Le Lorgnon (Girardin)/Ch. 7

La bibliothèque libre.


VII.

Il était dix heures du soir lorsque M. de Lorville se rendit chez madame de Fontvenel. Il s’aperçut bientôt que son ami avait trahi son obligeance. Madame de Fontvenel, dominée par un attendrissement qu’elle ne pouvait cacher, vint à lui les larmes aux yeux, et bien qu’elle ne lui parlât pas du service qu’il venait de rendre à son fils, tout en elle prouvait à quel point elle y était sensible. Stéphanie, quoique avec plus de retenue, témoigna aussi les mêmes sentiments. Son frère semblait fier et joyeux, et M. de Lorville ressentait outre le plaisir d’avoir fait une bonne action, celui d’en voir profondément heureuses des âmes qui en étaient dignes. Ah ! que de doux moments il pouvait passer dans cette famille si bienveillante pour lui, auprès de cette ancienne amie de sa mère, qui l’avait élevé comme un fils ; il s’étonnait de l’avoir ainsi négligée depuis son retour. Mais à Paris les gens qu’on aime le plus sont ceux que l’on voit le moins ; s’ils ne sont pas autant que nous lancés dans ce tourbillon de plaisirs mondains qui nous entraîne, on les perd de vue, et ils nous deviennent bientôt tout à fait étrangers, à moins qu’il ne leur arrive, de temps en temps, quelque grand malheur qui nous ramène à eux.

C’est une chose singulière, mais incontestable, que, dans le grand monde, pour se voir tous les jours quand on se convient, il faut avoir, non pas les mêmes amis, mais les mêmes indifférents. L’important est de ne pas se gêner ; en amitié comme en tout, on ne fait que ce qui est commode ; aussi l’occasion l’emporte-t-elle sur tous les projets, et souvent l’homme qui néglige son meilleur ami parce qu’il demeure loin de lui, passe sa vie chez un voisin qu’il déteste.

Edgard fut frappé de la beauté de mademoiselle de Fontvenel. Quelle différence entre cette petite fille espiègle qu’il avait quittée il y a trois ans, et cette grande et belle femme qu’il retrouvait parée de toutes les séductions que donne à une nature élevée une éducation distinguée. Il ne se rappelait plus, en voyant Stéphanie si belle et si imposante, que peu d’années auparavant il la tutoyait comme une sœur, et ce fut avec une émotion presque timide qu’il baisa la jolie main qu’elle lui tendait affectueusement. Bientôt, en la voyant rire comme autrefois, il se rassura. Ses regards attendris se portèrent alternativement sur madame de Fontvenel, sur Stéphanie, sur son frère, et il sentit que, malgré lui, depuis qu’il était revenu dans cette maison, toutes ses pensées avaient un avenir.

Plusieurs visites étant survenues, M. de Lorville céda la place qu’il occupait auprès de la maîtresse de la maison, et alla rejoindre Stéphanie à l’autre bout du salon. Elle était assise devant une table couverte d’album, de journaux, de caricatures ; une autre jeune personne brodait auprès d’elle ; un artiste célèbre s’amusait à dessiner des figures grotesques qu’un jeune officier imitait scrupuleusement ; l’un copiait une romance, un autre cherchait à transcrire mystérieusement une chanson poétique et toujours séditieuse de Béranger. Chacun enfin paraissait occupé, ce qui n’empêchait pas la conversation d’être animée.

Lorsque mademoiselle de Fontvenel vit Edgar s’approcher :

— Voici M. de Lorville, dit-elle ; prenons garde à nous, malheur à qui cache un secret ! Il va bien vite deviner ce que chacun de nous désire : c’est l’homme du monde le plus pénétrant.

— Rassurez-vous, reprit Edgar, ce soir je ne veux rien deviner.

— Comment ! vous êtes bien dédaigneux ! vous n’avez donc nulle envie de connaître notre pensée ?

— Pas encore, elle ne peut m’être favorable : j’arrive. Les oubliés ont toujours tort, n’est-ce pas, Stéphanie ? Ah ! pardon, mademoiselle… mais je ne puis m’accoutumer à être traité ici en étranger, à y passer pour un nouveau présenté. Il faut absolument que je me trouve un droit à votre préférence. Ne sommes-nous pas un peu cousins ?

— Pas du tout, reprit en riant Stéphanie, et je ne peux pas là-dessus me faire la moindre illusion.

— N’importe, je vous appellerai ma cousine ; cela ôtera cet air de cérémonie dont un ami d’enfance ne peut s’arranger. Ainsi c’est convenu, vous m’appellerez votre cousin. Il n’y a pas bien longtemps, ajouta-t-il avec malice, que vous me donniez un nom plus doux ; mais malheureusement je me suis déjà aperçu que ces beaux jours sont loin de nous.

À ces mots, mademoiselle de Fontvenel rougit, et celui qu’elle nommait dans son enfance son petit mari s’amusa beaucoup de cet embarras. La moindre émotion, dans une personne qui paraît froide, a un charme auquel on résiste rarement ; elle nous prend par l’amour-propre. C’est un triomphe obtenu, un destin accompli, car nous nous figurons que cet être jusqu’alors insensible nous attendait pour s’animer. Edgar aurait bien voulu prendre son lorgnon, et deviner la pensée de Stéphanie ; mais l’alarme était donnée, et il n’osait attirer l’attention sur ce talisman dans la crainte qu’on en découvrît la merveille. D’ailleurs il était sans défiance, il savait que la sœur de son ami, la fille de madame de Fontvenel, ne pouvait éprouver que de nobles sentiments. Il aurait fallu un bien grand changement pour altérer ce cœur qu’il avait connu dans son enfance si bon, si généreux.

S’abandonnant tout au plaisir d’une affection naissante, fondée sur de doux souvenirs, Edgar ne quitta plus Stéphanie. Elle-même semblait trouver le plus grand charme à se rappeler avec lui les jeux de son enfance ; et mademoiselle de Fontvenel, ordinairement si calme et si également gracieuse pour tout le monde, parut ce soir-là ce qu’on ne l’avait jamais vue, pleine de gaieté et de coquetterie. Il est vrai que M. de Lorville était un de ces hommes avec lesquels les femmes sont toujours coquettes, sans projet, sans amour, et quelquefois même malgré elles. Le désir de plaire est contagieux dans un homme aimable, soit qu’on le croie dédaigneux ou difficile, soit qu’on le regarde comme une autorité. La femme la plus honnête ne résiste pas à la tentation de lui paraître séduisante, et, sans songer à lui donner une espérance, elle n’est pas fâchée de lui laisser un regret.

En vain plusieurs femmes vinrent-elles interrompre la conversation d’Edgar et de Stéphanie, il trouvait toujours un moyen de se rapprocher d’elle ; en vain les discussions orageuses de la politique attiraient-elles son attention dans le salon voisin, il ne s’y mêlait point. Depuis longtemps, d’ailleurs, la politique lui était devenue indifférente. Il s’intéressait vivement aux affaires de son pays, mais à condition de ne pas écouter ce qu’on en disait ; et comment, en effet, se résoudre à parler politique, lorsqu’on a le secret de toutes les opinions, lorsqu’on a découvert que l’intérêt personnel seul les inspire et les soutient, que chacun choisit dans ses principes de morale ou de gouvernement, celui qui doit le plus lui rapporter ; qu’il y a dans toutes les opinions violentes un fond de souvenirs ou de projets, une arrière-pensée de place perdue, obtenue ou à obtenir ? Lorsqu’on sait enfin que chacun juge l’intérêt général de sa position particulière, toute discussion devient inutile. Ce n’est pas que les opinions manquent de bonne foi, oh ! chacun est de bonne foi dans son intérêt, mais elles manquent de stabilité ; et, tout en contrariant la plus exagérée, on prévoit les chances qu’elle a de se modifier, le danger qu’elle court de changer. Aussi M. de Lorville, qui connaissait toutes les ambitions, disait en plaisantant qu’avant de combattre un principe politique, il attendait que le succès ou le désespoir l’eût fixé définitivement.

M. de Lorville n’était allé qu’une seule fois à la chambre des députés ; certes, son talisman eut ce jour-là une belle occasion d’exercer son pouvoir. Si Edgar eût été Allemand ou Anglais, il se serait fort diverti de cette fourmilière de vanités déclamantes et de ces nobles désintéressements de comédie dont il savait l’histoire et les conditions ; mais il aimait trop son pays pour rire des ridicules qui le perdent, et il conserva de cette séance un souvenir triste et décourageant. Il se refusa ainsi le plus grand amusement que son lorgnon n’eût pas manqué de lui offrir. Il aurait pu se dédommager de cette privation en allant observer dans les brillants salons du Palais-Royal, où les plaisirs cachent tant de tristesse, les nouvelles vanités, les nouvelles prétentions des nouveaux courtisans de la nouvelle cour ; malheureusement pour sa gaieté, l’ancienne position de son père lui imposait des devoirs auxquels il restait fidèle. Les derniers troubles de cette année lui auraient aussi fourni des observations non moins piquantes ; il aurait pu s’amuser beaucoup en lorgnant l’émeute à son passage, mais le même sentiment qui lui faisait fuir les séances de la Chambre des députés lui faisait détourner les yeux d’un spectacle si affligeant pour un véritable ami de son pays.

Cependant chacun s’étonnait de sa tolérance et de sa merveilleuse sympathie avec toutes les différentes exagérations. À ses yeux, quand il avait son lorgnon, les deux partis qui divisent en ce moment la France étaient ainsi désignés : les regrettants et les prétendants ; et pour causer à l’unisson avec son interlocuteur, il lui suffisait de savoir auquel des deux partis il appartenait. Alors, selon son observation, il approuvait ou blâmait au hasard, sûr de tomber toujours juste, sans prendre la peine d’écouter. M. de Lorville pardonnait à chacun de choisir, pour s’y dévouer, l’ordre de choses qui lui offrait le plus d’avantages. Il comprenait à merveille l’amour des bons bourgeois pour Louis-Philippe, les regrets des dévots pour Charles X et les rêves de la jeunesse pour Bonaparte. Il trouvait tout simple d’entendre les filles de ducs et pairs regretter l’ancienne cour, et les femmes de banquiers vanter avec enthousiasme la nouvelle : « Chacun de nous, disait-il, préfère le gouvernement qui lui sied ; » et comme il sentait que lui-même n’était pas exempt d’intérêt personnel dans ces questions universelles, et que chacun juge l’ensemble de son point de vue, il changeait de place en idée, et se trouvait ainsi de l’avis de tout le monde, sans fausseté et sans efforts.