Le Loup blanc/7

La bibliothèque libre.
Texte établi par Victor Palmé Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 60-68).

VII

LA FORÊT DE VILLERS-COTTERETS


La magnifique maison de plaisance du régent Philippe d’Orléans avait ce jour-là un aspect plus joyeux encore que d’habitude. On voyait les palefreniers s’empresser autour des carrosses attelés. Les chevaux de selle piaffaient et se démenaient comme pour appeler leurs maîtres, et toute une armée de pages, coureurs et laquais à brillantes livrées encombrait les abords du perron.

Le régent était encore à table. Dès que le repas fut fini, courtisans et belles dames descendirent, à flots de velours et de satin, le grand perron du château. Aussitôt les carrosses s’émaillèrent de gracieux visages, les chevaux de selle dansèrent sous leurs cavaliers, et la grande porte de la cour s’ouvrit.

Par extraordinaire, Philippe d’Orléans n’avait pas pris place dans son carrosse. Il essayait un magnifique cheval que lui avait envoyé la reine Anne d’Angleterre, présent qu’il appréciait surtout à cause de son origine britannique, car le régent était Anglais de cœur.

Tous les historiens s’accordent à dire que Philippe d’Orléans avait un fort beau visage ; ses portraits d’ailleurs en font foi. Quand il voulait bien mettre de côté ses allures abandonnées, on reconnaissait en lui le descendant des rois, et il pouvait faire figure de prince.

Ce jour-là, se trouvant d’humeur gaillarde, il se mit en selle avec aisance, et tout aussitôt la cavalcade s’ébranla.

Entre la sauvage forêt de Rennes et les massifs artistement percés de Villers-Cotterets, il y avait plein contraste. C’étaient bien encore ici de grands bois à l’opaque ombrage, des chênes haut lancés, des couverts à égarer une armée, mais la main de l’homme se faisait partout sentir.

Il fait bon pour une terre être domaine de prince. Lorsque la main du maître peut ne point ménager l’or, la nature se façonne et s’embellit sans rien perdre de son agreste splendeur. Tantôt les larges allées se déroulaient en méandres capricieux et ménagés comme à plaisir, tantôt elles alignaient à perte de vue leurs doubles rangées de troncs sveltes et semblaient une immense colonnade supportant une voûte de verdure.

Entre les deux paysages, il faut le dire, l’avantage ne restait point à la Bretagne.

La forêt de Villers-Cotterets fourmille de sites admirables. En descendant les ombreux sentiers qui mènent à la vallée, on songe au paradis terrestre ; lorsqu’on regagne les hauteurs, l’horizon s’étend et acquiert cette largeur qui manque presque toujours aux paysages bretons.

Et d’ailleurs la pauvre forêt de Rennes ne saurait opposer que quelques gentilhommières inconnues ou le clocher ignoré d’une église de village au royal château bâti par les Valois et à la noble abbaye de Prémontré.

Il y avait une heure que la cavalcade avait quitté l’avenue de Villers-Cotterets ; elle avançait lentement : les gentilshommes caracolaient aux portières des carrosses qui roulaient sans bruit sur le gazon des allées. Philippe d’Orléans causait avec Mme  de Carnavalet par la portière.

Tout à coup, à un détour de la route, deux cavaliers apparurent et se postèrent au milieu du chemin, de manière à barrer le passage.

C’étaient deux hommes de haute taille et d’athlétique carrure. Leur costume, qui ne ressemblait en rien à celui de l’époque, était gris de poussière.

Le plus vieux de ces deux inconnus se tourna vers un paysan monté sur un bidet qui lui servait de guide et se tenait à distance respectueuse, et lui demanda tout haut :

— Lequel de ces gens est le duc d’Orléans ?

Le paysan montra du doigt le prince et s’enfuit.

L’inconnu poussa droit au régent qui recula instinctivement et porta la main à son épée. Les courtisans, un instant paralysés par la surprise, se jetèrent au-devant de leur maître.

Quelques dames songèrent d’abord à s’évanouir, mais elles reprirent leurs sens, parce que la scène promettait d’être curieuse.

— Qui êtes-vous ? demanda le régent après le premier moment de silence.

— Je suis Nicolas Treml de la Tremlays, seigneur de Boüexis-en-Forêt, répondit le nouveau venu.

— Et que voulez-vous ?

— Me battre en combat singulier contre le régent de France !

Ces étranges paroles furent prononcées d’un ton grave et ferme, exempt de toute fanfaronnade.

Les courtisans se regardèrent. Un muet sourire vint à leurs lèvres. Les dames étaient puissamment intéressées : elles contemplaient cela comme on suit une représentation dramatique.

C’était en effet un spectacle singulier et fait pour étonner que ces deux hommes, débris d’un autre siècle, mais débris vigoureux, menaçants, intrépides, au milieu de ces visages fardés, que ces longues épées à garde de fer parmi ces rapières de parade, — que ces pourpoints de gros drap, sans rubans ni broderies, au milieu de tout cet or et de tout ce velours.

On eût dit que la Bretagne du XVe siècle sortait du tombeau et venait demander raison de la conquête aux arrière-neveux des conquérants.

Philippe d’Orléans avait senti d’abord un mouvement d’inquiétude, mais dix gentilshommes le séparaient maintenant du vieux Breton. Il oublia sa passagère frayeur.

— Ce bonhomme est fou, dit-il en riant ; il fera peur à nos dames. Qu’on le chasse !

L’ordre était explicite, mais la rapière de M. Nicolas était longue. Les gentilshommes ne se pressaient point d’attaquer.

Le vieux Breton ôta lentement son gant de peau de buffle qui pouvait bien peser une demi-livre.

— Il faut en finir ! murmura le régent avec impatience.

— Il faut en finir ! répéta gravement Nicolas Treml. On m’avait dit que le sang de Bourbon était un sang héroïque ; mais la renommée est menteuse, je le vois, ou bien la branche aînée a gardé tout entier l’héritage de vaillance. Philippe d’Orléans, régent de France, pour la seconde fois, moi, gentilhomme comme toi, je te provoque au combat !

Ce disant, M. de la Tremlays dégaina.

MM. les courtisans en firent autant. Les dames trouvaient que la comédie marchait à souhait.

— Soyez témoins ! reprit Nicolas Treml d’une voix haute et solennelle ; ne pouvant accuser le roi qui est un enfant, j’accuse le régent de France de tenir en servage la province de Bretagne, laquelle est libre de droit. Pour prouver la vérité de mon dire, j’offre le combat à outrance et sans merci. Si Dieu permet que je succombe, la Bretagne n’aura perdu qu’un de ses enfants. Si je suis vainqueur, elle recouvrera ses légitimes privilèges.

— Un combat en champ clos ! murmuraient ces messieurs qui commençaient à s’amuser de l’aventure. Un jugement de Dieu entre son Altesse Royale et M. Nicolas ! l’idée vaut quelque chose !

Le régent ne riait plus.

Quant aux dames, saisies par le côté romanesque de l’aventure, elles admiraient maintenant l’austère visage du vieillard et prenaient peut-être parti pour sa barbe blanche.

Mme  la duchesse de Berry dit à l’oreille de Riom qui était à la portière :

— Quel beau vieux fou !

— Eh bien ! reprit encore Nicolas Treml dont l’œil s’allumait d’indignation, régent de France, vous ne répondez pas !

Un silence suivit ces paroles. Chacun eut le pressentiment d’un événement extraordinaire. Au moment où le régent ouvrait la bouche pour ordonner définitivement à sa suite d’écarter le vieux Breton, celui-ci le prévint et se tourna vers son écuyer.

— Fais ranger ces gens ! dit-il froidement.

Jude poussa son robuste cheval au milieu du flot des courtisans qui, refoulés avec une irrésistible vigueur, se rejetèrent à droite et à gauche.

Durant une seconde, — une seule, — Philippe d’Orléans et Nicolas Treml se trouvèrent face à face. Ce court espace de temps suffit au vieillard qui, levant son massif gant de buffle, en frappa le régent de France en plein visage et cria d’une voix retentissante :

— Pour la Bretagne !

Trente épées menacèrent au même instant sa poitrine. Les dames purent s’évanouir. — Le dénouement surpassait toute attente.

En recevant ce sanglant outrage, Philippe d’Orléans avait pâli. Il mit l’épée à la main comme le dernier de ses gentilshommes et se précipita vers l’agresseur.

Mais il s’arrêta en chemin. La colère avait peu de prise sur cette nature où la tête dominait complètement le cœur. Il revint vers les princesses pour calmer leur frayeur.

Pendant cela, un combat inégal et dont l’issue ne pouvait rester douteuse s’était engagé entre les deux Bretons et la suite de Son Altesse Royale. Ces messieurs de la suite du régent qui, pour être de joyeux compagnons, n’en étaient pas moins de galants hommes, essayaient de désarmer leurs adversaires et non point de les tuer. Au bout de quelques minutes, Nicolas Treml, renversé de cheval, fut pris et lié à un arbre.

Il ne prononça plus une parole, et resta, tête haute, devant son vainqueur.

Jude avait encore son épée, il était entouré de tous côtés, mais non pas vaincu.

M. de la Tremlays, jugeant inutile de prolonger la bataille, lui fit de loin un signe. Aussitôt Jude jeta son arme aux pieds de ses adversaires, qui s’emparèrent de lui sur-le-champ.

À ce moment, une douleur amère et soudaine se refléta sur les traits du vieux gentilhomme qui, jusqu’alors, avait gardé l’apparence d’un calme stoïque. Un souvenir venait de traverser son âme ; il avait vu Georges qui souriait dans son berceau.

Jusqu’à cette heure, son extravagant espoir l’avait soutenu. Il avait cru forcer le régent à descendre dans l’arène et à jouer contre lui, l’épée à la main, les destinées de la Bretagne.

C’était simple et naturel à son sens. Il n’avait pas même supposé qu’il faudrait en venir au dernier outrage. Maintenant il comprenait. La fièvre était passée.

Comme il arrive toujours après une défaite, mille pensées sinistres se pressaient dans son cerveau. Il sentait naître en lui un doute touchant la loyauté de son parent, Hervé de Vaunoy ; et ce doute, à peine conçu, grandissait, grandissait jusqu’à devenir terrible comme une certitude. Il croyait entendre la voix lointaine du pauvre fendeur de cercles, et cette voix lui disait la ruine de sa race.

Il jeta un regard découragé vers Jude, et se repentit de lui avoir fait rendre son épée.

— Reprends ton arme, mon homme, cria-t-il. Passe sur le corps de ces valets et va-t’en veiller sur l’enfant.

Jude obéit comme toujours. Un puissant effort le dégagea des mains qui le retenaient, mais la foule s’était augmentée ; les valets et les palefreniers avaient rejoint la cour. Jude fut terrassé. En tombant, il tourna vers son maître ses yeux pleins d’une respectueuse tristesse.

— Je n’ai pas pu ? murmura-t-il comme s’il eût voulu excuser une désobéissance.

Nicolas Treml courba la tête.

— Pauvre berceau ! dit-il ; que Dieu ne punisse que moi et prenne l’enfant en pitié !

Le régent donna le signal du retour.

Tout le long de la route, il se montra d’une fort aimable gaieté. Il n’était pas méchant. Seulement, en montant le perron du château, il se pencha à l’oreille d’un de ses conseillers et prononça le mot Bastille ; le conseiller s’inclina.

C’était l’arrêt de Nicolas Treml et de l’honnête Jude, son écuyer.