Le Lorgnon (Girardin)/Ch. 6

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VI.

Le lendemain, comme Edgar se mettait à table pour déjeuner avec deux de ses cousins, on lui annonça M. de Fontvenel. Il était pâle, sa figure était altérée, et l’on devinait facilement qu’une idée triste le dominait ; ayant un service important à demander à M. de Lorville, il était venu le voir de bonne heure, espérant le trouver seul.

— Qu’il soit le bienvenu ! s’écria Edgar en apercevant son ami. Viens, noble soutien de la magistrature, maître des requêtes, prétendant au conseil d’État ; pour tes services extraordinaires, nous te votons deux côtelettes et une tasse de thé ! viens donc siéger parmi nous, et partager nos travaux.

— J’ai déjeuné, merci, répondit M. de Fontvenel, un peu déconcerté par cette mauvaise plaisanterie ; mais ne vous dérangez pas, ajouta-t-il en regardant les autres convives.

Cette politesse était fort inutile, car les cousins n’avaient nulle envie de se déranger : M. de Fontvenel ne leur plaisait pas. Les petits pareils d’un jeune homme riche n’aiment jamais son ami. N’ignorant pas leur malveillance, M. de Fontvenel n’était point à son aise auprès d’eux, et Edgar pas du tout à son avantage.

— Eh bien, grave penseur, lui dit-il avec ce ton d’ironie qui éloigne, tu ne nous dis rien ! Quel travail important nous a donc privé de ta présence au bal d’hier ?

— Une affaire imprévue m’a retenu chez moi.

— Je vous plains, en vérité, dit un des cousins ; le bal était admirable et je m’y suis fort amusé.

Tous trois se mirent alors à parler de la fête, sans songer que M. de Fontvenel n’y était pas allé, et ne pouvait se mêler à la conversation. Mais il était trop préoccupé, trop inquiet pour être sensible à cette impolitesse de famille.

M. de Fontvenel se trouvait dans une situation d’affaires alarmante qui pouvait compromettre son honneur et sa réputation. La faillite d’un banquier venait de lui enlever une somme considérable sur laquelle il comptait pour acquitter une dette importante. Il lui fallait payer cinquante mille francs le jour même, il ne les avait pas ; et, connaissant la générosité de M. de Lorville, il venait lui emprunter cette somme, persuadé que, si elle était à sa disposition, il n’hésiterait pas à l’obliger.

Quel fut son découragement lorsqu’au lieu de trouver son ami seul, comme il l’était ordinairement de si bon matin, il le surprit avec deux personnes dont il connaissait la malveillance et la cupidité !

À peine fut-il entré, il vit que l’atmosphère ne lui était pas favorable et il renonça au projet de sa demande. Être refusé par un indifférent lui paraissait une chose toute naturelle ; mais se voir repousser par un ami ! cette pensée lui déchirait le cœur. Une grande tristesse s’empara de lui. Hélas ! n’est-ce pas déjà nous repousser, que nous ôter l’idée de la prière ! N’y a-t-il pas de l’inspiration dans cette timidité ? Et l’homme à qui l’on n’a jamais osé demander un service l’aurait-il rendu ? Peut-être !… car tout dépend du moment ; en France surtout, où l’esprit et le cœur sont si mobiles.

Après le déjeuner, les deux cousins, loin de songer à se retirer, allèrent s’établir sur deux bons canapés dans la chambre à coucher de M. de Lorville, en prenant chacun un journal. Edgar, de son côté, alla s’asseoir devant son secrétaire, rangea plusieurs objets, et finit par se mettre à écrire, sans s’inquiéter de ce qu’on faisait autour de lui. M. de Fontvenel était si mécontent de cette visite, qu’il n’osait la terminer ; il attendait qu’on se fût assez occupé de lui pour s’éloigner sans paraître trop susceptible, et sans affecter de l’humeur. Il prit la Revue de Paris qui était sur la table, et feignit de la parcourir pour se donner une contenance. De temps en temps, Edgar souriait en le regardant, le lorgnait, puis se mettait à écrire sans lui adresser la parole. Enfin, ennuyé de ce malaise, et rêvant au moyen de trouver ailleurs un secours qu’il n’espérait plus de son ami, M. de Fontvenel se dirigea vers la porte et se disposait à sortir lorsqu’Edgar lui cria :

— Attends donc, étourdi ! tu oublies de prendre ce que tu es venu chercher.

— Que veux-tu dire ? reprit M. de Fontvenel.

— Comment ! tu oseras me soutenir que tu n’avais pas une idée en venant ici ?

— Je ne dis pas cela, mais je suis sûr de n’en avoir parlé à personne, et…

— Qu’importe ! interrompit Edgar ; à quoi sert la parole en amitié ? As-tu lu le Monomotapa de La Fontaine ?

— Oui, mais…

— Ne sais-tu pas

Qu’un ami véritable est une douce chose !
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur,
Il vous épargne la pudeur
De les lui découvrir vous-même…

— Je sais par cœur cette fable, reprend M. de Fontvenel ; mais qui peut…

— Une fable, blasphémateur ! s’écrie Edgar en riant ; tiens, prends cette lettre, et ne traite plus de fable ce qu’il y a de plus vrai au monde.

Alors, lui remettant la lettre qu’il venait d’écrire, et qui était un bon de cinquante mille francs sur son agent de change :

— Incrédule, ajouta-t-il, que cela t’apprenne à ne plus douter de tes amis.

M. de Fontvenel lut le billet à trois reprises, et son étonnement fut tel, qu’il l’emporta sur tout autre sentiment. La joie de trouver la somme qui le délivrait d’une si grande inquiétude, son honneur sauvé, l’émotion de la reconnaissance, tout fit place à l’impatience d’apprendre comment Edgar avait pénétré son secret. Il regardait autour de lui, cherchant dans sa pensée à deviner qui avait pu le trahir ; mais personne ne connaissait encore l’affaire qui l’avait mis dans ce subit embarras, personne n’avait pu en parler à M. de Lorville. Comment le savait-il ? Ce mystère le tourmentait comme un supplice, et il résolut de l’expliquer. Cependant, il était touché de tant de générosité et plus encore de tant de délicatesse. Des larmes d’attendrissement roulaient dans ses yeux ; il aurait voulu à son tour deviner ce que son ami désirait pour le lui acquérir au prix de sa vie. Edgar jouissait de son étonnement et de sa joie ; mais pour empêcher ses deux cousins de l’observer, il fit signe à M. de Fontvenel de ne rien dire devant eux, et le reconduisant jusque sur l’escalier :

— À ce soir, dit M. de Lorville ; j’irai un moment chez ta mère, et j’espère que, malgré trois ans d’absence, la belle Stéphanie me reconnaîtra. À ce soir.

— À toujours, reprit M. de Fontvenel avec émotion ; que j’ai besoin de te revoir ! Ah ! ma vie ne sera pas assez longue pour te témoigner tout ce que j’éprouve en ce moment.

À ces mots ils s’embrassèrent avec une tendresse de frères, et M. de Fontvenel s’éloigna pénétré de reconnaissance, le plus heureux des hommes, mais aussi le plus tourmenté.