Le Loup blanc/21

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Texte établi par Victor Palmé Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 170-176).

XXI

MADEMOISELLE DE VAUNOY


Pendant que maître Alain et Lapierre attendaient, Hervé de Vaunoy arpentait à pas lents le corridor avec sa fille qui s’appuyait à son bras et dont il caressait paternellement la blanche main.

— J’ai à vous gronder, Alix, disait-il, de sa voix la plus doucereuse. Vous avez été vis-à-vis de notre hôte, le capitaine Didier, d’une froideur !

Il appuya sur ce mot et regarda sa fille en dessous. Aucune émotion ne parut sur le calme et beau visage d’Alix.

— Il ne faut point outrepasser le but, reprit le maître de la Tremlays. Le capitaine est un brave officier du roi qui a droit à tous nos égards, et, quand on n’aime point un homme, il est bon de se contraindre un peu.

Alix releva sur Vaunoy son regard tranquille et Vaunoy se tut.

Il aimait sa fille : c’était le seul sentiment humain qui fût resté debout en son cœur parmi les ravages de l’égoïsme et de la cupidité. Il eût voulu la faire heureuse, mais les événements le pressaient. Il n’avait point le choix : un mot de Béchameil pouvait mettre en question sa fortune, sa noblesse, sa vie ; à quelque prix que ce fût, il lui fallait acheter l’appui de Béchameil.

En ce moment, Vaunoy était à la gêne. Alix le dominait de toute la hauteur de sa franchise. Pour la millième fois peut-être, il se repentit d’avoir usé de ruse avec elle, reconnaissant trop tard que la ruse s’émousse contre la candeur.

Trop vil pour ressentir dans toute sa force l’angoisse qui serre le cœur d’un père surpris par son enfant en flagrant délit de tromperie, il était néanmoins humilié de son rôle et fit effort pour jeter son masque loin de lui.

— Alix, dit-il tout à coup, en jouant passablement la rondeur, j’ai eu tort d’en user ainsi avec vous. Pardonnez-moi. Vous méritez ma confiance entière, et je veux dépouiller tout subterfuge. Vous savez ce que je veux ; vous devinez peut-être pourquoi je le veux. Tromperez-vous mes espérances ?

— Je ferai ce que j’ai promis, monsieur, répondit Alix.

Vaunoy respira.

— Cela suffit, dit-il. Le temps est un puissant remède aux répugnances capricieuses des jeunes filles ; pour le moment, je vous demande seulement de ne point voir le capitaine Didier.

— Je l’ai vu déjà, monsieur.

— Ah ! Et vous lui avez parlé ?

— Je lui ai parlé.

— De sorte que cette froideur affectée était un rôle appris…

Alix l’arrêta d’un regard calme et doux.

— Mes actions ne mentent pas plus que mes paroles, dit-elle. Rassurez-vous, monsieur. J’ai la volonté de tenir ma promesse. D’ailleurs, ajouta-t-elle plus bas, ma volonté n’est pas votre seule garantie : le capitaine Didier ne vous demandera pas ma main.

— En vérité ! s’écria Vaunoy avec une joie brutale.

Puis il poursuivit :

— Voilà une heureuse nouvelle, Alix ; que ne le disiez-vous tout de suite, ma chère enfant ? Ah ! le capitaine… cet impertinent soldat de fortune !

Il prononça ces derniers mots d’un ton de pitié ironique qui eût profondément blessé un cœur vulgaire ; mais Alix était au-dessus de cette atteinte. Son front resta serein, et ce fut avec un sourire mélancolique, mais tranquille, qu’elle reprit la parole.

— Je suis de votre avis, mon père, dit-elle ; je crois que tout est pour le mieux.

Vaunoy connaissait sa fille, et, si peu fait qu’il fût pour la comprendre, il avait pour elle une sorte de respect. Néanmoins cette résignation lui sembla si extraordinaire qu’il eut peine à y croire.

Involontairement et suivant la pente de sa vieille habitude, il reprit son espionnage moral.

— Saint-Dieu ! dit-il après un silence, vous êtes le parangon des filles, Alix, et je veux parier qu’on irait de Rennes à Nantes sans trouver votre pareille. Pas une plainte ! c’est à n’y pas croire, et cela me donne bonne espérance pour ce pauvre M. de Béchameil.

Alix ne répondit point.

— Mais ne parlons pas de cela, poursuivit le maître de la Tremlays. Voici déjà un point de gagné ; il ne faut pas trop demander à la fois. Moi qui étais dans des transes ! Maintenant je n’ai garde de craindre. Je ne m’étonne plus de votre réserve d’hier soir… Vit-on jamais semblable outrecuidance ! et, certes, je suis prêt à faire serment que cette entrevue dont nous parlions tout à l’heure sera la dernière et n’aura point de pendant.

Cette phrase était la partie importante du discours d’Hervé de Vaunoy. Tout le reste n’était qu’une préparation. Aussi en suivit-il l’effet avec inquiétude, attendant une réponse et épiant la signification du moindre geste.

Il oubliait encore une fois que ces soins étaient superflus. Les paroles d’Alix défiaient les interprétations et n’avaient pas besoin de commentaire.

Elle montra de son doigt tendu Didier qui, franchissant la dernière barrière du parc, s’enfonçait sous le couvert.

— Il me faudra attendre son retour, dit-elle.

Vaunoy crut avoir mal compris.

— Son retour ? répéta-t-il machinalement.

— Oui, monsieur. J’ai promis au capitaine Didier de le revoir. Il le faut, je le dois, et je vous demande comme une grâce de vouloir bien n’y point mettre obstacle.

— Mais… commença Vaunoy surpris et intrigué.

— Ne me refusez pas ! dit Alix avec une chaleur soudaine. Je ne vous ai jamais désobéi, et Dieu m’est témoin que je souffrirais de le faire.

— De sorte, que si je vous déniais mon consentement, vous me désobéiriez ?

Alix courba la tête en silence.

— À merveille ! reprit Vaunoy dont le dépit ne ressemblait en rien à la dignité d’un père offensé ; je suis au moins prévenu d’avance. Et m’est-il permis de vous demander quelle communication si importante peut exiger le rapprochement de Mlle  de Vaunoy et du capitaine Didier ?

— Je ne saurai vous le dire, monsieur.

— De mieux en mieux ! Mais c’est à n’y point croire ! Vous oubliez, Alix, que je pourrais vous contraindre, vous confiner dans votre appartement…

— J’espère que vous ne le ferez point, mon père.

— Et si je le faisais ! s’écria Vaunoy véritablement en colère.

— Monsieur, dit Alix en retenant sa voix qui voulait éclater, je vous respecte et je vous aime, mais il y a longtemps que je garde le silence vis-à-vis de M. de Béchameil, et c’est à cause de vous que je me tais…

Elle s’arrêta honteuse d’avoir été sur le point de menacer, mais Vaunoy avait compris, et sa colère était tombée comme par enchantement.

Il appela sur son visage, fait à ces brusques changements, une expression de grosse gaieté.

— Vous êtes une méchante enfant, Alix, dit-il en la baisant bruyamment au front. Vous savez que je n’ai rien à vous refuser et vous abusez de votre pouvoir, qui marche à grands pas vers la tyrannie. Ce que j’en disais était curiosité pure. Je voulais surprendre ce grand secret, mais vous m’avez vaincu, et je n’engagerai plus avec vous de combats de paroles. Je lancerai contre vous, en guise d’avant-garde, si le cas se présente, mademoiselle Olive de Vaunoy, ma digne sœur… et alors tenez-vous bien, je vous le conseille !

Alix ne se méprit point à cette gaieté soudaine. Vaunoy avait raison de le dire : malgré sa vieille expérience d’intrigant, il n’était point de force à lutter contre la hautaine droiture de sa fille. C’était de la part du maître de la Tremlays de la diplomatie prodiguée en pure perte.

— Je suis heureuse de vous entendre parler ainsi, mon père, dit seulement Alix.

— Alors, soyez clémente, et prenez un peu de compassion de ce pauvre M. de Béchameil… mais cela viendra, et il sera temps d’en parler plus tard.

Il tira sa montre.

— Onze heures déjà, murmura-t-il. Allons ! ma fille, je vous laisse et vous donne carte blanche, sûr que ma confiance est bien placée. Au revoir !

Il fit un geste familier et caressant auquel Alix répondit par une respectueuse révérence, et se hâta de regagner son appartement, où ses deux ministres l’attendaient l’un en philosophant, l’autre en ronflant.

Lorsque Alix fut seule, son beau visage perdit son expression de fierté. Un morne découragement se peignit dans son regard.

— Le revoir ! murmura-t-elle ; subir encore cette douleur !

Elle avait descendu sans savoir les escaliers intérieurs et les degrés de granit du perron. Elle se laissa tomber sur un banc de gazon à l’entrée du jardin et mit sa tête pâlie entre ses mains.

Au bout de quelques minutes, elle retira de son sein une petite médaille de cuivre, informe et rustiquement historiée, qu’un cordon de soie suspendait à son cou sous ses habits.

Elle la regarda longtemps, puis elle dit :

— Le revoir ! oui… souffrir, mais le sauver !