Le Livre pour toi/Présentation

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Le Mercure de France, 16 avril 1908[modifier]

Le Livre pour toi. Des Flandres natales au pays Valaisan, où elle vit et de quelque vaste fenêtre ouverte sur les hautes vallées elle regarde d’un œil attentif la lente procession des saisons et tics heures, Mme Marguerite Burnat-Provins apportait une âme curieuse et un cœur passionné. Elle entendit d’abord les chanson du cloutier et du sabotier ses voisins ; perpétuellement émerveillée, elle vit autour d’elle vivre de leur vie diverse les insectes, les fleurs, la montagne, les hommes aussi ; elle essaya d’en retenir les images dans le cadre strict de petits tableaux rustiques, d’une prose rythmés, où, parmi les mots de la langue courante, une cinquantaine de mots patois hésitent entre les parlers du nord elles parlers du midi ; sommaires tantôt et tantôt minutieuses, les descriptions des êtres et des choses familières étaient accompagnées d’aquarelles et de vignettes de l’auteur gravées sur bois et reproduites en couleurs. Les Petits Paysages valaisans et les Heures d’automne ne devaient pas tout leur charme au talent de l’écrivain ; le goût parfait avec lequel en furent conçus l’ordonnance et l’ornementation faisaient de ces albums sans pareils des œuvres à part : il semblait qu’en deux textes parallèles la même pensée se développât sous deux formes qui s’interprétaient l’une l’autre.

Rien cependant n’annonçait le Livre pour toi : c’est une longue cantilène d’amour, l’une des plus ferventes qu’aient jamais égrenées des lèvres humaines ; mystique et farouche, confiante et inquiète, sensuelle et chaste, dans le sommeil et dans la veille, ivre de la possession présente, anxieuse et tourmentée par l’absence, une passion frénétique qui confine au délire sacré s’exprime en des versets d’un lyrisme continu qui glorifient l’unique amant ; l’admiration de la force et de la beauté viriles est proclamée sans aucune réticence et dans la pleine lumière sont proférées les paroles que la pudeur hypocrite réserve d’ordinaire au secret des chambres bien closes au demi-dieu, au héros, l’offrande est faite de toute la chair ; qu’il la prenne d’un cœur joyeux ; et l’esclave volontaire s’abandonne, ne demandant en retour que de n’être jamais chassée :

Que j’ignore la route et le reste du monde,
Que j’oublie les mots qui ne disent pas mon amour, les gestes qui ne doivent pas t’enlacer,
Que l’horizon se ferme à mon sourire,
Mais je t’en conjure, ô Sylvius, comme la plus humble des choses qui ont une part dans ta maison, garde-moi.

Elle est humble, mais avare de son bonheur et jalouse dans sa servitude amoureuse, jalouse de l’arbre, de la fleur, du nuage ; si les yeux chers devenaient aveugles jusqu’à la mort, elle ne leur envierait plus de s’être tournés vers les jeunes femmes qui passent avec des cheveux fins, des mains claires, un cœur qui pourrait aimer ; et seule elle vivrait dans la solitude du souvenir ; elle conçoit qu’elle puisse souffrir ou faire souffrir, donner le sang de son cœur ou d’un suprême baiser épuiser le sang bien-aimé. L’amour seulement lui a révélé le sens vrai de la nature et du monde.

J’ai écouté l’eau inconsciente de la source réveillée, l’eau féroce des torrents éternels. J’ai souri au chant du flot mince qui va sous les spirées, dérouler sa chaîne d’argent : j’ai tremblé devant la colère des ondes brutales qui cassent le roc et charrient la mort.

Mais je sais aujourd’hui les mots que l’eau ignore.

Et tandis que tes mains réunies soutiennent ma tête charmée, c’est ta bouche adorée qui les dit lentement sur mes lèvres.

Ô Sylvius, il n’est pas de chant plus doux, de musique plus divine et je me sens mourir à t’écouter.

Toute maîtrise de soi est abdiquée viennent la séparation et le voyage ; Sylvius absent gardera sur la captive l’emprise d’une main lointaine et dans les arènes vides d’une ville latine ou provençale, au Colysée ou aux arènes d’Arles, c’est lui qui se dressera dans la loge impériale ou dont le sang de gladiateur magnifique coulera sur le sable, et quand les lames du large viennent se briser sur la grève :

— Elles disent : Regarde et laisse aller ton rêve.

Ton amour est plus fort que le sol, plus vaste que l’horizon plus profond que la mer.

Mais à l’heure du retour, quand se renoueront les étreintes inoubliées, quelles autres images peut-être auront passé devant les prunelles du maître, pendant les jours du pèlerinage et de l’exil ? une angoisse déjà se mêle à la joie pressentie :

Lorsque j’aurai quitté la robe poudreuse du voyage, je me tiendrai devant toi.

Je déposerai dans tes mains mes seins roidis par le désir, ils te menaceront de leurs deux pointes brunes.

Je t’offrirai mes flancs comme une table polie où paraît, unique mieux que langue onctueuse, le fruit au cœur entr’ouvert qui doit te nourrir et te désaltérer.

Je prendrai tes genoux entre mes genoux, sur tes dents, j’appuierai ma langue et dans tes yeux, tout au fond de tes yeux, je regarderai, je regarderai…

Dans ces cent poèmes, le même motif est repris avec une telle richesse et une telle variété d’expression qu’il se répète sans monotonie. Comme ceux de l’antique Sapho les chants de Mme Marguerite Burnat-Provins sont vraiment mêlés de feu et la flamme qu’elle porte dans le cœur jaillit avec elles, eût dit, en son Traité de l’amour, Plutarque, qui n’était pas toujours un mauvais critique.

Rachilde

Le Figaro, 17 mars 1909[modifier]

« Le Livre pour toi »

Ce tutoiement brutal nous fait lever la tête…

Le Livre pour toi, tel est le titre du livre de Mme Burnat-Provins.

Il y a là le geste hardi d’une femme qui, en pleine foule, jette au visage de son amant quelque fleur de corsage avec un tutoiement sonore comme un baiser — belle d’impudeur, riche d’audace.

Mais pas de confusion possible. En ouvrant le livre, dès les premières lignes, toute brutalité s’efface ; nous ne sommes plus en présence du geste de Carmen ; la ferveur devient une prière, l’encens de l’amour se dégage dans une splendeur védique. Ce n’est pas un cri, c’est un chant, mieux encore, un hymne. Les lignes que cette femme a tracées sur des tablettes parfumées sont bien pour un homme, le livre est bien pour un seul, mais, il s’empreint de la plus grande généralité, il rejoint, dans l’espace le Cantique des Cantiques, c’est le livre pour nous, c’est le Livre de l’Amour.

Il contient l’aveu conscient le plus ardent qu’on puisse imaginer, le plus ingénu, et le plus complique à la fois qu’une femme ait, sans doute, jamais écrit ; Y a-t-il dans la littérature amoureuse beaucoup de paroles aussi belles que certains répons de cet office de la chair et de la tendresse ? Ils méritent l’anthologie, et, auprès des Chansons de Bilitis, ils devraient demeurer tout imprégnés d’une délicieuse légende, récités par des adolescents futurs avec une ferveur exquisement scandalisée.

Quand je dis anthologie, cela ne veut pas signifier que je souhaite à Mme Burnat-Provins une place dans l’anthologie des libraires Je parle de l’anthologie mythique de la postérité, car, hélas ! les livres périodiques qui paraissent, sous ce nom ne sont pas de bien souhaitables compagnies. Tristes cloaques au sein desquels l’auteur du Livre pour toi se trouverait mal à son aise et probablement mal placé. Les anthologies ne sont, la plupart du temps, que prétextes choisis par quelques paperassiers précocement aigris et pressés d’apporter la contribution de leurs jugements et de leurs goûts téméraires à l’histoire d’une littérature qui les ignore. Et ces travaux conçus pour jeter le doute dans l’âme de lointains lecteurs cochinchinois se réduisent toujours à de pures réclames de maisons d’édition.

Ce n’est pas cette gloire que j’escompte pour Mme Burnat-Provins et je ne suis pas assez cruel pour lui souhaiter l’aventure récente, d’une autre poétesse du plus grand talent honneur des lettres féminines actuelles, Mme Delarue-Mardrus, qui s’est vu traiter dans un de ces ouvrages éphémères de « personne qui n’a pas la connaissance de sa langue, créant pour les besoins des mots rarement heureux, confondant adjectifs et substantifs, n’hésitant devant aucune image, si discordante soit-elle, avec des répétitions puériles, — alors que d’autres parlent français… dernière des décadentes… etc. » Mais délaissons ces aimables enfantillages et parlons de la seule anthologie qui vaille celle du souvenir.

Je la souhaite à ce livre, car il manquait à la littérature féminine, cependant si riche en ces dernières années, et qui vient encore de s’enrichir, cet hiver du Cœur magnifique, que nous confessa Mme Catulle-Mendès le jour même d’une mort tragique, et qui eut l’air de se dresser sur cette tombe, comme le cœur brandi, par la statue de Ligier-Richier, — dans un geste d’orgueil et de défi. Nous avons eu aussi, le charmant génie prime-sautier de Colette Willy, qui s’est posé, impertinent, sur les Vrilles de la vigne. On a parlé, à souhait, de ces élues déjà célèbres. Aujourd’hui ne nous penchons que sur cette humble framboise des monts, qui vivait ignorée. Le cri d’adoration physique, sans voile et sans hypocrisie, n’avait jamais été poussé par une femme. Rien n’est plus attrayant, d’ailleurs, qu’Apollon décoré par des mains féminines. Une statue d’homme parée de roses, amoureusement drapée, pour ainsi dire, avec des soins tanagréens, par une vestale délirante, constitue un spectacle rare, délicat et persuasif. Les femmes ont un cœur, comme leur forme, adorablement décoratif. Leur souci de parer, d’embellir, de broder, d’adorner, s’étend jusqu’à leur amour.

L’auteur est ici demeuré fidèle à la tradition décorative de la femme, il a soigneusement voilé les plaideurs, de l’amour, il semble étranger à toute l’humanité douloureuse do la vie.

Le héros Rappelle Sylvius ; comme il convient, c’est un surhomme de grâce, soigneusement épousseté à l’aube de chaque jour. Mme Burnat-Provins vient de dessiner la silhouette nerveuse et troublante d’un jeune dieu, elle lui a dressé un petit temple naturel où pénètre la forte odeur de la solitude alpestre. Et les yeux d’Apollon, tout en restant grecs et harmonieux, selon la règle, se chargent de la splendeur plus idyllique encore des gentianes montagnardes.

Car Mme Burnat-Provins est (l’affreux mot) une naturiste. Cet apanage en lui-même n’aurait rien d’extraordinaire (car toutes les autoresses d’aujourd’hui sont des naturistes acharnées), si quelque chose ne tirait hors de pair l’auteur des Tableaux valaisans, de Sous les noyers, des Heures d’automne et d’autres livres remplis de lumière, d’air pur et de rafraîchissants espaces.

Ce quelque chose vaut la peine d’être signalé, c’est que Mme Burnat-Provins sait de quoi elle parle et c’est qu’elle connait la nature. Pour une naturiste le fait est, je crois, sans précédent.

Ses livres sont des rares qui me donnent la sensation d’une promenade à travers les bois ou le long des champs il s’en dégage exactement l’impression d’une ̃flânerie, avec son charme, et, j’ose le dire… son ennui, car ce que nous entrevoyons de la nature au cours de notre passage en ce monde immense, à l’aide de quelques étés, de quelques voyages, et qui ne nous est révélé que par un nombre très limité de petites incursions, tout cela est bien peu de chose ! De tout cela, si poète résolu que l’on soit, se dégage, à côté des beautés, une infinie monotonie, le spleen lent et dilué de la nature.

Laissons aux littérateurs de profession, aux romantiques attardés, et ils sont légion, aux naturistes bénévoles leur enthousiasme de commande, leurs exaltations factices, ces gens-là ne connaissent pas la nature. Ce sont les faux poètes, les mauvais menteurs, rats de ville et de bibliothèques. La nature n’est pas si uniformément belle qu’on le dit. Un œil sincère, artiste et humain, l’œil de l’homme qui vit, qui va, souffre et regarde toute chose, errant à travers le grand mystère d’ici-bas, cet homme ne peut pas nier que la nature, ne soit bien éternellement semblable à elle-même ! Le poète souffre de la limite des formes, du jour le jour des réalités éparses et parfois confuses. La nature est arrière, splendide dans son ensemble, délicieuse et prodigieuse en détail, mais son rude contact, sa connaissance profonde inclinent l’homme à la grave amertume, à l’ennui résigné qui se dégage d’elle et de son enseignement.

Les négateurs de cette constatation ne sont que de factices enthousiastes, ils n’ont pas vécu avec la Solitude Verte. Tout n’est pas beau dans la grande mère ! Pour nous qui sommes petits et limités, elle manque de composition de plan elle est embarrassée de sa propre pourriture, de ses déchets, de ses excès de soleil, de pluie, de végétation, de l’accumulation de ses beautés désordonnées, empilées les unes sur les autres ; elle est, par moments, ordinaire, digne d’indifférence, banale, ou tout à coup trop machinée, trop en décors. Elle est hargneuse, triste plus d’une fois. Les étés que nous y passons, les hivers que nous y traînons ne sont pas toujours emplis de satisfaction.

Eh bien ! les livres de paysage de Mme Burnat-Provins me redonnent ces impressions variées de beauté et de platitudes alternées que nous procure la vie campagnarde. Ces livres sont sans composition apparente, sans effort d’arrangement comme la nature elle-même. Avais-je raison de dire que c’est une grande naturiste !

Aussi a-t-elle tissé le lin des journées avec lenteur, avec patience, avec résignation. Elle a écrit comme elle peint, s’appliquant avec minutie tantôt au dessin d’une abeille, tantôt au dessin d’une ombre de fleur, s’attardant à composer une chanson populaire, à retrouver un motif de panneau rustique, ornant ses pages de fermes et délicates qui rappellent les plus délicieux sourimonos de l’art japonais et qui sont dignes parfois du pinceau d’Hokusai.

Elle a aimé et traduit tout cela d’un cœur fidèle et patient, sans agacement de la main, sans énervement de la pensée, comme une femelle habituée, soumise aux exigences de la nature. Elle avait une âme normale d’aquarelliste et elle a suivi son destin en la développant en force et on ténacité. Petit à petit, je suis sûr qu’elle se débarrassera des agréments encore un peu trop chargés de sa phrase pour aboutir à la grande sincérité nue, à la toute franchise de l’expression.

Le siècle nouveau porte encore le poids détestable du romantisme ; nous voyons, par les exemples, combien il est difficile à la France de se dégager dés influences caduques ; les littératures de transition vivent dans le malaise et dans l’hésitation des formes ; rien n’est plus rare que les esprits qui s’en libèrent tout à fait ; à l’heure actuelle, dans toute la floraison, cependant remarquable, des lettres contemporaines, il n’y a que quatre ou cinq modernes, pas un de plus.

Les autres, en dépit de leur puissant talent, ne sont encore que les produits de la tradition et des formes acquises.

Comprendre la nature et la décrire, c’est beaucoup, mais ce n’est pas tout.

La nature, sans l’homme, est terriblement limitée et c’est pourquoi Mme Burnat-Provins, comme Dieu au sixième jour, créa l’homme et plaça Sylvius dans son Eden. Mais le septième jour elle ne se reposa pas, et elle le consacra tout entier à la louange du l’homme.

Un tel cri poussé en l’honneur de la jeunesse et de la beauté ne trouvera pourtant sa signification que lorsque cette Laure et ce Pétrarque montagnards habiteront depuis longtemps de vagues Aliscamps indéterminés..

Faites en sorte, madame, que ce livre soit immortel. Certes, ayons foi dans la beauté propre de sa littérature pour le conduire jusqu’à ce port lointain. Mais la littérature est un vaisseau ingrat, fragile et capricieux. Réservons-lui une demi-confîance et, pour le cas où cette confiance serait encore déçue, faites, madame, qu’une légende se crée autour de ce livre. À des œuvres de telle sorte il faut, pour leur faire passer le fleuve d’oubli, une légende comme celle de Rossetti, comme celle de Pétrarque. Accomplissez une action d’éclat, attachez un retentissement romanesque à l’histoire de ces amours, fût-ce un scandale, n’hésitez pas ! Tuez Sylvius, s’il le faut ; afin que, plus tard, votre livre ayant surnagé, les jeunes gens révèrent la tombe de Sylvius et relisent avec un trouble délicieux et un peu angoissé les strophes que prononcèrent les lèvres de la belle et criminelle Sylvia.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés.

Et cela est vrai. Il faut que tout soit accompli pour que certains mots défunts se parent d’une seconde vie, plus belle que la première. C’est seulement dans le temps et dans le passé qu’acquiert toute sa beauté ce tutoiement anonyme, le plus beau nom de la vie, le plus beau mot que des lèvres humaines puissent proférer ici-bas : Toi.

Henry Bataille.