscience Humaine du bien qui différencie le Bien du Mal :
Être et Non-Être n’est qu’Existence différenciée.
Possible et Impossible n’est que Monde sensuel différencié.
Long et Court n’est que Dimension différenciée.
Supérieur et Inférieur n’est qu’Organisme différencié.
Son et Timbre n’est que Ton différencié.
Avant et Après n’est que Continuité différenciée.
Conformément à ceci
Le Parfait développe sans concept ;
légifère sans parole ;
agit sans impulsion ;
crée sans rien,
conçoit sans but ;
accomplit sans rester auteur.
En général :
L’Inconnu fait la Force.

III

C’est l’excès d’autorité qui est la source de l’esprit de lutte ;
C’est l’excès d’estimation des objets rares qui est la source de l’esprit criminel ;
C’est l’excès d’exhibition des objets convoités qui est la source de l’esprit de rancune.

Conformément à ceci
Le Parfait gouverne, le cœur libre,
l’esprit vaste,
la passion faible,
le caractère fort ;
Il rend le peuple non-savant et non-désirant,
dompte ceux qui savent ;
évite d’agir :
Et l’organisme social fonctionne.

IV

La Voie est abstraite, mais sa force effectuelle est inépuisable.
Inapprofondissable, elle est le régulateur du Monde concret.
Elle mitige l’aigu ;
débrouille le complexe :
harmonise l’éclat ;
coordonne les atomes.
Oh, clarté éternelle !
Je ne sais pas qui aurait pu précéder, de qui pourrait être fils l’Être Suprême…

V

L’Universel ne connaît pas l’Amour :
Il passe par dessus l’Individuel comme sur un moyen.
Le Parfait ne connaît pas l’Amour :
Il passe par dessus les Individus comme sur des moyens. —
L’Univers ressemble à un soufflet :
vide mais inépuisable,
en mouvement fait naître toujours.
L’Homme,
inépuisable de paroles,
ne perd rien du Moi.

VI

La Vitalité de la Nature est immortelle ;
Elle est l’inconcevable Mère ;
L’inconcevable Mère est la racine de l’Universel :
Éternellement en vie, elle n’a point besoin d’impulsion.

VII

L’Universel est éternel ;
L’Universel est éternel, parce qu’il n’existe pas en individu —
C’est là la condition pour l’Éternité. —
Conformément à ceci
Le Parfait en s’éclipsant, s’impose,

en se gaspillant, s’éternise,
en se déségoïstisant, s’individualise.

VIII

La Vertu ressemble à l’eau, laquelle, adéquate à tout, s’adapte à tout :
Plus elle s’éloigne du Vulgaire, plus elle s’approche de la Voie.
Elle est donc
par rapport à la Vie, la Terrestrité,
par rapport à l’Âme, la Profondeur,
par rapport au Sentiment, l’Amour,
par rapport à l’Esprit, la Sincérité,
par rapport à la Direction, l’Évolution,
par rapport à l’Activité, l’Énergie,
par rapport à l’Action, l’Opportunité.
En général
l’Adaptation oblitère le Mal.

IX

Tenir et remplir — mieux vaut s’abstenir ;
Tâter et aiguiser — c’est impraticable ;
Conserver intacts des trésors — c’est impossible.
Gloire, mais sans frein intérieur, mène au Crime.
Accomplir, parvenir — et rester nul :
Voilà la Voie.

X

La suprématie de l’esprit sur les sens, donc leur parallélisme constant,
mène à leur identification.
L’éducation de soi-même, donc l’effort vers l’adaptation,
mène à la naïveté.
La purification et l’élargissement du jugement
mènent à la supériorité.
La solidarité comme base de l’organisme social
mène à son automatisme.
Les vicissitudes du sort
mènent à la réceptivité.
L’intelligence naturelle
mène à la superfluité du savoir. —
Promoteur d’Évolution :
créer sans garder,
agir sans profiter,
exceller sans dominer ;
Voilà la Voie.

XI

Trente rayons se joignent au moyeu ;

mais le non-existant entre eux réalise l’effectualité de char.
De terre se font des pots ;
mais le non-existant au milieu réalise l’effectualité de pot.
En tranchant portes et fenêtres se fait la maison ;
mais ce non-existant dans les murs réalise l’effectualité de maison. —
Donc, en général :
Du Matériel dépend l’Utilisabilité ;
De immatériel dépend l’Effectualité.

XII

L’excès d’impressions visuelles émousse la vision ;
L’excès d’impressions auditives émousse l’ouïe ;
L’excès d’impressions gustatives émousse la gustation ;
Le sport, hippique et cynégétique, aliène la raison ;
La convoitise paralyse la liberté. —
Conformément à ceci
Le Parfait agrège au Moi,
ne le disgrège pas à l’Extérieur.
Il se soustrait à ceci,
Il s’évertue à cela.

XIII

Les grâces sont humiliantes comme des hontes :
Les honneurs sont déprimants comme le corps. —
Que signifie :
« Les grâces sont humiliantes comme des hontes ? »
Grâce implique subordination,
La solliciter humiliation,
La perdre honte.
Donc
Les grâces sont humiliantes comme des hontes. —
Que signifie :
« Les honneurs sont déprimants comme le corps ? »
C’est le corps qui est le substrat de toutes dépressions ;
En absence du corps, sur quoi pèseraient des dépressions ?
Conformément à ceci
Celui qui se tient à digne distance autant de son Corps que de la Société
La guiderait justement ;
Celui qui incline vers la Société aussi peu que vers son Corps
La dirigerait loyalement.

XIV

L’homme le remarque et ne le voit pas ; et il l’appelle indifférencié ;
L’homme le comprend et ne l’entend pas ; et il l’appelle inaudible.
L’homme le sent et ne le trouve pas ; et il l’appelle inconcret :

Ces trois Non-Sens sont, comme tels, Indifférenciables ;
Ils sont, conséquemment, compris dans Un,
Amphi-éthéral,
Éternellement indéfinissable,
Se repliant vers l’Irréel,
Forme Aphorme,
Phénomène Aphénoménal,
Inexplicable, Incompréhensible,
Sans Commencement, sans Fin.
Reconstruire ainsi La Voie, une fois analysée :
c’est la construire pour toute éternité ;
car la connaissance de sa nature est possible :
évolution spontanée.

XV

Les Anciens, maîtres, possédaient la Logique, la Clairvoyance et l’Intuition ;
Cette Force de l’Âme restait inconsciente ;
Cette Inconscience de leur Force Intérieure rendait à leur apparence la Majesté. —
Prudents, comme qui traverse un fleuve en hiver ;
Attentifs, comme qui craint son entourage ;
Froids, comme l’étranger ;
Disparaissants, comme la glace qui se fond ;
Rudes, comme le bois cru ;
Vastes, comme une large vallée ;
Impénétrables, comme l’eau trouble…
Qui pourrait, de nos jours, par sa clarté majestueuse, clarifier les ténèbres intérieures !
Qui pourrait, de nos jours, par sa vie majestueuse, revivifier la mort intérieure ! —
Eux portaient La Voie dans leur âme, et furent Individus autonomes ;
Comme tels, ils voyaient des perfections dans leurs faiblesses.

XVI

Au sommet du Surindividuel règne l’Immuable Éternel ;
La vie des Individus est Ascendance et Décadence,
Mouvement Circulaire.
Le Mouvement Circulaire est l’Immuable,
L’Immuable est l’Ordre Naturel,
L’Ordre Naturel est l’Essence de la Vie.
Avoir conscience de l’Essence de la Vie, c’est la Clarté,
N’avoir pas conscience de l’Essence de la Vie, c’est le trouble Chaos.
Avoir conscience de l’Essence de la Vie, c’est l’Individualité,
L’Individualité devient Supériorité,
La Supériorité devient Maîtrise,

La Maîtrise devient Sublimité,
La Sublimité devient la Voie,
La Voie est l’Universel,
Éternel, Immuable.

XVII

Les premiers Organisateurs — les organisés savaient seulement leur existence.
Les suivants — ils les aimaient et louaient ;
Les suivants — ils les craignaient ;
Les suivants — ils les méprisaient.
Solidarité seulement crée Solidarité.
Eux, majestueux comme leurs paroles pesées,
accomplissaient leur tâche :
La Société vivait dans l’illusion de l’Autonomie.

XVIII

La Voie perdue — le Sentiment moral surgit ;
Le Raisonnement né — l’Instinctivité des actions est perdue ;
L’Harmonie consanguinaire disparue — le Devoir familial se forme ;
L’Harmonie sociale déchue — le Patriotisme naît.

XIX

Dépréciez l’« Esprit scientifique », méprisez la Rationalisation —
et le Bien-être général sera cent fois plus grand.
Dépréciez l’« Esprit moral », méprisez la Légalisation —
et la Solidarité générale renaîtra.
Dépréciez l’« Esprit pratique », méprisez l’Arrivisme —
et la Criminalité disparaîtra.
Suffire à ces trois maximes — l’Apparence ne le saurait ;
Il faut le Caractère :
Paraître naturel et être individuel,
Paraître désintéressé et être inégoïste.

XX

Rationalisme est la négation de Vie :
Résolutions contradictoires — combien petite leur différence !
Actions opposées — quelle divergence !
« Il faut faire comme tout le monde ! » — Morale rationaliste…
Ah ! folie criminelle !…
« Tout le monde » a la joie facile,
un jour férié, une soirée printanière…
Moi, au contraire, ancré au fond du fleuve du sentiment,
reste sérieux dans la joie comme l’enfant.
Je vis et je vis — sans retour ! —

« Tout le monde » aspire au « trop » ;
Moi, au contraire, au « rien ».
Je suis gauche dans la vie, je n’ai pas le sens pratique ! —
« Tout le monde » est « au fait » ;
Moi, au contraire, j’ai des « idées embrouillées ».
« Tout le monde » a « l’Instinct social » ;
Moi, au contraire, j’aime la « dignité solitaire ».
Vacillant comme la vague, voguant sans repos ! —
« Tout le monde » a « l’expérience de la vie » ;
Moi, au contraire, je fais « des bêtises comme l’idiot ». —
Moi, je diffère de « Tout le monde » :
Mais, je suis Moi !

XXI

L’Éthique est la Phénoménalisation de la Voie.
L’effectualité de la Voie est inexplicable et incompréhensible :
Inexplicable, incompréhensible, elle contient l’Idéel ;
Inexplicable, incompréhensible, elle contient le Réel ;
Inconcevable, mystérieuse, elle contient l’Essentiel.
Lequel est l’Absolu,
Lequel est l’Humain. —
Jamais son nom n’est déchu : elle est le principe de l’Être.
D’où me vient la conscience de ceci ? — Je suis ! —

XXII

Le morceau — entier,
Le courbé — droit,
Le vide — plein :
Concentré, on réussit.
Dispersé, on échoue.
Conformément à ceci :
Le Parfait est Individu et devient Modèle de la Société.
Insoucieux de lui-même, il est en vue ;
Insatisfait de lui même, il excelle,
Se retirant sur lui-même, il crée son milieu ;
Sans complaisance pour lui-même, il grandit ;
Sans désirs pour lui-même, il est inattaquable.
Le vieil adage
Le morceau — entier
serait-il vide ?
La Volonté rétablira sa vérité.

XXIII

Les idées qui varient sont vraies.
Un cyclone ne persiste pas une matinée ;

Une averse ne persiste pas une journée.
Qui est-ce qui les fait ? — La Nature.
La Nature même n’est pas invariable :
D’autant moins l’Homme.
Ainsi.
Il faut imiter l’action de la Voie pour s’y assimiler ;
Il faut se tracer la Ligne-droite pour s’y assimiler ;
Il faut se livrer à la disgrégation pour s’y assimiler.
Il faut s’assimiler à la Voie pour être reçu par la Voie dans la Voie ;
Il faut s’assimiler à la Ligne-droite pour être dirigée par la Ligne-droite dans la Ligne-droite ;
Il faut s’assimiler à la Disgrégation pour être entraîné par la Disgrégation dans la Disgrégation.
Action Réciproque n’existe qu’entre Homologues.

XXIV

S’élever sur les pointes des pieds, ce n’est pas même se tenir debout ;
Écarter démesurément les jambes, ce n’est pas même marcher.
Se mettre en avant soi-même, c’est rester obscur ;
Se suffire à soi-même, c’est rétrograder ;
S’exhiber soi-même, c’est dépendre ;
Se complaire à soi-même, c’est déchoir.
C’est, par rapport à la Voie, la Débauche psychique,
Et, par rapport au but, l’Inutile.
Qui a la Voie s’en tient loin.

XXV

Il existe une Énergie Organisatrice Primordiale.
Primaire à la Nature.
Immuable, Incorporelle,
Cause de soi, Éternellement Égale,
Évoluant Réglément,
Principe de la Vie.
Innommable, les hommes la nomment Voie ;
L’Énergie est le Grand,
Le Grand est l’Immense,
L’Immense est l’Infiniment-loin,
L’Infiniment-loin est le Retour.
Correspondant à ceci
La Voie est une Grandeur,
Le Ciel est une Grandeur,
La Terre est une Grandeur,
L’Organisateur est une Grandeur.
Il existe donc quatre Grandeurs et l’Organisateur en est une.
L’Homme a pour cause la Terre,
La Terre a pour cause le Ciel,

Le Ciel a pour cause la Voie,
La Voie est Cause de soi.

XXVI

La Gravité est plus profonde que la Légèreté,
Le Calme est supérieur à l’Excitation.
Conformément à ceci :
L’Homme Supérieur, actif toujours, ne se départ jamais de sa calme dignité ;
S’il possède la gloire du monde, il reste retiré sur lui-même ;
Il se sent au-dessus.
Mais maudit soit le Grand du monde à la vie superficielle,
Qui par son exemple de légèreté disgrège l’organisme social !
Car l’emportement facile des organisés est la disgrégation de l’organisme.

XXVII

Qui sait marcher n’enfonce pas,
Qui sait parler ne bégaie pas,
Qui sait calculer ne compte pas,
Qui sait fermer ferme sans serrure compliquée,
Qui sait attacher attache sans nœud compliqué.
Conformément à ceci
Le Parfait sait toujours secourir,
Et ne se trouve jamais contraint au refus ;
Il trouve toujours moyen,
Et n’est jamais réduit à l’impuissance.
Ceci est sa double gloire.
Il s’ensuit que
L’Homme Supérieur est le Maître de l’Homme Inférieur,
L’Homme Inférieur est l’Instrument de l’Homme Supérieur.
Vénération du Maître, Amour de l’Instrument,
En dépit de tous talents, est le guide nécessaire.
Ceci est manifeste et essentiel.

XXVIII

Se savoir fort et faire le faible, c’est le fond de la Vie Sociale ;
Qui le possède ne se départ jamais de la Ligne-droite,
Il reviendra à l’état moral d’enfant.
Se savoir clair et faire l’obscur c’est l’essence de la Vie Sociale ;
Qui la possède ne perd jamais la Ligne-droite,
Il reviendra à l’état intellectuel d’universalité.
Se savoir grand et faire le petit c’est la nature de la Vie Sociale ;
Qui la possède progresse toujours dans la Ligne-droite,
Il reviendra à l’état sentimental de naïveté.
La Naïveté est le voile de la Perfection.

Le Parfait, en agissant ainsi, devient Chef,
Organisateur, Fort et Doux.

XXIX

Vouloir diriger la Société c’est impraticable a posteriori :
la société est un système énergétique, et comme tel, a priori, indirigeable par l’individu :
L’organiser c’est la désorganiser,
La consolider c’est la désagréger ;
Car l’Individuel varie :
Ici progression, là rétrogradation ;
Ici chaleur, là froid,
Ici force, là faiblesse,
Ici mouvement, là repos.
Conformément à ceci
Le Parfait s’écarte de la Volupté de Puissance,
s’écarte de la Saveur de Puissance,
s’écarte de la Splendeur de Puissance.

XXX

Gouverner par la Voie exclut recourir à la Force ;
Dans la Société, le Retour des Choses existe.
Où fut guerre, les épines croîtront ;
L’année sera stérile.
Le Bon Est et ne recourt point à la Force,
Est et ne s’arme point de la Splendeur,
Est et ne se pare point du Renom,
Est et ne s’appuie point sur les Exploits,
Est et ne se base point sur la Rigueur,
Est et n’aspire point à la Puissance :
Apogée implique Déclin.
Hors de la Voie tout est hors de voie.

XXXI

La Force n’est pas instrument du Bien, mais du Mal,
L’Énergie n’y tient point :
Le Sachant aspire à la Grandeur !
La Force n’étant pas instrument du Bien,
n’est pas instrument du Sachant ;
ne parfait point : même en pacifiant elle opprime ;
n’est pas belle : Beauté est Joie ;
n’est joie que pour l’instinct Destructeur :
l’instinct Destructeur n’est point dans l’Humain preuve d’Énergie.
Le Bonheur siège à gauche,
Le Malheur siège à droite ;

Les commandés sont à gauche,
Les commandants sont à droite :
Message de guerre — message de plaintes.
Mort d’Hommes — naissance de pleurs…,
La Victoire par la Force c’est le Deuil.

XXXII

La Voie éternelle, est surindividuelle :
Simple comme l’atome, elle comprend le Monde.
Elle est l’Organisateur en soi.
Le Céleste s’unissant au Terrestre, la douce rosée fertilisante descend,
Celle que les hommes ne ressentent pas, car :
l’Individuel est produit de Différenciation,
l’Individuel implique Fin,
avoir Fin implique Conscience des Bornes,
cette Conscience préserve de la Désindividualisation.
La Voie est le lit du fleuve prudent du Monde,
comme la vallée renferme lacs et rivières…

XXXIII

Connaître les hommes c’est Sagesse ;
Connaître soi-même c’est Clarté.
Dompter les hommes c’est Puissance ;
Dompter soi-même c’est Force.
Savoir faire c’est Supériorité :
Pouvoir accomplir c’est Énergie.
Non-Disgrégation c’est Éternité ;
Non-Nullité après la mort c’est Immortalité.

XXXIV

Oh ! Voie !… Infinie !… Toute-présente !
Tout est par Toi, naît de Toi et pourtant reste en Toi !
Universelle Toute-faisance !
Nourrice du Monde, mais non Directrice !
Éternelle Impassionnée : que tu sembles infime…
En Toi les choses font leur Éternel Retour, —
Oh ! Non-Directrice : que tu sembles grande…
Ainsi
Le Parfait jamais n’est acteur du Grand
Car il est But du Grand.

XXXV

Celui qui saisit la Grande Image, erre, erre à travers le Monde,
Innocent ;

Détachement, Tranquillité, Hauteur, Joie, Souveraineté sont son manger.
Passant étranger qui s’arrête…
Prêcher la Voie — non-sens ! absurdité !
Les hommes La chercheraient par la vue, et ne La verraient pas ;
Les hommes La chercheraient par l’ouïe, et ne L’entendraient pas :
Et, en même temps, indéfiniment, ils vivraient sur Sa vie…

XXXVI

Diminution implique Augmentation ;
Faiblesse implique Force.
Décadence implique Ascendance ;
Vide implique Plénitude.
Voilà le principe du Savoir du Sursensuel :
« Dur se résume sous Flexible,
Fort n’est qu’un cas de Faible. »
Mais comme le poisson ne saurait vivre en dehors des abîmes ténébreux :
Que l’Homme n’aspire point au Clair-Savoir de l’Organisation de l’Humain !

XXXVII

La Voie, éternellement, non-agissante résume toute action :
Modèle de l’Organisateur :
Quand tout se meut poussé par la Passion,
Moi, je suis inébranlable dans Ma Simplicité Surindividuelle
Car cette Simplicité, résumant Tout, devient Impassionnable.
Impassionnable ainsi, inébranlable, la Société
Est libre.


Transcrit du chinois de Lao-tse par Alexandre Ular