Le Lys rouge/XXV

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Calmann-Lévy (p. 291-296).


XXV


Dechartre était venu saluer les deux voyageuses dans le wagon. Séparée de lui, Thérèse sentit ce qu’il était pour elle : il lui avait donné de la vie un goût nouveau, délicieux, et si vif, si réel, qu’elle le sentait sur ses lèvres. Elle vivait sous un charme, dans le rêve de le revoir ; étonnée et douce quand madame Marmet, le long du voyage, lui disait : « Je crois que nous passons la frontière », ou : « Les rosiers fleurissent au bord de la mer. » Elle gardait cette joie intérieure, lorsque après une nuit d’hôtel, à Marseille, elle vit les gris oliviers dans les champs pierreux, puis les mûriers et le profil lointain du mont Pilate, et le Rhône, et Lyon, et puis les paysages familiers, les arbres élevant en bouquets leurs cimes, naguère sombres et violettes, maintenant revêtues de vert tendre, les petits tapis rayés des cultures aux pentes des collines, et les lignes de peupliers sur le bord des rivières. Le voyage coulait égal pour elle ; elle goûtait la plénitude des heures vécues et l’étonnement des joies profondes. Et c’est avec un sourire de dormeuse éveillée qu’à l’arrêt du train, sous le jour livide de la gare, elle accueillit son mari heureux de la retrouver. En embrassant la bonne madame Marmet, elle lui dit qu’elle la remerciait de tout son cœur. Et vraiment, elle rendait grâce à toutes choses, comme le saint François de M. Choulette.

Au fond du coupé, qui suivait les quais dans la poussière lumineuse du couchant, elle écouta sans impatience son mari, lui confiant ses succès de tribune, les intentions de son groupe parlementaire, ses projets, ses espérances et la nécessité de donner deux ou trois grands dîners politiques. Elle ferma les yeux pour mieux songer. Elle se dit : « J’aurai une lettre demain, et je le reverrai dans huit jours. » Quand le coupé passa sur le pont, elle regarda cette eau qui roulait des flammes, ces arches enfumées, ces lignes de platanes, les têtes fleuries des marronniers sur les quinconces du Cours-la-Reine ; tous ces aspects familiers se revêtaient pour elle d’une magnifique nouveauté. Il lui semblait que son amour avait recoloré l’univers. Et elle se demandait si les arbres, les pierres la reconnaissaient. Elle songeait : « Comment se fait-il que mon silence, mes yeux, toute ma chair, et le ciel et la terre ne crient pas mon secret ? » M. Martin-Bellème, pensant qu’elle était un peu fatiguée, lui conseilla le repos. Et la nuit, enfermée dans sa chambre, au milieu du grand silence où elle entendait les palpitations de son âme, elle écrivit à l’absent une lettre pleine de ces paroles semblables aux fleurs dans leur perpétuelle nouveauté : « Je t’aime, je t’attends. Je suis heureuse. Je te sens près de moi, il n’y a que toi et moi au monde. Je vois de ma fenêtre une étoile un peu bleue, qui tremble. Et je la regarde en pensant que tu la vois de Florence. J’ai mis sur ma table la petite cuiller au lys rouge. Viens. De loin tu me brûles. Viens ! » Et elle trouvait ainsi, toutes fraîches dans son âme, les sensations et les images éternelles.

Pendant une semaine, elle vécut d’une vie tout intérieure, sentant au dedans d’elle la douce chaleur qui lui restait des jours de la via Alfieri, respirant sur elle les baisers reçus, et s’aimant d’être aimée. Elle mit un soin délicat, un goût attentif à se faire des toilettes neuves. C’est à elle aussi qu’elle plaisait, qu’elle voulait plaire. Follement inquiète, lorsqu’il n’y avait rien pour elle à la poste, tremblante et joyeuse lorsqu’elle recevait, à travers la grille, par le petit guichet, une lettre où elle reconnaissait la large écriture ornée de son ami, elle dévorait ses souvenirs, ses désirs et ses espérances. Ainsi les heures, déchirées, froissées, brûlées, s’anéantirent rapidement.

Seul, le matin du jour où il devait venir lui parut d’une longueur odieuse. Elle était à la gare avant l’arrivée du train. Un retard était signalé. Elle en fut accablée. Optimiste dans ses projets, et mettant de force, comme son père, le sort du parti de sa volonté, ce retard qu’elle n’avait pas prévu lui semblait une trahison. Le jour gris que, durant trois quarts d’heure, filtraient les vitres du hall, tombait sur elle comme les grains d’un sablier immense qui lui mesurait les minutes perdues pour le bonheur. Elle se désolait, quand, dans la lumière rouge du soleil déjà bas, elle vit la machine du rapide s’arrêter, monstrueuse et docile, sur le quai de l’arrivée, et, dans la foule des voyageurs s’échappant des voitures, Jacques, qui, grand et mince, venait à elle. Il la regardait avec cette sorte de joie sombre et violente qu’elle lui connaissait. Il dit :

— Enfin vous voilà ! Je craignais de mourir avant de vous revoir. Vous ne savez pas, je ne savais pas moi-même, quelle torture c’est que de vivre une semaine loin de vous. Je suis retourné au petit pavillon de la via Alfieri. Dans la chambre, tu sais, devant le vieux pastel, j’ai crié d’amour et de rage.

Elle le regarda, contente.

— Et moi, tu ne penses pas que je t’appelais, que je te voulais, que, seule, je tendais les bras vers toi ? J’avais caché tes lettres dans le chiffonnier où sont mes bijoux. Je les relisais, la nuit : c’était délicieux, mais c’était imprudent. Tes lettres, c’était toi, trop et pas assez.

Ils traversèrent la cour où roulaient les fiacres chargés de malles. Elle lui demanda s’ils ne prenaient pas une voiture.

Il ne répondit pas. Il semblait ne pas entendre. Elle reprit :

— Je suis allée voir votre maison, je n’ai pas osé entrer. J’ai regardé par la grille, et j’ai aperçu des fenêtres à meneaux, dans des rosiers, au fond d’une cour, derrière un platane. Et j’ai dit : « C’est là ! » Jamais je ne m’étais sentie si émue.

Il ne l’écoutait plus, ne la regardait plus. Il traversa rapidement avec elle la chaussée pavée, et gagna, par un étroit escalier, une rue déserte, qui longeait en contre-bas la cour de la gare. Là, s’élevait, entre des chantiers de bois et des magasins de charbon, un hôtel avec restaurant au rez-de-chaussée et des tables dressées sur le trottoir. On voyait, sous l’enseigne peinte, des rideaux blancs aux fenêtres. Dechartre s’arrêta devant la petite porte et poussa Thérèse dans l’allée obscure.

Elle demanda :

— Où me menez-vous ? Quelle heure est-il ? Il faut que je sois rentrée à sept heures et demie. Nous sommes fous.

Et dans une chambre à carreaux rouges, meublée d’un lit de noyer, avec une carpette représentant un lion, ils goûtèrent un moment d’oubli divin.

Elle dit en descendant l’escalier :

— Jacques, mon ami, nous sommes trop heureux ; nous volons la vie.