Le Lys rouge/XIX

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Calmann-Lévy (p. 223-234).


XIX


C’était le lendemain.

Ayant posé soigneusement sur la table du salon son bâton noueux, sa pipe et son antique sac de tapisserie, Choulette salua madame Martin qui lisait à la fenêtre. Il allait à Assise. Il s’était vêtu d’une casaque de peau de chèvre et il ressemblait aux vieux bergers des Nativités.

— Adieu, madame. Je quitte Fiesole, vous, Dechartre, le trop beau prince Albertinelli et cette gentille ogresse de miss Bell. Je vais visiter la montagne d’Assise, qu’il faut, dit le poète, nommer, non plus Assise, mais orient, parce que c’est de là que s’est levé le soleil de l’amour. Je vais m’agenouiller devant la crypte heureuse au fond de laquelle saint François repose nu, dans une auge de pierre, avec une pierre pour oreiller. Car il ne voulut pas emporter même un linceul de ce monde où il laissait la révélation de toute joie et de toute bonté.

— Adieu, monsieur Choulette. Rapportez-moi une médaille de sainte Claire. J’aime beaucoup sainte Claire.

— Vous avez bien raison, madame. C’était une dame remplie de force et de prudence. Quand saint François, malade et presque aveugle, vint passer quelques jours à Saint-Damien, auprès de son amie, elle lui bâtit de ses mains une cabane dans le jardin. Il se réjouit. Une langueur douloureuse et la brûlure de ses paupières lui ôtaient le sommeil. Une troupe de rats énormes venait l’attaquer la nuit. Alors il composa un cantique plein d’allégresse pour bénir le splendide frère Soleil, et notre sœur l’Eau, chaste, utile et pure. Mes plus beaux vers, ceux même du Jardin clos, ont moins de charme inévitable et de splendeur naturelle. Et il est juste qu’il en soit ainsi, parce que l’âme de saint François était plus belle que n’est la mienne. Meilleur que tous ceux de mes contemporains qu’il m’a été donné de connaître, je ne vaux rien. Quand François eut trouvé sa chanson du Soleil, il fut très content. Il songea : Nous irons, mes frères et moi, dans les villes, nous nous tiendrons avec un luth sur la place publique, le jour du marché. Les bonnes gens s’approcheront de nous, et nous leur dirons : « Nous sommes les jongleurs du bon Dieu, et nous allons vous chanter un lai. Si vous en êtes contents, vous nous donnerez une récompense. » Ils s’y engageront. Et quand nous aurons chanté, nous leur rappellerons leur promesse. Nous leur dirons : « Vous nous devez une récompense. Et celle que nous vous demandons, c’est que vous vous aimiez les uns les autres. » Sans doute que, pour tenir leur parole et ne pas faire de tort aux pauvres jongleurs de Dieu, ils éviteront de nuire à autrui.

Madame Martin trouvait que saint François était le plus aimable des saints.

— Son œuvre, reprit Choulette, fut détruite alors qu’il vivait encore. Pourtant il mourut heureux, parce qu’en lui était la joie avec l’humilité. Il était en effet le doux chanteur de Dieu. Et il convient qu’un autre pauvre poète reprenne sa tâche et enseigne au monde la vraie religion et la vraie joie. Ce sera moi, madame, si toutefois je puis dépouiller la raison avec l’orgueil. Car toute beauté morale est accomplie en ce monde par cette sagesse inconcevable qui vient de Dieu et ressemble à la folie.

— Je ne vous découragerai pas, monsieur Choulette. Mais je suis inquiète du sort que vous ferez aux pauvres femmes dans votre société nouvelle. Vous les enfermerez toutes dans des couvents.

— J’avoue, répondit Choulette, qu’elles m’embarrassent beaucoup dans mon projet de réformation. La violence avec laquelle on les aime est âcre et mauvaise. Le plaisir qu’elles donnent n’est point pacifique et ne conduit pas à la joie. J’ai commis pour elles, dans ma vie, deux ou trois crimes abominables, qu’on ne connaît pas. Je doute que je vous invite jamais à souper, madame, dans la nouvelle Sainte-Marie-des-Anges.

Il prit sa pipe, son sac de tapisserie et son bâton à tête humaine :

— Les fautes de l’amour seront pardonnées. Ou plutôt, on ne fait rien de mal quand on aime seulement. Mais l’amour sensuel est fait de haine, d’égoïsme et de colère autant que d’amour. Pour vous avoir trouvée belle, un soir, sur ce canapé, j’ai été assailli d’une nuée de pensées violentes. Je revenais de l’albergo, où j’avais entendu le cuisinier de miss Bell improviser magnifiquement douze cents vers sur le printemps. J’étais inondé d’une joie céleste que votre vue m’a fait perdre. Il faut qu’une vérité profonde soit renfermée dans la malédiction d’Ève. Car, près de vous, je suis devenu triste et mauvais. J’avais sur les lèvres de douces paroles. Elles mentaient. Je me sentais au dedans de moi-même votre adversaire et votre ennemi, je vous haïssais. En vous voyant sourire, j’ai eu envie de vous tuer.

— Vraiment ?

— Oh ! madame, c’est un sentiment très naturel, et que vous avez dû inspirer bien des fois. Mais le vulgaire l’éprouve sans en avoir conscience, tandis que mon imagination vive me représente sans cesse à moi-même. Je contemple mon âme, parfois splendide, souvent hideuse. Si vous l’aviez vue en face ce soir-là, vous auriez crié d’épouvante.

Thérèse sourit :

— Adieu, monsieur Choulette, n’oubliez pas ma médaille de sainte Claire.

Il posa sa valise à terre ; et levant le bras, l’index dressé, comme qui montre et enseigne :

— Vous n’avez rien à craindre de moi. Mais celui que vous aimerez et qui vous aimera vous fera du mal. Adieu, madame.

Il reprit ses bagages et sortit. Elle vit sa longue forme rustique disparaître derrière les cytises du jardin.

Dans l’après-midi, elle alla à San-Marco, où Dechartre l’attendait. Elle désirait et craignait de le revoir si tôt. Elle ressentait une angoisse qu’apaisait un sentiment inconnu, d’une douceur profonde. Elle ne retrouvait pas la stupeur de la première fois qu’elle s’était donnée par amour, la vision brusque de l’irréparable. Elle était sous des influences plus lentes, plus vagues et plus puissantes. Cette fois, une rêverie charmante trempait le souvenir des caresses reçues et baignait la brûlure. Elle était abîmée de trouble et d’inquiétude, mais elle n’éprouvait ni honte ni regrets. Elle avait agi moins par sa volonté que par une force qu’elle devinait meilleure. Elle s’absolvait sur son désintéressement. Elle ne comptait sur rien, n’ayant rien calculé. Sans doute, elle avait eu le tort de se donner quand elle n’était pas libre, mais aussi n’avait-elle rien exigé. Peut-être n’était-elle pour lui qu’une fantaisie violente et sincère. Elle ne le connaissait pas. Elle n’avait pas fait l’épreuve de ces belles imaginations vives et flottantes, qui passent de haut, pour le bien comme pour le mal, la médiocrité commune. S’il s’éloignait d’elle brusquement et disparaissait, elle ne le lui reprocherait pas, elle ne lui en voudrait pas ; — du moins elle le croyait. — Elle garderait en elle le souvenir et l’empreinte de ce qu’on pouvait trouver au monde de plus rare et de plus précieux. Il était peut-être incapable d’un attachement véritable. Il avait cru l’aimer. Il l’avait aimée une heure. Elle n’osait pas en souhaiter davantage, dans l’embarras d’une situation fausse dont sa franchise et sa fierté s’irritaient et qui troublait la lucidité de son intelligence. Pendant que le fiacre l’emportait à San Marco, elle parvint à se persuader qu’il ne lui dirait rien de ce qu’elle avait été pour lui la veille et que le souvenir de la chambre amoureuse, d’où l’on voyait s’élever dans le ciel les fuseaux noirs des pins, ne laisserait à l’un et à l’autre que le rêve d’un rêve.

Il lui tendit la main devant le marchepied. Avant qu’il eût parlé, elle vit dans son regard qu’il l’aimait et qu’il la demandait encore, et elle s’aperçut en même temps qu’elle le voulait ainsi.

— Vous, dit-il…, vous, toi !… je suis là depuis midi, j’attendais, sachant que vous ne viendriez pas encore, mais ne pouvant vivre qu’à la place où je devais vous voir. C’est vous !… Parlez, que je vous voie et que je vous entende.

— Vous m’aimez donc encore ?

— C’est maintenant que je t’aime. Je croyais vous aimer, quand vous n’étiez qu’un fantôme chargé de mes désirs. Maintenant, tu es la chair où j’ai mis mon âme. C’est vrai, dites, c’est vrai que vous êtes à moi ? Qu’ai-je donc fait pour obtenir le plus grand, l’unique bien de ce monde ? Et ces hommes dont la terre est couverte, ils croient vivre ! Moi seul je vis ! Dis, qu’ai-je fait pour t’obtenir ?

— Oh ! ce qu’il fallait faire, c’est bien moi qui l’ai fait. Je vous le dis franchement. Si nous en sommes venus là, c’est ma faute. Voyez-vous, elles ne l’avouent pas toujours, mais c’est toujours la faute des femmes. Aussi, quoi qu’il arrive, je ne vous ferai pas de reproches.

Une troupe agile et criarde de mendiants, de guides, de proxénètes, détachée du porche, les entourait avec une importunité où se mêlait encore une certaine grâce que ne perdent jamais les légers Italiens. Leur subtilité leur faisait deviner des amoureux, et ils savaient que les amoureux sont prodigues. Dechartre leur jeta quelques pièces d’argent, et tous retournèrent à leur paresse heureuse.

Un gardien municipal accueillit les visiteurs. Madame Martin regrettait de ne pas trouver un moine. La robe blanche des dominicains était si belle, à Santa-Maria-Novella, sous les arcades du cloître !

Ils visitèrent les cellules où, sur la chaux nue, Fra Angelico, aidé de son frère Benedetto, peignit pour les religieux, ses compagnons, des peintures innocentes.

— Vous rappelez-vous le soir d’hiver où, vous rencontrant sur un pont de chèvre qui franchissait une tranchée devant le musée Guimet, je vous ai accompagnée jusqu’à cette petite rue bordée de jardinets qui mène au quai de Billy ? Avant de nous séparer, nous nous sommes arrêtés un moment au bord du parapet, sur lequel court un maigre rideau de buis. Vous avez regardé ce buis desséché par l’hiver. Et quand vous êtes partie, je l’ai regardé longtemps.

Ils étaient dans la cellule qu’habita Savonarole, prieur du couvent de San-Marco. Le guide leur montra le portrait et les reliques du martyr.

— Qu’est-ce que vous pouviez me trouver de bien ce jour-là ? Il ne faisait pas clair.

— Je vous voyais marcher. C’est par les mouvements que les formes parlent. Chacun de vos pas me disait les secrets de votre beauté précise et charmante. Oh ! je n’ai jamais eu l’imagination discrète à votre égard. Je n’osais vous parler. En vous voyant j’avais peur. J’étais épouvanté devant celle qui pouvait tout pour moi. Présente, je vous adorais en tremblant. Loin de vous, j’avais toutes les impiétés du désir.

— Je ne m’en doutais pas. Mais vous rappelez-vous la première fois que nous nous sommes vus, quand Paul Vence vous a présenté ? Vous étiez assis à côté du paravent. Vous regardiez les miniatures qui y sont accrochées. Vous m’avez dit : « Cette dame, peinte par Siccardi, ressemble à la mère d’André Chénier. » Je vous ai répondu : « C’est l’aïeule de mon mari. Comment était la mère d’André Chénier ? » Et vous avez dit : « On a son portrait : une Levantine affalée. »

Il se défendit d’avoir parlé d’une façon si impertinente.

— Mais si ! Je me rappelle mieux que vous.

Ils allaient dans le blanc silence du couvent. Ils visitèrent la cellule que le bienheureux Angelico orna de la plus suave peinture. Et là, devant la Vierge qui, dans un ciel pâle, reçoit de Dieu le Père la couronne immortelle, il prit Thérèse dans ses bras et lui mit un baiser sur la bouche, presque au regard de deux Anglaises qui allaient par les corridors, consultant le Bædeker. Elle lui dit :

— Nous allions oublier la cellule de saint Antonin.

— Thérèse, je souffre, dans mon bonheur, de tout ce qui est de vous et qui m’échappe. Je souffre de ce que vous ne viviez pas de moi seul et pour moi seul. Je voudrais vous avoir toute et vous avoir eue toute dans le passé.

Elle fit un petit mouvement d’épaules.

— Oh ! le passé !

— Le passé, c’est la seule réalité humaine. Tout ce qui est est passé.

Elle leva vers lui ses yeux dont les prunelles ressemblaient à ces ciels charmants mêlés de soleil et de pluie.

— Eh bien, je puis vous le dire : je ne me suis jamais sentie vivre qu’avec vous.


En rentrant à Fiesole, elle trouva une lettre brève et menaçante de Le Ménil. Il ne comprenait rien à son absence prolongée, à son silence. Si elle ne lui annonçait pas tout de suite son retour, il allait la retrouver.

Elle lut, nullement surprise, mais accablée de voir que tout ce qui devait arriver arrivait et que rien ne lui serait épargné de ce qu’elle avait craint. Elle pouvait encore le calmer et le rassurer. Elle n’avait qu’à lui dire qu’elle l’aimait, qu’elle retournerait bientôt à Paris, qu’il devait renoncer à l’idée folle de la rejoindre ici, que Florence était un village où ils seraient vus tout de suite. Mais il fallait écrire : « Je t’aime. » Il fallait l’endormir avec des paroles caressantes. Elle n’en eut pas le courage. Elle lui laissa entrevoir la vérité. Elle s’accusa elle-même en termes enveloppés. Elle parla obscurément des âmes emportées dans le flot de la vie, et du peu qu’on est sur l’océan mouvant des choses. Elle lui demanda avec une tristesse affectueuse de lui garder un bon souvenir dans un petit coin de son âme.

Elle alla porter la lettre à la poste sur la place de Fiesole. Les enfants jouaient à la marelle dans le crépuscule. Elle regarda du haut de la colline la coupe élégante qui porte dans son creux, comme un joyau, la belle Florence. Et la paix du soir la fit tressaillir. Elle jeta la lettre dans la boîte. Seulement alors, elle eut la vision nette de ce qu’elle avait fait et de ce qu’il en résulterait.