Le Lorgnon (Girardin)/Ch. 17

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XVII.

M. de Lorville cherchait avec soin les occasions de rencontrer Valentine ; elles étaient fréquentes, madame de Clairange l’ayant engagé à venir souvent la voir, et de plus, Valentine allant presque tous les soirs chez madame de Fontvenel, à qui sa santé délicate permettait rarement de sortir.

Edgar ne manquait pas non plus les jours où sa tante recevait, et madame de Montbert, étonnée de voir son neveu tout à coup devenu si soigneux, et ne s’attribuant pas l’honneur de l’attirer chez elle, chercha à deviner pour quelle femme il y venait si assidûment.

— Elle n’est pas encore ici, se dit-elle un soir en voyant l’air ennuyé de M. de Lorville ; espérons qu’elle va venir : sans cela il m’en voudrait, et je ne le reverrais plus.

Madame de Montbert eût été fâchée de cet abandon, d’abord parce que son neveu l’amusait, ensuite parce qu’elle était fière de lui.

Tout à coup les deux battants de la porte s’ouvrirent et l’on annonça madame la marquise de Champléry. Le visage d’Edgar parut rayonnant de plaisir.

« C’est elle ! » pensa madame de Montbert.

M. de Lorville s’éloigna aussitôt, et alla se mêler au groupe d’hommes qui causaient à l’écart, pour ne pas intimider Valentine par sa vue, dont il savait déjà toute la puissance, et pour ne pas la troubler dans ce moment si terrible pour une jeune femme, celui où elle entre seule dans un salon brillant, après y avoir été pompeusement annoncée. Madame de Champléry s’avança gracieusement et avec un air d’assurance qui surprit M. de Lorville.

« Comment, se disait-il, avec tant d’aplomb dans les manières, avec une si grande habitude du monde, une femme peut-elle être quelquefois si facile à embarrasser ? »

C’est que Valentine, sans arme contre l’embarras inattendu, était pleine de courage pour surmonter une difficulté prévue.

N’osant s’approcher d’elle, Edgar l’admirait en silence ; jamais elle ne lui avait paru plus belle que ce soir-là. Une femme est toujours à son avantage chez une maîtresse de maison qui la protège. Madame de Montbert était pleine de bienveillance pour Valentine, et, ce qui était encore mieux, elle ne recevait pas sa belle-mère.

Mais une confiance plus douce encore embellissait aussi Valentine, une émotion joyeuse la rendait ravissante, même pour ceux qui en ignoraient la cause. Qu’était-ce donc pour celui qui lisait dans son cœur ?

M. de Fontvenel aimait Edgar comme un frère, et se rappelant la grâce touchante avec laquelle il avait prévenu ses désirs dans une affaire importante, il rêvait sans cesse aux moyens de le servir dans ses projets, et de reconnaître la délicatesse de ses procédés en les imitant.

Il avait vu naître l’amour d’Edgar pour madame de Champléry, et, comme il savait Valentine défiante et facile à décourager dans son espoir de plaire, il s’était appliqué à la rassurer sur les sentiments d’Edgar pour elle, et à l’exalter dans sa tendresse naissante par tous les éloges d’une amitié passionnée.

— Il vous aime, croyez-moi, disait-il, je ne l’ai jamais vu si sérieusement attaché. D’ailleurs je le connais, vous seule pouvez lui convenir.

Ces aveux pour le compte d’un autre lui coûtaient sans doute, mais M. de Fontvenel, dans son dévouement, n’osait plus aimer la femme que son ami avait choisie, et il se plaisait à lui faire un sacrifice digne de tous deux, en imposant silence au ressentiment de son amour-propre et aux regrets de son cœur.

C’est quelques instants après cette conversation que Valentine était venue chez madame de Montbert, brillante de la plus belle des parures, l’espoir d’être aimée.

Edgar parut bientôt aussi heureux qu’elle, en devinant sa pensée. Et n’est-ce pas être deux fois heureux que de devoir à son ami la tendresse de ce qu’on aime ?

— Vous venez de chez madame de Fontvenel ? dit Edgar en s’approchant de Valentine.

Elle parut troublée à ce nom, comme s’il avait signifié : « Je sais ce qu’on vient de vous dire. »

En effet, c’était un peu cela.

— Oui, je l’ai vue ce soir, répondit madame de Champléry.

Et fuyant l’embarras d’une émotion, elle s’éloigna précipitamment ; et dans son trouble, elle alla s’asseoir auprès d’une de ces femmes ennuyeuses, toujours solitaires ou errantes, auxquelles on ne parle que l’hiver, lorsqu’elles vont donner un bal, et qui toute l’année restent dans un abandon désespérant.

L’amour a de singulières terreurs, de pénibles caprices ; lui seul, dans ses bizarreries, pouvait inspirer à Valentine l’idée de préférer la conversation de cette femme sans esprit qu’elle connaissait à peine, qu’elle évitait toujours, à celle d’un homme charmant et qu’elle aimait. Qu’elle est étrange, cette passion dont le premier mouvement est de fuir ce qu’elle cherche, et le second de regretter ce qu’elle a fui !

À peine Valentine eut-elle reconnu auprès de qui elle était venue se placer dans sa distraction, qu’elle comprit toute l’étendue de son imprudence. Rester toute une soirée confinée dans un coin du salon avec une personne désagréable, c’était un avenir effrayant ; elle craignit aussi d’avoir offensé M. de Lorville en le quittant si brusquement, et elle leva les yeux sur lui pour voir s’il était fâché ; mais la joie qui brillait dans les traits d’Edgar la rassura bientôt, et même elle l’irrita :

« Tous les hommes sont fats, pensa-t-elle ; il croit, j’en suis sûre, que je l’évite parce que j’ai peur de l’aimer ! »

Et puis elle se mit à rire de son orgueil, en disant :

« Eh bien ! s’il croit cela, n’a-t-il pas raison ? »

Tandis qu’elle se livrait à ses réflexions, un fashionable, M. de Salins, vint à elle.

— Quelle coquetterie, dit-il, de se retirer à l’écart, quand on est sûre d’être cherchée ! pourquoi se mettre ainsi à l’ombre quand le grand jour sied bien ?

Satisfait de cette image poétique, le jeune homme prononça ces mots de manière à être entendu de tout le monde, et l’attention se porta sur madame de Champléry. Plusieurs personnes vinrent s’asseoir auprès d’elle, il se forma un groupe d’élégants et de jeunes femmes, et la conversation, tantôt particulière, tantôt générale, devint très-animée.

Malgré sa beauté et son esprit, les femmes aimaient Valentine, parce qu’elle savait mieux qu’une autre faire valoir leurs avantages, et elles lui pardonnaient son amabilité, parce qu’elle ajoutait à la leur.

Edgar, voyant madame de Champléry si entourée, ne voulut point s’approcher d’elle. Feignant d’être dominé par un sujet politique que l’on discutait avec chaleur, il s’appliquait à l’observer, en se rappelant les différentes impressions qu’elle lui avait fait éprouver avant de la connaître, c’est-à-dire avant de l’avoir lorgnée avec attention. « Quant à ce secret dont on parlait tant, se disait-il, je ne l’ai point encore découvert ; peut-être n’en a-t-elle point, ou du moins si elle en a un, il ne l’occupe guère, car je ne l’ai pas encore surpris dans sa pensée. »

En cet instant, de grands éclats de rire partirent du groupe où était Valentine ; Edgar jeta les yeux sur elle : son embarras et sa rougeur faisaient pitié.

Elle venait de dire sans le savoir un de ces mots, une de ces plaisanteries à deux significations : l’une simplement spirituelle, et l’autre plus que légère. Les hommes, ne s’attachant qu’à celle-ci, en riaient d’une manière embarrassante. Valentine, s’efforçant de faire bonne contenance, continuait à parler et cherchait à réparer sa maladresse ; mais tout ce qu’elle disait y ajoutait, ce qui arrive souvent en pareil cas ; et les rires augmentaient encore. Plusieurs femmes se regardaient avec étonnement, tandis que d’autres baissaient les yeux d’un air de modestie savante et indignée.

Edgar saisit son lorgnon, et bientôt il sut la cause de tout ce trouble. Oh ! que de bonheur il y avait pour lui dans cette découverte ! elle acheva de l’enivrer. « Le voilà donc, se dit-il en souriant, cet étrange secret !… » Jamais madame de Champléry ne lui avait paru plus séduisante qu’en ce moment, parée de sa gaucherie, de son trouble, de son impatience et de sa rougeur.

Aussitôt que cette première émotion fut calmée, il s’approcha de Valentine, résolu de venir à son secours et de la tirer de l’embarras où son ignorance et sa naïveté l’avaient mise.

— Je reconnais bien là le pénétrant Lorville ! dit M. de Salins, il n’a pas entendu ce qu’a dit madame, et je gage qu’il l’a compris.

— Sans doute mieux que vous, reprit Edgar avec une sorte de roideur, car, lorsqu’une femme me fait l’honneur de me parler, je ne comprends jamais que ce qu’elle a voulu dire.

— Il est certain, reprit Valentine avec empressement, que ces messieurs m’ont prêté plus d’esprit que je n’en voulais avoir.

La manière digne dont elle prononça ces mots fit cesser toutes les plaisanteries ; et la conversation, grâce aux soins de M. de Lorville, ayant pris un autre cours, Valentine chercha à s’expliquer comment Edgar, placé si loin d’elle, avait pu comprendre le trouble qui l’agitait et la secourir avec tant d’à-propos. Cette bonté, dans un homme si malin, lui inspira une vive reconnaissance. Elle savait que M. de Lorville ne pouvait être si charitable que pour elle ; il se montrait toujours impitoyable pour l’embarras des femmes qu’il n’aimait pas.

Vers la fin de la soirée, Edgar vint s’asseoir auprès de Valentine, de l’air d’une personne décidée à causer longtemps.

— Permettez-vous à vos amis de vous donner des conseils ? dit-il avec un sourire involontaire.

— Oui, répondit Valentine ; mais je ne permets pas à tous ceux qui ont envie de faire de la morale de se croire de mes amis.

— N’importe, c’est un droit que j’usurpe, et je vous conseille, entre nous, de ne jamais causer avec M. de Salins.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il a plus d’esprit que vous sur certains sujets, ou du moins parce qu’il a un genre d’esprit que vous n’avez pas. Vrai, vous pouvez m’en croire, sa conversation ne vous convient nullement ; il n’y a pas d’homme plus dangereux pour vous, si ce n’est moi pourtant.

— Vous ? dit Valentine en souriant ; et pourquoi cela ?

— Un homme qui devine est toujours gênant ; mais rassurez-vous, les secrets que je surprends me sont aussi sacrés que ceux que l’on me confie.

— Mais encore, ajouta Valentine d’une voix émue, faut-il avoir un secret pour vous craindre, et…

— De grâce, pas de fausseté vulgaire, interrompit Edgar, ne cherchez pas à me tromper, cela serait inutile, et ne combattez pas ce pouvoir de pénétration que vous m’avez rendu si cher. Si vous saviez comme toutes vos pensées vous embellissent, combien elles dédommagent quelquefois de vos paroles et vous rendent aimable, vous pardonneriez à celui qui les devine.

— Ainsi, reprit Valentine cherchant à vaincre son agitation, vous croyez que j’ai un secret.

— Oui, répondit Edgar avec une sorte d’embarras.

— Et vous croyez l’avoir deviné ?

— Oui… ah ! n’en rougissez pas.

Les regards de M. de Lorville étaient si pleins de tendresse en disant ces mots, que Valentine fut trompée sur leur signification.

« Il a deviné que je l’aime, se dit-elle, et il pense que c’est là mon secret. »

Ils causèrent ainsi, pendant quelques instants, en poursuivant chacun une idée différente ; mais comme, dans le fond, leur émotion était la même, ils s’entendaient sans se comprendre. Valentine aurait bien voulu punir Edgar de la trop prompte confiance qu’il avait de lui plaire ; mais il paraissait si heureux de cette assurance, qu’il n’y avait pas moyen de la lui reprocher.

Cette soirée décida du sort de M. de Lorville. Valentine venait d’acquérir en un moment plus de droits à sa tendresse que ne lui en auraient assuré des années de dévouement et de sacrifices.

Les imaginations poétiques trouvent des trésors dans une idée ; les cœurs exaltés ne sont quelquefois épris que des circonstances, et une femme laide dans une situation romanesque leur inspire souvent plus d’amour qu’une beauté admirable dans une situation vulgaire.