Le Lorgnon (Girardin)/Ch. 16

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XVI.

— Je crains de vous déranger, monsieur, dit Edgar au journaliste, qui se retourna brusquement ; je vois que vous êtes occupé.

— Non, monsieur, je ne faisais rien ; je pensais.

Il appelait cela rien. Edgar voyant que son hôte était de mauvaise humeur, commençait à se repentir de cette visite et songeait à l’abréger.

— Je désire, monsieur, dit-il, savoir quel est…

— L’auteur de l’article contre la pièce nouvelle ? C’est moi, monsieur ; je m’attendais à votre visite, elle ne pouvait venir plus à propos.

Edgar sourit de l’interprétation qu’on donnait à sa visite, et répondit :

— Je ne viens point vous chercher querelle, monsieur, je ne suis point un offensé qui demande raison ; je venais seulement voir cette maison, dans le dessein de l’acheter ; mais si vous tenez absolument à avoir une affaire ce matin, je puis vous rendre ce service.

Le journaliste sourit à son tour de cette réponse. La gaieté de M. de Lorville lui ayant inspiré de la confiance, il le pria de s’asseoir un moment près de lui, et la conversation s’engagea.

— Vous avez pour voisin un avocat distingué dont la fille m’a paru bien jolie, dit M. de Lorville qui n’avait pas vu la fille de l’avocat, mais qui savait se faire écouter du journaliste en la vantant.

— N’est-ce pas ? reprit celui-ci en dissimulant mal un air flatté, elle est charmante ; mais son père n’a pas autant d’esprit qu’on lui en croit.

— En effet, il m’a paru avoir des préjugés qui…

— Lui ? non. Oh ! il n’a pas de préjugés, reprit le journaliste.

Et M. de Lorville sourit.

— Vous croyez, dit-il ; cependant il m’a paru plus que malveillant pour tout ce qui tenait à l’ancienne cour, en général pour toute la noblesse.

— Ah ! quant à cela il a raison ; ces gens-là nous ont fait assez de mal pour qu’on ait le droit d’en médire.

À ces mots, M. de Lorville ne pouvant réprimer un mouvement d’orgueil et saisissant l’occasion d’une petite vengeance :

— Je l’ai trouvé aussi, reprit-il avec malice, bien sévère pour les gens de votre profession, fort injuste envers les journalistes.

— Eh ! mon Dieu, je ne le sais que trop, s’écria le jeune écrivain, tressaillant comme un blessé dont on vient de toucher la plaie ; tous ces beaux parleurs, qui ne nous valent pas, nous dédaignent ; je suis le paria de cette maison. Mais il n’en a pas toujours été ainsi ; ils se montraient moins fiers au jour du danger ! Voulez-vous savoir où étaient tous les braves politiques de cette maison pendant les glorieuses journées : ce marquis, au lieu de secourir son roi ; ce député-préfet, au lieu d’être à la chambre ; cet avocat, au lieu d’être à son poste ? ils étaient cachés, monsieur, oui, cachés dans cette pièce ! ils s’étaient réfugiés ici sous prétexte d’avoir plus tôt des nouvelles, mais, dans le fait, pour y être en sûreté. Ils étaient là tous trois réunis par la peur pendant que je signais des protestations, que je recevais des coups de fusil, qu’on m’improvisait, pour rétablir l’ordre dans Paris, l’aide-de-camp d’un général bien connu, et ils m’appelaient leur libérateur !… brave jeune homme !… et ils criaient : Honneur aux journalistes ! Les journalistes avaient sauvé la France, depuis quinze ans ils éclairaient le pays ; on devait tout à leur zèle, à leur courage… Et aujourd’hui ils me méprisent ! car eux seuls ont gagné à cette révolution qui m’a ruiné. L’ancien préfet vient d’être nommé à l’une de nos premières préfectures ; l’avocat est conseiller, et la cour a déjà fait des avances au marquis ; on lui propose une ambassade que bientôt il acceptera ; je connais sa fortune, il n’a de quoi être fidèle qu’un an. Et moi, monsieur, je n’ai rien obtenu ; et ils me traitent de petit journaliste ; et ils m’en veulent de les avoir cachés, et s’ils me saluent encore poliment quand je les rencontre sur l’escalier, c’est qu’ils ont peur de mon journal, et craignent d’y lire un matin leur histoire…

Le jeune écrivain s’animait de plus en plus en voyant qu’il était écouté avec intérêt.

— Eh ! sans doute, poursuivit-il, c’est une misérable condition que d’être obligé de barbouiller du papier pour se faire connaître, et de médire, tous les matins, d’un gouvernement pour qu’il fasse attention à vous et découvre enfin ce que vous valez. Mais, que voulez-vous, il faut bien se faire journaliste, puisque la seule puissance actuelle est dans la presse. Sous un Bonaparte, monsieur, je me serais fait militaire ; j’ai vingt-quatre ans, je serais déjà couvert de blessures, et peut-être colonel ; mais, aujourd’hui que toutes les carrières sont obstruées, qu’on n’arrive à la réputation que par le scandale, il faut bien se faire mettre en prison, attaquer les ministres, dévoiler les abus, dénoncer de prétendues injustices, crier enfin pour se faire entendre… La liberté de la presse, monsieur, c’est le soleil, c’est le jour ! elle éclaire tout également, sans choix : tant pis pour ceux qui ont des taches, qu’ils restent à l’ombre ! elle les montre, j’en conviens ; mais aussi elle préserve des embûches, et, si elle fait ressortir les défauts, elle fait souvent valoir les qualités. Le fait est qu’elle règne, qu’elle seule est toute-puissante, et qu’il faut bien avoir recours à elle pour parvenir !

Ah ! monsieur, continua-t-il toujours plus animé, si nous avions un Bonaparte, un homme au regard d’aigle, pour nous distinguer, nous choisir, pour deviner nos facultés, les exalter, pour nous distribuer les affaires à chacun selon nos talents, pour comprendre nos idées, pour concevoir nos plans et les exécuter ; un homme habile qui sût faire, comme lui, un grand général d’un paysan qui ne sait pas lire, et reconnaître un sage administrateur dans un homme de vingt-cinq ans, nous ne serions pas réduits, nous autres de la jeune France, à vivre de taquineries et d’injures, à risquer chaque jour, sans gloire, notre liberté et notre vie, à nous faire enfermer pour nos opinions, à nous battre pour nos écrits, à traîner enfin une existence misérable entre le bois de Boulogne et Sainte-Pélagie ! Vous ne savez pas, monsieur, quel supplice c’est pour un jeune homme sans protecteur et sans fortune que d’avoir des idées abondantes, fertiles, ingénieuses ; de les sentir faciles, de les voir lumineuses, et de ne pouvoir les faire comprendre à ceux qui auraient la puissance de les exécuter ! Les moyens qu’on sent en soi sont des remords, quand on ne peut les employer ; la capacité de l’esprit est un tourment, un poison, un feu qui dévore, quand elle est inactive ! Hélas ! j’en conviens, monsieur, cette jeunesse oisive et turbulente sera funeste au pays. Mais à qui la faute ? n’est-elle pas à ceux qui devraient nous diriger ? On nous calomnie, parce qu’on ne sait pas nous conduire ; on nous appelle révolutionnaires, buveurs de sang, petits Robespierres, et nous ne sommes que des ambitieux ! Si nous rêvons la république, c’est qu’avec elle on a la guerre, avec la guerre on a la gloire, avec la gloire la fortune ! Au lieu de s’épouvanter de nos rêves, qu’on nous donne des espérances ; au lieu d’irriter notre ardeur, de la tourner en démence dangereuse, qu’on en fasse de l’héroïsme ! rien n’est plus facile. La jeune France est comme ces jeunes coursiers, fatigués d’un long repos, qui mordent le frein, écument, bondissent, renversent le cavalier inhabile, le foulent aux pieds, l’écrasent ; mais qui, dirigés par une main sûre, arriveraient au but les premiers, et gagneraient le prix à la course. Oh ! si j’avais seulement un peu de gloire, un peu de fortune ; si je pouvais dire Faites cela ! au lieu de dire : L’approuvez-vous ? rien ne m’arrêterait dans ma carrière, je braverais tous les obstacles, je franchirais tous les degrés, je serais bientôt préfet, député, pair de France, ambassadeur, ministre… président… roi !

— En vérité, monsieur, je crois que vous deviendrez tout cela, dit Edgar frappé de l’air impérieux du jeune homme et de son regard plein d’inspiration et de génie, et je veux d’avance me mettre en faveur auprès de vous. Moi aussi je prétends être des vôtres, et s’il se trouvait par hasard quelques actions de votre journal à vendre, soyez assez bon pour me le faire dire ; voici mon adresse.

Le journaliste prit la carte de M. de Lorville ; mais, après avoir lu son nom, il parut embarrassé et se repentit d’avoir été si confiant. Le duc de Lorville était connu de toute la France comme un ultra imbu des préjugés les plus gothiques. Après un moment de silence :

— Pardonnez mon étonnement, monsieur, dit à Edgar le jeune écrivain, mais je ne m’attendais pas à trouver chez le fils de M. le duc de Lorville tant de sympathie pour les idées nouvelles, et…

— Je sais, interrompit Edgar, que les préjugés bourgeois contre la noblesse sont aussi ridicules que les nôtres.

— Vous convenez donc que vos préjugés sont ridicules, et qu’on peut être un homme distingué, un homme comme il faut, sans avoir cinq cents ans d’aïeux ?

— Oui, reprit M. de Lorville ; mais vous m’accorderez à votre tour qu’on n’est pas toujours forcé d’être un imbécile parce qu’on les a.

— J’en conviens de bon cœur, reprit le journaliste, et j’avoue que vous m’avez entièrement guéri de mes préventions contre les fils de duc.

— Comme vous avez détruit les miennes contre les journalistes, reprit M. de Lorville avec cordialité.

Alors Edgar engagea le jeune publiciste à venir déjeuner chez lui le lendemain, avec plusieurs de ses amis, et ajouta de la manière la plus gracieuse :

— Un homme tel que vous, monsieur, ne peut rester longtemps inconnu ; j’aime toutes les célébrités honorables, et vous voyez que je sais les rechercher d’avance.

Ils se quittèrent charmés l’un de l’autre ; et ce fut une chose digne de remarque que cette désharmonie entre trois hommes d’un âge raisonnable habitant la même maison, et qui tous avaient exercé des emplois honorables, comparée à ce subit accord de deux jeunes gens que la différence de leur fortune et de leur condition semblait devoir séparer.

M. de Lorville, qui sentait ce jeune homme au même rang que lui, commençait à croire que l’égalité était chose possible, et rêvait aux moyens, aux chances de la voir s’établir un jour partout. Ayant retrouvé le propriétaire au bas de l’escalier, il le suivit dans le jardin ; et, après s’être promené un moment, ils sortirent tous deux par une petite porte qui donnait sur une rue paisible. Edgar s’apprêtait à s’éloigner, croyant les observations de la journée terminées, lorsqu’il aperçut, à quelque distance de là, un savetier dont l’échoppe modeste s’abritait et s’appuyait sur le mur épais du jardin. L’air de mauvaise humeur du brave homme attira son attention, et il voulut savoir pourquoi cet ouvrier d’un état si casanier, si tranquille, paraissait alors si vivement irrité, et menaçait du poing une grosse et belle fille, qu’on reconnaissait pour une marchande de fruits à son éventaire chargé de pêches et de poires. S’étant approché d’eux, il entendit ces mots :

— Je te le dis, moi, Vergénie, que tu ne seras pas sa femme ; que je ne veux pas pour gendre d’un joueux d’orgues, d’un vagabond qui n’a pas de domicile ! que la fille d’un homme qui est en boutique ne peus être l’épouse d’un ixtrion, d’un paladin qui montre la lanterne magique, à qui veut, qui voudra ? je te le jure, moi, vrai comme je m’appelle Grichard, vrai comme voilà une botte, tu ne l’épouseras pas !

Et le savetier, enflammé d’une juste colère et pénétré de la dignité de son état, élevait au ciel son noble ouvrage, cette belle ruine qu’il réparait, comme un auguste témoignage du serment qu’il venait de proférer.

— Ah ! ceci est par trop fort, dit M. de Lorville en éclatant de rire ; adieu mes beaux rêves d’égalité ! Qu’est-ce donc que nos grands philosophes entendent par ce mot ? comment le définir ? ne serait-ce pas ainsi : Mépriser tout ce qui est au-dessous de soi, et ne reconnaître d’égaux que ses supérieurs ?

Depuis ce jour, Edgar ne passa point devant cette maison sans se rappeler les diverses observations qu’il y avait faites. En effet, cette maison à tant d’étages était l’emblème de la société, seulement le dédain s’y distribuait au rebours ; dans le monde, il va en descendant, dans cette maison, il allait en montant, puis il redescendait aussi ; car le jeune journaliste, du haut de sa mansarde et de sa philosophie, le rendait à chacun avec usure, et méprisait impartialement, dans l’orgueil de son génie, et le vieux marquis et le nouveau comte, et l’avocat et le maçon, et le savetier et tout ce qui habitait au-dessous de lui.