Le Livre de la pitié et de la mort/09
TANTE CLAIRE NOUS QUITTE
Dimanche 30 novembre 1890. — Hier au soir, le pas douloureux a été franchi ; la minute précise où l’on comprend tout à coup que la mort arrive, a été passée.
Ceux qui ont eu des deuils le connaissent sans doute tous, cet entretien décisif avec le médecin, sur qui on fixe des yeux sombres presque et irrités tandis qu’il parle. Ses réponses, d’abord obstinément quelconques, puis de plus en plus désolantes à mesure qu’on le presse, font leur chemin peu à peu, vous enveloppant de couches de froid successives qui pénètrent toujours plus avant — jusqu’au moment où l’on baisse la tête, ayant tout à fait entendu… On a envie de lui demander grâce comme si cela dépendait de lui, et en même temps on lui en veut de ne rien pouvoir…
Alors elle va mourir tante Claire…
Et, quand on sait, un certain temps est nécessaire encore pour envisager tous les aspects de ce qui va arriver, même pour se rendre compte de ce qu’il y a d’effroyablement définitif dans la mort…
La première nuit vient ensuite, sur cette certitude, avec l’oubli momentané qu’apporte le sommeil, et il faut avoir l’angoisse de se réveiller en retrouvant plus assise que jamais la même pensée noire…
Donc, c’est fini, tante Claire va mourir…
Lundi 1er décembre. — Jour de grande gelée. Un triste soleil d’hiver éclaire blanc dans un ciel bleu pâle plus sinistre que ne serait un ciel gris.
Journée passée à attendre la mort de tante Claire. Au milieu de sa chambre elle est couchée sur un lit bas, où on ne l’avait posée que pour un instant et où elle a demandé qu’on la laissât sans la déranger plus.
C’est bien toujours sa chambre d’autrefois où j’aimais tant à me tenir des journées entières quand j’étais enfant ; beaucoup de mes premiers petits rêves étranges, sur le grand univers inconnu, y sont restés accrochés un peu partout, aux cadres des glaces, aux aquarelles anciennes des murs, — et surtout enchevêtrés aux dessins nuageux du marbre de la cheminée, que je regardais de près les soirs d’hiver, y découvrant toutes sortes de formes de bêtes ou de choses, quand l’heure du crépuscule me ramenait devant le feu… On n’y a rien changé, à cette cheminée où jadis tante Claire plaçait pour moi l’Ours aux pralines — et je revois toujours à leurs mêmes places la table sur laquelle elle m’aidait à faire mes pensums, la grande commode que j’encombrais si bien de mon théâtre de Peau d’Âne, de mes fantastiques décors et de mes petits acteurs de porcelaine. Toute mon enfance, anxieuse ou enchantée, tous mes commencements, inquiets ou éblouis de mirages, je les retrouve ici aujourd’hui, avec déjà une sorte de mélancolie d’outre-tombe, dans cette chambre où j’ai été tant choyé, consolé, gâté, par celle qui va y mourir… Oh ! la fin de tout. Oh ! le néant là, tout près, qui nous appelle et où nous serons demain…
Il n’y a plus rien à faire et nous restons assis auprès de son lit.
Pendant ces heures de lourde attente, où l’esprit quelquefois s’endort et oublie, où il ne semble plus que cette pauvre tête blême et déjà presque sans pensée, qui est là, soit bien réellement celle de tante Claire, la bonne vieille tante si aimée, — mes yeux regardent par hasard les coussins qui la soutiennent… Celui-ci, aux dessins un peu fanés, fut brodé jadis par elle, — en surprise, je me souviens, pour un premier de l’an, à l’époque où cette approche des étrennes me transportait d’une telle joie enfantine, il y a vingt-cinq ou trente ans… Oh ! le temps jeune que c’était !… oh ! y revenir rien que pour une heure, rebrousser chemin à travers les durées accomplies, ou seulement s’arrêter un peu, ou seulement ne pas courir si vite à la mort…
Rien à faire. Nous nous tenons là près d’elle, et de temps à autre les petits nouveau-venus de la famille — les tout-petits qui vieilliront si vite — arrivent aussi, menés par la main ou au cou de leurs bonnes, un peu effarés sans savoir qu’il y a tant de quoi et les yeux anxieusement ouverts. Ils s’en souviendront même à peine, eux, de celle qui s’en va. — Dehors, il gèle à pierre fendre sous ce pâle soleil hyperboréal. — Et ma bien-aimée vieille mère, constamment dans le même fauteuil bien en face de sa sœur mourante, regarde tout le temps ce pauvre visage qui se décompose et s’anéantit, veut voir obstinément jusqu’à la fin cette compagne de toute sa vie qui, la première, s’en retourne à la terre. Et je l’entends dire tout bas, avec un accent de douce et sublime pitié : « Comme c’est long ! » — Cette chose qu’elle ne nomme pas et que nous connaîtrons tous, c’est l’agonie. Elle trouve que, pour sa sœur, c’est bien long, que rien ne lui est épargné. Mais elle en parle, elle, comme d’un passage vers un ailleurs radieux et très sûr ; elle en parle avec sa foi tranquille que je vénère, qui est la seule chose au monde me donnant à certaines heures une espérance irraisonnée encore un peu douce.
Toujours ce froid, si inusité dans nos pays qui, à la tristesse de cette attente de mort, ajoute une impression générale sinistre, comme celle d’un trouble cosmique, d’un refroidissement de la terre.
Vers trois heures du soir, dans la maison glacée, j’étais à errer, sans but, pour changer de place, sans savoir que faire et l’esprit distrait pour un moment ; j’avais presque oublié, comme il arrive quand les attentes même les plus anxieuses se prolongent trop. Et j’étais par hasard tout en haut, dans la lingerie, d’où l’on apercevait au loin la campagne à travers les vitres tachetées de brouillard glacé, la campagne unie et morne sous un soleil rose de soir d’hiver…
Sur l’appui d’une des fenêtres, à l’extérieur, mes yeux rencontrèrent deux brins de laurier-rose dans une pauvre petite bouteille cassée qu’une ficelle retenait à un clou… Et tout à coup je me rappelai avec un déchirant retour… Il y a environ deux mois, quand c’était encore le bel automne lumineux et chaud, tante Claire se trouvant à passer en même temps que moi dans cette lingerie, m’avait dit, en me montrant cela : « Ce sont des boutures de laurier-rose que je vais faire. » Je ne sais pourquoi, dans la première minute, je m’étais senti attristé ; cette idée de faire des boutures, quand il était bien plus simple d’acheter des lauriers tout venus, m’avait paru presque un enfantillage sénile. Mais ensuite ma pensée s’était reportée avec un attendrissement très doux vers le temps passé, vers le temps où nous étions pauvres et où l’activité, l’ordre, l’économie de maman et de tante Claire, suffisaient à donner encore bon aspect à notre chère maison ; en ce temps-là, comme toujours du reste, c’était tante Claire qui avait la haute direction de nos arbres et de nos fleurs ; elle faisait elle-même des boutures, des écussons, des semis au printemps, et trouvait le moyen, avec une dépense presque nulle, de rendre notre cour fleurie et délicieuse. — C’est une chose vraiment exquise que d’avoir été pauvre ; je bénis cette pauvreté inattendue, qui nous arriva un beau jour, au lendemain de mon enfance trop heureuse, et nous dura près de dix années ; elle a resserré nos liens, elle m’a fait adorer davantage les deux chères gardiennes de mon foyer ; elle a donné du prix à mille souvenirs ; elle a beaucoup jeté de charme sur ma vie ; je ne puis assez dire tout ce qu’elle m’a appris et tout ce que je lui dois. Certainement il manque quelque chose à ceux qui n’ont jamais été pauvres ; un côté attachant de ce monde leur reste inconnu.
Ces plantes, que nous achetons maintenant chez des jardiniers, elles sont pour moi impersonnelles, quelconques, je ne les connais pas ; qu’elles meurent, je m’en moque. Mais les anciennes qui furent semées jadis ou greffées par tante Claire, pourvu que ce froid inaccoutumé ne me les tue pas !… Une frayeur m’en vient tout à coup ; j’en aurais un surcroît de chagrin… Je vais recommander aux domestiques de rentrer toutes celles qui sont dans des pots, de leur faire du feu, d’y veiller avec plus de soin que jamais…
Et je regarde de plus près, à travers les vitres, ces deux brins de laurier-rose que secoue le vent du nord mortel ; ils sont déjà gelés et la glace a fait fendre la bouteille où ils trempaient ; personne ne la plantera, ni ne la fera revivre, la pauvre dernière bouture laissée par tante Claire, et cela me déchire cruellement de la regarder, et les sanglots tout à coup me viennent, les premiers depuis que je sais qu’elle va mourir…
Puis, j’ouvre la fenêtre, je ramasse pieusement la bouture gelée, les débris de la bouteille, la ficelle qui l’attachait, et je serre le tout dans une boîte, écrivant, sur le couvercle, ce que cela a été, avec la date funèbre. — Qui sait entre quelles mains tombera cette petite relique ridicule, quand je serai moi aussi retourné à la terre !… Toujours cette dérision lamentable : aimer de tout son cœur des êtres et des choses que chaque journée, chaque heure travaille à user, à décrépir, à emporter par morceaux ; — et, après avoir lutté, lutté avec angoisse pour retenir des parcelles de tout ce qui s’en va, passer à son tour.
Le soir, tante Claire respire et parle encore, nous reconnaît, répond aux questions qu’on lui fait, mais d’une voix sourde, égale, sans inflexions, qui n’est plus la sienne. Elle est déjà à moitié dans l’abîme…
Je suis de garde à la caserne des matelots, où il me faut rentrer pour la nuit. Léo, qui vient m’y reconduire par les rues obscures et glacées, me dit en route, pendant notre trajet silencieux, seulement ces deux petites phrases si naïves en elles-mêmes, banales à force d’être simples, mais qui expriment précisément le genre de regret de mon passé lointain qu’en ce moment même j’éprouvais, qui sonnent le glas funèbre de toute l’époque matinale de ma vie : « Elle ne fera plus vos devoirs ni vos pensums, la pauvre tante Claire ;… elle ne travaillera plus à votre théâtre de Peau d’Âne… »
Nuit de garde passée sans sommeil dans cette caserne. Au dehors, grande gelée toujours, le froid persistant sous le ciel net et desséché. Dès que se lève le jour, j’envoie mon ordonnance prendre des nouvelles ; un mot au crayon qu’il me rapporte me dit que rien n’est changé ; tante Claire est encore là.
À la caserne, où je dois rester tout le jour, c’est aussi une fin qui s’opère, ajoutant sa toute petite tristesse à la grande. Par suite d’un ordre du ministre réduisant encore notre division, on désapproprie des locaux où les marins habitaient depuis Louis XIV, entre autres la vieille salle d’escrime, que j’aimais pour y avoir pris mes premières leçons d’armes, pour m’y être, pendant des années, rompu à tous les sports des matelots. Pêle-mêle, dehors, sur le sol gelé, sont jetés les masques, les paquets de fleurets, les bâtons et les gants de boxe, les vieux écussons et les vieux trophées. Et c’est encore presque un peu de ma jeunesse qui s’éparpille là par terre…
Vers quatre heures du soir, après une tournée de service en plein air dans les cours, rentrant dans cette chambre nue de l’officier de garde que j’habite encore jusqu’à demain, j’aperçois, posé sur ces laids et tristes rideaux jaunes du lit, un pauvre papillon qui bat des ailes comme pour mourir, — un grand papillon d’été et de fleurs, une « vanesse », dont l’existence en décembre, après cette série de froids excessifs, inconnus dans nos pays, a quelque chose d’anormal et d’inexpliqué ; je m’approche pour le regarder : il est piqué par une grosse épingle qu’on a enfoncée jusqu’à la tête dans son petit corps affreusement crevé. — C’est mon ordonnance qui a dû faire cela, sans pitié comme les enfants. — Un tremblement de douloureuse agonie agite ses pauvres ailes encore fraîches… Dans les états d’âme très particuliers, pendant les anxiétés et les désespérances, de très insignifiantes petites choses s’agrandissent, ont des dessous insondables, font mal et font pleurer. Voici que l’agonie de ce dernier papillon de l’été, dans cette chambre nue, un soir d’hiver et de gelée, au reflet mourant d’un terne soleil rose qui se couche, me semble une chose infiniment mélancolique, s’associe pour moi d’une façon mystérieuse à l’autre agonie qui va venir… Et des larmes — ces larmes plus amères que l’on verse seul — m’obscurcissent à présent les yeux.
Oh ! ce bel été passé, dont ce papillon est le dernier survivant, avec quel serrement de cœur je l’ai vu finir, je l’ai senti s’éteindre peu à peu au milieu des plantes jaunies, au milieu de nos treilles et de nos roses qui s’effeuillaient ! J’avais si bien le pressentiment que ce serait le dernier des derniers pendant lequel il me serait donné de voir encore, parmi les fleurs de la cour, dans l’avenue verte, passer ensemble les deux chères robes noires pareilles !
Il n’y a rien à faire pour ce papillon ; il est doublement perdu, à cause du froid et à cause de ce trou qui lui traverse le corps ; rien qu’à abréger sa fin. Je le prends, en lui faisant le moins de mal possible, et je le jette au milieu du brasier de la cheminée, où il est consumé instantanément, son âme exhalée en une fumée imperceptible…
Nuit de garde à la caserne, — pendant laquelle je crois entendre à chaque instant des pas dans l’escalier : quelqu’un qui viendrait de la maison m’annoncer que la mort a fait son œuvre.
Mercredi, 3 décembre. — Je finis le matin ma semaine de service. Toujours ce même temps de grande gelée, avec ce pâle soleil.
Dans cette chambre de tante Claire où, depuis trois jours, il semble qu’on sente physiquement l’approche de la mort, les choses ont encore leur même aspect d’attente. Et maman est dans le même fauteuil en face d’elle, la regardant s’en aller. Sur ce petit lit de fer, d’où elle ne veut plus qu’on l’enlève, très bas, très en vue et presque au milieu de l’appartement, tante Claire est couchée, se plaint, s’agite et souffre. De moins en moins elle se ressemble à elle-même, défigurée ; les coques de ses cheveux blancs, qu’on était habitué à voir si bien faites, à présent tout en désordre. Son image s’altère et s’efface sous nos yeux, même avant la fin. Puis elle nous reconnaît à peine et ne trouve plus pour répondre que cette voix sourde qui ne paraît pas lui appartenir. — Alentour, pourtant, sa chambre a conservé son aspect accoutumé, avec toujours, aux mêmes places, les mêmes petits objets que du temps de mon enfance, et, quand j’arrive à bien me représenter que c’est la tante Claire d’autrefois, ce pauvre débris déjà méconnaissable, condamné sans espérance, je sens un envahissement de tristesse qui est comme une tombée de nuit d’hiver sur ma vie, — avec aussi une inquiétude de ne lui avoir peut-être pas assez témoigné combien je l’aimais.
Le médecin déclare le soir qu’elle ne passera pas la nuit, qu’il n’y a plus absolument, rien à essayer ni à espérer ; on pourra seulement lui éviter un peu la souffrance, avec de la morphine. Sur ce petit lit de hasard, elle est aux prises avec le grand mystère d’épouvantement ; elle va finir sa vie qui fut sans joie même aux heures de sa jeunesse, qui fut toujours humble et effacée, sacrifiée à nous tous.
Dans la maison entière, dans les appartements, dans les escaliers, il fait, cette nuit, un froid qui pénètre jusqu’aux os, qui resserre l’esprit et le tient figé davantage dans l’unique pensée de la mort. On dirait que le soleil s’éloigne de nous pour jamais, comme la vie, — et ces plantes que tante Claire soignait depuis tant d’années dans notre cour vont sans doute aussi mourir.
Vers dix heures, maman, après l’avoir embrassée, consent à la quitter et à descendre se reposer dans une chambre éloignée où elle trouvera plus de silence ; elle se laisse emmener par notre fidèle Mélanie — qui est d’une race de vieux serviteurs dévoués, devenus presque des membres de la famille. Avant de partir, cependant, elle a préparé, avec ce courage tranquille, ce besoin d’ordre qui a présidé à toute sa vie, les choses blanches qui doivent servir à la dernière toilette. Moi, qui n’ai jamais vu mourir qu’au loin, sans apprêts, dans des ambulances ou sur des navires, je me sens étonné et glacé par mille petits détails qui m’étaient tout à fait inconnus…
On tient conseil à voix basse pour cette veillée suprême ; il est convenu qu’on laissera, cette nuit, dormir les domestiques ; ce sont ses nièces qui resteront là ensemble. Je coucherai tout à côté, dans la chambre arabe, et, quand le moment de l’agonie sera venu, elles me réveilleront. Elles ne frapperont pas à ma porte, de peur que maman, d’en bas, dans le silence de la nuit, n’entende et ne comprenne. Non, elles frapperont à certain point du mur qui est voisin de ma tête — et où précisément tante Claire elle-même avait jadis si souvent cogné avec une canne, de grand matin, à des heures toujours exactes de sa grande pendule, quand j’avais quelque corvée au petit jour ou quelque départ ; je me fiais beaucoup plus à elle qu’à mon domestique dormeur, — et elle acceptait volontiers cette charge, par comme autrefois celle de coiffer les nymphes et les fées de Peau d’Âne ou de me faire réciter l’Iliade, comme en général toutes les missions que ma fantaisie imaginait de lui confier…
Jeudi 4 décembre. — La même nuit, vers deux heures du matin, après quelques moments de ce sommeil particulier que l’on a lorsque plane une angoisse, une attente de malheur ou de mort, je m’éveille, frémissant d’une sorte d’horreur glacée : on a frappé derrière ce mur, — qui, de ce côté-ci, ressemble à celui de quelque lointaine mosquée blanche, dépayse l’esprit, mais qui, de l’autre, donne dans l’alcôve de tante Claire. Or, j’ai compris presque avant d’avoir entendu ; j’ai compris avec la même épouvante que si la mort elle-même, de l’os de son doigt, eût frappé ces petits coups inexorables dans cette alcôve…
Et je me lève en hâte, dans la nuit de gelée, les dents claquant de froid, pour courir où l’on m’appelle…
Là, c’est la fin, la sombre lutte de la fin. Cela dure encore quelques secondes à peine ; à travers le trouble du réveil, je vois cela comme dans un cauchemar angoissant… Puis la molle immobilité survient, l’apaisement suprême. — Oh ! l’horreur de cet instant, l’effroi de cette pauvre tête, si vénérée et si aimée, qui retombe enfin sur son oreiller pour jamais…
Maintenant, il faut faire les plus pénibles choses, s’acquitter des plus effroyables soins. Celles qui sont là décident de s’en charger elles-mêmes, sans vouloir que les domestiques s’en mêlent, ni seulement les assistent. Et, jusqu’à ce qu’elles aient fini, je me retire pour attendre dans l’antichambre glaciale, transi d’un froid mortel qui n’est pas seulement physique, qui est aussi un froid d’âme, pénétrant jusqu’aux tréfonds de moi-même. Dans cette antichambre de tante Claire, il y a ces objets familiers que j’ai connus là toute ma vie, mais qu’en cet instant je ne peux plus regarder : ils embrument mes yeux de larmes… Il y a certain petit pupitre à elle, certains petits livres et une bible, posés là sur une table ancienne ; puis surtout, dans un coin, sa propre chaise d’enfant, rapportée de l’île, conservée depuis soixante-dix ou soixante-quinze années et dans laquelle, étant tout petit, je venais m’asseoir près d’elle, — essayant de me représenter l’époque si reculée, presque légendaire et merveilleuse à mes yeux d’alors, où dans cette île d’Oléron, tante Claire avait été elle-même une petite fille…
Quand c’est fini, la suprême toilette, on me rappelle. Alors nous prenons à deux le pauvre corps, maintenant calme et en vêtements blancs, pour l’enlever de l’affreux petit lit de souffrance, qui avait pris, malgré tout ce qu’on avait pu faire, un aspect de grabat, et le porter sur le grand lit, tout blanc et immaculé.
Puis nous commençons, à travers la maison noire et glacée, un va-et-vient étrange, sans éveiller les domestiques, sans bruit pour que maman n’entende rien ; emporter pièce par pièce le lit de mort, toutes les choses sombres qui n’ont plus de raison d’être, charroyer nous-mêmes cela au fond de la maison, dans un chai, traversant vingt fois la cour où commence à tomber une pluie d’hiver plus froide que de la vraie neige. Il est environ trois heures du matin ; nous avons l’air de faire je ne sais quoi de clandestin et de criminel ; nous accomplissons du reste des besognes dont nous n’avions aucune idée jusqu’à cette nuit, étonnés de le pouvoir sans plus de peine ni de dégoût, soutenus par une sorte de pudeur vis-à-vis des gens de service, par une sorte de sentiment pieux qui s’étend à de très petites choses…
Revenus maintenant près du lit où nous l’avons couchée, nous enlevons, avec une anxieuse crainte, ce bandeau funèbre que, dans les premières minutes, on met aux morts, — et le visage réapparaît, immobilisé dans une expression déjà rassérénée, plus du tout pénible à voir.
Elles entreprennent maintenant de recoiffer tante Claire, de refaire pour la dernière fois ses vénérables boucles blanches dont elle était si soigneuse pendant sa vie. Et, sitôt que cette coiffure est terminée, la blancheur des cheveux encadrant le front pâle, c’est une transformation complète, surprenante ; le cher visage que, depuis tant de jours, nous n’avions plus vu que contracté par la douleur physique, s’est transfiguré absolument ; tante Claire a pris une expression de paix suprême, une distinction tranquille avec un vague sourire très doux, un air de planer au-dessus de toutes choses et de nous-mêmes. C’est apaisant et consolant de la voir ainsi, dans cet apparat blanc comme neige, dans cette majesté tout à coup survenue — après tout l’horrible de ce petit lit sur lequel elle avait voulu rester pour mourir…
Toujours sans bruit, montant et descendant comme des fantômes, nous allons chercher maintenant tout ce qu’il y a de fleurs dans la maison par ces temps de gelée : des bouquets de chrysanthèmes blancs, qui étaient en bas dans le grand salon ; des bouquets très odorants de fleurs d’oranger, venus du jardin de Léo en Provence ; puis des primevères, — et nous coupons aussi, pour les jeter sur les draps, les palmes d’un cyca auxquelles nous attachions une valeur de souvenir parce que, contrairement à l’habitude des cycas annuels, elles avaient résisté quatre étés durant, à l’ombre, dans notre cour.
La figure continue de s’affiner, de s’embellir dans une pâleur de cire vierge ; jamais morte ne fut plus douce à regarder, et nous pensons que les tout petits enfants de la famille, même mon fils Samuel, pourront très bien entrer demain pour lui dire adieu.
Avant de descendre chez ma mère, pour gagner du temps, pour retarder encore le moment de tout lui dire, nous décidons de mettre dans un ordre parfait la chambre entière ; ainsi, quand elle montera revoir sa sœur, l’aspect des choses alentour n’aura plus rien de pénible, sera plus en harmonie avec le visage infiniment calme qui repose sur l’oreiller blanc. Nous ferons tout cela nous-mêmes, comme le reste ; de cette façon, aucune trace de la lutte de cette nuit ne demeurera apparente pour ceux qui n’y ont pas assisté. Dans le même silence toujours, marchant sur la pointe des pieds, nous nous remettons à l’œuvre, avec un besoin d’activité qui est peut-être un peu fiévreux : comme des domestiques, nous voici encore emportant des plateaux, des tasses, des remèdes, tout l’attirail de la maladie et de la mort ; puis nous ouvrons les fenêtres au vent glacé de la nuit, nous brûlons de l’encens, — et je me rappelle avoir balayé moi-même les tapis, trouvant plaisir, en ce moment, à faire pour elle n’importe quelle plus humble besogne.
Cinq heures du matin sonnent quand tout est terminé, dans un ordre parfait, et les fleurs arrangées. Une petite lampe d’argent, placée d’une certaine façon, tamise, à travers un abat-jour, de la lumière rosée sur le visage mort qui achève de se transfigurer radieusement. Tante Claire est devenue jolie, jolie comme jamais nous ne l’avions vue dans sa vie : l’expression de paix suprême et triomphante semble s’être fixée pour toujours comme dans du marbre. Son visage actuel est plutôt une représentation idéale d’elle-même, dans laquelle, en régularisant tous les traits, on n’aurait conservé que le charme de douceur et de bonté reflété au dehors par son âme. Et ces palmes vertes, posées en croix sur sa poitrine, ajoutent à la tranquille majesté inattendue de son aspect.
Allons, maintenant, plus de prétexte pour attendre ; il faut se décider à prévenir ma mère, lui dire comment tout s’est passé et quelles choses nous avons faites. — Pour arriver à sa chambre, il y a un long détour à prendre, par le rez-de-chaussée, à cause de mon fils qui dort son sommeil léger de tout petit enfant, — et je trouve interminable notre trajet silencieux, une lampe à la main, à cette heure inusitée, dans les appartements, les escaliers, qui se succèdent froids et noirs.
C’est horriblement pénible d’apporter un tel message… Dès le premier coup, frappé bien doucement à la porte, avant que Mélanie ait eu le temps de se lever pour ouvrir, la voix de maman, qui devine pourquoi nous venons, demande, dans ce silence de la nuit, très vite, avec une intonation pressée d’angoisse :
— C’est fini, n’est-ce pas ?…
Le jour d’hiver se lève enfin, bien pâle, beaucoup moins froid que les jours précédents, attiédi par cette neige fondue qui est tombée, la nuit.
Dès le matin, les domestiques vont de côté et d’autre annoncer la fin à nos amis. On apporte des bouquets, des couronnes de tristes fleurs d’hiver, dont le lit se recouvre peu à peu, en attendant les roses de Provence commandées par dépêche. On vient de photographier le tranquille visage de cire encadré de boucles blanches, qui demain aura disparu pour l’éternité : l’image qu’on va en faire le fixera pour quelques années encore, — pour quelques instants de plus, d’une insignifiante durée dans la suite infinie du temps… Des amis montent et descendent ; la maison est pleine d’une agitation particulière, sourde, à pas étouffés — et tante Claire, au milieu de ses fleurs, fait toujours, toujours son même sourire de triomphante et inaltérable paix.
Ma toute petite nièce, de cinq ans, qu’on a amenée auprès de ce lit, exprime ainsi son impression à sa plus petite sœur, qui n’est pas montée encore : « On vient de me faire voir tante Claire, en ange, qui partait pour le ciel. »
Je me rappelle aussi cette scène avec Léo… Depuis tantôt quatre ans, il était son voisin à table ; ils avaient ensemble de petits mystères, même de petites querelles comiques — surtout à propos d’une certaine paire de ces ciseaux courts pour les broderies qu’on appelle des monstres. Lui, inventait mille prétextes, plus saugrenus les uns que les autres, pour avoir très souvent besoin de ces petits monstres et venir les emprunter à tante Claire, qui les lui refusait toujours avec indignation. Une seule et unique fois elle les lui avait confiés, — le soir où il avait été reçu capitaine. Ce jour-là, elle les avait glissés elle-même en surprise sous sa serviette à table, pour exécuter une promesse ancienne : « Le jour où vous serez reçu, je vous les prêterai, si jusque-là vous êtes sage. » — Et ce matin, quelqu’un ayant prononcé devant lui ce nom des « petits monstres », il éclate en sanglots…
Je vais au cimetière, au soleil de midi, pour les dispositions à prendre au sujet du caveau et de la cérémonie de demain. Un temps doux, après ces grands froids passés ; un soleil trompeur, jouant la lumière d’été. Je crois que les ciels sombres sont moins mélancoliques, en décembre, que ces demi-soleils, qui chauffent vers le milieu du jour pour faiblir de très bonne heure devant l’humidité et les brouillards. Dans ce cimetière ensoleillé, presque riant, où des milliers de couronnes de perles jettent de fraîches couleurs sur les tombes, je me laisse distraire par instants, l’esprit détendu ; puis, tout à coup, me reprend un souvenir de mort, je me rappelle que je suis venu là pour faire préparer la place d’anéantissement destinée à tante Claire.
La nuit vite revenue, on se dispose pour la dernière veillée. Je regarde longuement, avant de me retirer, la figure sereine de tante Claire, cherchant à fixer en moi cette suprême image d’elle, qui est si consolante et si jolie.
Cet arrangement, ces fleurs sur ce lit, tout cela est tel que je l’avais souhaité, et tel que je l’avais, pour ainsi dire, vu par avance avec une tristesse anticipée.
Mes souvenirs d’enfance me reviennent ce soir avec une netteté rare. Ils me reviennent pour l’adieu sans doute, car il est certain que tante Claire en emporte une grande partie avec elle dans la terre…
Vers mes huit ou dix ans, j’avais un bengali que j’aimais beaucoup. Je savais sa petite existence très fragile et j’avais eu cette précaution singulière de préparer de longue date tout ce qu’il faudrait pour l’ensevelir : une petite boîte de plomb rembourrée de ouate rose et un mouchoir de batiste à tante Claire comme drap de deuil. J’aimais ce petit oiseau d’une affection étrange, exagérée comme étaient beaucoup de mes sentiments d’alors ; longtemps à l’avance, je m’étais représenté qu’un jour viendrait où il faudrait coucher le bengali dans cette boîte et où je verrais la cage, devenue silencieuse, occupée par le tout petit cercueil recouvert de son drap blanc. — Un matin, comme on venait de me ramener du collège, tante Claire, qui m’avait guetté par une fenêtre, me prit à part pour m’annoncer, avec des précautions, que l’oiseau avait été trouvé mort, tombé sans cause connue. — Je le pleurai et l’ensevelis comme j’avais depuis longtemps projeté. Puis, jusqu’au surlendemain, je laissai dans la cage le cercueil en miniature couvert du fin mouchoir, et je ne pouvais me lasser de la contemplation triste de cela — qui était la réalité d’une chose depuis longtemps redoutée et imaginée à l’avance absolument sous le même aspect.
Il en est un peu ainsi ce soir. Depuis ces derniers hivers, voyant de plus en plus tante Claire s’affaiblir et vieillir, j’avais eu la vision de son lit de mort, de sa toilette dernière, de ses boucles blanches ainsi refaites et de beaucoup de fleurs jetées sur elle. Ce soir, je contemple la réalité d’une chose que j’avais redoutée et prévue absolument telle qu’elle devait être, avec la certitude de son accomplissement inexorable…
Vendredi 5 décembre. — Grand froid revenu, sous un ciel bas, obscur, funèbre. Jamais, depuis que suis au monde, pareil hiver n’avait passé sur notre pays. De nouveau, on a ces vagues impressions de fin de tout, de destruction sous la glace envahissante. Et puis l’esprit se resserre, par des temps semblables, se concentre encore davantage sur la pensée dominante du moment — qui, pour nous tous, est la pensée de la mort.
J’avais peur de ce que serait le visage de tante Claire, ce matin au jour. Une nuit de plus aurait pu nous le changer, et nous avions décidé de le recouvrir s’il avait cessé d’être agréable à voir…
Après quelques heures de sommeil, je vais anxieusement le regarder… Mais non, pas un affaissement dans les traits pâles ; on dirait plutôt que l’ensemble s’est rajeuni, poli et affiné encore. Et l’expression de paix et de triomphe, le mystérieux sourire doux, restent toujours identiquement les mêmes, comme décisifs et éternels. Nous aurions pu la conserver et la regarder une journée de plus, si tout n’était commandé pour aujourd’hui.
Il y a mille préparatifs à faire, qui empêchent de penser. Les paniers de roses et de lilas de Provence viennent d’arriver de la gare, et c’est presque un enchantement de les ouvrir ; le lit, où tante Claire sourit si doucement, est bientôt couvert de toutes ces nouvelles fleurs…
Maintenant on apporte cette chose lourde et banalement sinistre que je n’avais encore jamais vue entrer dans notre maison, — ayant toujours été au loin sur mer quand la mort nous avait visités, — un cercueil.
Et l’heure est venue d’accomplir la plus cruelle besogne : coucher tante Claire dans ce coffre et refermer sur elle le couvercle, pour jamais !…
Avant, il y a le départ de ma mère, que nous avons suppliée de quitter cette chambre pour ne pas voir…
Oh ! le chagrin des personnes très âgées, le chagrin des vieillards qui n’ont presque pas de larmes, c’est, avec le chagrin des petits enfants à l’abandon, celui qui me fait le plus de mal à regarder. Et, en ce moment, il s’agit de ma propre mère, de son chagrin à elle ; je crois que jamais rien ne m’a déchiré comme son baiser d’adieu à sa sœur et l’expression de ses yeux quand elle s’est retournée sur le seuil pour apercevoir encore, une suprême fois, cette compagne de toute sa vie ; jamais ma révolte n’a été plus irritée et plus sombre contre tout l’odieux de la mort…
Nous l’ensevelirons nous-mêmes, sans qu’elle soit touchée par aucune main étrangère, même pas par ces domestiques fidèles qui sont presque des nôtres.
C’est fait très vite, comme automatiquement…
Du reste, il y a là beaucoup de monde, des porteurs, des ouvriers venus pour souder le lourd couvercle, et leur présence neutralise tout. C’est fini, le visage de tante Claire est voilé à jamais, évanoui dans la grande nuit des choses passées…
Le cercueil s’en va ; on l’emporte en bas dans la cour. Elle est partie pour l’éternité, de cette chère chambre, où, toute mon enfance, j’étais venu chercher ces gâteries à elle, que rien ne lassait, — et où il semblait que sa présence eût apporté un peu du charme de « l’île », un peu de la vie antérieure de nos ancêtres de là-bas…
Dans la cour, sur des bancs recouverts de verdure, on l’a placée à l’abri d’une tente ; par terre, une jonchée de feuillages et, alentour, des arbustes verts. Je fais enlever en hâte tout ce que le rude mois de décembre a détruit à nos espaliers, couper les branches gelées, arracher les feuilles mortes. Pour la dernière fois qu’elle est là, dans cette cour où elle avait jardiné toute sa vie, où chaque plante et même chaque imperceptible mousse devait si bien la connaître, je veux que tout fasse, malgré l’hiver, une toilette pour elle.
De la cérémonie, du convoi, sur lequel tombe une neige fondue, je me souviens à peine. En public, on devient presque inconscient, comme à un enterrement quelconque. — On retient seulement, parmi tant de manifestations extérieures de sympathie, un regard, une poignée de main qui ont été vraiment bons.
Mais le retour !… La maison revue sous ce ciel noir de décembre, sous cette pluie glacée, par ce crépuscule funèbre ; la maison en désordre, piétinée par la foule, avec la jonchée de branches vertes qui traîne dans la cour — et l’odeur des substances employées pour les morts qui reste vaguement dans les escaliers où le cercueil a passé.
Puis le dîner du soir, le premier dîner qui nous rassemble tous, tranquilles maintenant, sans préoccupation d’aller et venir dans la chambre de la malade ; le premier dîner qui recommence le train de vie d’autrefois — avec une place éternellement vide au milieu de nous.
Et enfin la première nuit qui suit cette journée !…
Couché dans la « chambre arabe », j’ai constamment, à travers mon demi-sommeil fatigué, l’impression obsédante, infiniment triste, du silence inusité qui s’est fait de l’autre côté du mur, — et pour jamais, — dans la chambre de tante Claire. Oh ! les chères voix et les chers bruits protecteurs que j’entendais là depuis tant d’années, à travers ce mur, quand le silence de la nuit s’était fait dans la maison ! Tante Claire ouvrant sa grande armoire qui criait sur ses ferrures d’une façon particulière (l’armoire où est remisé pour toujours l’Ours aux pralines) ; tante Claire échangeant à haute voix quelques mots, que j’arrivais presque à distinguer, avec maman couchée plus loin dans la chambre voisine : « Dors-tu, ma sœur ? » Et sa grosse pendule murale — aujourd’hui arrêtée — qui sonnait si fort ; cette pendule qui fait tant de bruit quand on la remonte et qu’il lui arrivait quelquefois, à notre grand amusement, de remonter elle-même avant de s’endormir, au coup de minuit, — si bien que c’était devenu une plaisanterie légendaire à la maison, dès qu’on entendait quelque tapage nocturne, d’en accuser tante Claire et sa pendule… Fini, tout cela, éternellement fini. Partie pour le cimetière, tante Claire, — et maman, sans doute, préférera ne plus revenir habiter la chambre voisine de la sienne ; alors, le silence s’est fait là pour toujours. Depuis tant d’années, c’était ma joie et ma paix, de les entendre toutes deux, de reconnaître leurs chères bonnes vieilles voix, à travers ce mur rendu sonore par la nuit… Fini, à présent ; jamais, jamais je ne les entendrai plus…
Endormi enfin, cette nuit de deuil, après la fatigue extrême et le surmenage de ces jours, je rêve les choses que je vais essayer de conter et qui sont tout imprégnées de mort.
Cela se passait à la maison ; nous étions réunis dans la salle gothique, le soir. Ce devait être l’heure du coucher du soleil, car de grands rayons rouges nous arrivaient de l’ouest, à travers les rideaux et la dentelure des ogives ; pourtant, il faisait plus sombre, plus confus, comme aux fins de crépuscules. Il y avait dans cette salle une désolation de ruine : des murs lézardés, des fauteuils tombés, des meubles comme effondrés de vermoulure, des débris dans de la poussière. Mais nous étions insouciants de ce désordre, — précurseur de je ne sais quelles autres destructions ne pouvant être conjurées ; nous restions groupés sur les stalles, immobiles, dans une attente résignée de fin de monde.
Et maintenant, on commençait à voir, par le mur entr’ouvert, les ruines entassées des maisons du voisinage et, au delà, l’horizon monotone de la campagne, jusque vers Martrou et la Limoise ; de grandes plaines, sur lesquelles posait le disque rouge du soleil couchant, nous envoyant toujours ses longs rayons de soir… Les formes et les figures de ceux qui attendaient là avec moi restaient indécises, d’aspect très fantôme ; à part ma mère, que je reconnaissais bien, les autres ?… peut-être des ancêtres jamais vus, de l’île d’Oléron, ou des descendants n’ayant pas encore existé ; des êtres de la famille, c’est tout ce que j’en savais ; des enfants d’une même branche humaine, mais sans époque ni personnalité précises… Nous étions sous l’impression de la mort de tante Claire, mais cette impression s’amoindrissait de la conscience que nous avions de la fin de tout et de nous-mêmes ; le regret de ce qu’elle était perdue se diffusait dans une plus universelle mélancolie d’anéantissement. Et ce soleil, qui se couchait si tranquille, comme assuré d’une durée encore illimitée, nous le regardions avec une sorte de haine… Alors, une des mains de ces demi-fantômes qui étaient là avec moi se tendit vers lui, le doigt indicateur levé vers son disque comme pour le maudire, et une voix commença de proférer des paroles qui nous semblaient dévoiler des vérités inconnaissables, en même temps qu’elles étaient l’expression même de notre plainte à tous, de notre révolte, jusque-là muette, contre le néant inévitable et prochain.
Les paroles que la voix prononça, retrouvées ensuite au réveil, se suivaient incohérentes et dénuées de sens ; là, au contraire, elles m’avaient paru d’une profondeur apocalyptique, formulant des révélations supérieures… Dans le rêve, peut-être est-on plus lucide pour les mystères, plus capable de pénétrer dans les dessous insondés des origines et des causes…
De toutes les phrases que la voix avait proférées contre le soleil, cette dernière seulement a gardé un sens, du reste banal et ordinaire, pour mon esprit réveillé : « … Le même, toujours le même !… Le même qui s’est couché à cette place, sur ces mêmes plaines, il y a des années, des siècles et des millénaires, aux âges antédiluviens, quand il s’agissait d’éclairer les bêtes de ces temps-là, les mammouths ou les plésiosaures… » Et ce nom de plésiosaure sur lequel la voix s’était tue, avait vibré étrangement, prolongé dans le silence comme un appel évocateur des monstruosités et des épouvantes originelles ; la plaine crépusculaire, au son de ce mot qui traînait lugubre, s’était agrandie devant nous démesurément, avec toujours ce même terne soleil au fond de son horizon immense ; la plaine avait repris son aspect antédiluvien, sa désolation et sa nudité rudimentaire des époques disparues…
Et des choses inexplicables commençaient aussi à s’accomplir autour de nous. Au fond de la salle, dans la partie obscure, la porte de ce « musée » — où jadis mon esprit d’enfant avait été initié à la diversité infinie des formes de la nature — s’était ouverte, sur la galerie haute où elle donne, et des bêtes commençaient à en sortir : les vieilles bêtes empaillées, dont quelques-unes, rapportées par des marins d’autrefois, se dessèchent depuis si longtemps dans la poussière…
Lentement, l’une après l’autre, les bêtes sortaient ; du reste, il n’y avait plus ni époque, ni durée, ni vie, ni mort, et, dans cette grande confusion, rien n’étonnait…
Les oiseaux, sortis des vitrines, venaient un à un, sans bruit, se poser sur les créneaux de la haute cheminée — et je reconnaissais surtout les plus anciens, ceux qu’on m’avait donnés les premiers, quand j’étais enfant : c’est étrange comme, aux instants de fatigue ou de douleur, de très grande surexcitation nerveuse quelconque, ce sont toujours les impressions d’enfance qui reparaissent et qui dominent tout…
Les papillons aussi, les papillons morts depuis tant d’étés, avaient fui leurs épingles et leurs cadres de verre pour venir voler autour de nous, dans l’obscurité de plus en plus envahissante. Et il y en avait un surtout que je regardais approcher avec un sentiment de crainte indéfinie, — un certain papillon jaune pâle, le « citron-aurore », qui est mêlé pour moi à tout un monde de souvenirs ensoleillés et jeunes. Il venait de reprendre comme les autres sa vie légère, mais ses ailes avaient le tremblement d’agonie de celui que j’avais trouvé, trois ou quatre jours auparavant, piqué aux rideaux de mon lit de caserne. Et je m’écartais de lui avec respect pour ne pas gêner son vol, m’étonnant même de voir que les autres formes humaines présentes ne s’écartaient pas comme moi ; car ce papillon était maintenant devenu une sorte d’émanation de tante Claire, un peu d’elle-même, — peut-être son âme errante…
Le lendemain, un rêve me revint encore dans ce même sentiment de la fin de toutes choses, mais avec déjà moins de révolte et d’horreur.
Je rêvai cette fois qu’après de longs voyages sur mer, je revenais au logis familial, ayant vieilli beaucoup et portant chevelure grise. À travers le même demi-jour crépusculaire, je revoyais les choses de tout temps connues, mais nullement dérangées, en ordre comme dans les demeures vivantes — malgré cette anxiété de mort qui continuait de planer…
J’arrivais seul, attendu par personne, après une absence qui avait tant duré. Je trouvai ma mère qui montait lentement l’escalier obscur, âgée et affaissée comme je ne l’avais jamais vue ; nous nous rencontrâmes sans rien nous dire, unis dans cette même anxiété silencieuse. La prenant par la main, je la menai chez moi, dans le salon arabe, où je la fis asseoir et m’assis par terre près d’elle. Puis, attiré par je ne sais quel pressentiment inquiet vers la porte restée ouverte, j’allai jeter les yeux sur l’escalier ; je sortis même, hésitant dans ce crépuscule sinistre, pour essayer de voir jusqu’en bas, si personne ni rien ne montaient après nous… La chambre de tante Claire, qui donne aussi sur ce vestibule, était ouverte, éclairée par une sorte de lueur jaune d’astre couchant ; j’y entrai, pour regarder… Et là, me retournant, je la vis elle-même derrière moi, réapparue sans bruit, avec de bons yeux souriants, très tristes. Je n’en eus aucune frayeur ; je la touchai seulement pour m’assurer si elle était bien aussi réelle que moi ; ensuite, la prenant par la main et toujours sans parler, je l’emmenai dans le salon arabe, vers maman, à qui je dis seulement avant d’entrer : « Devine qui je te ramène…… » Quand elles furent assises toutes deux, et moi à leurs pieds, je les pris de nouveau par les mains pour les bien tenir, les empêcher de s’éteindre avant moi, n’ayant toujours pas trop confiance dans leur réalité ni leur durée… Et nous restâmes un long moment ainsi, immobiles et sans paroles, avec la conscience, non seulement d’être seuls dans la maison déserte, mais seuls aussi dans toute la ville abandonnée aux spectres, comme après une longue évolution des temps n’ayant épargné que nous trois. D’ailleurs nous savions aussi que nous allions disparaître, nous anéantir… Et je me disais, avec une désespérance suprême : j’ai pu fixer un peu de leurs traits dans des livres, les révéler l’une et l’autre à quelques milliers de frères inconnus — aussi angoissés que moi-même par la perspective de la mort et de l’oubli ; mais ils sont passés, tous ceux qui m’ont lu, tous ceux de ma génération, et, à présent, c’est fini même de cette sorte de vie factice que je leur avais donnée à toutes deux dans le souvenir des hommes ; c’est fini d’elles, fini de moi ; notre trace même va être effacée, perdue dans l’absolu néant…
Mars 1891. — Déjà plus de trois mois que tante Claire nous a quittés…
Presque au lendemain de sa mort, je suis brusquement parti, laissant la maison encore dans le désarroi sinistre, et le pays dans le froid sombre du grand hiver ; je m’en suis allé retrouver le soleil et la mer bleue, appelé au loin par mon métier de marin.
Et je suis revenu hier, en congé de quelques heures, par un temps déjà printanier, très lumineux, très doux. J’ai été presque attristé de l’ordre parfait rétabli partout, de la tranquillité insouciante des choses… Le temps a passé, l’image de tante Claire s’est éloignée.
Un soleil chaud, un peu hâtif, surprenant, a recommencé d’égayer notre cour, que j’avais quittée encore toute transie de ces froids noirs — avec les branches vertes de la jonchée funéraire encore entassées dans un coin sous de la neige. Plusieurs de nos plantes sont mortes, de celles que tante Claire soignait et auxquelles je tenais à cause d’elle ; on les a remplacées par d’autres, apportées en hâte avant mon arrivée… Même dans cette cour, qui avait été son domaine, la trace de son bienfaisant et doux passage sur la terre aura bientôt disparu.
Nous allons tous ensemble au cimetière, faire visite au caveau où elle dort, murée dans des pierres neuves. Le plus joyeux soleil printanier joue sur nos vêtements noirs. Le cimetière secoue, lui aussi, la torpeur de cet hiver long et mortel : les plantes, dont les racines touchent aux morts, bourgeonnent doucement et vont revivre.
Il semble presque que nous venons là voir une tombe déjà ancienne, avec un commencement d’oubli.
Au retour, j’entre dans sa chambre ; les fenêtres sont ouvertes au vent tiède de printemps, et là encore règne un ordre parfait, avec je ne sais quel air de gaieté et de rajeunissement que je n’attendais pas. Sa présence est remplacée par un grand portrait tout fraîchement peint, qui fixe un peu de son expression et de son bon sourire ; mais cette image, enchâssée dans cet or trop neuf qui se ternira, mon fils Samuel ne saura même pas qui elle représente, si on ne prend soin de le lui expliquer ; après moi, elle deviendra, comme tous ces portraits d’ascendants que personne ne connaît plus, une chose simplement respectable, que l’on regarde à peine.
J’ouvre sa grande armoire. Là, les menus objets qu’elle touchait chaque jour ont été classés religieusement, rangés par ma mère d’une façon définitive, et, derrière différentes petites boîtes de forme démodée auxquelles elle tenait beaucoup, l’Ours aux pralines m’apparaît dans un coin… Tout cela restera immobile, sur ces étagères qui ne bougeront pas, dans cette chambre où personne n’habitera plus, — jusqu’à l’heure de je ne sais quelles profanations qui finiront tout, plus tard, quand je serai mort…
Je retourne chez moi, dans mon cabinet de travail et, accoudé à ma fenêtre ouverte, en fumant une cigarette d’Orient, je regarde, comme depuis des années, la rue familière, le quartier qui ne change pas.
De tout temps, j’ai beaucoup songé et médité à cette même fenêtre, par les longs soirs de juin surtout, — et je voudrais bien que jusqu’à ma mort on ne dérangeât pas l’aspect des vieux toits d’alentour ; je m’y suis attaché, bien qu’ils soient probablement si banals et quelconques pour ceux qui n’y retrouvent pas de souvenirs. — À chacun de mes séjours au foyer, pendant toutes ces différentes phases de ma vie, qui se sont superposées si vite, j’ai passé ici des instants de rêve, des heures nostalgiques, à me rappeler et à regretter mille choses d’Orient ou d’ailleurs. Et, dans ces ailleurs, ensuite, au milieu de leurs mirages, je regrettais par instants cette fenêtre… Le petit Samuel, mon fils, a commencé d’y venir, lui aussi, apporté au cou de sa bonne ; plus d’une fois déjà il a promené, d’ici même, sur le voisinage, son petit œil étonné et peu conscient. Après moi, peut-être, aimera-t-il ce lieu à son tour.
Il y fait délicieusement beau aujourd’hui ; le ciel est bleu, le vent passe sur ma tête, tiède comme un vent d’avril ; on sent le printemps partout ; on entend déjà le chalumeau des meneurs de chèvres qui viennent d’arriver des Pyrénées ; puis voici ces trois musiciens ambulants, qui, chaque été, reparaissent et rejouent leurs mêmes airs ; les voici installés à leur poste sur le trottoir d’en face, prêts à recommencer leur musique des belles saisons passées… Et, en ce moment, je me laisse prendre un peu à toute cette gaieté-là, à des lendemains de soleil que j’aurai peut-être, à de la vie que je sens encore en avant de moi…
Mes yeux se portent maintenant sur la fenêtre la plus voisine de la mienne — une de celles de chez tante Claire — qui est à demi fermée et où je vois, par l’ouverture en tuile des persiennes, passer la petite tête odorante d’un vigoureux brin de réséda. (Le réséda était la fleur choisie de tante Claire ; je lui en ai connu presque en toute saison, dans sa chambre, — et maman sans doute en aura conservé la tradition fidèlement, comme si elle était là encore.)
Ces deux ou trois derniers étés, elle se tenait souvent derrière ses persiennes ainsi entre-bâillées, ayant un peu renoncé, par fatigue, à tous ces ouvrages qui l’occupaient depuis plus d’un demi-siècle ; nous l’apercevions donc généralement là près de nous ; elle nous disait bonjour d’un sourire, par-dessus ses éternels résédas fleuris, dans les moments où nous quittions, Léo et moi, nos tables de travail — lui, ses livres de mathématiques, moi, les feuillets où je m’efforçais de fixer d’insaisissables choses emportées à mesure par le temps, — pour nous reposer à la fenêtre, nous amuser à regarder de haut les passants, les chats en contemplation sur les toits et les martinets en vertige dans l’air…
C’est que, pour tout dire, je tiens à mes passants aussi, — et j’y tiens d’autant plus qu’ils sont plus vieux dans notre voisinage. J’aime non seulement ceux qui, à l’occasion, lèvent la tête pour me faire un signe de connaissance ; mais ceux-là même qui me jettent un regard méchant et niais, ruminant contre moi quelque petite vilenie anonyme ; ils ne se doutent pas, ces derniers, qu’ils font partie de mon décor familier et qu’au besoin j’offrirais un pourboire à la Mort pour qu’elle me les laisse tranquilles quelque temps de plus…
Donc, je regarde du côté de chez tante Claire. — Et voici que je trouve mélancolique, à présent, ce vent qui me charmait tout à l’heure ; je trouve tout à coup morne et triste, ce soleil, — et désolée, cette immobile sérénité de l’air. Ces persiennes à demi ouvertes, entre lesquelles je ne verrai plus jamais, jamais, paraître son bonnet de dentelle noire et ses boucles blanches ; ce brin de réséda, qui est là tout seul me montrant innocemment une gentille tête fraîche, non, je ne peux plus continuer de regarder ces choses ; — et je referme vite ma fenêtre parce que je pleure, je pleure comme un petit enfant…
Peut-être, mon Dieu, est-ce la dernière fois que le regret de tante Claire se produira en moi avec cette intensité et sous cette forme spéciale qui amène les larmes, puisque tout s’apaise, puisque tout devient coutume, s’oublie, et qu’il y a un voile, une brume, une cendre, je ne sais quoi, de jeté comme en hâte et tout de suite sur le souvenir des êtres qui s’en sont retournés dans l’éternel rien…