PENSÉES
DOULOUREUSES
OU
BOUFFONNES
L’Infini sur ma tête ; au-dessous, l’Infini encore ; et au milieu, ce bruit des rues, ces hommes et ces femmes, toutes ces fanges : quel rêve ! Et qui le fait donc ? — moi, mon cerveau malade, ou, à la fois, le cerveau malade de l’Infini, et le mien !
Si, en vérité, chaque être est un point entre deux éternités et deux infinis, le fou, l’assassin, le goîtreux ou la prostituée, chacun de ces êtres a donc l’honneur d’être un point qui partage l’éternité et l’infini ?
Et penser que, si Dieu est, tout cela et Dieu vivent en même temps, à la même heure, l’un dans l’autre !
Le Soleil est là-haut, ainsi qu’un ménétrier qui conduit la danse, et ses rayons s’épanchent comme des sons joyeux.
Le vieux Soleil, il veut qu’on rie ; le vieux ménétrier veut qu’on chante ; mais, je ne sais pourquoi, le bal est triste et l’on s’ennuie.
Du vieux papier on fait du neuf, et des morts se font les vivants, et toujours ainsi, jusqu’à la fin des siècles ! Or, si tout cela n’est que cela, néant pour néant, ne valait-il pas mieux le néant calme ?
C’était sur une place où la lune luisait : un vieil homme en guenilles montrait pour quelques sous les étoiles, et dans un grain de blé tout un étrange monde d’infusoires. On voyait, comme des reines, les étoiles marcher, et, comme des manants, les bêtes du grain de blé se manger l’une l’autre. De l’infiniment grand à l’infiniment petit ainsi l’on allait tour à tour, étonné de ces deux abîmes, épouvanté de ces deux silences, — entre lesquels l’oreille percevait le bruit des rues et le cri du vieil homme en guenilles, à qui ces infinis faisaient gagner des sous.
Ainsi le poëte, à qui le spectacle des choses fait gagner si péniblement quelques pensées et quelques rêves.
Au retour de ces voyages que certaines pensées font dans l’infini, dans ces espaces habités seulement par l’Idée, c’est pour elles une incompréhensible vision, que celle de ce monde réel. Les maladies du corps et de l’âme, les laideurs, les monstruosités, les crimes, les prostitutions, toutes les lâchetés et toutes les folies terrestres, toutes ces tragédies terribles ou ces comédies ridicules, qu’éclairent tranquillement tour à tour le soleil d’or ou la lune pâle, tout ce spectacle enfin, cette danse macabre, cette comédie plus infernale que divine, font qu’elles se demandent, ne pouvant croire que tant d’horreurs soient vraies, si elles ne sont pas sous l’empire d’une hallucination bizarre, d’un rêve sans doute maladif, qui les torture, mais qui leur ment.
Au milieu de l’infini tranquille, sous la paix qui tombe des étoiles, nos meurtres, nos crimes, nos hontes ! — Cela me rappelle, en je ne sais quel drame, une situation terrible, qu’accompagnait un air de flûte.
Dieu du ciel, ne souffres-tu pas de voir toujours l’homme traverser ton rêve ?
Si nous étions tes fils, pourquoi condamnerais-tu des dieux aux humiliations de la vie ? Pourquoi leur infligerais-tu la honte de nourrir leur ventre ?
Serions-nous des âmes repoussées par Lui, et expiant leurs crimes sous des formes humaines ou des formes plus viles d’animaux inférieurs ? Serions-nous des maudits, des Elohims condamnés, et qui de monde en monde chassés, poursuivis, foudroyés, aurions roulé jusqu’ici-bas ?
Ô Toi, qui ne peux cesser d’être, et ne peux reposer à l’ombre du sommeil ou de la mort ta vieille pensée qui toujours rêve, ne trouves-tu pas, Seigneur, l’éternité trop longue ?
Pour qui est ce monde ? Pour nous ? Mais à peine arrivés, nous ne songeons qu’à nous distraire, qu’à nous arracher au lourd ennui de vivre, au poids des heures monotones.
Pour Dieu ? Mais quel est le Dieu, qu’un tel spectacle amuse ?
Fallait-il vraiment une telle mise en scène, tant de lustres, d’étoiles, et de tels décors ?
Quelle étrange chose que la vie ! un ange, quand on l’épouse ; puis l’ange fait une vieille femme, laide, et sotte, et maussade, qu’il faut garder quand même !
Nous portons tous, comme le vieil Atlas, le poids de plusieurs cieux, l’ennui de plusieurs siècles, et je crois par instants que l’Infini même ne travaille que pour se distraire.
La vie est un poison, rapide ou lent, mais qui, grâce à Dieu, tue toujours.
En pleine mer, j’ai souvent pris plaisir à me perdre par la pensée dans le gouffre qui était sous moi, à descendre en ces profondeurs insondables, où nagent des monstres inconnus, où s’épanouissent des fleurs et des coquillages ignorés, et où le remous par instants soulève de muets cadavres, débris d’anciens naufrages. — La terre, comme un vaisseau, nous porte, et, au-dessous, qui osera sonder l’abîme sans fond, horrible, silencieux, où flottent tant d’éternités mortes, et d’antiques cieux naufragés ?
Tel qu’un enfant, perdu la nuit dans une forêt, et qui frissonne et tremble devant la profondeur mystérieuse des ombres, dans cette forêt de l’infini, dont les cimes sont fleuries d’étoiles, parfois je marche égaré et comme fou, épouvanté de son silence, et des regards muets que me jettent les choses.
Tu es entré dans le monde étrange des compositions et des décompositions chimiques : ta vie et ta mort terrestres, agrégations et désagrégations continuelles, jusqu’au jour où il ne restera plus la moindre trace, le moindre souvenir de cette chose immonde qui sera ton cadavre.
Aussi je ne sais quel fou trouvait-il avec raison à cette atmosphère terrestre une désagréable odeur de cimetière, odeur inquiétante, disait-il, et que ne pouvait dissimuler le bizarre et angélique parfum des fleurs.
Seigneurs, nous sommes les Vers de terre. On vous avait prêté la vie, et ce beau corps, que voilà. La créance est échue, le terme est arrivé, et nous allons reprendre le bien de notre aïeule… Gracieux Seigneurs, nous sommes les Vers de terre.
Le fond des choses est inquiétant ; mais la surface nous rassure, et nous nous laissons prendre aux éclats de rire du Soleil.
Je crains que tes anciens rêves d’immortalité ne ressemblent à ce rêve d’un condamné à mort, qui se voyait dans son sommeil, le matin même de son exécution, prince tout-puissant, empereur inviolable.
Une nuit, en rêve, un Esprit m’apparut. « Viens, me dit-il, je veux te vouer au vertige. » Alors me saisissant par la nuque, il m’emporta devant un abîme ; et tandis que parmi les tourbillons sans but des soleils, des terres et des lunes, tel qu’un damné du Dante, j’ouvrais, épouvanté, devant ce vide mes yeux hagards, il me laissa tomber et me regarda descendre, comme une pierre dans un puits, à travers l’immensité de l’espace et du temps, pendant des milliers et des millions de siècles, jusqu’à ce que je fusse mort de vertige.
Je me réveillai en sursaut, et je me retrouvai et fus vraiment aise de me retrouver encore en ma tranquille maison, dans ma demeure paisible, dans l’étroit, mais doux intérieur de ce monde.
Arbres, silencieux géants, spectres sans voix, qui apparaissez devant mes yeux ; fils aînés de la Nature, rochers noirs, endormis immobiles sous les claires étoiles ; lune, témoin éternel, qui êtes-vous, et qui suis-je ? Et pourquoi nous rencontrer ainsi dans l’immensité de l’abîme, moi, vous interrogeant, et vous, pleins de silence ?
Comme ces nuées d’oiseaux voyageurs, qui par-dessus nos têtes traversent le ciel et se perdent au loin, sans que nous puissions savoir ni d’où ils viennent, ni où s’enfuit leur vol, ainsi devant nos yeux passent les choses créées ; et nous ne connaissons ni le royaume impénétrable de la formation des êtres, ni le royaume sombre de leur transformation.
Pour toile de fond, l’infini et l’éternité ; au devant, des myriades d’êtres, comme des ombres chinoises, s’agitant, se poussant, se pressant, paraissant et disparaissant, avec des gestes bizarres, incompréhensibles, grotesques, charmants quelquefois, plus souvent ridicules : curieux théâtre, comédie effroyable !
Les germes, souvent presque invisibles, ne semblent rien, et cependant ils portent en eux déjà leur splendeur ou leur malédiction futures, en eux, dans cette force interne, mystérieuse, qui les appelle à vivre, les fait monter vers la lumière, leur impose une forme, — la forme d’où naîtra leur destinée à venir, leur joie et leur orgueil, ou leur indicible misère, la joie, l’orgueil d’Hélène et de Cléopâtre, ou la misère du pauvre, de l’idiot, du lépreux, du scrofuleux couvert d’ulcères.
Les êtres vivants ne sont que des composés provisoires, subordonnés à la condition de la forme.
Et de cette forme dépendent les individualités, leur distinction complète ; et l’individualité même des cerveaux, par laquelle tel animal, aigle, singe ou homme, ne perçoit qu’un certain nombre d’images ou d’idées, et ne peut en percevoir d’autres ; individualité qui fait aussi que chaque homme a sa pensée bien personnelle, bien à lui, dont les différences avec les pensées voisines résultent tout d’abord de différences dans la forme, dans la configuration, la cristallisation de son cerveau, bien avant que l’éducation n’y soit venue ajouter sa marque.
Des forces et des formes, voilà le grand Tout : les forces n’ayant d’autre but que la métamorphose des formes, la naissance, la tuerie des êtres.
Une nuit, le mari rentre ivre, ivre et brutal, voulant sa femme.
Neuf mois après l’enfant s’en vient, pourquoi faire ? Il y en a déjà d’autres, et pas de pain à la maison. La femme est vieille, son sein est vide. Quand l’enfant naît, ma foi, tant pis, la femme le tue, l’enveloppe, le jette je ne sais où, puis s’en va dans la rue, marche, parle et boit, boit beaucoup, étant un peu pâle.
Le juge frappe à la porte ; mais un mal terrible dans cette chambre est entré déjà : avant d’aller à la prison, il faut qu’elle aille à l’hôpital. Le mari appelle son voisin : « aide-moi, que je porte la femme à l’hôpital. »
Le médecin veille, le juge veille : la Mort fait mieux, elle l’emmène.
Premier acte, l’ivresse ; au deuxième, le meurtre ; au troisième, la Mort.
Qu’importe ! vivent l’eau-de-vie, le rire et la volupté, qui élaborent des naissances !
Quelle chose plus grave et plus misérable pourtant dans la réalité de la vie, que la création d’un être ! Une pensée, une âme est créée, grâce peut-être aux épices du dîner, ou à la pièce entendue le soir… La Nature, qui se sert pour nous tuer de si petits moyens, le grain de sable dans la vessie de Cromwell par exemple, n’en a pas de moins ridicules, ni de moins méprisants pour nous faire naître.
La Nature produit avec la même indifférence l’homme de génie, passant en ce monde comme un ouragan magnifique, — un César, un Beethoven, — et le pauvre monstre, dont la difformité fera plusieurs siècles l’ornement d’un musée horrible de pathologie.
Nous sommes tes bouffons, ô Nature, nous sommes les bouffons de ta cour ; et tu t’amuseras donc toujours de nos vieilles bouffonneries, de nos plates sottises, de nos bosses et de nos verrues ridicules, et de nos grimaces aussi et de notre épouvante grotesques, quand subitement, pendant la fête, arrive pour l’un de nous ton bourreau ?
Mère pour les uns, marâtre pour les autres, virginale et lubrique, belle et hideuse, douce et cruelle, Nature, qui aimes et qui tues, qui tues et qui aimes, le Sphinx est vraiment ton image : tête de femme, et corps de bête !
Isis, que caches-tu ? — Est-ce ta laideur ?
Une grande foule d’hommes, de femmes et d’enfants étaient là, immobiles, sous le ciel ardent, qui ne leur versait que du feu. Ils n’avaient plus d’âme ni de pensée ; leur tête était comme celle des animaux, sans clarté, toute silencieuse : corps maigres, longs bras, doigts effilés, des jambes comme en ont les morts. — Qu’avaient-ils fait, quelles dures puissances leur avaient infligé ces douleurs ? Le Soleil, les Vents, l’Air et l’Eau, tout ce qu’ils croyaient bon, ces Immortels, qu’ils disaient bienfaisants.
Pauvres enfants, doux enfantelets, comme sans défiance ils regardent la vie, et lui tendent leurs petits bras !
Tous voient le visible, quelques élus seuls, l’invisible, les splendeurs sacrées de l’invisible ! — Pourquoi donc, autour des élus, tous ces condamnés aux ténèbres ?
Pour quelques âmes, qui sentent et qui pensent, combien d’âmes réduites au néant par la dure nécessité de vivre. Pour quelques hommes, qui vraiment représentent l’idéal de l’humanité, en bas, dans les profondeurs humides, tout un douloureux monde d’esclaves, soumis aux puissances cruelles, la Nuit, la Nuit sans étoiles, l’Ignorance, la Fièvre, la Laideur !
Rien n’est froid et sinistre comme la vue de ces longues tables d’amphithéâtre, où sont étendus les pauvres gens que l’on dissèque : ouvriers, charretiers, maçons, malheureuses femmes, jeunes ou vieilles, petits enfants souriants encore et jetés là, si pâles, si beaux, comme un bouquet de fleurs sur un tas d’ordures. Et tous ils dorment leur grand sommeil, leur sommeil profond, que rien ne trouble, ni le scalpel mordant les chairs, ni la scie déchirant les os, ni le bruit de la rue ou la musique lointaine d’un orgue de barbarie entonnant sa chanson obscène. Et l’on pense à leur vie silencieuse, sombre, douloureuse, amère, au peu de joies qu’ils ont connues, à leur peu d’âme et de cerveau, et à ce qu’ils ont pu faire pour mériter cela !
De Flandre à Paris, elle est venue, pour gagner honnêtement son pain. Honnêtement, durement, elle a travaillé dans les fabriques de phosphore, et la voilà à l’hôpital. La pauvre fille de vingt ans, le phosphore a rongé ses os ; le poison a bouffi sa face ; ses dents toutes pourries chancèlent ; ulcères aux joues, et par morceaux lentement s’en vont les mâchoires. Elle est perdue : plus de joies, d’amours, ni d’enfants ! Et cela pour avoir honnêtement, durement travaillé, pour avoir voulu (la chose est donc bien nécessaire ?) gagner honnêtement son pain.
Dans le lit près d’elle, une jeune femme sourit et cause, entourée de jeunes gens. Tendres joues pâles, beaux yeux lascifs, elle respire des violettes. Le mal est peu de chose ; elle guérira, traderidera, et recommencera. Grâce à Dieu, la honte ne ronge pas les os.
Pourquoi sont-ils beaux, pourquoi sommes-nous laids ? Vive l’égalité ! coupons-leur la tête. Et si la mort ne répare tout, les dieux aussi, on les pendra, ça ira ! …
Liberté, égalité, fraternité ! Les hommes, les femmes, les enfants contemplent les trois mots magiques, qui semblent flamboyer sur les murs. Liberté, égalité, fraternité ! hurlent les orateurs populaires, et la foule se presse autour d’eux, ouvrant les yeux, ouvrant la bouche, comme elle est accoutumée de faire, depuis l’origine des choses, devant les beaux parleurs, et à l’appel des saltimbanques ou des héros.
Un cheval étique avance entre deux groupes son pauvre vieux corps roué de coups, et tout saignant d’ulcères où se délectent les mouches ; et, pendant qu’ils sont là, braillant : liberté, égalité, fraternité ! et moi ? semble-t-il dire, avec sa pauvre vieille tête résignée.
Rassure-toi, ne sois point jalouse, pauvre bête ; ils ne goûteront guère plus que toi cette liberté, cette égalité, cette fraternité, dont ils ont couvert tous les murs !
L’humanité, ce troupeau de singes sorti des forêts, on s’étonne de ses vices : je ne m’étonne que de ses vertus. Ses vices, ses forfaits et ses crimes sont les restes de sa vie des bois. Nous faisons aujourd’hui la guerre pour une province, comme nos ancêtres, dans les forêts, se déchiraient jadis à coups de griffes et de dents pour la conquête d’une noix de coco.
Gourmand, lascif, criard et pillard, oui, le vieux singe est toujours là. Mais le singe quelquefois se transfigure, et, sublime, ressemble à Dieu.
Il le faut reconnaître, la plupart des hommes sont médiocres, — ni tout à fait bons, ni entièrement mauvais, — et aucun des efforts, tentés jusqu’à ce jour pour les élever, et les maintenir un peu plus haut que cette médiocrité naturelle, n’a encore pu réussir. L’animal est toujours sous la peau humaine, gardant obstinément sa luxure, sa gourmandise, son avarice ou sa paresse, tous ses sales péchés capitaux. Quelques hommes doués de génie, de vertu, de ruse ou de force, se séparent, se distinguent, commandent, et le troupeau suit.
Des naïfs et des habiles parlent et parleront longtemps d’égalité politique et sociale ; mais il faudrait d’abord celle des cerveaux et celle des muscles. C’est en effet la Nature, plus encore que la société, qui fait le corps et l’âme des valets, crée les petits et les grands, les manants et les nobles. Or les révolutionnaires, faute de la pouvoir atteindre ou de raisonner, au lieu d’elle, décapitent les rois, les aristocrates et les Dieux, tous les ci-devant ! Ainsi ces bêtes blessées, qui, stupides et furieuses, attaquent, brisent et broient des arbres, à défaut de l’ennemi caché.
À voir l’éternelle misère de ce monde, il semblerait que le Ciel nous méprise, et ne fasse guère plus attention à nous, qu’un vieux lord blasé au grossier spectacle de combats de dogues contre des rats.
Je n’oublierai jamais, un soir d’été, dans un champ de foire, au fond d’une baraque, devant laquelle s’agitait bruyamment, parmi les lampions fétides, une grosse femme soufflant dans un cornet à piston, un homme à trois jambes, qui, tout souriant et satisfait, montrait pour deux sous sa laideur. Oui, il était fort aise, et il dit ce mot véritable : Cela me fait gagner ma vie ! — Ô étoiles, ô ciel, ô Nature, qu’est-ce donc alors que la vie ?
Pauvre poëte humain, c’est dans l’obscurité d’une cuisine que se préparent ton génie, ta force, les énergies de ton âme, tes vertus et tes vices, ta raison même, si tu en as. Tu doutes : soumets-toi au supplice de la faim, qu’un long jeûne appauvrisse ton sang, et ta pensée bientôt, pareille à ces campagnes dont la sécheresse fait un désert, ne sera plus habitée que par les hideux fantômes et les bêtes des visions terribles.
Michel-Ange a laissé un prodigieux dessin, qui a pour titre le Rêve de la vie. Dans un coin du dessin, l’amour : un homme se ruant sur une femme ; au-dessous, l’esclave qui tourne la broche, et le maître accoudé sur la table…
Mange donc, pauvre être humain, mange pour penser, pour rêver, pour aimer ; mange pour enflammer l’ardeur de tes désirs, pour entretenir les violences de tes passions, saintes ou coupables ; mange pour alimenter ton génie, mais reconnais que, si sublime que tu sois, tu n’es rien de plus que le Roi des animaux, et que tu partages bien leur misère, puisque les racines du cerveau sont chez toi aussi dans le ventre.
Pour avoir au bien des hommes consacré une vie entière, pour avoir, faible qu’il était, accompli le travail des forts, le vieux savant a la tête malade, et sa tête branle de çà, de là, trouvant trop lourde sa cervelle. — La Nature frappe les plus dignes, les meilleurs, et indifférente, stupide, souvent abat les têtes les plus hautes, pour le seul crime sans doute d’être plus hautes que la poussière des foules.
La Nature a parfois de bien méprisantes railleries contre cette pensée humaine, qui cependant nous cause un si légitime orgueil : le ramollissement cérébral, par exemple, et les diverses sortes de folies. Quelques granulations à la surface du cerveau, un atome de fibrine charrié par le sang, et qui, s’arrêtant tout à coup, vient boucher une artériole, ont bientôt raison de la plus riche, de la plus noble des intelligences.
La Pensée insultait à la Matière : la Matière lui rend son insulte, et, victorieuse, un jour la tue.
Pauvre vieillard, pauvre génie humain qui te croyais si grand, c’est d’ordinaire en balbutiant des niaiseries que tu fais ton entrée redoutable dans le noir empire de la Mort !
On ne peut, sans épouvante ni sans dégoût, penser au rôle que joue dans les maladies, et surtout dans les névroses, la loi de l’hérédité. L’épilepsie, l’hystérie, la folie sont en germe dans ce pauvre enfant qui vient à la lumière nu, faible, sans péché. Un jour, sa pensée sera folle ! Pourquoi ce châtiment ? Son seul crime fut de naître.
Un homme a mal usé de sa pensée et de sa vie : il est coupable. Le châtiment de la folie n’atteint le plus souvent que sa descendance, frappe donc l’innocent au lieu du coupable.
Les excès d’amour physique sont un des premiers symptômes de la folie, et ces êtres qu’un malheureux appelle à la vie, avec une satanique et monstrueuse ardeur, ne viendront peut-être au jour, que pour tomber eux-mêmes sous l’empire de ce mal, cause médiate de leur naissance.
Le Destin volontiers rit de nous. Un homme s’avance, le front inspiré. Ses pensées sont sublimes ; je l’écoute ; il a quitté la terre ; il habite le pays des étoiles d’été, et les soleils, ses serviteurs, lui forment une cour de glorieux musiciens, dont les harpes d’or ne vibrent que pour lui. Le firmament, avec son baldaquin d’étoiles, n’est que le ciel du lit magnifique où se vautre sa royauté. Il vient à moi et me dit tout bas, en tremblant, comme épouvanté de sa propre grandeur : « Je suis Dieu ! » Puis la langue bégaye, les pieds se heurtent et s’embarrassent, le Dieu tombe. « Paralysie générale, » dit en clignant de l’œil le docteur, qui passe.
J’ai peur maintenant. Qui sait si mon orgueil, l’orgueil humain, l’orgueil du Ciel et de la Terre, ne finiront pas un jour par le bégayement et les hontes de la paralysie générale ?
Changez la nature du sang, vous changez l’état du cerveau. Hallucinations, illusions, folies, furieuses ou douces, mélancolie et extase, ces phénomènes, vous les pouvez produire, et presque à volonté, si, dans le sang qui monte au cerveau, vous versez certaine nature et certaine dose de poison. Quelle action va donc avoir cette matière sur les cellules cérébrales ? Par quelle puissance les va-t-elle mettre en branle, et agiter à ce point, d’en faire jaillir la joie ou la douleur, le rire ou les larmes, des actes sublimes ou grotesques, des vertus ou des crimes, des héroïsmes ou des lâchetés ? Et que sommes-nous, pour pouvoir être livrés ainsi, corps et âme, à la merci d’un atome !
Notre vie ressemble à un voyage pendant les heures de la nuit, dit un ancien poëte de l’Orient. Cela est vrai, si nous réfléchissons que nous n’avons des choses que le peu de notions obscures qui nous sont données par les sens, et qu’à ces obscurités se joignent encore les rêves, les illusions et les hallucinations de la pensée. Et c’est ainsi, au milieu de ces longues ténèbres, traversées de quelques lueurs tremblantes, que, depuis le commencement du monde, l’humanité erre, s’agite et s’égare, et pousse sa marche en avant.
Tous les Dieux, — tous ces êtres supérieurs et magnifiques, dont sont encore, pour nous, remplis le Ciel et la Terre, — tous sont nés entre l’os frontal et l’os occipital de ce mammifère, proche parent du singe, l’homme !
Ainsi le charbon se fait diamant, et le mollusque crée la perle.
On parle et l’on s’étonne de ces supplices raffinés dont les Japonais, qui font en toutes choses preuve d’un art exquis, ont su garder la tradition. La Nature dépasse de beaucoup ces esprits subtils. La torture, que nous avons abolie, est et sera toujours dans ses lois. Hommes, femmes, enfants, innocents ou coupables, avant de les jeter au néant, elle les livre aux bourreaux ; et, selon son caprice, à l’un, elle fait crever les yeux ; à l’autre, ronger les chairs, les os, le crâne, nuit et jour, des semaines, des mois, des années ; celui-ci, elle le rend fou, ravage sa pensée, et lui laisse le rire horrible de l’idiot ; celui-là, vivant, sert de pâture aux vers. Une mère berce son enfant : la Nature étrangle l’enfant. Mais, comme elle est mère aussi, par un accès de tendresse bizarre, elle fait fleurir des violettes et chanter des oiseaux sur le tombeau du petit être.
En voyant les joies des vivants, je me souviens de ces fêtes qui se donnaient jadis à bord des vaisseaux négriers. Les malheureux nègres condamnés, il les fallait distraire, pour les empêcher de mourir.
Aussi, le soir, quand un bon vent gonflait les voiles, deux par deux, des profondeurs de la cale, ils montaient sur le pont. Altérées, mourantes, les pauvres bêtes venaient boire l’air, la lumière, la fraîcheur du soir, l’immensité de l’horizon ; on les laissait parler à leurs femelles ; et même, si ce soir-là le capitaine était en belle humeur, on leur ôtait leurs chaînes ; les pauvres animaux pouvaient une heure boire, danser, chanter (car rien ne délivre autant que l’eau-de-vie, la danse ou la musique) ; et, sous les belles étoiles des tropiques, le navire s’illuminait ; le noir troupeau un instant oubliait ses peines ; de grosses lèvres furtivement se baisaient dans l’ombre ; les castagnettes de fer grinçaient tout à coup, les tambours mugissaient, les flûtes soupiraient, et nègres et négresses tournaient, sautaient, bondissaient, et des coups de fouet faisaient sauter ceux mêmes qui n’en avaient guère envie.
Mais parfois un de ces pauvres diables, — quelque esprit chagrin et misanthrope, sans doute, — s’échappait, se glissait dans l’ombre, et silencieusement se laissait tomber dans la mer.
Les hommes sont tellement accoutumés, par des habitudes séculaires, à la platitude, à la honte, à l’absurdité de leur vie, qu’ils ne pensent même plus à s’en étonner, comme ceux qui, depuis l’enfance, vivent dans la vermine, et à la fin ne se grattent plus.
Pourquoi le dernier désir de ceux qui aiment avec passion ou, jusqu’au vertige, s’enivrent du chant, de la danse ou du vin, est-il un désir d’anéantissement ? — Quel étrange besoin de se sentir morts, et de ne se plus réveiller, et, fous de vertige, de rouler d’abîme en abîme et de rentrer dans l’infini ! Quel besoin glorieux de délivrance !
Un jour certainement viendra où l’homme ne voudra plus procréer son espèce. À quoi bon ? Pour prolonger la durée de cette infernale comédie, pour perpétuellement refaire ce travail de Sisyphe, remuer toujours cette boue et ce néant ? Jadis on avait Dieu, et l’espérance de la lumière, de la vie lumineuse au delà de la mort. Nous ne sommes plus, d’après la science moderne, que des animaux parmi les animaux ; nos passions ne sont que les passions de la brute, parées de brillants mensonges ; nos éclairs de génie ne sont que des névroses ; nos prophètes, des hallucinés, et nos religions, des fantômes créés par nos tristes cerveaux. L’antique voile est tombé : pour fin de tout, c’est la tombe ignoble, la mort sans phrases…
Et il est encore des gens qui mangent, boivent, dorment, et engendrent tranquillement !
Le drame de la vie perd chaque jour de sa gravité, de son sérieux, de son importance, de sa beauté scénique, et risque de se transformer en vulgaire et plate comédie bourgeoise d’une irritante et intolérable médiocrité.
Ce sont parfois les objets les plus vulgaires et les choses les plus simples qui dans le spectacle du monde étonnent le plus certains esprits, par exemple l’homme d’aujourd’hui, son costume, ses idées, son langage, et toutes les trivialités et les puanteurs de la bourgeoisie et de la démocratie modernes.
On ne dira jamais assez comme ce monde est vieux. L’homme s’ennuie si profondément aujourd’hui, et méprise si bien son espèce, qu’il ne ferait rien sans doute pour la perpétuer davantage, si la Nature, fort plaisante en ce rôle, n’avait eu l’esprit d’attacher à la reproduction certaines voluptés auxquelles, il le faut bien avouer, l’homme a rarement la force de résister longtemps. — Mais parfois alors on le voit s’irriter, se révolter contre soi-même, honteux d’être aussi fatalement bestial, aussi ridiculement l’esclave du caprice de la Nature.
Curieuse légende : Après la création de l’univers, Brahma par un acte de sa pensée créa d’abord des esprits purs, mais si grands, que, dédaigneux de l’action et s’enfermant dans la contemplation des phénomènes ils refusèrent, par dégoût sans doute et mépris, de servir ses desseins, d’engendrer, de se multiplier, de se mêler aux troupeaux terrestres.
Et un jour de son propre corps Brahma fut obligé de tirer le pauvre couple humain.
Ces antiques esprits qui, méprisant cette création, s’éloignent de tout amour, et se réfugient et s’enfoncent dans les déserts de leur pensée, me font souvenir de vous, vieux Titans, Michel-Ange et Beethoven, âpres et farouches solitaires, qui êtes demeurés toujours chastes !
Ce monde n’a d’existence que par l’amour, par la séduction d’un moment.
La Nature n’a peut-être créé la Beauté, que pour nous asservir davantage à la reproduction de l’espèce ?
N’est-ce pas étrange cependant que les lignes d’un visage créent une harmonie si parfaite, qu’elle nous puisse troubler une vie tout entière, et que parfois, en la contemplant, nous nous sentions saisis d’une si ardente soif de la mort ?
Femme, si j’osais, j’ouvrirais ta chair, et mettant à nu ce qu’elle cache d’ordures, je ferais de dégoût reculer tes amants. — Mais, à la surface, resplendit l’illusion magnifique, le radieux mensonge de ta beauté ; et cette beauté, faite d’horreurs repoussantes, cette illusion et ce mensonge nous font plier les deux genoux, pâlir, balbutier, et mourir !
La femme répondit tranquille : C’est de cet intérieur qu’est sortie ta pensée !
La Vie crée toujours, et entasse les vivants par-dessus les vivants. La Mort survient qui tue, et entasse les morts par-dessus les morts. Quelle est la moralité de ce drame ? — La Nature est riche, et peut jeter l’or par les fenêtres ; mais par malheur c’est nous qu’elle jette ainsi, et nous nous brisons le crâne en tombant.
J’ai toujours rêvé de voir une bataille éclairée par une belle journée de printemps. Lumineuse image de la vie : la Mort face à face avec le Soleil souriant ; des cadavres couchés parmi les jeunes herbes ; des mares de sang auprès des ruisseaux clairs, où se mirent des fleurs heureuses ; des cris de haine et de vengeance, des hurlements d’angoisse, des râles, des agonies, parmi les chansons du vent, et le charmant murmure d’une forêt qui s’éveille après le sommeil de l’hiver.
J’ai vu en Hollande dans une tête de mort fleurir une tulipe rouge : n’était-ce pas l’image de ce monde ?
On veut aimer, on va vers les êtres, vers les plantes, vers les bêtes, vers tout ce qu’a créé la Vie ; on va vers les choses, le baiser aux lèvres, avec confiance, bonté naïve : et forcément on doit fermer son cœur, se défendre, s’armer, on doit combattre et haïr. Mille ennemis vous menacent, hommes et bêtes ; les plantes mêmes, si douces, si paisibles, mentent aussi, cachent des poisons.
Ô Jésus, doux Nazaréen, la Nature sourit de tes rêves, et sa loi reste et restera toujours la dure et cruelle loi mosaïque.
Je crois de plus en plus que les grandes idées de justice, de vertu, et même que l’idée de beauté sont des créations humaines, de généreux rêves du cerveau humain. Les idées de 89, entre autres, ne me semblent guère naturelles. L’égalité ? mais les animaux mêmes, les végétaux, les métaux, tous les règnes de la nature ont leur aristocratie, leurs races fatalement prédestinées à l’éclat, à la splendeur, à toutes les qualités royales : le lion, le cèdre, l’or ou le diamant seront toujours précieux et nobles. La fraternité ne peut guère non plus régner entre des êtres, qui, pour se nourrir, boivent du sang. Enfin la liberté, où est-elle ici-bas ? Suis-je libre de naître, libre de ne pas mourir, libre de changer mon cerveau, ma forme, la livrée que m’a imposée la naissance ? S’il est pour la nature des principes immortels, ils me paraissent se rapprocher beaucoup plutôt de ceux de 93, et des fantaisies sanglantes du très-pur Maximilien Robespierre.
Ce qui condamne la vie, c’est que de fort honnêtes gens, en vieillissant, deviennent des coquins ; des hommes de génie, de sots et plats vieillards ; des hommes de cœur, d’odieux égoïstes et des lâches ; des beautés sans tache, d’immondes petites vieilles ; et que c’est seulement après nous avoir déshonorés et flétris, qu’elle nous tue.
Presque toujours les folies graves commencent par une période d’excitation, et finissent par une période de dépression, qui précède la mort. — La vie commence et finit de même.
La vie, comme le haschich ou l’opium, nous donne quelques hallucinations rapides, puis nous tue.
Le Soleil a de ses baisers oppressé tout le jour la Terre qui étouffe. Les plantes se penchent allanguies, et les forêts s’endorment immobiles, comme des amantes fatiguées. Dans la chaude vapeur de la Terre, glorieux et superbe, le Soleil se couche, tel qu’un César, un tyran magnifique, qui a bien rempli sa journée. Il a donné la vie et a donné la mort ; il a embrasé la chair froide des vierges par sa toute-puissante lubricité ; il a écrasé d’immenses races humaines sous sa formidable splendeur ; il a rendu folles des pensées : et, glorieusement, il se couche en son lit de pourpre, beau comme un corrupteur, calme comme un jeune Empereur assassin.
La Nature brûle comme une amante. Le Soleil de baisers la couvre, l’étouffe, la tue ; elle le veut encore, toujours et sans fin le rappelle. — Aimez donc tous, aimez ainsi : lèvres des amants, unissez-vous ; brûlez ainsi, chairs des amants. Ayez votre heure d’illusion, votre part du glorieux mensonge ; un instant dans vos bras mortels, enfermez, pressez, étreignez l’immortelle beauté du néant !
Ce qui fait la grandeur de l’amour, sa sublime et religieuse horreur, c’est qu’il perpétue la Vie, la Pensée, l’Esprit et le Sang, Dieu en ses milliers de formes. Aussi, pour les noces du Masculin et du Féminin éternels, il semble parfois que les cieux, les mers, les forêts, tout tressaille, chante et s’illumine. L’air est tiède ; les étoiles brillent, comme des yeux brûlants de désirs ; la mer carressante baise la plage, et chante, paisible, une chanson vague, qui berce et allanguit l’âme ; le clair de lune bleu enveloppe les bois ; tout se tait ; et les fleurs se meurent dans la nuit, les soupirs des fleurs montent dans la nuit, leurs chauds soupirs, leurs parfums lourds, où s’exhale leur âme expirante et consumée de volupté. Ô Hyménée, ô Hymen ! L’amour recrée ce qu’avait tué la mort : mais chose effrayante ! c’est pour elle de nouveau qu’il travaille et refait son œuvre.
C’est pourquoi ceux qui vont aimer, de peur qu’ils n’hésitent sans doute, comme les initiés du Vieux de la Montagne, sont-ils voués à l’ivresse !
Les fleurs, le vent du sud, la lune d’été versent leurs poisons subtils ; et, complices du Destin, dont ils seront bientôt les victimes, ayant bu le fatal et délicieux breuvage, les pâles amants s’étreignent en de mortels baisers, et, malgré eux souvent, évoquent de nouveaux êtres au sanglant mystère de la vie.
Femme, vide magnifique, miroir lumineux du néant, fugitive image, qui souvent rassembles en toi tout le mystère et toutes les cruelles splendeurs de la Nature créatrice, pourquoi t’étonner que quelques-uns pâlissent, lorsqu’ils s’approchent de tes lèvres, et viennent goûter entre tes bras une mort délicieuse et profonde ?
La pauvre tête de mort, elle éclate de rire, au souvenir de la vie terrestre. Au souvenir de ses passions, de ses rêves, de ses amours, la pauvre tête de mort, elle éclate de rire. Elle se rappelle ses orgueils, ses croyances, et ce qu’elle appelait ses pensées, et elle éclate de rire, l’horrible tête de mort, pendant que les vers, qui grouillaient en elle, la quittent, ayant fini leur œuvre.
Que de ténèbres j’ai traversées, que d’épouvantes et de souffrances ! Et cependant, malgré l’horreur et la nuit du gouffre, je suis revenu à la surface ; — j’ai revu le sourire de l’enfant, la candeur des vierges, la sainteté des mères, la grandeur des héros, toutes ces clartés de l’âme humaine : — et j’ai de nouveau douté de l’omnipotence du Mal, comme j’avais fait jadis de celle de Dieu, de sa pureté, de sa bonté.
Un mystère repose, un mystère d’amour, au fond de certaines fleurs et de certaines nuits tièdes ; mais les mots malaisément expriment ce qu’enseignent les choses silencieuses.
Je me contredis à toute heure : mon âme est comme l’onde, mobile et changeante, parfois lumière et or, reflétant un grand ciel d’azur, parfois livide, sombre, glacée, morbide, triste comme un marais d’automne, fouetté par une pluie grisâtre ou par un vent funèbre et gémissant.
Penché sur son violon, et pâle, comme si son archet jouait sur son cœur, il débuta par un chant douloureux, autant que lui semblait la vie. Mais peu à peu ses yeux s’éclairèrent ; il regarda l’espace, le grand espace, plein de soleil, et se mit à jeter plusieurs notes joyeuses. Elles s’en allèrent, s’envolèrent, puis revinrent : il semblait heureux avec elles ; elles s’en allèrent, s’envolèrent, puis revinrent, et soudain se firent étincelantes et rapides, et emportèrent son âme dans une ronde ardente, au sein d’un éblouissant tourbillon, d’amour sans doute et de lumière. Et l’archet semblait devenu fou et ivre mordait les cordes, comme l’amant mord l’amante. Mais, tout à coup, le violon sanglota, et reprit son chant monotone, et si triste, qu’il rappelait l’horreur de la vie.
Le violon pleurait, en contant sa triste légende. Il répandait des sanglots si pressés : et Celle, aux pieds de laquelle tombait sa plainte, aux pieds de laquelle venait mourir le sombre désespoir de sa plainte, était si royalement assise sur un trône d’ivoire, dans les solitudes de sa beauté ! Et son regard superbe et sa pensée étaient si loin, si loin de la terre et des hommes, qui se sentaient pris de vertige devant l’abîme de ses yeux ! Et le chant cependant voulut s’élever jusqu’à elle ; et il monta en effet, grandit, et devint si fort, qu’il emporta la Vierge royale par delà les prairies des étoiles, dans un silencieux désert, où, solitaire et précieuse, se dressant comme un lis magnifique, elle ne fleurissait que pour lui. — Une corde cassa, et l’âme du musicien retomba du ciel sur la terre.
Qu’ai-je besoin du monde des vivants, de la terre, du ciel et des astres ? De mon violon je fais jaillir un ciel bleu, frissonnant d’étoiles, et dans la grande nuit étoilée, dans la nuit d’été de mon âme, m’apparaît, sous ses lourds cheveux noirs, avec son visage de morte, la Reine en robe orientale, que mes yeux attendent toujours !
J’aime avec passion deux choses : les chevaux hongrois, nerveux comme leurs maîtres, ardents, libres, ivres d’espace, qui ont la steppe pour s’élancer ; et cette étrange musique hongroise, fantasque, bizarre, qui pleure et rit, si subitement passe du désespoir à la joie et de la joie au désespoir, et, capricieuse et fuyante, change à tout moment d’humeur, comme la pauvre folle qui m’a enfanté, Natura mater.
Le peuple des étoiles à travers l’infini silencieusement s’avance, comme une caravane, et il ne sait où Dieu le mène.
Qu’importe aux choses ? — La nuit sur les forêts répand le souffle des forces invincibles ; et de jeunes fleurs palpitent, qui semblaient endormies, et se rapprochent muettes pour de calmes amours.
Comme dans les flots profonds le plongeur de Schiller, ainsi plus d’une pensée meurt d’être entrée trop avant dans les choses obscures.
Je voudrais un immense amour, et emporter ma bien-aimée devant l’infini du désert ; et la nuit, sous les étoiles d’or, l’âme abîmée dans le silence des solitudes démesurées, rêver, oublier, mourir devant ce vide magnifique !
Après la mélancolie sublime du désir, quelle amère et désolante mélancolie que celle de la satiété ! Quel profond vide inattendu, après tout amour satisfait !
Et quel mépris pour ces lèvres de femme, qui n’ont cependant commis que la faute adorable d’avoir, les stupides, contenté nos désirs !
Nature, amoureuse éternelle, c’est toi qui rends fous les amants : dans les grands yeux de leurs amantes, ce sont tes yeux, beaux de mensonges, qu’ils contemplent, et où ils se meurent ; ce qu’ils adorent, ce qu’ils étreignent, c’est ta splendeur et ton néant ! — Partout sont les reflets de ta beauté : frissons des chairs et frissons des nuits, vagues onduleuses, cheveux flottants, lianes aux longs bras enlaçant les arbres des forêts, charme de la femme, et souplesse de son corps, mensonges de ses regards, de ses lèvres, Nature, éternelle amoureuse, c’est toi partout, c’est toujours toi ; et sous ces diverses apparences, toi que je vénère ou méprise, et que j’adore ou que je hais !
Vallée étroite, resserrée, étouffée entre ses montagnes. Verdure sombre, presque noire. En haut le ciel brûle. En bas le torrent gronde et roule ses cascades. Des rochers rouges, taillés comme par la hache d’un titan, gigantesques, sublimes, rappellent les rudes pensées de Michel-Ange. De l’autre côté du torrent, sautant de branche en branche, les petits singes, clowns bizarres, rient, crient, se balancent dans l’épaisseur des fourrés. Des hauteurs vers le torrent, des ruisseaux se glissent, coulent comme des serpents, et sous le soleil étincellent. Et par delà ces montagnes et ces profondeurs sauvages, par delà la plaine lumineuse et les molles collines du Sahel, sourit la Méditerranée, dont l’azur rappelle les yeux d’Aphrodite.
C’est l’heure où s’éveillent les lotus de nuit, l’heure où les champs de lotus ouvrent leurs yeux de fleurs et regardent le ciel. C’est l’heure où la lune d’été éveille les désirs dans les êtres.
Des crocodiles bâillent sur un îlot de sable, attendant les cadavres des pestiférés de Khartoum, dont les ventres verdâtres et ballonnés par l’eau nagent depuis quelques jours à la surface du fleuve.
Jours sombres, ou jours lumineux, pleurs, sanglots, ou joies sublimes, quelle est votre réalité ? — Quelle sera la réalité de ma vie, le lendemain de ma mort ?
La création est-elle comme ce livre que feuilletait Hamlet, vide de sens ? Des mots, des mots, des mots !…
Je veux mettre un peu d’ordre dans ce désordre qui est en moi. Je pèserai le pour, je pèserai le contre, et je jugerai en mon âme et conscience : chose effroyable, l’accusé est Dieu !
Je ne sais où je suis, qui je suis ; je ne sais qu’une chose, c’est que je suis homme, ange et bête, lumière et boue : la chose, après Dieu et la Nature, la plus incompréhensible, — peut-être aussi la plus vide qui soit.
Ton rêve semble parfois un cauchemar, un cauchemar hideux dont tu souffres, — Dieu créateur du bien et du mal !
L’éternité est un infini, qui ne peut être rempli que par un infini, — et pour le remplir, ô mon âme, tu n’as que tes lâchetés, tes misères et tes petitesses.
Souviens-toi que tu dois mourir, et peut-être mourir tout entier, corps et âme.
Hâte-toi donc, gorge-toi de lumière, soûle-toi d’amour et surtout de beauté ! Avec le vin du rêve, remplis d’éternité et d’infini les courtes minutes de ta vie terrestre. Le condamné à mort peut demander un repas royal : demande un repas divin ; mais hâte-toi, car l’heure de l’exécution s’approche.
Le sommeil quotidien, c’est le Néant qui te ressaisit. Chaque soir, le Néant te vient dire : Je t’ai laissé ouvrir les yeux devant l’Illusion éternelle ; hâte-toi, car tu es ma proie ; hâte-toi, car tes yeux mortels bientôt se fermeront à jamais.
Malgré le néant, où doit retomber ta personne humaine, malgré la cruauté de la vie, malgré la raillerie des choses, puisque de tous les êtres, par un mystère étrange, tu es le seul qui ait conçu l’idée de la vertu, l’idée du beau, et que ces idées te font grand et noble, garde précieusement cette noblesse qui t’oblige. Sors donc de l’animalité ; sois vraiment homme, c’est-à-dire un être nouveau dans la foule des êtres, qui s’est trouvé devant la dureté du Destin et n’a pas tremblé, devant l’Infini formidable et est resté debout, devant la Mort et l’a bravée, devant le Mal et l’a combattu, devant la laideur et l’a méprisée, et qui enfin de l’obsession du néant s’est délivré, comme Dieu, par la sublime gloire de ses rêves.
J’étais dans l’abîme, je dormais dans l’abîme, et de l’abîme je suis monté au jour ; j’ai conquis ma dignité d’homme, — avant de rentrer dans l’abîme.
Sans cet orgueil humain, par lequel l’homme se considère si souvent comme un point central, en cet infini, « dont le centre est partout et dont la circonférence n’est nulle part, » comment, impuissant et débile, oserait-il donc quelque chose, et l’Infini ne l’écraserait-il pas de toute son immensité ?
Le Bouddha, qui égale le Christ par son amour sans bornes, sa divine miséricorde pour les êtres, lui est, je crois, supérieur par sa conception de la vie. Il la juge dure et cruelle, vide au fond et pleine de néant.
Ce mot de néant, peut-être a-t-il craint de le prononcer, pour ne pas désoler et briser à jamais tant d’âmes pures, jeunes, confiantes, qui espéraient encore, attendaient de lui la bonne nouvelle, n’auraient pu, comme le pourront sans doute à force de fatigue, de vieillesse, les tristes siècles à venir, se résigner aux mortels arrêts de la vérité implacable. Aussi, pour établir sa religion, recréer le monde selon son rêve, dut-il cacher une partie de sa pensée, mentir même, promettre la vie au delà du tombeau, la délivrance dans la lumière ; mais je ne puis croire qu’il se soit fait illusion, car l’obsession du néant se retrouve au fond de toutes ses paroles, comme de toutes ses légendes. « Qu’il a eu raison de dire, le maître plein de compassion : « La forme est semblable à une bulle de mousse, elle n’a ni solidité, ni réalité. La forme est vide, la connaissance est vide. Le corps est une goutte de pluie. Quel plaisir peut-on trouver en ce monde ? »
Et, dans tout son enseignement, quelle profonde pitié pour toutes ces existences, « qui naissent de l’enchaînement fatal des causes et des effets ; » pour tous ces esclaves de l’erreur, pour tous ces malheureux condamnés à naître, à vieillir, à mourir, et à souffrir à travers cette forêt de douleurs tant de misères et d’inquiétudes !
Il sort de son palais, se promène dans un champ, et voit des vers ramper dans un sillon ; un crapaud vient qui les mange ; une vipère dévore le crapaud, un paon la vipère ; un faucon soudain saisit le paon et l’emporte ; un vautour se précipite sur le faucon, l’étreint et le déchire ; et le Bouddha médite tristement sur ces êtres forcés de se dévorer entre eux.
Une autre fois, il va vers une courtisane, vieillie, mutilée, les jambes et les bras coupés, et abandonnée sur une route. Il l’avait fuie et repoussée jadis, alors que, brillante et parée, dans l’éclat de sa beauté pure, elle attirait toutes les âmes, et il lui dit maintenant : « Je suis venu près de toi, ma sœur, par pitié pour ta souffrance, et pour voir aussi la nature véritable, le misérable objet des jouissances de l’homme. »
Un jour, il rentre en son palais : le palais est changé en cimetière. Ses trois jeunes femmes, si belles, et les vingt mille vierges qui les servaient, ne sont plus que des cadavres qui se décomposent, ou des squelettes horribles et grimaçants. Parmi ces ruines errent des loups, s’abattent des vautours, dont le bec sanglant vient fouiller dans les chairs pourries : et par cette leçon du ciel, le Bouddha comprend que toute existence n’est qu’une illusion, une voix qui ne retentit que pour mourir, s’éteindre, s’évanouir dans le vide, et il fuit dans la solitude, pour chercher la sublime doctrine par laquelle l’âme, s’élevant plus haut que ces mensonges, dans des régions de parfaite quiétude, puisse se libérer ainsi des fatalités de la vie.
Le Néant, roi des choses, comment le vaincre ? Par l’ascétisme, la méditation et l’amour.
L’ascétisme et le célibat lui refuseront et lui raviront des victimes.
La méditation : elle emporte notre âme au-dessus de tous les changements de l’être, hors du temps et de l’espace, hors de ce monde, hors des mondes, où elle souffre de mille tortures et de la soif de tant de désirs ; elle lui rend donc sa liberté, lui permet d’étendre sans limites le glorieux empire de ses rêves, et même de recréer la création, selon les lois d’un plus pur idéal.
L’amour enfin, qui sait guérir toute blessure, qui combat l’antique fatalité par laquelle tout être est une bête de proie, l’amour lui aussi délivre : car il agrandit l’espace où le cœur peut vivre, et sait quelques heures du moins, par l’immensité de tous les horizons élargis, faire croire à l’homme qu’il est Dieu.
Et en effet, grâce à la méditation et à l’amour, l’on vit apparaître des saints et des justes, de pieux solitaires qui, malgré les malédictions attachées à la naissance et la tyrannie du destin, obtinrent « cette perfection suprême d’être complétement maîtres de leur pensée. »
Dans le ciel de la métaphysique, le Bouddha me semble ainsi parvenu à des hauteurs sublimes, presque effroyables, que nul encore n’a dépassées, et j’ai la certitude, et la crainte peut-être, que sur bien des points les religions de l’avenir devront conclure comme la sienne.
Les Stoïciens, race superbe, hommes d’opposition redoutable ! César, le Jupiter terrestre, et Jupiter, le César d’en haut, semblent complices. Où fuir ? où se réfugier ? — En soi-même. — L’homme, dans son âme, se peut créer un monde d’idées pures, qui le console du réel. Dans son âme, il est libre. Quelle puissance lui peut ravir cette liberté ? Ni le ciel ni la terre ne peuvent l’empêcher d’être juste.
Le monde ne m’apparaît plus que triste et morne, comme un froid cimetière en automne : et je pleure par instants, j’ai froid et je tremble, comme si j’étais devant une tombe, où pourriraient toutes mes amours, devant une grande fosse commune, où seraient pêle-mêle ensevelis, tous les Dieux du passé, toutes les splendeurs, tous les antiques Soleils disparus, et le Christ même, le dernier Dieu, et, ô douleur ! la Gloire éteinte et l’Honneur mort de ma Patrie !
Il est plusieurs modes de délivrance : par le poison, le couteau, le vin, — modes vulgaires et trop faciles. Il en est d’autres : par le rêve, l’amour, la vertu, l’héroïsme, le sacrifice.
Plonge-toi dans le rêve : fuis en Orient. — Là-bas, le Néant est du moins revêtu d’un manteau d’or et de soleil, et cache sous la pourpre sa vermine.
Sois bon, sois doux, sois aimant. Aie l’âme pleine de pitié devant la douleur des êtres. Puisque la vie est un combat, et que l’odieuse loi du plus fort est la loi de l’univers entier, aie compassion des faibles, des petits qui succombent, recueille les blessés, adoucis leurs souffrances, console leurs misères ; aime comme le Bouddha ou Jésus. Et sois poëte aussi, crée de glorieux mensonges. Parle du bien, proclame la splendeur du beau : — n’évite quelquefois que de parler du vrai.
Vis de toutes tes forces, aime, souffre et pleure, saigne s’il le faut, mais vis et sois grand, et que pendant un instant, — oh ! que ce soit ton orgueil ! — par la magie du rêve ou la splendeur de tes passions, le néant de ton âme puisse être, comme le Néant universel, glorieux, sublime, magnifique et divin !
Il faut par la pensée se résigner à tout, et dans l’action ne se résigner jamais, lutter comme si l’on devait vaincre, vivre comme si l’on ne pouvait mourir.
Il faut, comme Prométhée, devant la résistance du Destin se roidir, se dresser, et faire l’homme si grand, qu’il puisse sans pâlir un jour regarder en l’abîme des choses.
Nous sommes ici-bas pour nous faire éternels, pendant ces courts moments que nous avons à vivre, pour faire infinis nos désirs et nos rêves, malgré l’étroite limite fixée à nos pensées ; pour que la Nature prenne conscience en nos âmes de sa grandeur et de sa misère, de sa réalité qui toujours lui échappe et de son néant qui se revêt toujours de nouvelles formes fugitives, si bien qu’éternelle elle meurt sans cesse, et que mourant sans cesse elle reste éternelle.
Possesseurs alors de cette sombre et splendide vérité, nous vivrons comme l’Infini, comme la Pensée infinie, comme Dieu, partageant à la fois sa gloire et son orgueil, et les douleurs de sa passion.
Ce monde t’ennuie : crée-toi ton monde.
LE CIEL D’ORIENT
LA SAGESSE
D’AL-GAZALI[1]
Quelle réalité donner à ce monde, dont la vie n’est qu’une suite de phénomènes succédant à des phénomènes, de visions chassant des visions ?
Combien de temps dureront-ils encore les paysages du ciel et de la terre ? Combien de temps encore s’ouvriront les roses, chanteront les oiseaux, fleuriront les aurores, brûleront les étoiles, et les cœurs des hommes ?
Quels abîmes de temps avant nous ! Après nous, quels abîmes encore ! Tu n’aurais pas créé le monde, le ciel s’en fût-il aperçu ? Tu voudrais détruire ce monde, manquerait-il à l’infini ?
Quand la terre sera comme une vieille, dont le temps a flétri la peau, quand toutes les roses du firmament seront dispersées par le vent des siècles, quand le soleil et la lune, comme des têtes coupées, seront jetées dans le sac du néant, ô Temudjin, qui se souviendra de ta gloire, qui saura où est ta poussière ?
Le lendemain du jour où ce monde sera mort, qu’aura-t-il servi de l’avoir créé ? L’éternité est un cimetière, où pourrit si vite la mémoire des morts !
Regarde le désert : il ressemble au néant de ce monde. Combien d’êtres traverseront ce néant, sans y laisser aucunes traces ; que d’êtres l’ont traversé déjà, dont les traces sont effacées !
Sur le damier de l’existence le Ciel se joue avec les êtres : et, la partie finie, il les replace dans la sombre boîte du néant.
J’étais le plongeur de l’océan de l’être ; j’allais, à travers les abîmes, chercher la perle de ton amour : pourquoi tant de monstres, ô Allah, sont-ils venus m’épouvanter ?
Pour le sage, les réalités de la vie finissent par apparaître comme des visions, et dont il a peine à saisir le sens.
Allah est comme un magicien qui évoque des fantômes : ces fantômes marchent, se regardent, se parlent, et pendant une heure croient qu’ils vivent.
Ce monde n’est qu’une jonglerie ; et le Jongleur divin s’amuse des surprises de nos yeux.
Mais le Maître des mondes jongle avec des étoiles, et nous, misérables, nous ne jouons qu’avec des mots bariolés.
Sais-tu pourquoi l’Infini soupire ?
C’est qu’il comprend que sa vie n’est qu’un jeu, un amusement de la pensée d’Allah.
Du haut des minarets du monde invisible les Anges m’ont crié dans la nuit : Le monde matériel n’est qu’une imposture, qu’un fantôme sans réalité ; le monde n’est qu’un océan illusoire ; le monde est un filet trompeur, où s’est pris l’oiseau de ton âme.
La Nature sans cesse change de costumes, comme une danseuse qui veut plaire. — À qui veut-elle plaire avec ses mensonges ?
Contemple la Création comme une danseuse, qui tourne devant les yeux d’Allah, pour les distraire de leur ennui ; contemple-la comme une danseuse, qui lentement déroule les splendeurs de sa chevelure et de son jeune corps frissonnant, sous la lente musique des étoiles.
Tu as jusqu’à toi élevé la Matière ; Tu as contemplé ses seins adorables ; mais, comme un maître épris de son esclave, n’es-Tu pas tombé dans ses liens ?
Tout ce monde est imaginaire.
N’est-il pas autre chose qu’une suite d’images créées par la Pensée divine, et que reflète la pensée de l’homme !
Matière, d’où vient ta beauté ? Qui a fait germer dans les profondeurs du sol la fleur mystérieuse du diamant, les rubis rouges, les bleues turquoises ? Par quelle magie de la boue fangeuse la rose compose-t-elle la pourpre de ses lèvres !
Qui peut, ô Allah, dévoiler tes secrets ? — Dans Adam dormait Judas près de Jésus, Nemrod et Abraham, le Pharaon et Moïse. La même terre nourrit la rose, et près d’elle la plante vénéneuse. Le sucre que le papillon vient boire sur la lèvre des fleurs et le venin du serpent Naja étaient unis d’abord dans la même goutte d’eau.
Allah se parle sans cesse, comme un homme seul dans la nuit et que l’ombre épouvante.
Ô Allah, chaque âge du monde manifeste une de tes puissances, une de tes formes, un de tes noms.
Tous les Dieux, ô Allah, sont postérieurs à Toi : chacun d’eux n’est qu’une de tes splendeurs entrevues, un de tes reflets dans les choses.
J’ai médité sur le mystère de tes naissances, sur le jeu de tes incarnations ; et j’ai vu la souffrance dont Tu te meurs sans cesse, ô Toi, qui ne peux mourir, et te retrouves toujours face à face avec l’horreur de ton néant.
Tu es le sacrificateur et la victime ; Tu jouis et Tu souffres ; pour te sentir vivre, Tu recherches jusqu’aux voluptés de la douleur.
La rose nous révèle ta beauté ; le cèdre, ta force ; la lune et le soleil, ton amour : — les vents et l’Océan nous révéleraient-ils l’éternel tourment de ton âme ?
Quand tout désir sera-t-il éteint dans ton cœur ? Quand laisseras-Tu dormir au fond de ta substance tous ces éléments subtils, dont la réunion a produit les êtres ?
J’ai vu sur le sein de la Mort les têtes des Dieux anciens, suspendues comme un collier de perles. J’ai vu les métamorphoses du Néant. J’ai médité sur toutes choses. Je sais que tout doit périr, le ciel, cette mosquée aux coupoles semées d’émail bleu, et le soleil, ce pieux derviche, qui tourne dans une perpétuelle extase. Je sais que ce monde n’est qu’une folie, un fantôme sans réalité : pourquoi s’étonner alors que mon cœur soit dans la tristesse ?
Comme l’araignée qui s’enveloppe de sa toile, par la magie de ta Pensée, tu t’enveloppes des créations : et dans le mensonge de ces apparences, tu prends nos âmes, qui y meurent.
Le monde, cette folie, nous a bien trompés : mais nous avons vu passer des formes, de beaux fantômes devant nos yeux, et nous avons fait des rêves en les contemplant.
Ta Pensée cherchant à se connaître a créé l’univers. Et quand elle s’est contemplée en ce miroir profond, n’a-t-elle pas tremblé de s’y voir ?
Pour renaître sans cesse tu te meurs sans cesse. Allah, ta vie éternelle serait-elle un supplice renouvelé sans fin ?
Si tout est néant, et que la vie d’Allah soit la vie du tout, elle n’est donc elle-même que vide et néant.
Cette création est comme une bulle d’eau pleine de vide, gonflée par le souffle d’Allah.
Les choses créées, Dieu vit le néant des choses, et les choses hélas ! virent le néant de Dieu.
L’IVRESSE
DE
DSCHELALEDDIN[2]
Dans la coupe du ciel, ô Allah ! tu bois le vin d’or du soleil ; la nuit, dans une coupe d’émeraude, tu bois les rayons de la lune, et dans une coupe de diamant, splendidement ciselée par mon rêve, je bois le vin de ta pensée, Allah, Allah ! je bois ton âme !
Le cœur du soleil palpite, palpite embrasé de désirs.
La mer, la large mer palpite, comme un cœur gonflé de désirs.
Et mon cœur, débordant de désirs, palpite, se lamente et pleure.
Le soleil est ton âme, les rayons du soleil sont les feux de ton âme, ô Amour, Amour éternel.
Les astres d’or sont tes pensées, la poussière d’or de tes pensées, ô Amour, Amour éternel.
Le vent d’été est ton haleine, le souffle brûlant de tes lèvres, ô Amour, Amour éternel.
Les fleurs aimantes sont tes soupirs, sont tes regards et tes baisers, ô Amour, Amour éternel.
Et la femme est la fleur suprême, le plus ardent de tes baisers, Amour, ô Amour éternel.
Comme un muezzin sur un minaret, du haut du ciel la Lune chante.
Elle appelle les parfaits amants, elle les appelle à la prière.
Elle dit à tous : Réveillez-vous ; elle vous crie : L’Amour est grand ; aimez, aimez ; brûlez tous.
La Nuit est ma bien-aimée : la Nuit s’offre à moi pleine de soupirs, et l’Océan est le miroir où se reflète son cœur pâle.
Les âmes tournoient deux par deux, sont prises de vertige et tombent dans le tourbillon de l’amour.
Les mondes roulent emportés dans le tourbillon de l’amour.
Les flots se dressent éperdus, rugissant d’amour vers la lune.
Dans les forêts, les grands lions hurlent d’amour vers les lionnes.
Amour, orage tout-puissant, tu fais à tous sentir ta force : prends-moi donc, embrase-moi, tue-moi, oh ! foudroie-moi de tes éclairs !
Une flûte magique soupire dans la nuit. Les vagues de la mer dansent sous la lune.
Le monde entier est rempli ce soir de chants d’amour et d’airs de flûte.
Pourquoi trembles-tu devant la beauté d’un visage ? Pourquoi pâlis-tu au son d’une voix ? Pourquoi es-tu pris de vertige en contemplant des yeux de femme ? Pourquoi te sens-tu mourir en baisant des lèvres mortelles ? Les splendeurs de la beauté humaine révèlent-elles d’effrayants mystères ?
Tu ne peux face à face contempler le soleil, mais tu contemples son reflet qui fait la beauté de la lune. Ainsi tu ne peux face à face contempler le Soleil des âmes ; mais tu contemples sa lueur répandue sur un beau visage, et attendri tu pleures, et devant lui ton âme étouffe de désirs.
Au milieu du désert, je sais une eau bleue : ce sont tes regards, mon amour. Mes désirs sont les flamants roses, qui s’y viennent désaltérer.
Les astres brûlent dans la nuit pour les rencontres des amants. Les fleurs se meurent dans la nuit pour le tête-à-tête des amants. La rose exhale ses parfums, pour baigner l’extase des amants. Pour laisser parler les amants, la terre se tait dans la nuit.
Tu as donné à ma maîtresse la longue chevelure noire de la nuit ; tu as mis dans ses yeux la beauté passionnée des astres ; tu as répandu sur son corps les pâleurs tristes de la lune.
Tu as donc voulu, ô Allah ! rapprocher le ciel de mes lèvres ?
Les vallons baignés par la lune me rappellent tes seins où dormait ma tête, et l’aurore rafraîchissante me rappelle l’aurore de tes yeux.
Quand je vois des hirondelles noires qui battent de l’aile sur le sable, je pense à tes paupières qui tremblent.
Quand je me jette dans la mêlée parmi les têtes qui tombent comme des oiseaux morts, je souris, ne songeant qu’à toi ; et quand les sabres mordent ma chair, je songe, ô lionne ! à tes dents blanches, me faisant leurs morsures d’amour.
Ton corps est semblable à un palais de lumière, où habiterait un beau serpent : ton âme est le serpent, et elle tue les amants épris de ton corps.
Les cailloux du désert claquent sous les pieds de nos chamelles blondes.
Le chamelier chante.
À l’horizon rouge, le soleil se couche. Le désert fume comme un jour de bataille.
Les lèvres ont soif, et les pensées rêvent.
Les femmes, dans leurs palanquins de soie rose, ferment les narcisses de leurs yeux, les fleurs alanguies de leurs yeux qui se rouvriront dans la nuit, à l’heure où soupireront les flûtes et où s’approcheront les amants.
Les têtes de nos ennemis pleurent au haut du fer de nos lances.
Tes baisers sont comme le simoun : ils dessèchent et brûlent les lèvres qu’ils touchent.
Ta beauté est un arbre funeste : les âmes se meurent à son ombre.
Tes yeux noirs semblent deux étoiles empoisonnées, et qui par instants révèlent des crimes et des pensées inconnus à la terre.
Tes yeux sont des yeux d’oiseau de race. Sur tes épaules ta chevelure tombe, comme la nuit sur des collines de sable.
Tes yeux sont des éclairs qui rient en voyant tomber ceux qu’ils tuent.
Tu es belle comme la Mort dans un jour de bataille.
Tu es douce et terrible, comme ces nuages éclairés à la fois par la lune et par les rayons de la foudre.
Que d’amants ont péri par toi !
Ton âme est comme un beau cimetière rempli de tombes et d’oiseaux.
Tes yeux sont froids comme des armes brillantes.
Pourquoi aiment-ils à regarder longuement les violettes qui fleurissent aux lèvres des têtes coupées ?
Aime, brûle, soupire, meurs de passion ; sois comme le ciel d’été, au cœur rempli de feu, aux yeux remplis de larmes.
D’un bout du ciel à l’autre deux étoiles s’appellent, oh ! si douloureusement s’appellent avec leurs longs regards palpitants de désirs.
D’un bout du ciel à l’autre elles s’appellent, et elles pleurent, et elles crient dans le silence des nuits : Allah, Allah, pourquoi nous as-tu séparées ?
Soleil, âme ardente, tu bois les fleuves, les lacs, la rosée de la nuit, le sang de la terre, les esprits des fleurs ; tu bois notre vie, notre souffle.
Ô Soleil ! tu as donc en toi l’insatiable désir des amants ?
Amour, vin étrange ! ceux que tu désaltères ont toujours plus soif après qu’ils ont bu.
Les roses, impatientes d’aimer, les roses déchirent leurs robes vertes, ouvrent leurs jeunes seins et les tendent vers les lèvres d’or du soleil.
Les roses, les lis pâles, les violettes se meurent consumés d’amour.
Ô Dschelaleddin, l’amour tue : tout ce qui veut aimer doit mourir. L’amour brûle, l’amour flétrit : le premier baiser de l’amour est le premier aussi que te donne la Mort.
La mer se dresse vers les cieux. Les forêts montent vers les cieux. Les âmes s’élancent vers les cieux.
Allah ! Allah ! que cherchent-elles ?
Dans un désert du ciel, le Soleil autrefois vivait en solitaire ; et, comme un ermite tourmenté d’amour, il errait triste et il pleurait. Allah lui dit alors : « Répands ton âme ; tes pleurs d’amour seront les rayons d’or, dont tu baigneras les êtres ; crée, comme j’ai créé ; aime, comme j’ai aimé. »
Et, comme un torrent, de l’âme du Soleil jaillit l’immensité de ses désirs, l’immense foule de tous les êtres.
Je suis le charbon, ô Allah ! Tu es le vent qui l’enflamme ; je suis le charbon embrasé. Tu es le vent qui le consume.
Je suis la salamandre de l’amour divin : dans la flamme je bois la vie. Je suis le papillon que le feu brûle : dans de belles flammes je bois la mort.
Le soir, Râbiah montait sur la terrasse de sa maison, et dans la solitude elle s’écriait : « Ô Allah ! le bruit du jour s’éteint ; dans le silence des cours intérieures, l’amante se couche et rêve aux pieds de son amant ; et moi, je tends les yeux vers toi, je t’offre mes lèvres, je t’offre mon âme ; mon unique amant, je jouis de toi.
Et Râbiah s’affaissait éperdue, et les rayons de la lune comme des baisers tombaient sur ses seins, gonflés de soupirs.
Les aurores sont des roses rouges, qui fleurissent et meurent à tes pieds.
L’Orient chante ta splendeur. Le Soleil se lève, et comme un prophète proclame ta gloire à l’univers.
Le silence du désert est rempli de ton nom. Tu t’étends sur nous comme une épouvante.
Le soleil monte ; le désert brûle ; le désert se meurt, embrasé par toi.
J’aime les éclats de rire du tonnerre, et les mugissements des tambours célestes, et les lourds nuages se heurtant comme des éléphants furieux, et les tempêtes aux ailes noires, planant dans l’air comme des oiseaux de proie, et le simoun, qui broie les arbres et qui engloutit des armées.
J’aime, ô Allah, ce qui révèle ta force, et rend pâle la face des lâches.
La création est une parole qui se déroule vibrante à travers les espaces. La création est un chant de joie qui veut remplir tout l’infini. Les cercles sonores éternellement s’étendent, s’éloignent, élargissent l’orbe de la vie ; et de tes lèvres le chant renaît sans cesse, sans cesse jaillit, coule, se renouvelle. — Ô Allah, Tu es le joueur de flûte, Tu es le chantre des Roumis, qui attirait et pacifiait les bêtes, et dont la voix faisait par sa magie surgir dans les déserts des palais d’or et des mosquées.
Allah, simple dans son essence, est multiple en ses créations. Ainsi l’âme du joueur de flûte, qui s’écoule en des milliers de chants.
Dans les profondeurs du désert fleurissent des aurores, belles comme des danseuses. Pour qui déploient-elles, ô Allah ! leurs écharpes de soie frissonnantes, et sous leurs voiles de gaze verts les splendeurs froides de leur corps rose ?
La vie est le souffle de tes lèvres. Tu parais, et comme des cavaliers, mille soleils d’or t’accompagnent. Tu marches, et le désert fleurit, la terre déploie ses tapis de tulipes. Tu t’assieds, et, comme des derviches, les sept cieux se courbent à tes pieds ; l’assemblée des êtres défile devant toi ; les mers, les nuages, les torrents retentissent comme des timbales ; les mille créations te glorifient, comme des poëtes inspirés !
Ainsi qu’un tourbillon d’almées, sur les tapis du ciel les étoiles s’avancent.
Pareilles à des danseuses pâles, ivres de désir, elles tournent.
Dans l’air une musique coule, qui fait frissonner tout leur corps ; et c’est le chant qui s’exhale de ton âme, le chant voluptueux de ton âme, Allah, ô amant éternel !
Je reposais d’un sommeil si profond dans l’obscurité du néant !
Comment l’oiseau de mon âme s’est-il élevé dans la lumière ?
Comme un roi qui appellerait le plus humble de ses sujets à partager son trône et sa puissance, tu m’as fait possesseur un moment du trésor de l’existence, de la pensée, du splendide manteau de la vie.
Tu m’as mis au doigt l’anneau de Salomon, tu m’as fait commander aux djinns.
J’habite, ô roi ! dans ton palais. Les animaux me servent comme des esclaves obéissants.
Sous l’apparence de jeunes femmes, les houris célestes s’offrent à mes lèvres.
Mais tout à coup paraît la Mort : tu me ravis l’anneau magique, et tu me fais rentrer dans la nuit du néant.
Vois comme peu à peu, ô Dschelaleddin, tu es monté dans la lumière. Tu n’étais d’abord qu’une goutte misérable de semence humaine. Des milliers d’éléments subtils se sont réunis pour former ton corps. Tu t’agitais dans les ténèbres : aujourd’hui tes yeux s’ouvrent à la pleine clarté du soleil. Tu vois le ciel et la terre ; tu aimes, tu souffres, et sens, comme Allah, mille passions s’agiter en toi. Dans ton cerveau flottent les pensées, comme flottent les astres dans la nuit. Tu es initié au secret des choses. Les ailes immenses de ton âme, comme les ailes du Simourgh, parcourent sans effort le temps et l’espace ; et parfois il semble que ton rêve étouffe en ce monde sans limites : ô miracle ! tu n’étais pourtant qu’une goutte misérable de semence humaine.
Les âmes sont des oiseaux, qui un instant s’envolent à travers l’infini.
Les âmes sont des oiseaux, dont le Maître a ouvert la cage.
Je suis un épervier, à qui Tu as dit : « Ouvre tes ailes, monte, plane, contemple mes créations diverses ; aime, combats et souffre, et rentre le soir dans mon sein. »
Qu’importe dans la vie éternelle qu’une étoile naisse ou qu’elle meure ? Qu’importe que tu sois ou que tu ne sois pas ?
Aussi Ferid-Eddin, dont la pensée est comme le musc, dont les vers parfument les lèvres, Ferid-Eddin a fait dire à la huppe, le conseiller de Salomon : « Le monde présent et le monde futur ressemblent à ces figures lumineuses que le soleil fait naître à la surface des flots. »
Ton âme, ô Allah ! est pleine de rêves, de Dieux gigantesques, de terres et de cieux futurs, de germes d’êtres, qui apparaîtront au jour.
Et que de splendeurs évanouies déjà dans ton passé, et qui ne vivent plus, comme des perles détachées, que dans le précieux coffret de ta mémoire !
Je voudrais être le soleil, et me répandre en clartés d’or sur les océans, les déserts, sur les plaines et les forêts. Je voudrais être le vent d’été, le vent tiède, le vent qui passe, et va boire à travers la nuit les soupirs des vierges en pleurs. Je voudrais être, ô Allah ! ta lumière qui se donne à tous. Je voudrais être ta splendeur, je voudrais étreindre l’infini. Je voudrais, comme toi, couvrir toutes les âmes de l’immense azur de ma joie !
Je suis la voix de ta création. Je suis la voix des choses muettes. Les étoiles, les plantes, les diamants, tout ce qui vit silencieux pour t’exalter a pris ma voix. Je suis la parole du désert ; c’est par moi qu’il te glorifie. Je suis la voix de tout ce qui aime, le sonore écho de toutes les joies. Et je suis aussi, ô Allah ! je suis la plainte de ce qui souffre.
Allah est ivre de lumière : enivre-toi, ô ma pensée !
Allah est ivre, ivre d’amour : enivre-toi, ô ma pensée !
Allah est ivre : dans sa pensée ivre flotte le rêve de l’infini ; aime sans fin, rêve sans fin, ô ma pensée ! sois toujours ivre !
La voie lactée est une prairie où courent mes rêves comme des chevaux libres.
Et mes rêves, le soir, vont boire à des lacs bleus, où magnifiquement se reflètent des soleils à tous inconnus !
Allah, tu es le timbalier, nous sommes les timbales que tu frappes. Nous sommes les flûtes : tu es le souffle, tu es l’âme qui chante en nous. Nous sommes l’écho qui te répond, en te renvoyant tes paroles.
Ma pensée reflète ta Pensée, comme la nuit de mes yeux ta Lumière.
Qu’un rayon de soleil éclaire les cailloux du chemin, ils brilleront comme des rubis.
Comme le paon, gloire d’un jardin, déroule magnifiquement devant son maître, et devant la foule qui le contemple, les splendeurs étoilées de ses plumes, ainsi le ciel marche devant Toi, faisant pour tes regards et les nôtres frissonner longuement son plumage d’étoiles.
Qu’ai-je besoin de la coupe de Djem ? Mon âme est la coupe magique où se reflète la création, mon âme est le miroir où se réfléchit Ta beauté : qu’ai-je besoin de la coupe de Djem ?
Et quand les vapeurs des passions obscurcissent le miroir de mon âme, je le purifie aux feux de l’extase.
Les étoiles, comme des oiseaux suspendus dans l’espace, la nuit chantent pour l’âme des sages.
Comme une joueuse de flûte, l’étoile du soir répand son chant magique ; les êtres s’apaisent. Je songe aux antiques empires évanouis, aux vieux Sultans préadamites et à leurs mystérieux trésors ; — et aux trésors de la pensée d’Allah, au clair sérail de sa pensée, où je vois naître, s’épanouir, mourir, pareilles à de belles esclaves, les mille créations successives.
C’est pour les poëtes, ô Allah ! que tu as tiré le monde du néant. C’est pour ceux qui le pouvaient entendre que tu as déroulé les strophes de ton poëme. C’est pour les rêveurs, ô Allah ! que tu as donné l’essor à tes rêves. Et c’est pour les amants que tu as fait fleurir la beauté tranquille de la nuit.
Les anges accusaient Allah d’avoir créé les hommes ; Allah répondit : « Beaucoup se traîneront dans la boue du péché, mais quelques-uns marcheront dans la lumière, et leur beauté vous fera jaloux ; or c’est pour eux seulement que j’ai créé le monde. »
Le feu qui brûle dans les étoiles est celui qui brûle en ton âme. L’Esprit, qui a créé les choses, est celui qui crée tes pensées. Le souffle de la Beauté éternelle, qui anime tout l’univers, est celui que boivent tes lèvres aux lèvres de tes bien-aimées.
Pose-toi, comme le Simourgh, sur la montagne de l’infini, et contemple la création, comme une île qui dort à tes pieds.
Plonge-toi dans l’océan d’Allah. Anéantis-toi dans l’océan du Tout. Perds la notion des différences, du fini et de l’infini, du temps et de l’éternité. Habite l’âme du Créateur, pour y contempler toutes les âmes.
Ton moi est une montagne qui te cache le soleil. Meurs à toi-même : revis en Lui.
Quand tu participeras aux secrets du Soleil, ô poussière ! ô atome perdu dans un rayon ! t’importera-t-il encore le secret de ta vie ?
Quand tu seras plongé dans l’amour de ton Océan, pauvre goutte d’eau, auras-tu souci de toi-même ?
Une nuit, comme Mohammed, pour cheval j’ai pris l’éclair, et j’ai escaladé les cieux. Dans l’infini je suis monté ; toutes les voix se perdaient en une ; les sept couleurs du prisme se fondaient en une ; les sept cieux se fondaient en un. Les vagues de la mer avaient disparu, je ne voyais plus que la mer. Toutes différences s’étaient évanouies, et il ne restait que l’identité.
Je vois passer devant mes yeux le ciel et la terre.
Je vois se dresser devant moi le peuple innombrable des morts.
Tous les mondes, la vue infinie du passé, celle de toutes les préexistences se dévoilent à mes regards.
Mon âme est plongée dans ton âme, et tes amours sont mes amours.
Je porte l’Esprit qui a créé les choses, je porte en moi la création, je vois réfléchies dans mon âme les mille formes par Toi revêtues…
La naissance m’a délivré jadis de cette prison de ténèbres, où je dormais sans conscience, et le monde m’est apparu, beau comme une peinture. Mais aujourd’hui ce monde lui-même n’est plus pour moi qu’une matrice ténébreuse, depuis que j’ai rêvé au delà la pure lumière de ta Pensée.
Pourquoi as-Tu illuminé les ténèbres de l’infini ? Pourquoi as-Tu dit aux Soleils d’apparaître cuirassés d’or ? Pourquoi as-Tu devant ton trône convoqué l’assemblée des êtres ?
T’ennuyais-Tu ? Avais-Tu peur dans la nuit de l’éternité ?
Et Allah, dans le silence des nuits, dit à l’âme de Dschelaleddin.
J’ai eu bien des naissances. J’ai eu de profonds rêves, qui vous seront toujours ignorés. Que savez-vous de mes trésors, de mes mosquées, de mes palais ? Vous êtes la goutte d’eau : que connaissez-vous des océans de ma Pensée ? Vous êtes l’atome : mais la poussière sait-elle les secrets du soleil ? La plante qui croît dans le désert, que connaît-elle, que peut-elle dire de l’immensité du désert ? Vous êtes pareils à des fourmis qui ramperaient aux pieds d’un roi. Ont-elles l’idée de sa puissance, de ses royaumes, de ses armées ? Ont-elles l’idée de sa beauté, de sa grandeur, de son amour, et des rêves qui se déroulent dans l’infini de sa pensée ?
Je suis le Tout et le centre du Tout. Je suis la source des couleurs, l’origine des qualités. J’étais la nuit muette, j’ai créé la lumière, pour sentir vibrer tout mon être. J’étais l’éternité et j’ai créé le temps, afin de me sentir vivre. J’étais l’infini, j’ai créé les êtres, afin de me sentir aimer. — Dans le miroir des mondes, ô Dschelaleddin, j’ai voulu contempler mes rêves.
Je suis en tout, je suis partout : je suis la splendeur du soleil, je suis la clarté de la lune. Je suis la chaleur qui vous baigne, et je suis l’air qui vous fait vivre. Je suis la rosée pâle qui tombe des étoiles, et pénètre dans le cœur des plantes. Je suis le rayon de la nuit qui coule aux profondeurs du sol, et s’y cristallise en diamants. Je suis partout, je suis en tout : je suis le parfum dans la fleur ; je suis la bonté dans vos âmes ; je suis la joie qui vous fait ivres ; je suis le rhythme de vos poëmes ; je suis l’harmonie dans les mondes. Ô Dschelaleddin, tu le sais, je suis la vie dans tous les êtres.
C’est moi qui fais naître et c’est moi qui tue. C’est moi qui dors et moi qui veille. Je suis la terre, l’eau et le feu ; et le visible et l’invisible, je suis l’esprit, je suis l’amour, je suis la mort : que craignez-vous ? Quand je vous tue, n’est-ce pas en moi, dans mon âme que vous tombez ?
J’aime sans fin ; je brûle en vous ; je suis le cœur qui bat dans vos poitrines.
Les mondes n’étaient pas encore, les aurores ni les crépuscules ; j’étais déjà, j’aimais déjà.
Quand la première terre, toute saignante, surgit de l’immensité des flots, j’étais le soleil, j’essuyai ses larmes, et la couvris de mes baisers.
L’océan des mondes roule ses flots sous les lumières d’or ou d’argent que répand mon âme : et ce que vous appelez la beauté n’est que la lueur de ma présence.
Un sang pâle coule dans les lis, un sang rouge coule dans tes veines, un sang d’or brûle dans le soleil : et c’est mon sang, mon sang toujours, qui coule au corps de tous les êtres.
J’étais le ciel bleu ; j’ai créé la mer pour qu’elle reflétât ma beauté.
J’étais Salomon ; j’ai du fond de l’Orient appelé la Reine de Saba : et cette Reine aux cheveux d’or, dont les yeux donnaient le vertige à qui la venait contempler, cette Reine, qui sous son manteau de cheveux d’or dansa pour mes regards une danse inimitable, et chanta des airs mystérieux que nul jamais ne saura chanter, cette Reine splendide était l’image de mes créations passagères.
Ô Dschelaleddin, je n’ai créé les mondes que pour m’en donner l’illusion. Ton âme est une étincelle de mon âme, ta pensée est née de ma Pensée. Crée donc aussi, Dschelaleddin, crée et rêve, comme j’ai rêvé…
Les mondes et les âmes flottent dans ton sein. Déroule les poëmes qui dorment enveloppés dans le silence de tes rêves. Je t’ai donné la puissance créatrice et le rhythme, cette magie à laquelle j’ai soumis les cieux. Crée et chante ; aime sans fin, je viens me souvenir en toi…
Ô miroir pur de mon néant, je viens me refléter en toi !
REMEMBRANCE
Et il fut donc un temps, où nous nous aimions tous les deux, où je respirais la fleur de tes lèvres, — un temps où nous n’aurions pu croire que ce temps-là dût finir !
Notre amour était un merveilleux monde, un monde au delà des mondes, une sublime solitude, dont tes regards étaient la lumière ; — et si étrangement résonnait le paradis de ta voix, claire et profonde comme un ciel !
Te souvient-il du temps où je tenais tes mains, où dans tes yeux je noyais mes yeux, où de ta poitrine et de tes seins sortait une lumière, qui me faisait meilleur ; — où nous nous promenions au clair des étoiles, mettant l’éternité dans toutes nos paroles ?
Rien n’est doux comme la musique : aussi ton beau corps, mon amour, j’eusse voulu l’envelopper d’une atmosphère de musique. Dans la lumière et la musique, j’eusse voulu pouvoir l’adorer, — ton corps qui avait la douceur de la lumière et de la musique.
En tout ce qui est pur, je te cherche ô morte, et te revois : dans les regards des fleurs, dans les douceurs de mai, dans la neige sans tache des montagnes lointaines, — dans la neige surtout et l’azur des lointains, ô mes amours perdues, mes lointaines amours !
Tes regards ressemblaient à de grands horizons nocturnes, à des horizons tout fleuris d’étoiles : et mes désirs buvaient tes yeux, comme une lèvre altérée d’air aspire la fraîcheur des nuits.
Ton amour fut une eau profonde, où un soir de printemps je noyai mon âme : — un grand lac bleu, une fraîche demeure, où il était si bon de se sentir mort, sans nuls pensées, ni souvenirs…
Il y avait en toi, ô ma bien-aimée, la beauté des crépuscules et celle des aurores. Il y avait en toi, oh ! si pâle, si triste, si bien la femme des temps modernes, la beauté des crépuscules d’automne, et en toi aussi, oh ! si chaste, si blanche, oh ! si profondément virginale, la beauté rafraîchissante des aurores, où mes yeux en Orient aimaient à se plonger, comme s’ils revoyaient la lumière, qui éclairait les premiers jours du monde.
Entre la lune et la mer est un mystérieux accord : c’est pourquoi la lune attire la mer. — Ton visage ainsi attira mon âme, et mon âme s’émut et alla vers toi, par un mystérieux accord.
La Musique m’a pris sur son cœur profond : elle m’a pris comme faisait ma maîtresse, et m’a réchauffé de ses baisers d’or, et a essuyé les pleurs de mes yeux.
La Musique m’a pris, comme faisait ma maîtresse ; mais sur son cœur hélas ! je me rappelais — les soirs où sur le tien je me baignais aussi dans des harmonies léthéennes !
Ô toi, qui paraissais quitter l’air des cieux supérieurs, j’avais pitié pour toi, te voyant ici-bas offrir ta chair immaculée aux influences de la vie !
Si dans une coupe j’avais pu mettre la pureté de tes yeux, les douceurs de tes seins, et les boire, et mourir, — l’âme tout embaumée de toi !
Mon rêve s’est construit un château, un grand château près de la mer. Le château est en granit noir, et se dresse sur une roche, si élevée et si droite, que le vertige attire quiconque se penche et regarde en bas. En bas la mer, le ciel en haut, partout des espaces sans bornes : nul bruit humain, le bruit seul de la mer immense, et des aigles. — Dans une salle de granit noir, sombre, pleine d’armures antiques, ma bien-aimée est assise devant l’infini de la mer, ma bien-aimée aux yeux d’azur, infinis comme la large mer… L’heure, le temps, nous l’avons oublié ; sommes-nous morts ? Ma pensée n’en sait rien. L’étroitesse des mondes n’oppresse plus mes sens… Mon âme est libre, et se plonge de l’infini de la mer en celui de ses yeux !
L’ILLUSION
Il fut un moment dans la vie des choses où tout dormait en germe dans l’œuf d’or du Soleil, ma vie, celle de tous les êtres, fils de la Terre, les mondes organique et inorganique, les océans, les continents, les forêts, le bien et le mal, les cieux et l’enfer d’ici-bas, et la Lune et les autres Terres, filles du Soleil, avec leur évolution vitale, leur longue histoire, splendide ou sombre. Or de naissance en naissance nous pouvons remonter jusqu’à Dieu, et jusqu’à cette heure première, où tous les Mondes, toutes les Voies lactées, toutes les énormes Nébuleuses, reposaient aussi, comme des rêves près d’éclore, dans la nuit muette de son cerveau.
La Pensée de Dieu, repliée en elle-même, comme l’électricité dans les nuages, par instants éclaire l’infini de fulgurations soudaines, qui sont les créations transitoires.
Rien n’est simple, tout est complexe, tout est étrange ici-bas. Si l’on avait quelque profondeur dans l’analyse, on verrait que le moindre atome sort de l’éternité et de l’infini, et a fait pour arriver jusqu’à moi, dans ma main qui écrit ou mon cerveau qui pense, un chemin plus long que d’ici au Soleil ou à la plus reculée des étoiles. On ne voit guère aujourd’hui que la surface des choses ; on ne voit pas l’abîme qui est sous elles, l’abîme de causes et d’effets, de mouvements, de courants sans fin, de flux et de reflux qui les ont fait un jour s’élever à la surface.
À un moment, dans l’homme, la matière se fait cerveau, — et se souvient alors de toutes ses transmigrations du passé, et de ses voyages éternels ; et qu’elle a été plante, oiseau, bête au fond des forêts, atome au fond de l’infini.
À la surface du cerveau sont les couches de cellules nerveuses, dont les vibrations donnent mes sensations, mes pensées ou mes rêves. Et cette surface de l’être est tout l’être. Le moi tout entier y vient aboutir, y prendre conscience de soi-même ; et le corps avec ses tissus et ses organes n’existe que pour porter et nourrir cette surface légère, qui seule en lui pense, rêve, et commande, qui seule aussi jouit et souffre.
Et sur ce globe, — voyez la place des êtres animés, — c’est aussi à la surface que, pareille à l’écume brillante roulée par les flots de l’Océan, est répandue la substance nerveuse, précieuse écume, poussière et matière délicate, pour qui tout ce monde semble fait, puisqu’elle lui donne avec la conscience de soi-même la conscience tout à la fois de sa grandeur et de sa misère, de ses joies et de ses douleurs.
Dynasties divines, je vous vois naître, grandir et mourir. Formes des métaux, formes des arbres, des êtres, des hommes ou des Dieux, vous apparaissez et disparaissez dans l’espace comme un défilé de fantômes !
Rêves du sommeil, ou réalités de la vie, tout aboutit dans le cerveau de l’homme à des vibrations de cellules, à une formation d’éphémères images ; — et je ne vois pas alors qu’il y ait si loin des rêves aux réalités, et des réalités aux rêves.
La Nature est pleine de mouvements invisibles, comme un cerveau qui toujours rêve.
La Pensée est l’atmosphère des choses. Elle est l’Infini où se meuvent les mondes, l’Éternité où se meut le temps. La Pensée est la grande Aïeule, la demeure des êtres, la source profonde de la vie, la Force, d’où sortent toutes les forces, les puissants orages électriques, comme les éclairs de nos passions.
Et la Matière même n’est qu’une des mille apparences, une des formes par elle revêtues.
Le moindre atome contient une force : et cette force n’est, elle aussi, qu’un des modes de la Pensée.
« Fendez un atome, vous y trouverez le Soleil, » dit un poëte persan.
S’il n’y avait au fond des choses unité de substance, jamais la matière ne pourrait agir sur la pensée, ni la pensée sur la matière. La matière n’aurait d’action que sur la matière, et la pensée que sur la pensée. S’il n’y avait pas unité de substance, la lumière par exemple ne pourrait se transformer en une sensation du cerveau ; — en un mot, entre la matière et la pensée ne peut exister un abîme, car autrement l’abîme ne serait jamais franchi.
Pensée éternelle, âme des mondes, âme muette ou sonore de tout être vivant, tout commence et finit en toi. Tu brûles sans cesse ce que tu as fait naître, feu dévorant, passion éternelle. Les phénomènes passent : et toi seule tu demeures, et tu survis paisible à tout ce que tu crées.
Ce monde n’a de réalité que par la Pensée, divine ou humaine. Supposons la Pensée morte : les choses alors tomberaient dans l’inconscience, seraient donc comme si elles n’étaient pas.
La Pensée est le soleil qui crée et éclaire l’Infini, et lui permet de se contempler lui-même.
Cette Force qui crée les mondes, les soutient, les porte, les emporte, est l’Esprit qui s’agite en toi, et en toi aussi crée les rêves.
Il n’est pas d’étoiles fixes : par un mouvement sans fin tout est emporté dans l’espace. Le Soleil que l’on croyait immobile court lui-même vers un point du ciel. Où vont ces immenses troupeaux d’astres, fuyant à travers l’infini ? Leur course a-t-elle un but sublime, ou ne seraient-ils que des rêves effrénés du cerveau de Dieu, des rêves condamnés à périr, et qui tournoient avant de tomber dans la mort, comme de grands oiseaux attirés par un gouffre !
Une même passion semble tout régir : le monde des âmes et celui des atomes.
Vois les nuages, cette réunion d’éléments subtils, que le hasard a rassemblés. Les uns planent dans la lumière, les autres se traînent dans la nuit ; les uns sont vêtus d’or et vivent près du soleil, les autres se roulent dans les ténèbres, dans l’épouvante et les tempêtes ; mais tous à la fin meurent, s’évanouissent, se fondent dans l’océan de l’air qui les a produits.
J’étais avant ma naissance, et j’étais avant la naissance des choses ; j’étais avec la matière infinie ; chaque atome de mon corps errait à travers l’infini ; et ma pensée flottait dans l’abîme de la Pensée divine, aspirant à la vie, à la liberté, à la solitude, — comme ces êtres plongés dans le fond de la mer, et qui lentement tendent vers la surface lumineuse…
La substance de ma chair est éternelle : et mon sang donc est le sang de Dieu ; dans ma pensée planent les vérités éternelles : et ainsi ma pensée est consubstantielle à la Pensée de Dieu.
Je pense, donc je suis consubstantiel à Dieu ; et j’ai cette gloire douloureuse de partager ses rêves, ses infinis désirs, ses passions, et ses joies, — et aussi ses souffrances, et la conscience de son néant, et l’éternité de ses ennuis.
Création, illusion splendide, pareille à ces nuages d’or et de pourpre qu’illuminent un instant les couchers de soleil, et qui si vite s’évanouissent dans l’ombre, comme les générations dans la mort ; création, illusion splendide, figures, apparitions gigantesques, qui se déroulent une heure dans l’infini de la Pensée de Dieu, — comme des nuages dans la mélancolie magnifique d’un soleil d’automne qui se meurt !…
Splendeurs de la vie terrestre, visions rayonnantes, sorties comme des éclairs de la nuit des choses pour étonner un instant et éblouir nos yeux, fulgurations de l’Idée, qui éclatez dans nos ténèbres, et emplissez notre âme de stupeur, souvent d’épouvante, n’êtes-vous rien que les mensonges, dont Dieu veut consoler sa misère et la nôtre ?
Je bénis tout ce qui m’a menti, l’illusoire beauté des choses, et les paroles des êtres bons, et tous les rêves, qui peuvent encore donner aux hommes l’espoir, la force, et la joie. Je bénis les poëtes qui ont créé le Beau, les purs qui ont créé le Bien, les sages et les saints qui ont créé le Ciel et les Dieux. Je bénis aussi tout ce qui est grand, — les grandes montagnes, les grands fleuves, l’Océan sans bornes, et les poëmes, profonds comme des forêts, et tout ce qui peut faire oublier l’étouffante limite de la vie. Et je bénis les lèvres mortelles qui m’ont juré l’éternel amour ; et les nuits de printemps, les nuits tièdes, les nuits pâles comme sa chair ; et les chastes aurores, limpides comme ses yeux. Je vous bénis, clartés des yeux et des étoiles. Je vous bénis, ô mes grands espoirs, ô mes ardents désirs jamais rassasiés.
Je bénis tout ce qui m’a trompé, tout ce qui m’a consolé d’être.
Maïa, Déesse de l’Illusion, je reviens à ton culte oublié, et je voudrais, Mère des choses, que ce livre moins obscurément sût réfléchir ton image.
Oui, tout est destiné à périr ; tout n’est qu’apparences et visions. Je suis un rêve échappé de tes rêves, un fantôme parmi des fantômes.
J’ai tremblé d’abord, en voyant le néant qui était en moi, et dans les pensées des hommes, et dans celles que la langue humaine appelle les Pensées divines.
Aujourd’hui je rêve tranquille ainsi que toi, — ne te demandant plus que de beaux mensonges, des illusions nouvelles d’amour, de justice et de vertu.