Le Loup blanc/34

La bibliothèque libre.
Texte établi par Victor Palmé Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 329-345).

XXXIV

JEAN BLANC


Quand Didier arriva au château de la Tremlays, après son entrevue avec Jean Blanc, Hervé de Vaunoy était absent. Le château gardait l’apparence d’une place prise d’assaut, et le jeune capitaine fut étonné d’apprendre ce qui s’était passé la nuit précédente.

Jean Blanc et Marie ne lui avaient raconté, en effet, que ce qui se rapportait immédiatement à lui ; savoir, l’attaque nocturne, la mort de Jude et la façon dont lui, Didier, avait été sauvé.

Il ne savait rien du vol des cinq cent mille livres, presque rien de l’attaque des Loups.

La première personne qu’il rencontra sous le vestibule fut M. l’intendant royal. Le pauvre Béchameil avait perdu les roses éclatantes de son teint. Il était pâle, et sa physionomie abattue exprimait un profond chagrin. Ce fut lui qui raconta au capitaine les événements de la nuit.

— Il y a eu trahison, dit-il en finissant ; les soldats et les sergents de la maréchaussée ont été traîtreusement empêchés de faire leur devoir. Et cela me coûte cinq cent mille livres, monsieur !

— Il y a eu trahison, en effet, répondit le capitaine ; n’avez-vous nul soupçon ? Ne savez-vous quel peut être le coupable ?

Béchameil mit ses doigts dans sa tabatière émaillée et regarda le capitaine en dessous.

— Des soupçons ? répéta-t-il, je ne sais trop. J’ai perdu cinq cent mille livres, voilà ce qui est cruellement certain. Monsieur le capitaine, je donnerais six mois de ma vie pour vous voir en possession d’un bon et opulent domaine.

— Pourquoi cela ? demanda Didier étonné.

— Parce que j’ai perdu cinq cent mille livres, et que, pauvre comme vous êtes, le parlement ne pourrait que vous faire pendre ou décapiter. Soit dit, monsieur le capitaine, sans offense aucune et avec toute la considération qui est due à votre titre d’officier du roi.

— Oserait-on m’accuser ? s’écria Didier.

— Qui donc ? répondit Béchameil avec mélancolie ; qui donc prendrait ce soin, monsieur, si ce n’est moi ? Je suis seul victime et ne me plains point parce qu’il vous faudrait bien longtemps, monsieur le capitaine, pour me solder mes cinq cent mille livres avec les émoluments de votre grade.

Didier était dans l’un de ces instants où le cœur est, pour ainsi dire, inaccessible à la colère. Sa vie venait de subir une crise trop grave pour qu’il songeât à dépenser son courroux contre un personnage comme M. de Béchameil.

Au contraire, porté à compatir à ce chagrin qui, en définitive, avait une source sérieuse, et tout plein encore des révélations de Jean Blanc, il répondit à l’intendant à peu près comme il l’eût fait à une personne raisonnable, et lui laissa entendre que sa fortune allait subir un complet changement.

Béchameil haussa les épaules.

— Quelque héritage de vilain, grommela-t-il ; deux cents francs de rentes ! C’est égal, s’il est possible de les saisir, je les saisirai. Mais puissiez-vous me rendre mes cinq cent mille livres jusqu’au dernier sou, monsieur, nous ne serions pas quittes encore.

— Comment cela ? demanda Didier qui ne prit même pas la peine de répondre à ce qui regardait le vol de la nuit précédente.

— Comment cela ! s’écria Béchameil enhardi par le calme de son interlocuteur : vous me le demandez, monsieur ! J’étais le fiancé de Mlle Alix de Vaunoy.

— Pauvre Alix, murmura le capitaine.

— Cinq cent mille livres et ma fiancée ! reprit Béchameil. Si j’étais un homme de carnage, monsieur, je vous appellerais sur le pré !

À ces derniers mots, prononcés d’une voix plaintive, M. l’intendant royal tira sa montre de son gousset et leva les yeux au ciel.

— Onze heures ! murmura-t-il. Vous verrez qu’au milieu de cette bagarre, personne ne se sera occupé du déjeuner !

Il salua Didier à la hâte et se dirigea vers les cuisines.

Didier resta soucieux. Évidemment M. de Béchameil ne serait pas le seul à l’accuser. Les deniers de l’impôt étaient à sa garde. Pour se disculper, un moyen unique se présentait, c’était de mettre au jour l’infâme conduite d’Hervé de Vaunoy.

Mais Alix ! Alix qui venait de le sauver ! Alix si noble et si malheureuse !

Didier repoussa bien loin cette idée.

Sans y songer, il prit la route de sa chambre. La porte était grande ouverte. Il entra.

Sur son lit, le corps du brave écuyer Jude était étendu. Une femme, agenouillée au chevet, priait à voix haute, récitant avec lenteur les versets du De Profundis. C’était la dame Goton Rehou qui rendait les derniers devoirs à son vieil ami.

Didier se découvrit et continua de marcher. Au bruit des éperons, la femme de charge tourna la tête. Elle n’avait point encore aperçu le capitaine, et sa vue lui causa une émotion dont la cause restait pour elle un mystère.

Didier s’arrêta près du lit ; il considéra longtemps en silence les traits de Jude auxquels la mort n’avait pu enlever leur expression de fermeté intrépide.

— Pauvre Jude ! pensa-t-il tout haut, car il avait oublié déjà la présence de la vieille femme. Dieu n’a point permis qu’il arrivât au but si ardemment souhaité. Il est mort avant d’avoir retrouvé le fils de son maître. Il est mort un jour trop tôt.

La vieille Goton Rehou se prit à trembler.

— Monsieur, monsieur, dit-elle ; mes yeux sont chargés de vieillesse et il y a vingt ans que je n’ai vu Georges Treml, mais au nom de Dieu, qui êtes-vous ?

On entendit le marteau de la porte extérieure. Didier courut à la fenêtre et aperçut Vaunoy qui entrait dans la cour.

— Qui êtes-vous ? répéta Goton en joignant les mains.

— Vous vous souvenez donc aussi de Treml ? demanda le capitaine.

— Si je m’en souviens, béni Jésus !

— Eh bien ! dame, suivez-moi ; vous entendrez le maître de la Tremlays me donner le nom qui m’appartient.

Didier quitta la chambre, traversa le corridor à grands pas et se rendit au salon où Vaunoy venait d’entrer. La vieille Goton le suivit de loin.

Au salon se trouvaient Mlle Olive de Vaunoy, M. de Béchameil et l’officier des sergents de Rennes.

Celui-ci aborda brusquement Didier :

— Capitaine, dit-il, hier soir, pendant le souper, vous vous êtes endormi. Ce n’est pas naturel. Pendant votre sommeil, on a pillé le château. Je me suis trouvé enfermé dans ma chambre ; nos gens se sont vus parqués dans une grange barricadée, que pensez-vous de cela, s’il vous plaît ?

— Il faut demander cela au maître de céans, répliqua Didier en allant vers M. de Vaunoy.

Celui-ci se munit de son plus doucereux sourire.

— Saint-Dieu ! mon jeune ami, s’écria-t-il en ouvrant les bras et en faisant la moitié du chemin, je viens d’apprendre des choses qui me transportent de joie. La Bretagne retrouve en vous un de ses plus vieux noms, et moi, le fils d’un excellent cousin. Embrassons-nous, mon jeune parent… Monsieur de Béchameil et mademoiselle ma sœur et vous tous ici présents, sachez que le vrai nom de ce cher capitaine est Georges Treml…

— De la Tremlays, seigneur de Bouëxis-en-Forêt, ajouta Georges lui-même.

La vieille Goton qui arrivait au seuil s’appuya contre la muraille. Ses jambes coupées par l’émotion, lui refusaient service.

— Je l’avais deviné ! murmura-t-elle en essuyant une larme du revers de sa main ridée. Oh ! que c’est bien ainsi que j’espérais le revoir ! beau, fort, l’épée au côté, la mine haute et fière, comme il convient à un Breton de bon sang !

Mlle Olive joua de l’éventail. M. de Béchameil ouvrit de grands yeux.

— Peste ! pensa-t-il, ce n’est pas un mendiant, après tout.

— Tels étaient, en effet, les noms et titres de Nicolas Treml, votre aïeul vénéré, mon jeune ami, reprit Vaunoy, répondant aux derniers mots du capitaine.

— Et tels seront aussi les miens, monsieur, prononça Georges avec fermeté.

— Bien dit ! pensa Goton Rehou, qui admirait chaque mot, chaque geste de son jeune maître.

— Monsieur mon cousin, répartit Vaunoy en mettant de côté son patelin sourire, je crois que vous vous faites une idée fausse de votre position nouvelle.

— Ne suis-je pas l’héritier de mon aïeul ?

— Si fait, mais…

— Mais quoi ? demanda Georges avec impatience.

— Mais quoi ? répéta en aparté la vieille Goton triomphante.

Il n’y eut pas jusqu’à M. l’intendant royal qui, persuadé du bon droit du capitaine, ne se dit in petto :

— Mais quoi ?

Hervé de Vaunoy reprit son sourire.

— Mon jeune ami, dit-il, l’emportement nuit parfois et ne sert jamais. À mon âge on ne parle pas à la légère. Croyez-moi : l’héritage de Nicolas Treml, dont Dieu puisse avoir l’âme loyale en son paradis, ne vous fera pas bien riche.

Le capitaine sentit le rouge de l’indignation lui monter au visage. Il s’approcha de manière à n’être entendu que de Vaunoy.

— Il y a sous votre toit, dit-il d’une voix contenue et que la colère faisait trembler, une personne que je respecte autant que je vous méprise. Rendez grâce à Dieu de posséder une pareille égide, monsieur !

— Que ne parlez-vous haut, monsieur mon cousin ? demanda Vaunoy qui fit appel à toute son effronterie.

— Misérable ! poursuivit Georges sans élever la voix, je pourrais vous livrer à la justice, car vous êtes trois fois assassin. Un ange vous protège, mais vous êtes ici chez moi, je vous ferai chasser, du moins, par les soldats sous mes ordres.

Vaunoy fit un salut ironique.

— Mademoiselle ma sœur, dit-il, et vous, monsieur l’intendant, veuillez excuser notre entretien secret. Je vais, du reste, vous mettre au fait. Mon jeune cousin, pour premier acte de bonne parenté, me menace de me faire chasser de chez moi par les soldats de Sa Majesté.

— En vérité ! répliqua Béchameil, il a donc droit ?…

— Est-il possible ! dit mademoiselle Olive, lui qui était si aimable hier soir !

— Il n’y a point entre nous de bonne parenté, monsieur, reprit Didier en faisant effort pour concentrer sa colère au-dedans de lui-même ; je vous menace en effet de vous chasser, mais non pas de votre maison, car ce château est ma propriété.

— Pour ça, tu en peux faire serment, mon enfant chéri ! murmura la dame Goton Rehou.

— Oui-da ! s’écria Vaunoy en ricanant ; vous croyez cela ? Eh bien, mon jeune cousin, permettez que je m’absente une minute ; le temps d’aller jusqu’à mon cabinet, et je reviendrai vous apprendre une foule de choses que vous paraissez ignorer.

Il sortit.

Presque au même instant, la figure noircie du charbonnier Pelo Rouan se montra sur le seuil.

Il tenait sous son bras un petit sac en toile noirâtre qui semblait renfermer un objet fort pesant. Tout le monde avait le dos tourné. La vieille Goton seule l’aperçut ; elle fit un mouvement, mais Pelo Rouan mit un doigt sur sa bouche, et se glissa dans l’ombre projetée par l’un des hauts battants de la porte ouverte.

M. de Vaunoy reparut bientôt, suivi de maître Alain. Il avait à la main un parchemin déplié.

— Mon jeune ami, dit-il, je vous prie de m’excuser si je vous ai fait attendre. Veuillez prendre connaissance de cet écrit.

Le capitaine prit le parchemin et lut.

C’était l’acte de vente tracé tout entier de la main de Nicolas Treml et confié par ce dernier à Hervé de Vaunoy.

— Monsieur, dit le capitaine après avoir lu, il y a en tout ceci quelque odieuse machination que je ne comprends pas. Comment vous, pauvre et nourri des bienfaits de mon aïeul, avez-vous pu acheter et payer son domaine ?

— L’économie ! mon jeune ami, répondit Vaunoy en raillant ; avec de l’économie et quelques tritures des affaires, on accomplit des choses réellement surprenantes. Mais là n’est pas la question, et j’espère qu’il ne vous prendra plus la fantaisie de me menacer. Voyons ! vous êtes jeune, vous êtes pauvre ; votre aïeul et moi nous nous sommes rendus de bons services mutuellement ; je ne demande pas mieux que d’oublier votre conduite. Voulez-vous que nous fassions la paix ?

— Jamais ! s’écria Georges en repoussant la main qui lui était tendue.

— C’en est trop ! dit Vaunoy en se redressant, toute patience a un terme. Mademoiselle ma sœur et vous, monsieur l’intendant, vous êtes témoins que j’ai poussé la modération jusqu’à ses plus extrêmes limites. Je crois donc, à mon tour, pouvoir dire à ce jeune homme qui m’a outragé devant tous : sortez de chez moi, monsieur.

— Béni Jésus ! murmura la dame Goton, il va chasser mon pauvre petit Georges !

Le capitaine se couvrit, lança au maître de la Tremlays un regard de dédain et se dirigea vers la porte.

À moitié route, il se trouva face à face avec Pelo Rouan, qui le prit par la main et le ramena au milieu du salon.

— Jean Blanc ! dit le capitaine étonné.

— Jean Blanc ! répéta mentalement Vaunoy qui regarda attentivement le nouveau venu. Saint-Dieu ! c’est lui en effet : le blanc sous le noir !

Il se pencha et dit un mot à l’oreille du majordome qui venait d’entrer pour annoncer le déjeuner servi. Maître Alain sortit aussitôt.

— Que venez-vous faire ici ? ajouta Vaunoy en s’adressant au charbonnier.

— Je viens faire justice, répondit Jean Blanc d’une voix grave ; je viens, Hervé de Vaunoy, t’enlever le prix de vingt ans de fraude et de crimes.

Vaunoy regarda du côté de la porte. Maître Alain ne revenait point encore.

Jean Blanc continua.

— Tu t’es prévalu d’un parchemin signé par Nicolas Treml ; notre jeune seigneur va te répondre par un parchemin signé de toi.

— Moi ! j’ai signé comme quoi ce garçon est fils de son père ! s’écria Vaunoy, voilà tout !

— Voilà tout, répéta Jean Blanc, aujourd’hui : c’est vrai, mais avec ce que tu signas il y a vingt ans, cela suffira.

Vaunoy changea de visage.

Jean Blanc tira de son sac un petit coffret de fer chargé de rouille.

Il le déposa sur le plancher, s’agenouilla auprès, et introduisit son couteau dans la fente de la charnière.

La rouille avait rongé le métal, et le couvercle sauta presque sans efforts.

Le coffret contenait de l’or et un parchemin que Vaunoy reconnut sans doute, car il se précipita pour le saisir.

Georges Treml le repoussa rudement. Ce fut lui qui prit l’acte des mains de Jean Blanc.

— Je savais bien ! s’écria-t-il après avoir lu : je savais bien qu’il y avait fraude et mensonge ! Voici une déclaration signée de vous, monsieur, qui porte que tout descendant de Treml pourra racheter le domaine, moyennant cent mille livres tournois.

— Et voici les cent mille livres, ajouta Jean Blanc en frappant sur le coffret.

Vaunoy était muet de rage.

L’officier rennais, Mlle Olive et Béchameil s’étonnaient grandement, et ce dernier concevait un vague espoir de recouvrer ses cinq cent mille livres.

Quant à la vieille femme de charge, elle s’émerveillait et promettait en son cœur une neuvaine à Notre-Dame de Mi-Forêt.

À ce moment, maître Alain reparut à la porte du salon. Il était suivi des domestiques du château, armés jusqu’aux dents, et des sergents de Rennes. L’œil d’Hervé de Vaunoy étincela.

— Gardez toutes les issues ! s’écria-t-il. Je promets dix louis d’or à qui mettra le premier la main sur ce brigand !

Il désignait Jean Blanc du doigt.

— Cet acte est contre moi, reprit-il ; je suis dépouillé, pillé. Mais, Saint-Dieu ! je serai vengé ! Regardez bien cet homme, monsieur de Béchameil ; cette nuit, cinq cent mille livres vous ont été enlevées ; le capitaine n’a pas su les défendre, ou plutôt il les a livrées, et sans doute l’argent que voici (il montrait le coffret), est le prix de sa trahison !

— Infâme ! balbutia Georges, mis hors de garde par cette incroyable audace.

M. de Béchameil était tout oreilles, et l’officier rennais semblait à demi convaincu.

— As-tu bien le courage de nier, Georges Treml ? poursuivit Vaunoy ; cet homme qui vient à ton secours n’est-il pas le même qui cette nuit, a dirigé l’attaque ?

— Si j’avais su cela, grommela Goton, du diable si j’aurais fait le coup de fusil contre lui !

— Cet homme qui t’apporte ta part du vol, reprit encore Vaunoy, n’est-il pas de ceux dont le nom est une condamnation ? En avant, bons serviteurs du roi ! emparez-vous du chef des Loups.

— Le Loup blanc ? s’écrièrent ensemble Béchameil, mademoiselle Olive, les soldats et les domestiques.

Ces derniers, en même temps, firent prudemment un mouvement de retraite.

Les soldats s’avancèrent et entourèrent Jean Blanc.

— Saisissez-le ! s’écria Béchameil. Ah ! brigand détestable ! tu vas me rendre mes cinq cent mille livres !

Mademoiselle Olive, au seul nom du Loup blanc, s’était hâtée de tomber en pamoison.

Georges Treml avait tiré son épée, résolu à défendre l’homme qui l’avait servi si puissamment et qui était le père de Marie.

Mais il n’eut pas besoin de faire usage de son arme. Au moment où les sergents, rétrécissant leur cercle, allaient mettre la main sur le roi des Loups, celui-ci ramassa sous lui ses longues jambes et fit un bond extraordinaire qui le porta par-dessus la ligne des assaillants, jusqu’à l’une des fenêtres du salon.

Les soldats hésitèrent, stupéfaits.

Jean Blanc se mit debout sur l’appui de la fenêtre.

— Quoi que tu fasses, Hervé de Vaunoy, dit-il, tu es vaincu. Tu n’auras pas même la vengeance  !

— Feu ! feu ! Mais tirez donc ! hurla Vaunoy qui arracha le mousquet de l’un des soldats et mit Jean Blanc en joue.

Georges, d’un coup de son épée, détourna le canon, et la balle alla se loger dans le lambris.

— Nous nous rencontrerons encore une fois, Hervé de Vaunoy, reprit l’albinos sans s’émouvoir ; ce sera la dernière, et tous nos comptes seront réglés !

Il sauta dans la cour à ces mots, puis on le vit franchir la muraille extérieure avec la prodigieuse agilité qui lui était propre.

— Feu ! feu ! répéta Vaunoy, qui tomba épuisé sur un siège.

Les soldats firent une décharge. Ce fut du bruit et de la fumée.

L’accusation dirigée contre le jeune héritier de Treml ne pouvait se soutenir. Vaunoy lui-même n’essaya plus de combattre.

Il avait joué sa suprême partie, il avait perdu. Il se résigna au moins en apparence.

M. de Béchameil, marquis de Nointel, supporta la perte des cinq cent mille livres, ce dont le lecteur ne doit point s’affliger outre mesure, attendu que cet intendant royal en retrouvait deux fois autant, chaque année, dans la poche du roi.

Georges Treml, en devenant Breton, ne put perdre les sentiments d’affection et de respect qu’il croyait devoir à son souverain. Il ne fit point d’opposition à la cour de Paris ; mais il aida les pauvres gens à payer l’impôt et protégea leur travail.

Ce sont des cœurs mauvais, intéressés à mal faire, ceux qui déclarent impossible la réconciliation entre le pauvre et le riche.

Deux ou trois ans s’étaient à peine écoulés depuis les événements qui précèdent, qu’il n’y avait plus de traces de Loups sous le couvert. En revanche, on voyait souvent des troupes de bonnes gens agenouillées au pied de la croix de Mi-Forêt. Ces bonnes gens remerciaient Notre-Dame qui leur avait rendu un fils de Treml, c’est-à-dire un protecteur puissant et un bienfaiteur infatigable.

Georges Treml de la Tremlays n’oublia pas qu’il avait été durant vingt ans, Didier tout court.

Grand seigneur par le sang, mais soldat de fortune, il crut avoir le droit de consulter uniquement son cœur dans le choix d’une compagne.

Certes, il lui était permis de penser que son union ne souffrirait point d’obstacles. Néanmoins il s’en rencontra un, et des plus sérieux : Jean Blanc refusa péremptoirement la main de sa fille à son jeune seigneur.

Et ce n’était point un jeu. Jamais millionnaire repoussant un gendre indigent, jamais duc et pair déclinant l’alliance d’un poète ne furent plus difficiles à fléchir que le pauvre albinos.

Il avait, lui aussi, ses idées d’honneur, inflexibles, rigides et plus fières à coup sûr que les préjugés réunis de toute la noblesse de Bretagne.

Didier ordonna et pria tour à tour, et longtemps en vain : mais un jour il eut la bonne inspiration de jurer devant Dieu et sur sa foi de gentilhomme breton qu’il n’aurait point d’autre femme que Marie.

Jean Blanc fut vaincu et céda : Il fallait que Treml eût des héritiers.

Ce fut un beau jour que celui où Marie passa le seuil du bon château de la Tremlays. Le calme et la joie y entrèrent avec elle pour n’en plus sortir.

Elle n’apportait point d’écusson pour écarteler celui de Treml ; mais, à tout prendre, il y avait assez d’armoiries diverses sous les austères portraits des vieux maîtres de la Tremlays ; aucune pièce héraldique n’y faisait défaut.

En revanche, d’ailleurs, parmi toutes les châtelaines qui respiraient sur la toile depuis des siècles le parfum de leurs bouquets toujours frais, pas une n’aurait pu disputer à la pauvre fille de la forêt le prix de la beauté, ni celui de la bonté.

À raison ou à tort, le capitaine comptait cela pour quelque chose.

Bien longtemps après, lorsque les enfants de Georges et de Marie couraient dans les taillis, guidés par la vieille Goton Rehou, il y avait au couvent de Saint-Aubin-du-Cormier une religieuse du nom de sœur Alix qui les guettait parfois au passage et les embrassait en souriant.

Car voici encore une erreur qui court les livres : On dit que les bien-aimées de l’époux Jésus perdent le sourire, c’est mentir. Elles aiment ardemment, donc elles sont heureuses — d’un bonheur qui va au-delà de la mort !

Quant à Hervé de Vaunoy, voici ce qui advint six mois après la rentrée de Georges en l’héritage de ses pères.

Vaunoy avait quitté la Tremlays pour se retirer à Rennes. Il fit demander à Georges la permission de prendre, dans le cabinet qu’il avait occupé au château, quelques objets à son usage.

Georges s’empressa de faire droit à cette demande.

Vaunoy vint escorté de plusieurs hommes. Son cabinet était celui qui avait servi de retraite à Nicolas Treml et renfermait cette armoire où le vieux Breton, partant pour son dernier voyage, avait puisé les cent mille livres dont il a été souvent question dans ce récit.

Cette armoire contenait encore de fortes sommes, laissées par Nicolas Treml, et d’autres, fruit des épargnes de Vaunoy, qui chargé de ces richesses, reprit le chemin de Rennes.

Mais ses valets arrivèrent à la ville sans lui et racontèrent, effrayés, que sur la lisière de la forêt, un coup de fusil était parti au-dessus de leurs têtes, et que Hervé de Vaunoy, frappé d’une balle en pleine poitrine, avait vidé les arçons pour rester mort sur la mousse du chemin.

— Nous avons dirigé nos regards vers l’endroit d’où était parti le coup, ajoutèrent les valets ; la nuit se faisait ; pourtant nous avons vu une forme blanche sauter de branche en branche, comme il n’est point raisonnable de penser qu’un être humain puisse le faire, puis disparaître au-dessus des plus hautes cimes des châtaigniers.

Le lendemain, on trouva sur la mousse le cadavre d’Hervé de Vaunoy. Auprès de lui était à terre le vieux mousquet que Jean Blanc tenait de son père.