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Le Livre de la pitié et de la mort/05

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 47-150).

VIES DE DEUX CHATTES
(Pour mon fis Samuel quand il saura lire.)

I

J’ai vu souvent, avec une sorte d’inquiétude infiniment triste, l’âme des bêtes m’apparaître au fond de leurs yeux ; — l’âme d’un chat, l’âme d’un chien, l’âme d’un singe, aussi douloureuse pour un instant qu’une âme humaine, se révéler tout à coup dans un regard et chercher mon âme à moi, avec tendresse, supplication ou terreur… Et j’ai peut-être eu plus de pitié encore pour ces âmes des bêtes que pour celles de mes frères, parce qu’elles sont sans parole et incapables de sortir de leur demi-nuit, surtout parce qu’elles sont plus humbles et plus dédaignées.

II

Les deux chattes dont je vais conter l’histoire s’associent dans mon souvenir à quelques années relativement heureuses de ma vie. ― Oh ! des années toutes récentes, mon Dieu, si on les considère dates en main, mais des années qui semblent déjà lointaines, emportées avec la vitesse toujours de plus en plus effroyable du temps, et qui, vues ainsi dans le passé, se colorent presque de derniers reflets d’aube, de dernières lueurs roses de matin et de commencement, en comparaison de l’heure grise présente, — tant nos jours se hâtent de s’assombrir, tant notre chute est rapide dans la nuit…

III

Qu’on me pardonne de les appeler l’une et l’autre « Moumoutte ». D’abord je n’ai jamais eu d’imagination pour donner des noms à mes chattes : Moumoutte, toujours ; — et leurs petits, invariablement : Mimi. Et puis vraiment il n’existe pas pour moi d’autres noms qui conviennent mieux, qui soient plus chat que ces deux adorables : Mimi et Moumoutte.

Je garderai donc aux pauvres petites héroïnes de ce récit les noms qu’elles portaient dans leur vie réelle. Pour l’une : Moumoutte Blanche. Pour l’autre : Moumoutte Grise ou Moumoutte Chinoise.

IV

Par ordre d’ancienneté, c’est Moumoutte Blanche que je dois présenter d’abord ; sur ses cartes de visite, elle avait du reste fait mentionner son titre de première chatte de ma maison :

MADAME MOUMOUTTE BLANCHE
Première chatte
Chez M. Pierre Loti.

Il remonte à peu près à une dizaine d’années, l’inoubliable joyeux soir où je la vis pour la première fois. C’était un soir d’hiver, à un de mes retours au foyer, après je ne sais quelle campagne en Orient ; j’étais arrivé à la maison depuis quelques minutes à peine et, dans le grand salon, je me chauffais devant une flambée de branches, entre maman et tante Claire assises aux deux coins du feu. Tout à coup quelque chose fit irruption en bondissant comme une paume, puis se roula follement par terre, tout blanc, tout neigeux sur le rouge sombre des tapis :

— Ah ! dit tante Claire, tu ne savais pas ?… Je te la présente, c’est notre nouvelle « Moumoutte ». Que veux-tu, nous nous sommes décidées à en avoir une autre : jusque dans notre petit salon là-bas, une souris était venue nous trouver !

Il y avait eu chez nous un assez long interrègne sans Moumouttes. Et cela, pour le deuil d’une certaine chatte du Sénégal, ramenée avec moi de là-bas à ma première campagne, et adorée pendant deux ans, qui un beau matin de juin avait, après une courte maladie, exhalé sa petite âme étrangère, en me regardant avec une expression de prière suprême, et puis, que j’avais moi-même enterrée au pied d’un arbre dans notre cour.

Je ramassai, pour la voir de près, la belle pelote de fourrure qui s’étalait si blanche sur ces tapis rouges. Je la pris à deux mains, bien entendu, — avec ces égards particuliers auxquels je ne manque jamais vis-à-vis des chats et qui leur font tout de suite se dire : Voici un homme qui nous comprend, qui sait nous toucher, qui est de nos amis et aux caresses duquel on peut condescendre avec bienveillance.

Il était très avenant, le minois de la nouvelle Moumoutte : des yeux tout flambants jeunes, presque enfantins, le bout d’un petit nez rose, — puis plus rien, tout le reste perdu dans les touffes d’une fourrure d’angora, soyeuse, propre, chaude, sentant bon, exquise à frôler et à embrasser. D’ailleurs, coiffée et tachée absolument comme l’autre, comme la défunte Moumoutte du Sénégal, — ce qui peut-être avait décidé le choix de maman et de tante Claire, afin qu’une sorte d’illusion de personnes se fît à la longue dans mon cœur un peu volage… Sur les oreilles, un bonnet bien noir, posé droit et formant bandeau au-dessus des yeux vifs ; une courte pèlerine noire jetée sur les épaules, et enfin une queue noire, en panache superbe, agitée d’un perpétuel mouvement de chasse-mouches. La poitrine, le ventre, les pattes étaient blancs comme le duvet d’un cygne, et l’ensemble donnait l’impression d’une grosse houppe de poils, légère, légère, presque sans poids, mue par un capricieux petit mécanisme de nerfs toujours tendus.

Moumoutte, après cet examen, m’échappa pour recommencer ses jeux. Et, dans ces premières minutes d’arrivée, — forcément mélancoliques parce qu’elles marquent une étape de plus dans la vie — la nouvelle chatte blanche tachée de noir m’obligea de m’occuper d’elle, me sautant aux jambes pour me souhaiter la bienvenue, ou s’étalant par terre, avec une lassitude tout à fait feinte, pour me faire mieux admirer les blancheurs de son ventre et de son cou soyeux. Tout le temps gambada cette Moumoutte, tandis que mes yeux se reposaient avec recueillement sur les deux chers visages qui me souriaient là, un peu vieillis et encadrés de boucles plus grises ; sur les portraits de famille qui conservaient leur même expression et leur même âge, dans les cadres du mur ; sur les objets toujours connus aux mêmes places ; sur les mille choses de ce logis héréditaire, restées immuables cette fois encore, pendant que j’avais promené par le monde changeant mon âme changeante…

Et c’est l’image persistante, définitive, qui devait me rester d’elle, même après sa mort : une folle petite bête blanche, inattendue, s’ébattant sur fond rouge, entre les robes de deuil de maman et de tante Claire, le soir d’un de mes grands retours…


Pauvre Moumoutte ! pendant les premiers hivers de sa vie, elle fut plus d’une fois le petit démon familier, le petit lutin de cheminée qui égaya dans leur solitude ces deux gardiennes bénies de mon foyer, maman et tante Claire. Quand j’étais errant sur les mers lointaines, quand la maison était redevenue grande et vide, aux tristes crépuscules de décembre, aux veillées sans fin, elle leur tenait fidèle compagnie, les tourmentant à l’occasion et laissant sur leurs irréprochables robes noires, pareilles, des paquets de son duvet blanc. Très indiscrète, elle s’installait de force sur leurs genoux, sur leur table à ouvrage, dans leur corbeille même, par fantaisie, embrouillant leurs pelotons de laine ou leurs écheveaux de soie. Et alors elles disaient, avec des airs terribles et, au fond, avec des envies de rire : « Oh ! mais, cette chatte, il n’y a plus moyen d’en avoir raison !… Allez-vous-en, mademoiselle, allez !… A-t-on jamais vu des façons comme ça !… Ah ! par exemple !… »

Il y avait même, à son usage, un martinet qu’on lui faisait voir.


Elle les aimait à sa manière de chatte, avec indocilité, mais avec une constance touchante, et, rien qu’à cause de cela, sa petite âme incomplète et fantasque mérite que je lui garde un souvenir…

Les printemps, quand le soleil de mars commençait à chauffer notre cour, elle avait des surprises toujours nouvelles à voir s’éveiller et sortir de la terre sa commensale et amie, Suleïma la tortue.

Durant les beaux mois de mai, elle se sentait généralement l’âme envahie par un besoin irrésistible d’expansion et de liberté ; alors il lui arrivait de faire, dans les jardins et sur les toits d’alentour, des absences nocturnes — qui, je dois le dire, n’étaient peut-être pas toujours assez comprises dans le milieu austère où le sort l’avait placée.

Les étés, elle avait des langueurs de créole. Pendant des journées entières, elle se pâmait d’aise et de chaleur, couchée sur les vieux murs parmi les chèvrefeuilles et les rosiers, ou bien étalée par terre, présentant à l’ardent soleil son ventre blanc, sur les pierres blanches, entre les pots de cactus fleuris.

Extrêmement soignée de sa personne, et, en temps ordinaire, posée, correcte, aristocrate même jusqu’au bout des ongles, elle était intraitable avec les autres chats et devenait brusquement très mal élevée quand un visiteur se présentait pour elle. Dans cette cour, qu’elle considérait comme son domaine, elle n’admettait point qu’un étranger eût le droit de paraître. Si, par-dessus le mur du jardin voisin, deux oreilles, un museau de chat, pointaient avec timidité, ou si seulement quelque chose avait remué dans les branches et le lierre, elle se précipitait comme une jeune furie, hérissée jusqu’au bout de la queue, impossible à retenir, plus comme il faut du tout ; des cris du plus mauvais goût s’ensuivaient, des dégringolades et des coups de griffes…

En somme, d’une indépendance farouche, et le plus souvent désobéissante ; mais si affectueuse à ses heures, si caressante et câline, et jetant un si joli petit cri de joie chaque fois qu’elle revenait parmi nous après quelqu’une de ses excursions vagabondes dans les jardins du voisinage.

Elle avait déjà cinq ans, elle était dans l’épanouissement de sa beauté d’angora, avec des attitudes d’une dignité superbe, des airs de reine, et j’avais eu le temps de m’attacher à elle par une série d’absences et de retours, la considérant comme une des choses du foyer, comme un des êtres de la maison — quand naquit à trois mille lieues de chez nous, dans le golfe de Pékin, et d’une famille plus que modeste, celle qui devait devenir son inséparable amie, la plus bizarre petite personne que j’aie jamais connue : la Moumoutte Chinoise.

V

MADAME MOUMOUTTE CHINOISE
Deuxième chatte
Chez M. Pierre Loti.

Très singulière, la destinée qui unit à moi cette Moumoutte de race jaune, issue de parents indigents et dépourvue de toute beauté.

Ce fut à la fin de la guerre là-bas, un de ces soirs de bagarre qui étaient fréquents alors. Je ne sais comment cette petite bête affolée, sortie de quelque jonque en désarroi, sautée à bord de notre bateau par terreur, vint chercher asile dans ma chambre, sous ma couchette. Elle était jeune, pas encore de taille adulte, minable, efflanquée, plaintive, ayant sans doute, comme ses parents et ses maîtres, vécu chichement de quelques têtes de poisson avec un peu de riz cuit à l’eau. Et j’en eus tant de pitié que je commandai à mon ordonnance de lui préparer une pâtée et de lui offrir à boire.

D’un air humble et reconnaissant, elle accepta ma prévenance, — et je la vois encore s’approchant avec lenteur de ce repas inespéré, avançant une patte, puis l’autre, ses yeux clairs tout le temps fixés sur les miens pour s’assurer si elle ne se trompait pas, si bien réellement c’était pour elle…

Le lendemain matin, par exemple, je voulus la mettre à la porte. Après lui avoir fait servir un déjeuner d’adieu, je frappai dans mes mains très fort, en trépignant des deux pieds à la fois, comme il est d’usage en pareil cas, et en disant d’un ton rude : « Allez-vous-en, petite Moumoutte ! »

Mais non, elle ne s’en allait pas, la chinoise. Évidemment, elle n’avait aucune frayeur de moi, comprenant par intuition que c’était très exagéré, tout ce bruit. Avec un air de me dire : « Je sais bien, va, que tu ne me feras pas de mal », elle restait tapie dans son coin, écrasée sur le plancher, dans la pose d’une suppliante, fixant sur moi deux yeux dilatés, un regard humain que je n’ai jamais vu qu’à elle seule.

Comment faire ? Je ne pouvais pourtant pas établir une chatte à demeure dans ma chambre de bord. Et surtout une bête si vilaine et si maladive, quel encombrement pour l’avenir !…

Alors je la pris à mon cou, avec mille égards toutefois et en lui disant même : « Je suis bien fâché, ma petite Moumoutte, » — mais je l’emportai résolument dehors, à l’autre bout de la batterie, au milieu des matelots qui, en général, sont hospitaliers et accueillants pour les chats quels qu’ils soient.

Tout aplatie contre les planches du pont, et la tête retournée vers moi pour m’implorer toujours avec son regard de prière, elle se mit à filer, d’une petite allure humble et drôle, dans la direction de ma chambre, où elle fut rentrée la première de nous deux ; quand j’y revins après elle, je la trouvai tapie obstinément dans son même petit coin, et ses yeux étaient si expressifs que le courage me manqua pour la chasser de nouveau. — Voilà comment cette chinoise me prit pour maître.

Mon ordonnance, qui était visiblement gagné à sa cause depuis le commencement du débat, compléta sur-le-champ son installation en plaçant par terre, sous mon lit, une corbeille rembourrée pour son couchage, — et un de mes grands plats de Chine, très pratiquement rempli de sable… (détail qui me glaça d’effroi).

VI

Sans sortir ni jour ni nuit, elle vécut sept mois passés, dans la demi-obscurité et le continuel balancement de cette chambre de bord, et peu à peu une intimité s’établit entre nous deux, en même temps que nous acquérions une faculté de pénétration mutuelle très rare entre un homme et une bête.

Je me rappelle le premier jour où nos relations devinrent véritablement affectueuses. C’était au large, dans le nord de la Mer Jaune, par un temps triste de septembre. Les premières brumes d’automne s’étaient déjà formées sur les eaux subitement refroidies et inquiètes. Dans ces climats, les fraîcheurs et les ciels sombres arrivent vite, apportant, pour nous Européens de passage, une mélancolie d’autant plus grande que nous nous sentons plus loin. Nous nous en allions vers l’Est, en travers à une longue houle qui s’était levée, et bercés d’une façon monotone, avec des craquements plaintifs de tout le navire. Il avait fallu fermer mon sabord, et ma chambre ne recevait plus qu’un éclairage de cave à travers la lentille de verre épais sur laquelle des crêtes de lames passaient en transparences vertes, faisant des intermittences d’obscurité.

Sur cet étroit petit bureau à glissières, qui est le même dans toutes nos chambres de bord, j’étais installé à écrire, pendant un de ces moments assez rares où le service laisse une paix complète et où l’idée vient de se retirer chez soi comme dans la cellule d’un cloître.

Moumoutte Chinoise habitait sous mon lit depuis deux semaines à peu près. Elle vivait là très retirée, discrète, mélancolique, observant les conventions et les strictes limites de son plat rempli de sable, se montrant peu, presque constamment cachée, et comme prise de la nostalgie de son pays où elle ne devait jamais revenir.

Tout à coup, je la vis paraître dans la pénombre, s’étirer longuement comme pour se donner le temps de réfléchir encore, puis s’avancer vers moi, hésitante, avec des temps d’arrêt ; parfois même, en affectant une grâce toute chinoise, elle retenait une de ses pattes en l’air pendant quelques secondes, avant de se décider à la poser devant elle pour faire un pas de plus. Et toujours elle me regardait fixement, d’un air interrogateur.

Qu’est-ce qu’elle pouvait me vouloir ?… Elle n’avait pas faim, évidemment : une pâtée fort convenable lui était, deux fois le jour, servie par mon ordonnance. Alors, quoi ?…

Quand elle fut bien près, bien près, à toucher ma jambe, elle s’assit sur son derrière, ramena sa queue et poussa un petit cri très doux.

Et elle continuait de me regarder, mais de me regarder dans les yeux, ce qui déjà indiquait dans sa petite tête tout un monde de conceptions intelligentes : il fallait d’abord qu’elle comprît, comme du reste tous les animaux supérieurs, que je n’étais pas une chose, mais un être pensant, capable de pitié et accessible à la muette prière d’un regard ; de plus, il fallait que mes yeux fussent pour elle des yeux, c’est-à-dire les miroirs où sa petite âme cherchait anxieusement à saisir un reflet de la mienne… En vérité, ils sont effroyablement près de nous, quand on y songe, les animaux susceptibles de concevoir de telles choses…

Quant à moi, je dévisageai pour la première fois avec attention la petite visiteuse qui, depuis tantôt deux semaines, partageait mon logis : d’une couleur fauve de lapin sauvage, toute mouchetée de taches comme un tigre, avec le museau et le cou blancs ; laide en effet, mais surtout à cause de sa maigreur maladive, — et, en somme, plus bizarre que laide, pour un homme affranchi comme moi de toutes les règles banales sur la beauté. Assez différente d’ailleurs de nos chattes françaises ; basse sur pattes, allongée en fouine, avec une queue démesurée ; de grandes oreilles droites, avec un visage en coin de mur ; tout le charme, dans les yeux, relevés aux tempes comme tous les yeux d’extrême Asie, d’un beau jaune d’or au lieu d’être verts, et sans cesse mobiles, étonnamment expressifs.

Et, tout en la regardant, je laissai descendre ma main jusqu’à sa bizarre petite tête et la promenai sur son poil fauve, pour une première caresse.

Ce qu’elle éprouva assurément fut autre chose et plus qu’une impression de plaisir physique ; elle eut le sentiment d’une protection, d’une sympathie dans sa détresse d’abandonnée. Voilà donc pourquoi elle était sortie de sa cachette obscure, la Moumoutte ; ce qu’elle avait résolu de me demander, après tant d’hésitations, ce n’était ni à manger ni à boire ; c’était, pour sa petite âme de chatte, un peu de compagnie en ce monde, un peu d’amitié…

Où avait-elle appris à connaître cela, cette bête de rebut, jamais flattée par une main bienveillante, jamais aimée par personne — si ce n’est peut-être dans la jonque paternelle, par quelque pauvre petit enfant chinois sans jouets et sans caresses, poussé au hasard comme une chétive plante de trop dans l’immense grouillement jaune, aussi misérable et affamé qu’elle-même, et dont l’âme incomplète ne laissera, en disparaissant, pas plus de trace que la sienne ?…

Alors une patte frêle se posa timidement sur moi — oh ! avec tant de délicatesse, tant de discrétion ! — et après m’avoir longtemps encore consulté et prié du regard, la Moumoutte, croyant pouvoir brusquer les choses, sauta enfin sur mes genoux.

Elle s’y installa en rond, mais avec un tact, une réserve, se faisant toute légère, à peine appuyée, presque sans poids, — et me regardant toujours. Elle resta là longtemps, me gênant bien, et je manquai de courage pour la chasser, — ce que j’aurais fait sans nul doute si elle eût été une jolie bête gaie dans l’épanouissement de vivre. Tout le temps inquiète du moindre de mes mouvements, elle ne me perdait pas de vue, non par crainte que je lui fisse du mal, elle était bien trop intelligente pour m’en croire capable, mais avec un air de me dire : « Est-ce que vraiment je ne t’ennuie pas, je ne t’offense pas ?… » Et puis, ses yeux devinrent plus expressifs encore et plus câlins, me disant très clairement : « Par ce jour d’automne, tellement triste à l’âme des chats, puisque nous sommes ici deux isolés, dans ce gîte agité et perdu au milieu de je ne sais quoi de dangereux et d’infini, si nous nous donnions l’un à l’autre un peu de cette chose douce qui berce les misères, qui a son semblant d’immatérialité et de durée non soumise à la mort, qui s’appelle affection et qui s’exprime de temps en temps par des caresses… »

VII

Quand le pacte d’amitié fut signé entre cette bête et moi, des inquiétudes me vinrent sur son avenir. Qu’en faire ? L’emmener jusqu’en France, à travers tant de milliers de lieues et de difficultés ? Évidemment mon foyer serait pour elle l’asile inespéré où le court petit rêve mystérieux de sa vie de chatte pourrait se finir avec le plus de paix et le moins de souffrance. Mais je ne voyais pas bien cette minable chinoise, en fourrure de pauvre, devenue commensale de la superbe Moumoutte Blanche, si jalouse, qui certainement la houspillerait avec indignation dès qu’elle la verrait paraître… Non, cela n’était pas possible.

D’un autre côté, l’abandonner dans une relâche, chez des amis de hasard, non plus : je l’aurais fait peut-être si elle eût été vigoureuse et belle, mais cette petite plaintive, aux yeux humains, me tenait par la pitié profonde.

VIII

Notre intimité, faite de nos deux isolements, se resserrait toujours. Les semaines et les mois passaient, au milieu d’un continuel changement du monde extérieur, tandis que tout restait immuablement pareil dans ce recoin obscur du navire où la bête avait fixé son gîte. Pour nous, les hommes, qui courons sur mer, il y a tout le temps les grands souffles frais qui nous éventent, la vie de plein vent, les nuits de quart à la belle étoile, — et les courses dans les pays étranges. Elle, au contraire, ne savait rien du monde immense où sa prison se promenait, rien de ses semblables, ni du soleil, ni des verdures, ni de l’ombre. Et, sans sortir jamais, elle vivait là, dans le renfermé de cette chambre de bord ; c’était un lieu glacial par instants, quand le hublot s’ouvrait à quelque grande brise du travers balayant tout ; le plus souvent, c’était une étuve sombre et étouffante, où des parfums chinois brûlaient devant de vieilles idoles, comme dans un temple bouddhique. Pour compagnons de rêve, elle avait les monstres de bois ou de bronze accrochés aux murs, qui riaient d’un méchant rire ; au milieu d’un encombrement de choses saintes de son pays, prises dans des pillages, elle s’étiolait sans air, entre des tentures de soie qu’elle aimait déchirer de ses petites griffes inquiètes et nerveuses.

Dès que j’entrais dans ma chambre, elle apparaissait avec un imperceptible cri de joie, sortant comme un diablotin de derrière quelque rideau, ou d’une étagère, ou d’une boîte. Si par hasard je m’asseyais à écrire, très câline, très attendrie, en quête de protection et de caresses, elle prenait lentement place sur mes genoux et suivait des yeux le va-et-vient de ma plume, effaçant même quelquefois, d’un coup de patte toujours imprévu, les lignes qu’elle n’approuvait pas.

Les secousses des mauvais temps, le bruit de nos canons, lui causaient de dangereuses terreurs : en ces moments-là, elle sautait aux murs, tournoyait pendant quelques secondes comme une enragée, puis s’arrêtait haletante, pour aller se tapir dans un coin, le regard égaré et triste.

Sa jeunesse cloîtrée avait quelque chose de maladif et d’étrange qui s’accentuait de plus en plus. L’appétit cependant restait bon et les pâtées continuaient de passer d’une façon rassurante, mais elle était maigre singulièrement, le museau allongé, les oreilles exagérées en chauve-souris. Ses grands yeux jaunes cherchaient les miens toujours, avec une expression de tendresse craintive — ou d’interrogation anxieuse sur tout l’inconnu de la vie, aussi troublant peut-être et bien plus insondable encore pour sa petite intelligence que pour la mienne…

Très curieuse des choses du dehors, malgré son obstination inexplicable à ne pas seulement franchir le seuil de ma porte, elle ne manquait jamais d’examiner avec une attention extrême tous les objets nouveaux qui arrivaient dans notre logis commun, lui apportant l’impression confuse des exotiques contrées où passait notre navire. Dans l’Inde, par exemple, je me la rappelle, une fois, intéressée, jusqu’à en oublier de déjeuner, par un bouquet d’orchidées odorantes — si extraordinaires, pour elle surtout qui n’avait jamais connu ni jardins ni forêts, jamais vu de fleurs autrement que cueillies et mourantes dans mes vases de bronze.

Malgré sa vilaine fourrure râpée, qui lui donnait un premier aspect de chat de gouttière, elle avait dans la figure une distinction rare, et les moindres mouvements de ses pattes très fines étaient d’une grâce patricienne. Aussi me faisait-elle l’effet de quelque petite princesse condamnée par les fées méchantes à partager ma solitude sous une forme inférieure, et je songeais à cette histoire de la mère du grand Tchengiz-Khan, que jadis à Constantinople un vieux prêtre arménien, mon professeur de langue turque, m’avait donnée à traduire :


La jeune princesse Ulemalik-Kurekli, vouée avant sa naissance à mourir si elle voyait jamais la lumière du jour, vivait enfermée dans un donjon obscur.

Et elle demandait à ses suivantes :

— Est-ce ceci, dites-moi, qu’on appelle le monde ? Ou bien existe-t-il des espaces ailleurs, et cette tour est-elle dans quelque chose ?

— Non, princesse, ceci n’est pas le monde : il est dehors et bien plus grand. Et puis il y a aussi des choses qu’on appelle étoiles, qu’on appelle soleil et qu’on appelle lune.

— Oh ! reprit Ulemalik, que je meure, mais que je les voie !

IX

Ce fut à la fin d’un hiver, aux premiers jours tièdes d’un mois de mars, que Moumoutte Chinoise fit son entrée dans ma maison de France.

Moumoutte Blanche, que mes yeux s’étaient déshabitués de voir pendant ma campagne de Chine, portait encore à cette époque de l’année sa royale fourrure des temps froids et je ne l’avais jamais connue si imposante.

Le contraste allait être d’autant plus écrasant pour l’autre, efflanquée, avec son pauvre poil de lapin sauvage usé par places comme si les teignes l’avaient mangé. Aussi me trouvé-je très confus quand mon domestique Sylvestre, revenant de la chercher à bord, souleva d’un air semi-narquois le couvercle du panier où il l’avait mise, et qu’il fallut voir, en présence de la maison assemblée, sortir craintivement cette petite amie chinoise…

L’impression fut déplorable, et je me rappelle toute la conviction que tante Claire mit dans cette simple phrase : « Oh ! mon ami… qu’elle est vilaine ! »

Bien vilaine, en effet. Et comment, sous quel prétexte, avec quelle formule d’excuse la présenter à Moumoutte Blanche ? N’imaginant rien, je la fis conduire pour le moment dans un grenier isolé, afin de les dissimuler d’abord l’une à l’autre, de gagner du temps et de réfléchir.

X

Ce fut une chose vraiment épouvantable que leur première entrevue.

Cela se passa inopinément, quelques jours après, à la cuisine (un lieu d’irrésistible attrait où les chats d’une même maison, quoi que l’on fasse, finissent toujours par se réunir). En toute hâte on vint me chercher et j’accourus : on entendait des cris inhumains ; une pelote, une boule de poils et de griffes, faite de leurs deux petits corps enchevêtrés, roulait et bondissait, chavirant des verres, des assiettes, des plats, tandis que le duvet blanc, le duvet gris, le duvet couleur de lapin, voltigeait en petites touffes alentour. — Il fallut intervenir avec énergie, les séparer en jetant dessus toute l’eau d’une carafe. — J’étais consterné…

XI

Tremblante, égratignée, le cœur battant à se rompre, Moumoutte Chinoise, recueillie dans mes bras, se tenait blottie contre moi, et s’apaisait progressivement, les nerfs détendus par une expression de douce sécurité ; puis se faisait peu à peu inerte et molle comme une chose sans vie, ce qui est, chez les chats, la façon de témoigner à ceux qui les tiennent une suprême confiance.

Moumoutte Blanche, assise dans un coin, pensive et sombre, nous regardait de ses pleins yeux, et un raisonnement s’ébauchait dans sa petite tête jalouse ; elle qui, d’un bout de l’année à l’autre, houspillait sur les murs les mêmes voisins et les mêmes voisines, sans pouvoir s’habituer à leurs minois, venait de comprendre que cette étrangère était à moi, puisque je la prenais ainsi à mon cou et qu’elle s’y abandonnait avec tendresse ; donc, il fallait ne plus lui faire de mal et se résigner à tolérer sa présence au logis.

Ma surprise et mon admiration furent grandes de les voir, un instant après, passer l’une près de l’autre, dédaigneuses seulement, mais calmes, très correctes, et ce fut fini : de leur vie, elles ne se fâchèrent plus.

XII

Le printemps de cette année-là !… j’en garde bon souvenir. Bien que très court, comme me paraissent à présent toutes les saisons, il fut un des derniers qui eut encore pour moi le charme, presque l’enchantement mystérieux de ceux de mon enfance, — du reste, dans le même cadre de plantes et de jardins, au milieu des mêmes fleurs, renouvelées aux mêmes places par les mêmes antiques jasmins et les mêmes rosiers. Après chacune de mes campagnes, j’en viens d’ailleurs très facilement, en très peu de jours, à ne plus me souvenir des continents et des mers immenses ; de nouveau, comme au début de ma vie, je limite le monde extérieur à ces vieux murs garnis de lierre et de mousse qui m’ont enfermé quand j’étais petit enfant ; les lointains pays où je suis tant de fois allé vivre me semblent aussi irréels qu’aux temps où j’y rêvais sans les avoir vus. Les horizons démesurés se resserrent, tout se rétrécit doucement, et j’en arrive, en fait de nature, à presque oublier s’il existe autre chose que nos pierres moussues, nos arbustes, nos treilles et nos chères roses blanches…

Je faisais construire, à cette époque, dans un coin de ma maison, une pagode bouddhique, avec des débris de temples détruits là-bas. Et d’énormes caisses s’ouvraient journellement dans ma cour répandant l’indéfinissable et complexe odeur de la Chine, tandis qu’on déballait, au beau soleil nouveau, des fûts de colonnes, des sculptures de voûtes, de lourds autels et des idoles très vieilles. — Il était du reste amusant, un peu singulier aussi, de voir un à un reparaître, puis s’étaler là sur l’herbe et la mousse des vieilles pierres familiales, tous ces monstres d’extrême Asie qui faisaient, à notre soleil plus pâle, les mêmes grimaces que chez eux depuis des années et des siècles. — De temps à autre, maman et tante Claire venaient les dévisager, inquiètes de leur étonnante laideur. Mais c’était surtout Moumoutte Chinoise qui assistait avec intérêt à ces déballages ; reconnaissant ses compagnons de route, elle flairait tout, avec de confus ressouvenirs de patrie ; puis, par habitude de vivre enfermée dans l’obscurité, elle se hâtait d’entrer dans les caisses vides et de s’y cacher, à la place des magots, sous ce foin exotique qui sentait le musc et le sandal…

C’était vraiment un très beau et clair printemps, avec une musique excessive d’hirondelles et de martinets dans l’air.

Et Moumoutte Chinoise s’en émerveillait beaucoup. Pauvre petite solitaire, élevée dans une étouffante pénombre, le grand jour, le vent suave à respirer, le voisinage des autres chats, l’épouvantaient et la charmaient en même temps. Elle faisait à présent de longues promenades d’exploration dans la cour, flairant de bien près tous les jeunes brins d’herbes, toutes les pousses nouvelles, tout ce qui sortait, frais et odorant, de la terre attiédie. Ces formes et ces nuances, vieilles comme le monde, que les plantes reproduisent inconsciemment à chaque avril, ces lois d’une si tranquille immuabilité suivant lesquelles se déplient et se découpent les premières feuilles, étaient choses absolument neuves et surprenantes, pour elle qui n’avait jamais vu de verdure ni de printemps. Et Moumoutte Blanche, autrefois la reine unique et intolérante de ce lieu, avait consenti au partage, la laissant errer à sa guise au milieu des arbustes, des pots de fleurs, et le long des vieux murs gris, sous les branches retombantes. C’étaient surtout les bords de ce lac en miniature — si intimement lié à mes souvenirs d’enfance — qui la captivaient longuement ; là, dans l’herbe chaque jour plus haute et plus touffue, elle circulait en se baissant comme les fauves en chasse (ayant sans doute hérité cette allure de ses ancêtres, chats mongols aux mœurs primitives). Elle se cachait derrière les rochers lilliputiens, s’enfonçait sous les lierres, comme un petit tigre dans une minuscule forêt vierge.

Je m’amusais à suivre des yeux ses allées et venues, ses arrêts subits, ses étonnements ; elle, alors, se sentant regardée, se retournait pour me regarder aussi, immobile tout à coup dans une pose qui lui était propre ; — pose gracieuse, mais très maniérée à la chinoise, avec une patte de devant toujours en l’air, à la façon de ces personnes qui, en prenant un objet, relèvent coquettement leur petit doigt. Et ses drôles d’yeux jaunes étaient alors expressifs à l’excès, « parlants » comme les bonnes gens disent : « Tu me permets bien de continuer ma promenade ? » semblait-elle me demander. « Ça ne te contrarie pas, au moins ? Du reste, je marche et je passe avec tant de légèreté, tant de discrétion ! Et crois-tu au moins que c’est joli tout ça ! Toutes ces extraordinaires petites choses vertes qui répandent des odeurs fraîches, et ce bon air si pur, et cet espace ! Et ces autres choses aussi, que je vois tour à tour là-haut, ces choses qu’on appelle étoiles, qu’on appelle soleil et qu’on appelle lune !… Quelle différence avec notre ancien logis, et comme on est bien dans ce pays où nous voilà arrivés tous deux ! »

Ce lieu, si neuf pour elle, était précisément pour moi le plus ancien et le plus familier de tous les lieux de la terre ; celui dont les moindres détails, les plus infimes brins d’herbe me sont connus depuis les premières heures incertaines et étonnées de mon existence. Tellement que je m’y suis attaché de toute mon âme, tellement que j’aime d’une façon singulière, un peu fétichiste peut-être, des plantes anciennes qui sont là, des treilles, des jasmins, — et un certain diclytra rose qui, à chaque mois de mars, montre à la même place ses pousses rougies de jeune sève, étale bien vite ses feuilles hâtives, donne ses mêmes fleurs en avril, jaunit au soleil de juin, puis brûle au soleil d’août et semble mourir.

Et tandis qu’elle se laissait leurrer, la Moumoutte, par tous ces airs de joie, de jeunesse, de commencement, moi, au contraire, qui savais que cela passe, je sentais pour la première fois monter dans ma vie l’impression du soir, du grand soir inexorable et sans lendemain, du suprême automne qu’aucun printemps ne suivra plus. — Et, avec une infinie mélancolie, dans cette cour égayée de soleil nouveau, je regardais les deux chères promeneuses en cheveux blancs, en robe de deuil, maman et tante Claire, aller et venir, se pencher pour reconnaître, comme depuis tant de printemps, quels germes de fleurs étaient sortis de la terre, ou lever la tête pour apercevoir les boutons des glycines et des roses. Et quand leurs deux robes noires cheminaient, s’écartaient de moi, dans le recul de cette avenue verte qui est la cour de notre maison familiale, je remarquais surtout ce que leur allure avait de plus lent et de plus brisé… Oh ! le temps, peut-être prochain, où, dans l’avenue verte toujours pareille, je ne les verrai plus !… Est-ce vraiment possible que ce temps vienne ? Quand elles s’en seront allées, j’ai presque cette illusion qu’au moins ce ne sera pas un départ absolu, tant que moi je serai là, appelant encore leur bienfaisante présence ; que les soirs d’été, je verrai quelquefois passer leurs ombres bénies sous les vieux jasmins et les vieilles vignes ; que quelque chose d’elles demeurera confusément dans les plantes qu’elles ont soignées, dans les chèvrefeuilles retombants, — dans le vieux diclytra rose…

XIII

Depuis que Moumoutte Chinoise vivait de cette vie en plein air, elle embellissait à vue d’œil. Les trous de sa fourrure de lapin râpé se regarnissaient de poils tout neufs ; elle devenait moins maigre, plus lisse et plus soignée de sa personne, n’avait plus sa mauvaise mine de bête de Sabbat. Il arrivait que maman et tante Claire s’arrêtaient pour lui parler, amusées elles aussi de ses manières à part, de ses yeux expressifs et des petites réponses si douces : « Trr ! trr ! trr ! » que jamais elle ne manquait de faire quand on lui avait adressé la parole.

— « Vraiment, disaient-elles, cette Chinoise a l’air heureux chez nous ; jamais nous n’avions vu figure de chat plus contente. »

L’air heureux, en effet ; même l’air reconnaissant envers moi qui l’avais amenée. — Et le bonheur des bêtes jeunes est complet peut-être, parce qu’elles n’ont pas comme nous l’appréhension de l’inexorable avenir. — Elle passait des journées contemplatives délicieuses, dans des poses de bien-être, étalée nonchalamment sur les pierres et la mousse, jouissant du silence — un peu mélancolique pour moi — de cette maison que les canons sourds ni les coups de mer ne venaient plus jamais troubler. Elle était arrivée au port lointain et tranquille, à l’étape dernière de sa vie, — et s’y reposait sans avoir conscience de la fin.

XIV

Un beau jour, sans transition, par subite fantaisie, la tolérance de Moumoutte Blanche pour Moumoutte Chinoise se changea en amitié tendre. Elle s’approcha délibérément et vint lui sentir à bout portant les babines, ce qui, entre chattes, équivaut au plus affectueux baiser.

Sylvestre, présent à cette scène, se montra sceptique :

— As-tu vu, lui dis-je, le baiser de paix des moumouttes ?

— Oh ! non, monsieur, répondit-il sur ce ton de connaisseur entendu qu’il prend lorsqu’il s’agit des affaires intimes de mes chats, chevaux ou bêtes quelconques ; non, monsieur ; c’est que tout simplement la Moumoutte Blanche voulait s’assurer, d’après l’odeur du museau, si la Chinoise ne venait pas de lui manger sa viande…

Il se trompait pourtant, — et, à partir de ce jour, elles furent amies. On les vit s’asseoir sur la même chaise, manger la pâtée dans la même assiette et, chaque matin, accourir pour se dire bonjour en frottant leurs bouts de nez cocasses, l’un jaune sur l’autre rose…

XV

On disait maintenant : « Les moumouttes ont fait ceci ou cela. » Elles étaient un duo intime et inséparable, se consultant, se suivant pour les moindres et les plus triviales actions de leur vie ; se peignant, se léchant l’une l’autre, faisant toilette en commun avec une mutuelle tendresse.

Moumoutte Blanche continuait d’être plus spécialement la chatte de tante Claire, tandis que la Chinoise demeurait ma petite amie fidèle, avec toujours sa même façon plus tendre de me suivre des yeux, de répondre au moindre appel de ma voix. À peine m’asseyais-je, qu’une patte légère se posait doucement sur moi, comme jadis à bord ; deux yeux jaunes m’interrogeaient avec une intense expression humaine ; puis, houp ! la Chinoise était sur mes genoux, — très lente ensuite à chercher sa position, pilant des deux pattes, se tournant en rond dans un sens, en rond dans un autre, et tout juste installée quand j’étais prêt à repartir…

Mystère immatériel peut-être, mystère d’âme, que l’affection constante d’une bête et sa longue reconnaissance…

XVI

Très gâtées, les deux moumouttes ; admises dans la salle à manger aux heures des repas ; souvent assises à mes côtés, l’une à droite, l’autre à gauche ; se rappelant de temps en temps à mon souvenir par un petit coup de patte discret sur ma serviette, et guettant des bouchées que je leur faisais passer, furtivement comme un écolier en faute, au bout de ma fourchette personnelle.

En contant cela, je vais nuire encore à ma réputation qui, paraît-il, est déjà si entachée de bizarrerie et d’incorrectitude. Je puis cependant dénoncer certain académicien qui, m’ayant fait l’honneur de s’asseoir à ma table, ne se tint pas de leur offrir à chacune, dans sa propre cuillère, un peu de crème Chantilly[1].

XVII

L’été qui survint fut pour la Moumoutte Chinoise une période de vie absolument délicieuse. Avec son originalité et son air distingué, elle était devenue presque jolie, ainsi remplumée ; alentour, dans le monde des chats, au fond des jardins et sur les toits, le bruit avait circulé de la présence de cette piquante étrangère, et les prétendants étaient nombreux, qui venaient roucouler sous ses fenêtres, par les belles nuits chaudes embaumées de chèvrefeuille.

Vers la mi-septembre, les deux moumouttes connurent presque en même temps la joie d’être mère.

Moumoutte Blanche, cela va sans dire, était déjà une matrone entendue. Quant à Moumoutte Chinoise, les premiers instants de surprise passés, on la vit tendrement lécher l’impayable et minuscule mimi gris, moucheté comme un tigre, qui était son unique fils.

XVIII

Ce fut très touchant ensuite, l’affection réciproque de ces deux familles : le petit Chinois comique et le petit angora, tout rond comme une houppe à poudrer, jouant ensemble, et soignés, peignés, nourris par l’une ou l’autre des deux moumouttes, avec une sollicitude presque égale.

XIX

L’hiver est la saison où les chats deviennent plus particulièrement des hôtes du foyer, des compagnons de tous les instants au coin du feu, partageant avec nous, devant les flammes qui dansent, les vagues mélancolies des crépuscules et les insondables rêves.

C’est aussi, chacun sait cela, l’époque où ils sont en beauté, en grand luxe de poils, toute fourrure dehors. Moumoutte Chinoise, dès les premiers froids, n’avait déjà plus de trous à sa robe, et Moumoutte Blanche avait arboré une imposante cravate, un boa d’un blanc de neige, qui encadrait son minois comme une fraise à la Médicis. Leur tendresse s’augmentait du plaisir qu’elles éprouvaient à se réchauffer mutuellement ; près des cheminées, sur les coussins, sur les fauteuils, elles dormaient des jours entiers dans les bras l’une de l’autre, roulées en une seule boule où ne se distinguait plus ni tête ni queue.

C’était surtout Moumoutte Chinoise qui ne se trouvait jamais assez près. Au retour de quelque course en plein air, si elle apercevait son amie Blanche endormie devant le feu, tout doucement, tout doucement elle s’approchait, avec des ruses comme pour surprendre une souris ; l’autre, toujours fantasque, nerveuse, agacée d’être dérangée, quelquefois lançait un léger coup de patte, une gifle… Elle ne ripostait pas, la Chinoise, mais levait seulement sa petite main, en geste de menace pour rire, puis me disait, du coin de l’œil : « Crois-tu au moins qu’elle a un caractère difficile ! Mais je ne prends pas ça au sérieux, tu penses bien ! » Avec un redoublement de précautions, elle en venait toujours à ses fins, qui étaient de se coucher complètement sur l’autre, la tête enfouie dans sa belle fourrure de neige, — et, avant de s’endormir, elle me disait encore, d’un demi-regard à peine ouvert : « C’était ce que je voulais !… J’y suis !… »

XX

Oh ! nos soirées d’hiver en ce temps-là !… Tout au fond de la maison silencieuse, obscure, laissée vide et comme trop grande, dans un petit salon bien chaud du rez-de-chaussée donnant sur la cour et sur des jardins, veillaient maman et tante Claire, sous leur lampe suspendue, à des places accoutumées depuis tant d’hivers antérieurs et pareils. Et, le plus souvent, je veillais là, moi aussi, pour ne pas perdre le temps de leur présence sur terre et de mes séjours auprès d’elles. Dans une autre partie de la maison, loin de nous, je laissais noir et sans feu mon cabinet de travail, mon logis d’Aladin, pour tout simplement passer ma soirée à trois, en leur compagnie, dans ce petit salon qui était bien la coulisse la plus secrète de notre vie familiale, le chez nous le plus sans façon de tous. (Aucun autre lieu, du reste, ne m’a donné jamais une plus complète et plus douce impression de nid ; nulle part je ne me suis chauffé avec une plus berçante mélancolie que devant les flambées de bois de cette petite cheminée.) Les fenêtres, aux contrevents jamais fermés, par sécurité confiante, la porte vitrée, presque un peu campagnarde, donnaient sur le noir des feuillages d’hiver, sur des lauriers, des lierres de murailles qu’éclairait parfois un rayon de lune. Aucun bruit ne parvenait jusqu’à nous de la rue, qui était assez éloignée — et d’ailleurs fort tranquille, à peine troublée de temps en temps par des chants de matelots célébrant un retour. Non, nous avions plutôt les bruits de la campagne, dont on sentait la présence presque proche, au delà des vieux jardins et des remparts de la ville ; l’été, l’immense concert des grenouilles, dans ces plaines marines qui nous entourent, unies comme des steppes, et, de minute en minute, la petite note en flûte triste des hiboux ; l’hiver, à ces veillées dont je parle, quelque cri très rare d’oiseau de marais, et surtout la longue plainte du vent d’ouest arrivant de la mer.

Sur la grande table, couverte de certain tapis à fleurs connu toute ma vie, maman et tante Claire étalaient leurs chères corbeilles à ouvrage, où il y avait des choses que j’appellerais fondamentales, si j’osais employer ce mot qui, dans le cas présent, n’aura de sens que pour moi-même ; de ces petites choses qui ont pris place de reliques à mes yeux, qui ont acquis dans mon souvenir, dans ma vie, une importance tout à fait de premier ordre : ciseaux à broder, venus des aïeules, qu’on me prêtait avec mille recommandations quand j’étais tout enfant, pour m’amuser à des découpures ; bobines à fil, en bois rare des colonies, rapportées jadis de là-bas par des marins et qui me donnaient tant à rêver ; porte-aiguilles, lunettes, dés et étuis… Comme je les connais tous et que les aime, les pauvres petits riens si précieux, étalés le soir, depuis tant d’années, sur le vieux tapis à fleurs, par les mains de maman et de tante Claire ; après chaque lointain voyage, avec quel sentiment attendri je les retrouve et leur dis mon bonjour d’arrivée ! J’ai employé tout à l’heure pour eux le mot : fondamental — si impropre, dans l’espèce, je le reconnais, — voici comment je puis l’expliquer : si on me les détruisait, s’ils cessaient d’exister à leurs mêmes places éternelles, j’aurais l’impression d’avoir fait un grand pas de plus vers l’anéantissement de moi-même, vers la poussière, l’oubli.

Et quand elles seront parties toutes les deux, maman et tante Claire, il me semble que ces chers petits objets, religieusement conservés après elles, appelleront leur présence, prolongeront presque un peu leur séjour parmi nous…

Les moumouttes, il va sans dire, se tenaient aussi dans ce salon, endormies ensemble en une seule boule bien chaude, sur quelque fauteuil ou quelque tabouret, le plus près possible du feu. Et leurs réveils inattendus, leurs réflexions, leurs idées drôles égayaient nos soirées un peu silencieuses.

Une fois c’était Moumoutte Blanche qui, prise d’un désir subit d’être plus en notre compagnie, sautait sur la table, et venait s’asseoir avec gravité sur l’ouvrage même de tante Claire, lui tournant le dos, après lui avoir inopinément frôlé la figure de son imposante queue noire ; puis restait là, indiscrète et obstinée, en contemplation devant la flamme de la lampe.

Ou bien, par quelqu’une de ces nuits de piquante gelée qui portent sur les nerfs des chats, on entendait tout à coup, dans les jardins voisins, une discussion : « Miaou ! miaraouraou ! » Alors la tranquille pelote de fourrure, qui sommeillait si bien, dressait aussitôt deux têtes, deux paires d’oreilles… Encore : « Miaraou ! miaraou ! » — Ça ne s’apaisait pas ! La Moumoutte Blanche, résolument levée, le poil hérissé en guerre, courait d’une porte à l’autre, cherchant une issue pour sortir, comme appelée dehors par un devoir impérieux et d’une capitale importance : « Mais non, Moumoutte, disait tante Claire, tu n’as pas besoin de t’en mêler, je t’assure ; ça s’arrangera sans toi ! » — Et la Chinoise au contraire, toujours plus calme et ennemie des périlleuses aventures, se contentait de me regarder du coin de l’œil, l’air très intelligent et un peu moqueur pour l’autre, me disant : « N’est-ce pas que j’ai raison, moi, de rester neutre ? »

Un certain moi tranquille, rasséréné et presque enfant, se retrouvait là le soir, dans ce petit salon doucement silencieux, à cette table où travaillaient maman et tante Claire. Et si par instants je me souvenais, avec une sourde commotion intérieure, d’avoir eu une âme orientale, une âme africaine et un tas d’autres âmes encore ; d’avoir promené, sous différents soleils, des rêves et des fantaisies sans nombre, tout cela m’apparaissait comme très loin et à jamais fini. Et ce passé errant me faisait plus complètement goûter l’heure présente, le repos, l’entr’acte, dans cette coulisse tout à fait intime de ma vie, qui est si inconnue, qui étonnerait tant de gens et peut-être les ferait sourire. En toute sincérité d’intention, je me disais que je ne repartirais plus, que rien ne valait la paix d’être là et d’y retrouver un peu de son âme première ; de sentir autour de soi, dans ce nid de l’enfance, je ne sais quelles protections bénies contre le vide et la mort ; de deviner, à travers les vitres de la fenêtre, dans l’obscurité des feuillages et sous la lune d’hiver, cette cour qui jadis résumait presque le monde, qui est restée pareille, avec son lierre, ses petits rochers et ses vieux murs, et qui, mon Dieu, reprendrait peut-être encore à mes yeux son importance, son grandissement d’autrefois et se repeuplerait des mêmes rêves… Surtout, je me disais que rien, dans le monde immense, ne valait la joie douce de regarder maman et tante Claire assises à travailler à cette table, penchant vers le tapis à fleurs leurs bonnets de dentelle noire et leurs coques de cheveux blancs…

Oh ! un soir, je me rappelle… Il y eut une scène de chats !… Encore aujourd’hui je ne puis y repenser sans rire.

C’était une nuit de gelée aux environs de Noël. Dans le grand silence, nous avions entendu passer au-dessus des toits, à travers le ciel froid et tranquille, un vol d’oies sauvages qui émigraient vers d’autres climats : un peu une musique de chasse-gallery, un bruit de voix aigres, très nombreuses, gémissant toutes à la fois là-haut dans le vide, puis bientôt perdues dans les lointains de l’air. — « Entends-tu ? entends-tu ? » m’avait dit tante Claire, avec un petit sourire et une mine inquiète pour se moquer de moi, se rappelant que dans mon enfance j’avais grand’peur de ces passages nocturnes d’oiseaux. Pour entendre, il fallait du reste avoir l’oreille fine et être dans un endroit silencieux.

Le calme revint ensuite, si complet qu’on eût distingué la plainte du bois flambant dans le foyer et la respiration régulière des deux chattes assises au coin de la cheminée.

Tout à coup, certain gros matou jaune, que Moumoutte Blanche avait en horreur, et qui la poursuivait de ses déclarations, parut inopinément derrière la vitre de la cour, en lumière sur le noir des feuillages, la regardant d’un air effronté et ahuri, avec un formidable « Miaou » de provocation. — Alors elle bondit à cette fenêtre, comme une paume, comme une balle qu’on lance, et là, nez à nez, de chaque côté du carreau, ce fut une impayable bataille, une bordée d’injures affreuses à grosse voix rauque ; des coups de patte à toute volée, des gifles à travers le verre, qui faisaient grand bruit, pouf, pouf, et qui ne portaient pas… Oh ! l’épouvante de maman et de tante Claire, tressautant sur leur chaise à la première minute de surprise, — puis leur bon rire après ; le comique de tout ce vacarme subit et saugrenu, succédant à un tel recueillement de silence, — et surtout la figure de l’autre, le matou jaune, déconfit et giflé, dont les yeux flambaient derrière ce carreau si drôlement !…

Le « coucher » des chattes était en ce temps-là une des opérations importantes, primordiales, dirais-je même, de notre maison. Elles n’étaient point autorisées, comme tant d’autres, à passer des nuits errantes, dans les feuillages des murs, à la belle étoile ou en contemplation de la lune ; nous avions sur ces questions-là des principes avec lesquels nous ne transigions point.

Le « coucher » consistait à les enfermer dans un grenier situé au fond de la cour, dans un corps de logis séparé, très ancien, qui disparaissait sous les lierres, les treilles et les glycines ; c’était précisément dans les quartiers de Sylvestre, à côté de sa chambre ; aussi chaque soir partaient-ils tous les trois ensemble, les deux moumouttes et lui. Chaque fois qu’une de ces journées — auxquelles je ne prenais pas garde alors et que j’ai pleurées ensuite — était finie, était tombée dans l’abîme du temps, on appelait ce serviteur, devenu presque de la famille, et maman disait d’un ton demi-sérieux, s’amusant elle-même de ces fonctions remplies comme un sacerdoce : « Sylvestre, il est temps d’aller coucher vos chattes. »

Aux premiers mots de cette phrase, même prononcée à voix basse, Moumoutte Blanche dressait une oreille inquiète ; puis, convaincue que c’était bien cela, sautait à bas de son fauteuil, l’air important, l’air agité, et courait d’elle-même à la porte, afin de passer devant et de partir à pied, n’admettant pas d’être emportée, voulant entrer de son plein gré dans sa chambre à coucher ou n’y pas entrer du tout.

La Chinoise, au contraire, rusait pour ne pas quitter, si possible, ce salon bien chaud, descendait tout doucement, se coulait sans bruit par terre et, toute baissée pour moins paraître, regardant du coin de l’œil si on ne l’avait pas vue, s’en allait se cacher sous un meuble. Le grand Sylvestre alors, habitué de longue date à ce manège, demandait avec son sourire de petit enfant : « Où es-tu, Chinoise ? Je devine bien, va, que tu n’es pas loin ! » — Tendrement elle lui répondait : « Trr ! Trr ! », comprenant qu’il était inutile de feindre davantage, puis se laissait prendre et asseoir à califourchon, très douillettement, sur l’épaule large de son ami.

Le cortège enfin se mettait en marche : devant, Moumoutte Blanche, indépendante et superbe ; derrière, Sylvestre, qui disait : « Bonsoir, monsieur et dames » et qui, d’une main, portait sa lanterne pour traverser la cour, de l’autre tenait invariablement la longue queue grise de la Chinoise pendante sur sa poitrine.

En général, Moumoutte Blanche prenait docilement le chemin de son grenier, — après avoir éprouvé le besoin toutefois de s’arrêter en route, de s’isoler un instant dans le noir des feuillages.

Mais il arrivait aussi, à certaines phases de la lune, que des lubies vagabondes lui venaient, des fantaisies de s’en aller dormir à l’angle de quelque toit ou bien au sommet de quelque poirier solitaire, à la bonne fraîcheur de décembre, après s’être chauffée tout le jour sur un confortable fauteuil. Dans ces cas-là, on voyait bientôt reparaître, avec une comique figure de circonstance, Sylvestre, tenant toujours sa lanterne et la queue de la docile Chinoise blottie contre son cou : « Encore Moumoutte Blanche qui ne veut pas se coucher ! » — « Comment ! répondait tante Claire indignée. Ah ! par exemple !… » Et elle sortait elle-même, pour essayer du prestige de son autorité, appelant : « Moumoutte ! Moumoutte ! » de sa pauvre chère voix, que je crois entendre encore, et qui se prolongeait là, dans le silence des jardins, dans la sonorité de la nuit d’hiver… Mais non, Moumoutte Blanche n’obéissait pas ; du haut d’un arbre ou du haut d’un mur, elle se contentait de regarder, narquoisement assise, sa fourrure faisant tache blanche dans l’obscurité et ses yeux lançant de petites lueurs de phosphore… « Moumoutte ! Moumoutte !… oh ! la vilaine bête ! c’est honteux, mademoiselle, cette conduite, honteux ! »

Puis maman sortait à son tour, inquiète du grand froid, voulant faire rentrer tante Claire.

Puis moi-même, un instant après, pour les ramener toutes les deux. Et alors, de nous voir réunis dans cette cour, une nuit de gelée, y compris Sylvestre tenant sa Chinoise par la queue, et nargués en bloc par cette Moumoutte là-haut perchée, cela nous donnait aux dépens de nous-mêmes une irrésistible envie de rire, qui commençait par tante Claire et qu’aussitôt elle nous communiquait… Du reste, j’ai toujours douté qu’il y eût par le monde deux autres bonnes vieilles dames, — oh ! bien vieilles, hélas ! — capables de si franchement rire avec les jeunes ; sachant si bien être aimables, si bien être gaies. En somme, je ne m’amuse autant avec personne qu’avec elles, — et toujours à propos des plus insignifiantes petites choses dont elles saisissent d’une façon à part le côté impayablement drôle…

Cette Moumoutte en aurait le dernier mot, décidément !… Nous rentrions très mortifiés, dans le petit salon refroidi par ces portes ouvertes, pour gagner ensuite nos chambres respectives par une série d’escaliers et de passages sombres. — Et tante Claire, prise d’un regain d’indignation avant de rentrer chez elle, concluait ainsi, sur le pas de sa porte, en me disant bonsoir : « Oh ! tout de même, qu’en dis-tu, de cette chatte ?… »

XXI

Une existence de chat, cela peut durer douze ou quinze ans, si aucun accident ne survient.

Les deux moumouttes virent encore, ensemble, luire un second délicieux été ; elles retrouvèrent leurs heures de nonchalante rêverie, en compagnie de Suleïma (la tortue éternelle que les années ne vieillissent pas), entre les cactus fleuris, sur les pierres de la cour chauffées à l’ardent soleil, — ou bien seules, au faîte des vieux murs, dans le fouillis annuel des chèvrefeuilles et des roses blanches. Elles eurent plusieurs petits, élevés avec tendresse et placés avantageusement dans le voisinage ; même ceux de la Chinoise étaient d’une défaite facile et très demandés, à cause de l’originalité de leurs minois.

Elles virent encore un autre hiver et purent recommencer leurs longs sommeils aux coins des cheminées, leurs méditations profondes devant l’aspect changeant des braises ou des flammes.

Mais ce fut leur dernière saison de bonheur, et aussitôt après leur triste déclin commença. Dès le printemps suivant, d’indéfinissables maladies entreprirent de désorganiser leurs petites personnes bizarres, qui étaient d’âge cependant à durer quelques années de plus.

Moumoutte Chinoise, atteinte la première, donna d’abord des indices de trouble mental, de mélancolie noire, — regrets peut-être de sa lointaine patrie mongole. Sans boire ni manger, elle faisait des retraites prolongées sur le haut des murs, immobile pendant des journées entières à la même place, ne répondant à tous nos appels que par des regards attendris et de plaintifs petits « miaou ».

Moumoutte Blanche aussi, dès les premiers beaux jours, avait commencé de languir, et, en avril, toutes deux étaient vraiment malades.

Des vétérinaires, appelés en consultation, ordonnèrent sans rire d’inexécutables choses. Pour l’une, des pilules matin et soir et des cataplasmes sur le ventre !… Pour l’autre, de l’hydrothérapie ; la tondre ras et la doucher deux fois par jour à grande eau !… Sylvestre lui-même, qui les adorait et s’en faisait obéir comme personne, déclara le tout impossible. On essaya alors des remèdes de bonnes femmes ; des mères Michel furent convoquées et on suivit leurs prescriptions, mais rien n’y fit.

Elles s’en allaient toutes deux, nos moumouttes, nous causant une grande pitié, — et ni le beau printemps, ni le beau soleil revenu ne les tiraient de leur torpeur de mort.

Un matin, comme je rentrais d’un voyage à Paris, Sylvestre, en recevant une valise, me dit tristement : « Monsieur, la Chinoise est morte. »

Depuis trois jours, elle avait disparu, elle si rangée, qui jamais ne quittait la maison. Nul doute que, sentant sa fin proche, elle ne fût définitivement partie, obéissant à ce sentiment d’exquise et suprême pudeur qui pousse certaines bêtes à se cacher pour mourir. « Elle était restée toute la semaine, monsieur, perchée là-haut sur le jasmin rouge, ne voulant plus descendre pour manger ; elle répondait pourtant toujours quand nous lui parlions, mais d’une petite voix si faible ! »

Où donc était-elle allée passer l’heure terrible, la pauvre Moumoutte Chinoise ? Peut-être, par ignorance de tout, chez des étrangers qui ne l’auront seulement pas laissée finir en paix, qui l’auront pourchassée, tourmentée, — et mise ensuite au fumier. Vraiment, j’aurais préféré apprendre qu’elle était morte chez nous ; mon cœur se serrait un peu, au souvenir de son étrange regard humain, si suppliant, chargé toujours de ce même besoin d’affection qu’elle était incapable d’exprimer, et tout le temps cherchant mes yeux à moi avec cette même interrogation anxieuse qui n’avait jamais pu être formulée… Qui sait quelles mystérieuses angoisses traversent les petites âmes confuses des bêtes, aux heures d’agonie ?…

XXII

Comme si un méchant sort eût été jeté sur nos chattes, Moumoutte Blanche, aussi, semblait à la fin.

Par fantaisie de mourante, elle avait élu son dernier domicile dans mon cabinet de toilette — sur certain lit de repos dont la couleur rose l’avait sans doute charmée. On lui portait là un peu de nourriture, un peu de lait, auquel elle ne touchait même plus ; seulement, elle vous regardait quand on entrait, avec de bons yeux contents de vous voir, et faisait encore un pauvre ronron affaibli, quand on la touchait doucement pour une caresse.

Puis, un beau matin, elle disparut aussi, clandestinement, comme avait fait la Chinoise, et nous pensâmes qu’elle ne reviendrait plus.

XXIII

Elle devait reparaître cependant, et je ne me rappelle rien de si triste que ce retour.

Ce fut environ trois jours après, par un de ces temps de commencement de juin, qui rayonnent, qui resplendissent, dans un calme absolu de l’air, trompeurs avec des apparences d’éternelle durée, mélancoliques sur les êtres destinés à mourir. Notre cour étalait toutes ses feuilles, toutes ses fleurs, toutes ses roses sur ses murs, comme à tant de mois de juin passés ; les martinets, les hirondelles, affolés de lumière et de vie, tournoyaient avec des cris de joie dans le ciel tout bleu ; il y avait partout grande fête des choses sans âme et des bêtes légères que la mort n’inquiète pas.

Tante Claire, qui se promenait par là, surveillant la pousse des fleurs, m’appela tout à coup, et sa voix indiquait quelque chose d’extraordinaire :

— Oh !… viens voir !… notre pauvre Moumoutte qui est revenue !…

Elle était bien là, en effet, réapparue comme un triste petit fantôme, maigre, la fourrure déjà souillée de terre, à moitié morte. Qui sait quel sentiment l’avait ramenée : une réflexion, un manque de courage à la dernière heure, un besoin de nous revoir avant de mourir !

À grand’peine, elle avait franchi encore une fois ce petit mur bas, si familier, que jadis elle sautait en deux bonds, lorsqu’elle revenait de faire sa police extérieure, de gifler quelque voisin, de corriger quelque voisine… Haletante de son grand effort pour revenir, elle restait à demi couchée sur la mousse et l’herbe nouvelle, au bord du bassin, cherchant à se baisser pour y boire une gorgée d’eau fraîche. Et son regard nous implorait, nous appelait au secours : « Vous ne voyez donc pas que je vais mourir ? Pour me prolonger un peu, vous ne pouvez donc rien faire ?… »

Présages de mort partout, ce beau matin de juin, sous ce calme et resplendissant soleil : tante Claire, penchée vers sa moumoutte finissante, me paraissait tout à coup si âgée, affaissée comme jamais, prête à s’en aller aussi…

Nous décidâmes de reporter Moumoutte dans mon cabinet de toilette, sur ce même lit rose dont elle avait fait choix la semaine précédente et qui avait semblé lui plaire. Et je me promis de veiller à ce qu’elle ne partît plus, afin qu’au moins ses os pussent rester dans la terre de notre cour, qu’elle ne fût pas jetée sur quelque fumier, — comme sans doute l’autre, ma pauvre petite compagne de Chine, dont le regard anxieux me poursuivait toujours. Je la pris à mon cou, avec des précautions extrêmes et, contrairement à son habitude, elle se laissa emporter cette fois, en toute confiance, la tête abandonnée, appuyée sur mon bras.

Sur ce lit rose, salissant tout, elle résista encore quelques jours, tant les chats ont la vie dure. Juin continuait de rayonner dans la maison et dans les jardins autour de nous.

Nous allions souvent la voir, et toujours elle essayait de se lever pour nous faire fête, l’air reconnaissant et attendri, ses yeux indiquant autant que des yeux humains la présence intérieure et la détresse de ce qu’on appelle âme…

Un matin, je la trouvai raidie, les prunelles vitreuses, devenue une bête crevée, une chose à jeter dehors. Alors je commandai à Sylvestre de faire un trou dans une banquette de la cour, au pied d’un arbuste… Où était passé ce que j’avais vu luire à travers ses yeux de mourante ; la petite flamme inquiète du dedans, où était-elle allée ?…

XXIV

L’enterrement de Moumoutte Blanche, dans la cour tranquille, sous le beau ciel de juin, au grand soleil de deux heures.

À la place indiquée, Sylvestre creuse la terre, — puis s’arrête, regardant au fond du trou, et se baisse pour y prendre avec la main quelque chose qui l’étonne :

— Qu’est-ce que c’est que ça, dit-il, en remuant des petits os blancs qu’il vient d’apercevoir, — un lapin ?

Les débris d’une bête, en effet ; — ceux de ma chatte du Sénégal, une ancienne moumoutte, ma compagne en Afrique, très aimée elle aussi jadis, que j’avais enterrée là une douzaine d’années auparavant, puis oubliée, dans l’abîme où s’entassent les choses et les êtres disparus. Et, en regardant ces petits os mêlés de terre, ces petites jambes en bâtons blancs, cet assemblage figurant encore l’arrière-train d’une bête vue de dos, je me rappelai tout à coup, avec une envie de sourire et un demi-serrement de cœur, une scène bien oubliée, une certaine circonstance où j’avais vu cette même petite charpente postérieure de chatte, garnie alors de muscles agiles et de fourrure soyeuse, fuir devant moi comiquement, détaler, queue en l’air, au comble de la terreur…

C’était un jour où, avec l’obstination propre à sa race, elle était montée encore sur un meuble vingt fois défendu et y avait cassé un vase auquel je tenais beaucoup. Je l’avais d’abord tapée, puis, ma colère n’étant pas finie, je lui avais lancé en la poursuivant un coup de pied trop brutal. Elle, étonnée seulement de la tape, avait compris, au coup de pied d’après, que cela devenait la grande guerre ; c’est alors qu’elle avait si lestement détalé à toutes jambes, son panache de queue au vent, me montrant d’une façon incorrecte et impayable son petit arrière-train affolé ; puis, abritée sous un meuble, elle s’était retournée pour me jeter un regard de reproche et de détresse, se croyant perdue, trahie, assassinée par celui qu’elle aimait et aux mains de qui elle avait confié son sort ; et, comme mes yeux restaient toujours méchants, elle avait enfin poussé son cri des grands abois, ce miaou particulier et sinistre des chats qui se sentent en passe de mort. — Toute ma colère tomba du coup ; je l’appelai, la caressai, la calmai sur mes genoux, encore toute inquiète et haletante. Oh ! le cri de détresse dernière d’une bête, fût-ce celui du pauvre bœuf qu’on vient d’attacher à l’abattoir, même celui du rat misérable qu’un bouledogue tient entre ses dents ; ce cri qui n’espère plus rien, qui ne s’adresse plus à personne, qui est comme une protestation suprême jetée à la nature elle-même, un appel à je ne sais quelles pitiés inconscientes épandues dans l’air…

Deux ou trois os enfouis au pied d’un arbre, c’est ce qui reste à présent de ce petit arrière-train de moumoutte, que je me rappelle si vivant et si drôle. Et sa chair, sa petite personne, son attachement pour moi, sa grande terreur d’un certain jour, son cri d’angoisse et de reproche ; tout ce qui était autour de ces os enfin, — est devenu un peu de terre… Quand le trou fut creusé à souhait, je montai chercher la moumoutte, raidie là-haut sur le lit rose.

En en redescendant avec ce petit fardeau, je trouvai, dans la cour, maman et tante Claire, assises sur un banc, à l’ombre, avec un air d’y être venues par hasard et affectant de parler de n’importe quoi : nous assembler exprès pour cet enterrement de chat, nous eût peut-être semblé un peu ridicule à nous-mêmes, nous eût fait sourire malgré nous… Jamais il n’y avait eu plus rayonnante journée de juin, jamais plus tiède silence traversé de si gais bourdonnements de mouches ; la cour était toute fleurie, les rosiers couverts de roses ; un calme de village, de campagne, régnait dans les jardins d’alentour ; les hirondelles et les martinets dormaient ; seule, la tortue éternelle, Suleïma, d’autant plus éveillée qu’il faisait plus chaud, trottait allégrement sans but, sur les vieilles pierres ensoleillées. Tout était en proie à la mélancolie des ciels trop tranquilles, des temps trop beaux, à l’accablement des milieux de jour. Parmi tant de fraîches verdures, de joyeuses et éblouissantes lumières, les deux robes pareilles de maman et de tante Claire faisaient deux taches intensément noires. Leurs têtes, aux cheveux blancs bien lisses, se penchaient, comme un peu lasses d’avoir vu et revu tant de fois, tant de fois, près de quatre-vingts fois, le renouveau trompeur. Les plantes, les choses, semblaient cruellement chanter le triomphe de leur recommencement perpétuel, sans pitié pour les êtres fragiles qui les écoutaient, déjà angoissés par le présage de leur irrémédiable fin…

Je posai Moumoutte au fond du trou, et sa fourrure blanche et noire disparut tout de suite sous un éboulement et des pelletées de terre. J’étais content d’avoir réussi à la garder, à l’empêcher de s’en aller finir ailleurs comme l’autre ; du moins, elle pourrirait là chez nous, dans cette cour où si longtemps elle avait fait la loi aux chats des voisins, où elle avait tant flâné l’été sur les vieux murs fleuris de roses blanches, — et où, les nuits d’hiver, à l’heure de son coucher capricieux, son nom avait résonné tant de fois dans le silence, appelé par la voix vieillie de tante Claire.

Il me semblait que sa mort était le commencement de la fin des habitants de la maison ; dans mon esprit, cette moumoutte était liée, comme un jouet leur ayant longtemps servi, aux deux gardiennes bien-aimées de mon foyer, assises là sur ce banc et à qui elle avait tenu compagnie pendant mes absences au loin. Mon regret était moins pour elle-même, indéchiffrable et douteuse petite âme, que pour sa durée qui venait de finir. C’était comme dix années de notre propre vie, que nous venions d’enfouir là dans la terre…

  1. Note de l’éditeur. Ce passage était écrit avant la nomination de M. Pierre Loti à l’Académie française.