Le Lorgnon (Girardin)/Ch. 25

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XXV.

M. de Lorville était parvenu à calmer le désespoir et l’indignation de madame de Clairange en lui persuadant qu’elle seule avait, par ses insinuations ingénieuses, décidé Valentine à se remarier, et que c’était à son adresse maternelle qu’ils devaient tous deux leur bonheur !

— Le monde sait cela, avait-il dit pour l’entraîner, et chacun a rendu justice à votre zèle et surtout à votre habileté dans toute cette affaire. Quant à moi, avait-il ajouté avec ce ton doux et faux qui séduit toutes les femmes médiocres, et qu’il savait être tout-puissant sur elle, vous ne doutez pas de ma reconnaissance !

Cette ruse d’Edgar avait réconcilié Valentine avec sa belle-mère, qui, ne laissant jamais échapper une occasion de briller d’une manière sentimentale, voyait dans la cérémonie de ce mariage un avenir d’émotions convenables à figurer, d’attitudes nobles et qui embellissent à imiter, de sentiments touchants à parodier, enfin un beau rôle de mère qui devait faire valoir, devant un public digne d’elle, les éminentes qualités de son cœur.

Les instances d’Edgar et de Valentine n’avaient pu empêcher madame de Clairange d’évoquer à la hâte ses parents, amis et indifférents, pour le jour de la signature du contrat ; solennité inconvenante que les veuves savent ordinairement éviter. C’était le surlendemain, et certes il fallait une grande diligence pour ameuter tant de monde en si peu de temps.

Il n’y a que la vanité qui sache être si active. Valentine avait beau rappeler à sa belle-mère que M. Laréal n’était point guéri, qu’il était même plus mal que le soir où elle avait tout sacrifié pour lui, madame de Clairange ne l’écoutait point. Que lui importaient alors M. Laréal et sa jambe cassée ? Ce malheur lui était inutile, aujourd’hui qu’elle pouvait paraître sensible at home, et faire de l’effet sans se déranger.

M. Laréal, sa maladie et les soins charitables furent donc mis de côté ce soir-là ; madame de Champléry fut condamnée au supplice de voir son bonheur observé, pesé, commenté, dérangé par cent personnes que son mariage n’intéressait pas, ou qui peut-être en étaient contrariées.

Edgar cherchait à la consoler de cet ennui par les mots les plus aimables ; étant seul avec elle dans le salon en attendant que sa belle-mère fût prête et que les invités fussent arrivés, il lui adressait les flatteries les plus gracieuses sur sa beauté et sur sa parure ; mais Valentine ne se montrait pas résignée.

— Comme je vais m’ennuyer pendant cette soirée ! disait-elle. Que répondre à tous ces compliments qu’on se croira obligé de m’adresser ? quelle contenance avoir pour ne pas paraître trop embarrassée ou ridicule ? Quand j’aurai regardé deux ou trois fois mon éventail en faisant une révérence, je ne saurai plus quelle attitude prendre, ce moyen de contenance déjà un peu usé ne pourra plus servir. Si j’avais au moins un lorgnon comme celui-ci, ajouta-t-elle en désignant celui d’Edgar, je m’amuserais à regarder çà et là, et j’aurais plus d’assurance… L’habitude de lorgner, continua-t-elle en souriant, donne un air malveillant qui ôte l’air gauche, et c’est pour cela, je crois, qu’avec des yeux excellents vous portez toujours ce lorgnon.

— Voulez-vous que je vous le prête ce soir ? dit Edgar ; je pensais justement à vous l’offrir.

— Non, merci, reprit-elle ; j’y vois plus clair avec mes yeux.

— Vous croyez ? dit Edgar en dissimulant mal un sourire ; je vous affirme que si vous aviez ce lorgnon pour observer tout ce monde, vous ne vous ennuieriez pas un instant.

— Comment ! reprit Valentine étonnée, il est donc bien extraordinaire ?

Puis tout à coup, saisie d’une idée :

— En effet, je me rappelle… M. de Fontvenel et M. Narvaux m’ont souvent fait remarquer ce lorgnon comme une singularité dont ils voulaient pénétrer le mystère, et qui…

— Vraiment ? interrompit Edgar inquiet.

— Oui, reprit Valentine, nous avions même formé le projet d’en exiger le sacrifice, et de vous en donner un autre plus joli ; je ne me souviens plus trop des détails de ce grand complot, je sais seulement que j’en étais.

— Si cela est ainsi, dit Edgar un peu troublé, il faut, pour déjouer leur complot, que vous soyez du mien, et que vous me promettiez toute la discrétion que réclame un secret important.

— Oh ! je vous jure d’être discrète, s’écria Valentine en voyant que M. de Lorville parlait sérieusement.

— Je puis me fier à vous ? reprit-il en hésitant encore.

— Je pourrais m’offenser de cette question, mais j’aime mieux répondre tout simplement, oui.

— Eh bien ! dit Edgar, aujourd’hui que nos intérêts sont les mêmes, il est temps de vous révéler un secret qui vous expliquera toute ma conduite.

— Parlez, reprit avec impatience Valentine, qui, entendant déjà plusieurs voitures entrer dans la cour de l’hôtel, prévoyait qu’Edgar n’aurait pas le temps d’achever sa confidence ; on vient… dites-moi…

— Il est déjà trop tard pour vous expliquer cette merveille, tâchez qu’on ne la remarque pas, et surtout cachez bien votre étonnement lorsque…

Edgar n’en put dire davantage ; on annonça madame de Fontvenel, son fils et sa fille ; et Valentine se hâta de cacher le lorgnon dans sa ceinture, se réservant d’en faire l’épreuve dès qu’elle le pourrait sans être remarquée.

Madame de Clairange sachant que plusieurs personnes étaient déjà réunies dans son salon, s’y rendit aussitôt ; elle était pâle, n’ayant point mis de rouge, contre son ordinaire, non pas par oubli, car elle avait pensé à n’en pas mettre. L’air triste d’une femme sensiblement émue lui paraissait indispensable ce jour-là.

Valentine aurait bien voulu essayer en la regardant le lorgnon qui la préoccupait si vivement ; mais il n’y avait pas encore assez de monde dans le salon pour qu’un seul de ses mouvements passât inaperçu. D’ailleurs, chacun lui parlait, s’occupait d’elle, et lorsqu’on est soi-même l’objet de l’observation de tous, on est mal placé pour observer.

Les membres des deux familles admis à entendre la lecture du contrat arrivèrent. Madame de Montbert, qui venait pour la première fois chez madame de Clairange, fut reçue par elle avec une politesse empressée, difficile à concilier avec l’air de langueur affectueuse qu’elle avait combiné pour toute la soirée.

— Je vous ai fait bien de la peine l’autre jour, ma chère Valentine, dit madame de Montbert à sa future nièce, mais je l’ai fait exprès, et c’est mon excuse ; d’ailleurs Edgar a été si heureux du chagrin que je vous ai causé, que vous me le pardonnerez, n’est-ce pas ?

Comme Valentine s’apprêtait à répondre, madame de Clairange vint leur parler, et dès lors le supplice de madame de Champléry commença : la quantité de choses inconvenantes que sa belle-mère pouvait dire en moins de dix minutes, pour l’embarrasser, était un véritable problème ; rien ne s’expliquait moins que ce manque absolu de tact, de bon goût dans une personne que nul sentiment vif n’entraînait, et qui avait l’habitude de choisir toujours ce qu’il y a de mieux à dire ou à faire ; on ne concevait point comment, étant parvenue à simuler les vertus les plus difficiles à pratiquer, elle n’avait pu atteindre à cette qualité ; c’est que le bon goût est pour ainsi dire la pudeur de l’esprit : voilà pourquoi il ne peut s’imiter ni s’acquérir.

— Seriez-vous souffrante ? demanda madame de Fontvenel à madame de Clairange, qui paraissait attendre cette question.

— Un jour comme celui-ci est toujours si pénible pour nous ! répondit-elle en feignant de réprimer une émotion qu’elle n’éprouvait pas. Je ne puis me faire à l’idée de me séparer de Valentine. La première fois que je l’ai mariée, j’ai bien souffert ; mais j’éprouve encore plus de tristesse aujourd’hui. Depuis la mort de son mari, elle m’avait été rendue, et j’espérais la garder près de moi plus longtemps.

Sentant combien le souvenir de son premier mariage était ridicule à rappeler en ce moment, Valentine faisait tous ses efforts pour interrompre une élégie si maladroitement commencée ; mais il n’était pas facile d’arrêter madame de Clairange lorsqu’elle était lancée dans un sentiment qu’elle croyait convenable ; et le parallèle entre les deux mariages une fois établi, il fallut le subir jusqu’au bout.

Par sa situation singulière, Valentine éprouvait alors tous les genres d’embarras, le trouble d’une jeune fille qu’on marie et l’embarras d’une veuve qui se remarie. Heureusement, M. de Lorville, dont la présence ajoutait encore à ce tourment, en eut pitié, et mit fin à cette conversation en demandant à madame de Clairange si le notaire était arrivé.

— Il est là, dit-elle en montrant la porte de son second salon ; il nous attend.

Alors on passa dans le salon voisin, et chacun prit place solennellement pour écouter la lecture du contrat.

Au moment où le notaire commençait à lire, l’arrivée pompeuse d’une parente vint l’interrompre.

C’était une nouvelle mariée, éclatante d’or et de pierreries ; M. de Lorville, que l’apparition de cette femme devait émouvoir dans une telle circonstance, ne la reconnut point. Il ne pouvait deviner sous cette nuée de plumes blanches, à travers ces blondes étagées, sous ces lourdes parures, cette jeune et belle personne dont la mise si simple avait naguère séduit ses yeux ; enfin il ne pouvait reconnaître sous ce costume de grand’mère la sylphide mademoiselle d’Armilly. Pourtant c’était bien elle ; mais elle était tombée dans le tort commun aux nouvelles mariées, qui, dans leur empressement de porter les parures interdites aux jeunes personnes, s’affublent comme de vieilles femmes.

Ayant épousé un cousin de madame de Champléry, mademoiselle d’Armilly n’avait été invitée que pour signer le contrat de mariage ; et il était évident qu’elle avait hâté son arrivée pour en entendre la lecture.

Cette curiosité de parents soupçonneux ne surprit point M. de Lorville ; nul sentiment intéressé, nul étroit calcul ne pouvait l’étonner de la part de cette jeune nymphe si langoureuse dont il connaissait les sordides faiblesses. Malgré sa dissimulation, la première rivale de Valentine ne pouvait cacher son dépit ; il perçait à travers ses compliments et ses éloges offensants, qui semblaient menacer le bonheur pour lequel elle exprimait tant de vœux.

Valentine n’avait jamais aimé mademoiselle d’Armilly, peut-être bien parce que madame de Clairange la citait toujours comme le modèle des jeunes personnes, en exagérant sa douceur et sa modestie ; aussi, par un instinct conservateur de ses illusions, Valentine, qui ne voulait point tenter l’épreuve du lorgnon magique sur sa chère Stéphanie, en fit-elle l’essai sans crainte sur sa nouvelle cousine, dont la parure brillante et à effet motivait assez une attention particulière.

Le notaire continua la lecture, et chacun écoutant avec recueillement les différentes clauses du contrat, Valentine jugea que le moment était favorable. Mademoiselle d’Armilly prêtait une si grande attention à cette lecture, qu’on pouvait la lorgner longtemps avant qu’elle s’en aperçût.

Tout à coup Valentine lui vit faire un mouvement d’ébahissement à un certain article du contrat qu’elle-même n’avait point écouté. Elle saisit le lorgnon et se mit à la regarder. D’abord, Valentine resta un moment stupéfaite et comme épouvantée de cette merveille. Quoique M. de Lorville l’eût prévenue et qu’elle lui eût promis de ne donner aucun signe d’étonnement, il lui fut impossible de cacher sa surprise, elle porta subitement la main à ses yeux, comme une personne qui croit rêver ; et chacun la voyant ainsi émue imagina qu’elle essuyait des larmes d’attendrissement et de reconnaissance, touchée des sacrifices que M. de Lorville faisait en sa faveur et que cet acte lui apprenait ; mais Valentine ne savait rien de tout cela, et le talisman que venait de lui confier Edgar l’occupait bien plus que la fortune qu’il lui assurait. Elle n’apprit même cette clause du contrat que par la pensée de sa cousine, qui se disait : « Il lui reconnaît cinq cent mille francs ! il est bien généreux ! si j’avais su cela… » Puis attachant sur son mari un regard plein de tendresse qui semblait dire : Je vous aime, elle pensait : « Je n’aurais pas été réduite à épouser cet homme si laid, pour si peu ! »

Il y avait un contraste si comique entre ce regard tendre et cette réflexion pleine de dégoût, que, malgré la solennité d’un tel moment, Valentine se prit à rire… Un coup d’œil de M. de Lorville la ramena au sérieux convenable ; alors elle essaya de se rappeler toute la conduite d’Edgar et de se l’expliquer par ce talisman dont elle était confidente.

À la place de Valentine, une autre femme aurait frémi de cette découverte, et aurait bien vite cherché dans sa mémoire, si, depuis qu’elle connaissait M. de Lorville, elle n’avait eu aucune pensée qu’elle eût désiré lui cacher ; mais madame de Champléry savait trop combien elle gagnait à être devinée pour avoir rien à craindre du passé.

« C’est pour cela qu’il m’a aimée, pensait-elle ; ce lorgnon semble avoir été inventé pour faire valoir mon caractère, pour moi seule enfin, qui ai des défauts si visibles et qui ne dissimule jamais que mes bons sentiments. »

Puis elle se perdit en conjectures sur l’histoire de cette merveille, et ce ne fut qu’après un certain temps qu’elle se sentit assez remise de son trouble pour essayer une seconde épreuve.

Madame de Clairange, placée en face d’elle, avait les yeux baissés, la tête languissamment penchée, le bras appuyé mollement sur le coussin d’un canapé, et elle paraissait décidée à rester quelque temps dans cette attitude commandée par la mélancolie. Valentine profita de ce moment pour braquer le lorgnon sur sa pensée.

« Oui, c’est bien comme cela, se disait madame de Clairange, que serait aujourd’hui la mère de Valentine ! » — Ainsi mademoiselle Mars pourrait se dire en étudiant un rôle nouveau : « C’est bien comme cela que mademoiselle Contat l’aurait joué. »

Malgré le triste souvenir que cette pensée réveillait dans l’âme de Valentine, elle en sourit dédaigneusement, et pour se distraire, elle fixa ses yeux sur madame de Montbert, dont l’air mécontent la préoccupait.

« Je ne sais vraiment, pensait-elle, ce qu’a Valentine ce soir ; elle ne fait que rire de la manière la plus inconvenante. »

Cette leçon rendit madame de Champléry à elle-même ; elle renonça au plaisir d’étudier ainsi ses amis, et elle redevint aussitôt grave et triste, comme il convenait de l’être en paraissant écouter cette lecture solennelle.

Cependant cette lecture se termina ; chacun vint à son tour signer le contrat de mariage, et les conversations s’engagèrent. Cette soirée tant redoutée, Valentine la trouvait fort amusante ; dès qu’on la laissait seule un instant, elle se mettait à lorgner : on comprend l’intérêt et le plaisir qu’elle y trouvait.

Les principaux membres de la famille ayant signé, vint le tour de M. de Fontvenel. Valentine remarqua que la plume tremblait dans sa main ; elle l’observa avec curiosité, et cette pensée l’émut profondément : « Du courage, se disait-il, elle ne m’a jamais aimé, et ne sait pas combien je la regrette… Je ne dois pas être triste, mon ami sera si heureux ! »

Touchée de ce noble sentiment, elle s’approcha de lui et lui tendant la main : — Vous serez toujours notre meilleur ami, dit-elle de ce ton affectueux qui guérit toutes les blessures.

M. de Fontvenel lui baisa la main avec reconnaissance, touché de voir qu’elle l’avait compris. Il est si doux d’être assisté dans une grande émotion par celle qui la cause !

Après M. de Fontvenel, un jeune homme que M. de Lorville venait de présenter à Valentine s’approcha de la table pour signer : c’était ce même publiciste qu’Edgar avait rencontré dans la maison de la rue du Bac, et avec lequel il s’était lié depuis intimement. Madame de Champléry, frappée de la physionomie spirituelle du jeune écrivain, le lorgna pendant qu’il signait.

« Pauvre Angéline, notre mariage est bien incertain ! » pensait-il.

Puis, cédant la plume à un autre, il s’éloigna en se disant :

« Que toutes ces femmes sont gracieuses ! la duchesse de… est ravissante ; Angéline est jolie, mais elle n’a pas cette tournure, cette aisance de manières des femmes du grand monde… Sa lettre de ce matin m’a fait bien de la peine, elle pleure nuit et jour !… pauvre enfant !… mais n’importe, je ne dois plus lui écrire, son père s’opposant à cette union… ce serait manquer à l’honneur… et d’ailleurs, c’est une folie à mon âge que de vouloir me marier… Dans quatre ans, si mon grand ouvrage a du succès, je serai au conseil d’État, et je pourrai choisir. »

« Voilà un jeune homme qui ne manque pas d’ambition ! pensa Valentine. Ah ! s’il possédait ce talisman !… »

Pendant ce temps, Edgar se plaisait à contempler l’étonnement de madame de Champléry à chaque nouvelle observation que le lorgnon lui fournissait, et souriait de toutes les ruses qu’elle employait pour regarder sans être vue. Toutefois, il éprouvait un sentiment confus de dépit : il en voulait à Valentine de l’oubli qu’elle semblait faire de lui, et il se demandait pourquoi elle ne cherchait pas à deviner sa pensée.

— Parce que je la sais ! dit-elle en passant rapidement devant lui ; et M. de Lorville fut saisi à son tour d’entendre ainsi répondre à une idée qu’il n’avait pas exprimée.

— Mille compliments ! mille compliments, cher Edgar ! s’écria alors une voix bien connue de Valentine ; recevez tous mes vœux sincères, ah ! bien sincères, on n’en doute pas. Ce n’est pas Frédéric Narvaux qui a jamais trompé personne (ses amis, du moins) ; car pour les femmes, je n’en répondrais pas, je ne me fais pas meilleur que je ne suis.

— Des vœux aussi sincères sont sûrs d’être bien accueillis, répondit M. de Lorville d’un ton railleur. Crois que j’en suis pénétré ; va, mon cher, je te dois plus que tu ne penses…

— Vous l’entendez, dit M. Narvaux à une personne avec laquelle il venait d’arriver. Puis il se mit à causer avec elle d’un air de confidence qui excita la curiosité de Valentine ; elle prêta l’oreille et entendit M. Narvaux dire à voix basse :

— Sans moi, ce mariage était manqué ; Edgar était parti subitement, il ne voulait plus en entendre parler ; j’ai couru après lui, je lui ai fait sentir que les choses étaient trop avancées, qu’il ne pouvait rompre, j’ai parlé du désespoir de la pauvre madame de Champléry ; enfin j’ai tant fait, qu’il l’épouse aujourd’hui.

Valentine, ignorant à quel point M. Narvaux était habile dans l’art de mentir, crut qu’en effet on l’avait calomniée près d’Edgar ; et que sans le talisman qui lui avait permis de lire dans son cœur, il aurait peut-être cessé de l’aimer ; alors elle sut bon gré à M. Narvaux d’avoir cherché à la justifier, et se mit à le lorgner, ne doutant pas que des pensées dont l’enveloppe était si grossière ne gagnassent à être pénétrées. Son regard tomba sur lui au moment où, se vantant d’être la cause de son mariage, il pensait cela :

« Maudit mariage ! j’ai fait tout ce que j’ai pu pour l’empêcher, mais… »

Cette fois, Valentine fut si surprise, si épouvantée d’un tel excès de fausseté, qu’elle chercha des yeux Edgar, pour trouver dans le cœur où elle était aimée un refuge contre tant de malice ; puis, comme fascinée par le mal et la curiosité qu’il inspire, elle lorgna une seconde fois M. Narvaux :

« Que vois-je ? pensait-il, le lorgnon d’Edgar entre les mains de sa prétendue ! Il y a là quelque mystère… Si je pouvais lui dérober un moment ce lorgnon… oui, je veux savoir à quoi m’en tenir. »

Valentine tressaillit ; elle comprit alors tout le danger d’un pareil talisman dans les mains d’un homme méchant, et elle apprécia plus que jamais la noblesse du caractère de M. de Lorville, en se rappelant sa conduite depuis qu’il en était possesseur. Ah ! combien cette idée le lui rendait cher ! Dominée par les doux sentiments que cette réflexion faisait naître, Valentine répondit à peine aux compliments, aux adieux des parents et des amis qui se retiraient.

Quand tout le monde fut parti, Edgar lui demanda la cause de sa profonde rêverie.

— Je pensais à ce talisman, répondit-elle, au noble usage que vous en avez fait.

— Je n’ai donc pas eu tort de vous faire cette confidence ? dit Edgar.

— Au contraire ! comment ne pas vous aimer davantage, en songeant que cette pénétration surnaturelle ne vous a servi qu’à deviner ma tendresse et le malheur de votre ami ; que ce pouvoir si redoutable, vous ne l’avez employé qu’à deux actions généreuses !

— Puisque ce talisman me fait aimer, gardez-le, je n’en ai plus besoin ; la pensée des indifférents commence à m’ennuyer ; la vôtre, vous me la direz.

— Je l’accepte, dit Valentine avec tendresse, mais je vous le rendrai si jamais vous doutez de moi.

M. et madame de Lorville sont encore possesseurs de ce lorgnon ; ils le cachent avec soin aux méchants et aux ambitieux… Prudence inutile, ce talisman serait sans puissance dans leurs mains ; car il faut avoir l’esprit libre et le cœur pur pour juger le monde tel qu’il est ; il faut n’avoir rien à désirer pour regarder sans illusion, rien à cacher pour observer sans malveillance.