Aller au contenu

Le Livre de la pitié et de la mort/06

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 151-174).

L’ŒUVRE DE PEN-BRON

Je m’étonne moi-même de prêter ma voix à cette œuvre, qui est si en dehors de ma route, qui, à première vue, m’avait presque glacé. Je m’étonne surtout de le faire avec conviction, avec un vrai désir d’être écouté, de persuader, d’entraîner, comme j’ai fini par être entraîné moi-même.

Cet automne, un très respecté amiral m’écrivit pour me prier de m’occuper des Hôpitaux de Pen-Bron, que j’entendais nommer pour la première fois. J’avoue que si la lettre n’eût pas été signée de ce nom de marin, j’aurais détourné la tête. Que me demandait-on là, mon Dieu, et à quel propos ! Un hôpital pour les enfants scrofuleux, qu’est-ce que cela pouvait me faire, à moi ? Qu’on les laissât plutôt mourir, ces pauvres petits, pour leur épargner une vie misérable — et peut-être une descendance honteuse. Il y en a bien assez, hélas ! d’étiolés en France et de traînards dans nos armées…

Par vénération pour celui qui s’était adressé à moi, je répondis cependant que je tâcherais, que je ferais tout ce que je pourrais même, avec ma meilleure volonté. Et j’écrivis, un peu à contre-cœur, au fondateur de Pen-Bron — M. Pallu, dont l’amiral me donnait le nom et l’adresse — qu’il pouvait disposer de moi.

Deux ou trois jours après, M. Pallu en personne arriva de Nantes pour me voir.

D’abord sa chaude parole ne me toucha pas. Ces petits êtres maladifs, ces petits scrofuleux dont il m’entretenait continuaient de ne me causer qu’un vague effroi, qu’une pitié relative mêlée de je ne sais quel insurmontable dégoût. — Je l’écoutais avec résignation. — On lui en apportait, me contait-il, qui avaient les membres étendus dans des gouttières et qui étaient rongés par des plaies horribles ; dans des petites boîtes, on lui en apportait qui tombaient presque par morceaux ; — et il les remettait sur pied, au bout de peu de mois, leur refaisait des os, une espèce de santé, leur assurait la vie…

À la fin, lassé, je l’interrompis pour lui dire, un peu brutalement : « Il serait peut-être plus humain de les laisser mourir. »

Avec un grand calme, il me répondit qu’il était de mon avis. Alors je commençai à prévoir que nous pourrions peut-être nous entendre : son œuvre avait sans doute des dessous qu’il m’expliquerait, une portée plus haute que je ne devinais pas encore.

Peu à peu il m’apprenait des choses encore inouïes pour moi, qui m’épouvantaient : les progrès de ce mal, dont le nom seul entraîne l’opprobre ; les progrès de plus en plus rapides, en ces dernières années surtout ; les misères, l’appauvrissement physique des enfants des grandes villes ; le tiers au moins du sang français déjà vicié !…

Ces guérisons, opérées à Pen-Bron, sur des petits êtres réputés perdus et qui resteraient piteusement débiles, n’avaient pour lui que la valeur d’expériences probantes ; elles démontraient que ce mal, dont je ne veux plus écrire le nom, était curable, absolument curable, sous certains climats spéciaux, par le sel et par la mer. Et alors il rêvait d’étendre son œuvre, d’en faire quelque chose d’immense, de général ; de tenter un renouvellement de la race tout entière.

« Aujourd’hui, me disait-il, dans cet hôpital si péniblement fondé, qui peut tout juste contenir cent enfants, nous n’avons guère que le rebut des autres hôpitaux de France : des pauvres petits phénomènes morbides, qui ont traîné pendant des années sur des lits, qui ont lassé tous les médecins et qu’on nous apporte in extremis, quand on n’espère plus. Mais si au lieu de cent enfants, nous pouvions en recevoir à Pen-Bron des milliers et des milliers, dans de grands bâtiments échelonnés sur des kilomètres de façade, tout le long de cette merveilleuse presqu’île de sable où l’air est toujours tiède et imprégné de sel ; si, au lieu de ces petits êtres dont la chair est percée de trous profonds, on nous amenait tous ceux que le mal a encore à peine touchés, tous ceux qui sont menacés seulement ; — oh ! si on pouvait y faire passer chaque année tous les petits pâlots, tous les petits malsains qui croissent sans air dans les usines des grandes villes, et qui deviennent ensuite de faibles soldats couturés — et dont les fils seront plus pitoyables encore ; s’ils pouvaient venir tous, à cet âge où la constitution s’améliore si vite, demander à la mer un peu de cette force qu’elle donne à ses marins, à ses pêcheurs… » Et à mesure qu’il me développait son idée, à mesure qu’il l’agrandissait devant moi avec une conviction ardente, je voyais monter dans ses yeux comme une expression d’apôtre ; je comprenais que l’œuvre à laquelle il avait voué sa vie était noble, française, humaine.

Donc, presque gagné déjà à sa cause, je lui promis d’aller moi-même à Pen-Bron, pour voir, avant d’essayer d’en parler (je n’ai jamais su parler que de ce que j’avais bien vu), pour voir ce qu’il avait commencé de faire là — sur ses « sables merveilleux », comme il les appelait.



Quelques semaines plus tard — à la fin de septembre — nous sommes au Croisic, sur le port encombré de barques de pêche. Devant nous, l’eau marine a ce bleu plus intense qu’elle prend toujours dans les endroits où, sous l’influence de certains courants, elle est plus particulièrement salée et chaude. Et là-bas, au delà des premières bandes bleues, un vieux chalet à donjon, blanchi de frais, se dresse complètement isolé, sur des sables qui paraissent être une île ; ce chalet est Pen-Bron ; mais jamais hôpital n’eut moins l’air d’en être un ; on a même grand’peine à se figurer que cette gaie habitation de plein vent puisse renfermer tant de pauvres choses sinistres, tant de variétés excessives et rares d’un mal horrible.

Après quelques minutes de traversée, une barque nous dépose sur ces sables — qui ne sont point un îlot comme on l’aurait cru de loin, mais qui forment l’extrémité d’une longue, longue et étroite presqu’île, d’une espèce de plage sans fin resserrée entre l’Océan et des lagunes à sel alimentées par la mer. Pen-Bron est là, entouré d’eau comme un navire. Devant ses murs, on a esquissé un jardin, que balaient tous les souffles du large, mais où les fleurs poussent tout de même dans les plates-bandes sablonneuses.

Une soixantaine d’enfants se tiennent dehors, petits garçons et petites filles, en deux groupes séparés. Les petits garçons jouent, causent, chantent. Sous la surveillance d’une bonne sœur en cornette, les petites filles en font autant de leur côté, à part quelques-unes un peu grandes, qui sont assises sur des chaises et travaillent à l’aiguille. — Et c’est comme cela tous les jours, paraît-il, excepté par les grandes pluies ; constamment installés dehors, les pensionnaires de Pen-Bron tournent, d’après le vent et le soleil, autour des murs de leur maison, regardant tantôt la lagune, tantôt la grande mer, sans cesse respirant cette brise qui laisse aux lèvres un goût de sel. Et vraiment — si ce n’était qu’on aperçoit quelques béquilles soutenant de pauvres petites jambes trop faibles, quelques bandages cachant encore des moitiés de figure, et, adossés à la muraille, trois ou quatre petits fauteuils d’une forme un peu inquiétante — on croirait arriver dans un pensionnat quelconque, à l’heure de la récréation ; tellement, que je sens tout à coup s’envoler cette sorte d’horreur physique, d’angoisse irraisonnée qui me serrait la poitrine à l’abord de ce muséum de misères.

Je n’ai plus qu’un sentiment de curiosité en approchant de ces petits malades : de loin, je les vois jouer comme n’importe quels autres enfants de leur âge ; mais, pour être là, cependant, il faut qu’ils soient tous, tous sans exception, atteints jusqu’aux moelles par quelque maladie effroyable. — Et alors, quelles figures vont-ils avoir ?

— Mon Dieu, des figures comme tout le monde ; quelquefois même, à mon grand étonnement, des figures très gentilles, arrondies, pleines, imitant la santé. Et comme ils sont brunis, grillés ; ils ont sur les joues la patine de la mer, comme de vrais petits pêcheurs ; on dirait qu’ils ont volé aux enfants des marins ce bon hâle de vent et de soleil qui leur donne l’air si fort. C’est une surprise complète de les trouver ainsi.

De plus près, cependant, oui, il y a bien quelques détails à faire frémir ; sous les larges petits pantalons de campagnards, des jambes odieusement tordues, contournées, des tibias courbes ; sous les petites vestes, des corsets durs soutenant encore des vertèbres ramollies qui s’effondreraient ; et puis, dans les chairs, de grands trous qui sont à peine refermés, des cicatrices creuses et horribles ; toutes sortes de mystérieux phénomènes, d’un ordre très lugubre…

Mais la gaieté souriante est là quand même, dans presque tous les yeux ; on sent que la confiance et l’espoir sont revenus à ces petits atrophiés qui ont l’impression d’un retour inespéré de la vie dans leurs corps frêles…

M. Pallu, qui m’accompagne, les appelle les uns après les autres, tout fier de me les présenter avec de si bonnes joues bronzées ; et ils me montrent leurs cicatrices sans honte, les pauvres enfants — et chacun même me conte son passé lamentable. Celui-ci avait depuis six ans une plaie ouverte au côté, en dessous du bras ; le trou se creusait toujours et les traitements des hôpitaux n’y faisaient rien ; il y a quatre ou cinq mois qu’il est à Pen-Bron, et c’est fermé, c’est fini ; en souriant, il écarte sa petite chemise pour que je voie la place, où ne reste plus qu’une longue cicatrice un peu rouge. — Un autre, d’une dizaine d’années, venait de passer quatre ans sur un lit d’hôpital, étendu dans une espèce de boîte, avec le mal de Pott, un mal dont je n’avais encore jamais entendu parler, mais dont le nom seul a je ne sais quelle consonance qui glace : c’est dans la colonne vertébrale ; les anneaux ne se tiennent plus entre eux, la soudure en est rongée, et alors le petit corps du malade, livré à lui-même, s’effondrerait comme une lanterne vénitienne que l’on décroche et qui se replie. Eh bien ! l’enfant qui avait ce mal-là est debout devant moi ; on lui a ôté depuis deux ou trois jours le corset qui lui avait soutenu le dos pendant ses premières sorties ; il n’en a plus besoin, et même son torse restera à peine déformé.

Et tous ont des choses du même genre à me montrer et à me dire, avec une naïveté joyeuse, avec un air de confiance absolue dans leur guérison complète et prochaine. Le grand air salé de Pen-Bron vient à bout de toutes ces sinistres décompositions humaines, presque aussi sûrement que les vents chauds d’été dessèchent les cloaques putrides, les suintements des murailles et les moisissures.



Nous entrons ensuite dans l’hôpital qui, pendant la journée, est presque vide. C’est un très vieux bâtiment, un ancien magasin à sel, que M. Pallu a transformé. Et il lui a fallu pour cela une volonté et une constance extrêmes. Les frais ont été à peu près couverts par des dons. Mais ce n’est pas sans peine, sans déboires de toutes sortes, que l’on arrive à recueillir une centaine de mille francs pour une œuvre pareille, si peu attrayante à première vue.

L’hôpital de Pen-Bron, dans son état actuel, contient environ cent lits — cent lits d’enfant, quelques-uns à peine plus grands que des berceaux. Les salles toutes blanches ouvrent toujours des deux côtés sur la mer ; comme si on était dans une maison flottante, on ne voit par les fenêtres que de grandes étendues marines, que de grands horizons changeants, avec des barques de pêche qui s’y promènent à la voile. Et la chapelle, très simple, avec sa voûte de chêne, ressemble à une chapelle de navire. Les petits malades nouveau-venus, qui ne peuvent pas encore sortir, au lieu de regarder de grands murs gris, comme dans les hôpitaux ordinaires, s’amusent, de leur place, à voir les bateaux passer et reçoivent jusque dans leur couchette le grand air vivifiant du large. Par contraste avec les pensionnaires plus anciens, ils ont, ceux-ci, un teint blême, une transparence de cire et de trop grands yeux cernés.

Mais leur temps de stage dans les salles n’est généralement pas bien long ; au plus vite, coûte que coûte, on les envoie dehors, au soleil, respirer la senteur salée des eaux. Il y a même pour eux des barques spéciales sur lesquelles on les couche, des espèces de lits flottants pour les mener sur la lagune. Par une fenêtre ouverte, on me montre là-bas leur pauvre petite escadre singulière qui s’éloigne de la rive, à la remorque d’un canot ; trois de ces radeaux-lits sont occupés par des enfants pâles ; dans le canot se tient l’aumônier qui les conduit, emportant un livre pour leur faire la lecture pendant les longues heures du mouillage quotidien.

Parmi ceux qui ne peuvent sortir encore, il s’en trouve vraiment de bien étiolés, de bien blêmes, plus attristants à regarder que des enfants morts. Mais tous m’accueillent avec un gentil sourire ; sans doute on le leur a recommandé ; avant que je vienne, on a dû leur dire que j’étais quelqu’un de dévoué à leur cause ; alors, dans leur imagination toujours en rêve, ils m’attribuent peut-être quelque bienfaisant pouvoir un peu magique. Et il me semble que leurs bons petits regards m’obligent davantage à faire pour leur hôpital tout mon possible. Çà et là, sur les lits, il y a des jouets. Oh ! bien modestes : pour les petites filles, ce sont des poupées, des marottes plutôt, habillées en peignoir d’indienne. Ici, un petit garçon de quatre ou cinq ans — qui a les deux jambes dans des gouttières avec des poids attachés aux pieds pour empêcher ses os ramollis de se recoquiller — s’amuse à aligner sur son drap des soldats en carton, cadeau de la bonne sœur. Et puis mes yeux s’arrêtent charmés sur une délicieuse petite créature d’une douzaine d’années, blanche et rose, avec des traits affinés étrangement, qui ne joue à rien, mais qui paraît déjà rêver avec une mélancolie profonde, la tête sur son oreiller tout propre et tout blanc. Je demande quel est son mal, à cette petite si jolie. On me répond que c’est l’horrible mal de Pott, arrivé à son dernier degré, et qu’on a peur qu’il ne soit bien tard pour la guérir…

Son regard, à elle, m’impressionne singulièrement ; il est comme un appel, une supplication douloureuse, un cri de désespérance clairvoyante et sans borne. — D’ailleurs, aucune parole ni aucune larme n’égalent pour moi ces prières d’angoisse qui, à certains moments, jaillissent ainsi, muettes et brèves, des yeux des déshérités quels qu’ils soient — enfants malades, vieillards pauvres et abandonnés, ou même bêtes battues qui tremblent et qui souffrent… Oh ! la pauvre petite ! Et moi qui avais dit, en parlant de ces enfants de Pen-Bron, qu’il vaudrait mieux les laisser mourir ! C’est d’une manière générale et vague que l’on dit de pareilles choses, quand on n’a pas vu ; mais dès qu’il s’agit de passer à l’application individuelle, on sent tout de suite qu’on ne pourrait plus, que ce serait monstrueux. Et puis, de quel droit, lorsqu’il y a moyen de l’empêcher, laisserait-on repartir pour le mystérieux inconnu de la mort des petits yeux clairs, intelligents comme ceux-là, des petits yeux interrogateurs, suppliants — et qui viennent à peine de s’ouvrir sur la vie… Quand même l’idée de développer ces hôpitaux jusqu’à en faire une œuvre de régénération nationale serait une chimère impossible, rien que pour ramener à la santé quelques petites créatures comme celles que je viens de voir, il vaudrait la peine cent fois de continuer, d’agrandir…

Mais la chimère est très réalisable — avec de l’argent, par exemple, de l’argent, beaucoup d’argent. Derrière l’hôpital actuel, il y a cette interminable presqu’île de sable, qui court à perte de vue, comme un ruban jaunâtre entre les eaux bleues de la mer et les eaux encore plus bleues de la lagune salée. C’est là, dans cette exposition incomparable, que M. Pallu, le fondateur de Pen-Bron, rêve de prolonger sur des kilomètres de façade ses rangées de lits blancs, pour que des milliers de petits affaiblis viennent s’y faire, comme les marins, des poitrines bombées et des muscles durs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et surtout qu’on ne pense pas que j’ai prêté ma voix, par surprise, à une spéculation intéressée. Oh ! non, qu’on ne se méprenne pas sur ce point. Celui qui a fondé Pen-Bron y a dépensé son argent en même temps que son énergie et sa volonté. Il y a là un conseil d’administration qui n’est pas rétribué ; un conseil composé de gens d’élite qui, lorsqu’un déficit se produit dans la caisse, le comblent avec leur propre bourse. Il y a là des médecins qu’on ne paie pas et qui viennent tous les jours de Nantes par pur dévouement. Il y a là des sœurs de charité qui sont admirables, et voici un trait pour peindre la sœur supérieure : faute d’argent, on ne peut pas brûler les linges souillés qui ont bandé les plaies, on est obligé de les laver pour les faire resservir et, les femmes de peine refusant toute cette effroyable besogne, cette sœur a dit simplement : « Moi, je les laverai. » — Et elle les a lavés, et elle les lave elle-même chaque jour pendant ses heures de repos.

C’est toute une réunion de gens de cœur, liés par une foi commune dans leur œuvre ébauchée, et soutenus, à travers les difficultés terribles, par les merveilleux résultats acquis. Ils ont fondé quelque espoir sur moi, sur ce que je pourrais dire pour les rendre un peu moins ignorés… et je tremble que leur espoir ne soit déçu, tant j’ai conscience, hélas ! que leur œuvre admirable est de celles qui, à première vue, n’attirent pas… L’argent leur manque, non seulement pour entreprendre leur grand projet rêvé, la régénération en masse des enfants de France, mais même pour faire face aux plus pressantes misères ; chaque jour, faute de place, ils se voient obligés de fermer leur porte à des parents qui viennent supplier qu’on prenne leurs petits.

Si ma voix pouvait être entendue ! si je pouvais leur attirer quelques dons !… Ou si, au moins, à ceux qui ne se laisseront pas convaincre, je pouvais inspirer la curiosité d’aller, pendant leurs voyages de bains de mer, visiter Pen-Bron… je suis sûr que, quand ils auraient vu, ils seraient gagnés comme je l’ai été — et qu’ils donneraient.