Le Mécanisme de la Vie moderne/13

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Le Mécanisme de la Vie moderne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 151 (p. 96-130).
LE
MÉCANISME DE LA VIE MODERNE

L’ALCOOL ET LES LIQUEURS

L’alcool est aujourd’hui, en France, un liquide assez mal vu, quoique largement consommé. Oserait-on bien plaider la cause de ce produit qui jouit de si peu d’estime et de tant de faveur ? Tremper lentement ses lèvres, après le repas, dans un verre de cognac ou de liqueur, dont on cueille la saveur avec le bout de sa langue, en menant un deuil extrême sur les progrès de l’alcoolisme, est le fait d’à peu près tous ces adultes, pétris de la pâte des heureux, qui composent les « classes bourgeoises » du temps présent.

Ceci prouve que la question a deux aspects… au moins, — deux aspects sous le seul point de vue de l’absorption gastronomique, en nature, — car l’alcool est ingurgité aussi, changé en vinaigre ; il tient sa place dans le chauffage et l’éclairage ; les pharmaciens, les parfumeurs ne sauraient s’en passer ; enfin, visible ou invisible, il joue dans les dessous de notre existence quotidienne un rôle fort important : sans lui, pas de quinine, d’éther ou de chloroforme, pas de vernis pour les meubles, pas de fulminates pour la chasse, pas de collodion pour les plaques de photographie. Il a donc, il pourrait avoir surtout, si la fiscalité jusqu’à ces derniers temps n’y avait mis obstacle, de nombreuses destinations en dehors de l’estomac des hommes.


I

Cette eau de feu apparaît ainsi sous des couleurs plus variées, moins sombres qu’on ne l’imagine en général. Elle est d’un haut intérêt pour la richesse du pays : la récolte d’environ 100 000 hectares du sol français, cultivés en betteraves ou en céréales qui se transforment chaque année en alcool, représente, comme journées de labeur agricole, 10 millions de francs, et 8 millions comme main-d’œuvre industrielle pour la distillation. Cette opération-ci exige à son tour, de la part des usines où elle s’accomplit, une dépense de plus de 400 000 tonnes de houille ; l’outillage est, pour les constructeurs de machines, un élément de travail considérable ; le transport des matières qui servent à l’approvisionnement des distilleries, celui des marchandises qu’elles livrent à la consommation, fournissent à nos chemins de fer une bonne somme de trafic.

Les sous-produits eux-mêmes, drèches, tourteaux, engrais, ne sont point méprisables ; on évalue à 4 millions et demi de francs le carbonate de potasse contenu dans les résidus salins de la betterave. Et nous n’envisageons ici que l’alcool d’industrie, parce qu’à la vérité il constitue, lui seul, les neuf dixièmes du total annuel. Mais quelle ressource les eaux-de-vie de vin, de cidre, de marcs et de fruits divers apportent au budget rural, il suffit, pour l’apprécier, de posséder un coin de terre en pays de raisins, de pommes ou de cerises.

De la rustique chaudière des campagnards, de l’alambic géant du manufacturier, jusqu’au « zinc » humide des cabarets, ou jusqu’à ces carafons symétriques, groupés naguère en des étuis cadenassés sous la dénomination de « caves à liqueurs, » l’eau-de-vie passant de mains en mains, colorée, coupée, sucrée et ingénieusement aromatisée, a rencontré sur sa route le « commis des aides, » comme on disait sous l’ancien régime, l’agent du lise, auquel elle a versé, pour entrer dans le monde, un péage parfois égal au quadruple de sa valeur primitive. De là un nouvel intéressé à la vente : l’État, qui trouve moyen de se faire payer annuellement 270 millions de francs, par les contribuables désireux d’éprouver la sensation d’une brûlure flatteuse dans le gosier. Taxe subtile entre toutes, et dont l’extrême mansuétude n’est comparable qu’au profit de 330 millions par an, tiré par le même État de la permission, aux citoyens octroyée, de gargariser leur gorge avec la fumée d’une herbe odoriférante, ou de chatouiller leurs narines, en les bourrant de ce végétal réduit en poudre.

De sorte que, parmi trois milliards de recettes nationales, 600 millions — le cinquième — proviennent de tributs bénévolement levés sur des jouissances de pur luxe. Vapeurs berceuses de l’alcool, jolis nuages bleuâtres du tabac, doux impôts de chimère et d’ivresse, vous avez droit au respect du financier, à l’estime du législateur ! Il se rencontre nombre d’indiscrets pour abuser des meilleures choses de ce monde ; en ce qui touche particulièrement les « spiritueux, » faut-il, pour quelques cas dûment constatés de delirium tremens, maudire, avec les hygiénistes, ce présent moderne de la science ?

Quelque étroites, en effet, que soient les relations de l’ivrognerie avec l’alcool, celui-ci pourtant est né d’hier, tandis que celle-là possède les plus respectables traditions d’antiquité. Il n’est même pas sûr que les breuvages préhistoriques ou légendaires, amrita des Indes, « liqueur d’oubli » des Scandinaves, et jusqu’à ce jus recuit et condensé auquel les Grecs donnaient le nom de « vie » — Bios, — ne fussent pas aussi propices à l’ébriété. Mais, si la propriété bienfaisante de « tuer les vers » est déjà reconnue à l’alcool par un Thesaurus sanitatis de 1577, les ouvriers du XVIe siècle n’auraient pu, chaque matin, « tuer le ver, » avec une application aussi soutenue que ceux de nos jours, pour cette raison que l’eau-de-vie ne sortait guère de l’officine des « apothicaires épiciers » qu’en de rares circonstances.

Elle était toutefois connue depuis longtemps en France. « Le croirait-on, écrit Arnaud de Villeneuve au XIIIe siècle, on tire du vin une eau qui n’en a ni la couleur, ni la nature, ni les effets. On a donné à cette eau de vin le nom d’eau-de-vie et, certes, ceux qui en éprouvent l’efficacité trouvent le nom bien justifié, puisque certains modernes ont avancé que c’était une eau éternelle, une eau d’or, à cause de la sublimité de son action. »

On sait cruelles étaient les idées du moyen âge sur les propriétés mystérieuses de l’or. La vertu curative qu’on lui attribuait détermina les marchands à introduire dans des boissons en vogue quelques parcelles visibles de ce métal ; ce n’était pas seulement par la bouche que les châtelains opulens absorbaient ce tonique merveilleux, si l’on en juge par les « clystères dorés, » — remèdes de prince, — dont la mention coûteuse revient, avec fréquence, dans les comptes féodaux. L’or liquide fut longtemps considéré comme une potion souveraine : Brantôme lui attribue la conservation de la beauté de la duchesse de Valentinois ; l’empereur Rodolphe, au dire de Tallemant, s’en servait : « il se tint ainsi en santé de longues années » ; et Molière, dans le Médecin malgré lui, fait dire à l’un de ses personnages, apprenant les résultats d’un élixir qui ressuscitait les morts : « Il fallait que ce fût quelque goutte d’or potable. »

Aussi était-ce dans un vase d’orque notre auteur du XIIIe siècle conseillait de garder cette eau-de-vie, qui « guérit ou préserve d’une infinité de maux et entretient la jeunesse chez ceux qui ont dépassé la maturité. » Elle mit quatre cents ans à passer du domaine de l’alchimie dans la fabrication vulgaire : dès le XIVe siècle, les grands seigneurs conservent quelques fioles de ce spécifique pour leur usage personnel, — un spécialiste vient de loin chez Madame de Flandres « faire l’aiguë ardent, » — le peuple, jusqu’au règne de Louis XIV, ne voyait encore dans l’alcool qu’une médecine onéreuse ; le monopole en était concédé à des commerçans privilégiés, et la confection réglementée par un édit de 1634, défendant d’y employer du poivre, du gingembre, des graines de genièvre, « et autres drogues non convenables au corps humain. »

Quatre-vingts ans plus tard (1713), une loi intervient, dans l’intérêt de l’exportation, « afin que la réputation de nos eaux-de-vie ne dégénère pas à l’étranger, » pour défendre de brûler des lies ou des marcs ; preuve que déjà les pays vignobles savaient utiliser ces déchets et aussi que ce genre d’alcool avait ses amateurs. La consommation s’était développée dans l’intervalle ; parmi les dépenses des bâtimens royaux, en 1684, figurent des achats d’eau-de-vie pour les ouvriers qui travaillaient au château de Versailles. Ils n’en devaient pas boire à l’excès, si l’on en juge par le prix du litre, — 2 fr. 30 en monnaie de nos jours, — égal à celui d’une journée de maçon à la même époque.

Mais le litre d’esprit-de-vin se vendait en gros, chez le producteur, 1 fr. 40 de notre monnaie à Orléans et 78 centimes seulement à Bordeaux (1682). Les prix oscillèrent, au XVIIIe siècle, depuis 12 francs jusqu’à 1 franc le litre seulement ; sans doute, pour ce dernier chiffre, non compris les « droits du roi ; » car déjà le fisc avait flairé là une bonne source de recettes. Au moment de la Révolution, du cognac âgé de vingt ans se payait à Paris 8 francs le litre ; à Cognac, l’eau-de-vie n’était cotée que 3 francs, dans les Charentes, 2 francs et dans le Bordelais, 1 fr. 50, prix qui représente la valeur moyenne des spiritueux indigènes en 1790. Tous provenaient, bien entendu, de la distillation des vins et des cidres ; les propriétaires de Saintonge et d’Aunis, en particulier, se plaignaient amèrement, en 1785, d’être réduits à convertir leurs vins on alcool, pour s’en défaire, ne pouvant les exporter en nature par suite des droits élevés à la sortie, ni les vendre dans le voisinage, vu la médiocre qualité de ces produits auxquels les gens riches préféraient les crus de Bordeaux. Ils passaient donc ces liquides à l’alambic, mais en gémissant sur les frais que l’opération occasionnait, notamment sur la cherté du bois, « très rare dans la province. »

Notre siècle réservait aux viticulteurs charentais des compensations auxquelles ils étaient loin de s’attendre, malgré la concurrence des nouveaux « esprits » entrés dans la consommation. Un savant saxon avait, depuis deux cents ans, démontré qu’il était possible de tirer l’eau-de-vie d’une foule de matières, et la distillation des grains apparut en Allemagne sous le règne de Ferdinand II. Chez nous, elle était si peu usitée que, jusqu’à 1850, 815 000 hectolitres, — sur 890 000 fabriqués annuellement — étaient issus des jus de fruits fermentes. À partir de 1855, les ravages de l’oïdium provoquèrent le développement rapide des « alcools d’industrie, » ainsi nommés parce que leur production exige des usines et un outillage spécial.

Les vins, les cidres ou les bières, au sein desquels le sucre a fermenté spontanément, contiennent de l’alcool tout formé qu’il suffit de recueillir, en le séparant de l’eau, dans un alambic. Le sucre naturel des betteraves, ou de leurs mélasses, doit au contraire être transformé par des fermens artificiels, avant de pouvoir être isolé à l’état d’alcool ; enfin l’amidon, qui représente 60 pour 100 environ du poids des grains, n’est qu’un sucre en expectative, un sucre spécial qui se refuserait à fermenter, même artificiellement, si, par une opération préalable, on ne le métamorphosait en glucose, avant de le transmuer, grâce à de nouvelles réactions chimiques, en alcool susceptible enfin d’être distillé.

En deux ans (1857), les eaux-de-vie de fruits étaient tombées de 815 000 à 165 000 hectolitres : celles de légumes et de céréales s’étaient élevées à plus de 500 000 hectolitres, impuissantes d’abord à combler le vide causé par la disparition des vins. Mais bientôt l’extension donnée à la culture des betteraves fournit un nouvel aliment : la mélasse, d’autant plus abondant que les procédés de fabrication du sucre n’étaient pas encore perfectionnés. La baisse de prix provoquée plus tard par les abondantes récoltes des États-Unis, en blé et surtout en maïs, développa la distillation des substances farineuses jusqu’en 1890, où cette branche manufacturière, paralysée par les droits de douane, perdit tout à coup la moitié de son importance. D’une façon autrement grave, les eaux-de-vie de vin avaient été frappées par le phylloxéra durant le même intervalle : réduites de 545 000 hectolitres, en 1876, à 27 000 seulement en 1880. Ce dernier chiffre demeura presque sans changement jusqu’à la fin de la crise, jusqu’à ce que le nouvel ennemi de nos cépages eût été mis dans l’incapacité de nuire.

Il y eut, durant cette période néfaste d’une quinzaine d’années, — celle des « quinze vignes maigres, » — une heure où l’on put croire les vieux alambics condamnés à se tarir tout à fait lorsque, vers 1886, il n’en sortit que 19 000 hectolitres d’esprit-de-vin. Les chiffres se sont heureusement relevés depuis, jusqu’à 100 000 hectolitres en 1893 et, plus tard, à 160 000, par suite de la reconstitution du vignoble. Si cette production ne retrouve pas, dans l’avenir, l’importance qu’elle avait précédemment acquise, c’est que le perfectionnement du « travail des vins[1], » joint au développement des moyens de transport, permet aux propriétaires de vendre des liquides qui n’avaient jadis d’autre débouchés que la chaudière du distillateur.


II

C’est aussi que les alcools du Nord, dont le prix allait sans cesse diminuant tandis que leur qualité s’affinait, avaient peu à peu accaparé sur le marché la clientèle des alcools du Midi ou de l’Ouest. Les deux millions et quart d’hectolitres de spiritueux qui, d’un bout à l’autre de l’année, sur la surface de notre république, suintent de l’extrémité des serpentins de cuivre, nuit et jour, en minces filets et, doucement encore, à doses lentes, sont entonnés, en majeure partie, dans la bouche des consommateurs, promenés sur les muqueuses de leur palais et, mêlés à la salive que fait jaillir ce contact, sont avalés enfin avec recueillement, ces deux millions et quart d’hectolitres ont trois sortes d’origines : près des sept dixièmes proviennent de la betterave, en nature ou en mélasse, après extraction partielle du sucre ; deux dixièmes sont tirés de l’orge, du maïs, du riz et de divers farineux. Le surplus, — un dixième environ, — est fourni par la distillation des raisins ou des pommes, soit en jus de premier pressurage, soit en marcs ou en lies.

Bien d’autres substances donneraient aisément de l’alcool : on cherche à implanter en France la culture de variétés de pommes de terre, riches en matières amylacées, pour les substituer aux céréales ; rien ne s’opposerait à ce qu’on y employât des carottes, des haricots, des châtaignes ou des glands. Il pourrait être fait de l’alcool avec du bois, du coton, des chiffons, c’est-à-dire avec la cellulose, très abondante dans le règne végétal, transformée en sucre fermentescible sous l’action de l’acide sulfurique concentré. Le « sucre de bâton de chaise, » mentionné naguère par un vaudevilliste comme une plaisanterie de grande dimension, n’est pas une hérésie scientifique. Le prix de revient de ces spiritueux est seulement trop élevé pour que le procédé puisse entrer dans la pratique industrielle.

C’est aussi le cas, jusqu’à ce jour, des alcools de laboratoire, — alcools de l’avenir peut-être, — créés déjà sans sucre, sans farine, et même sans bâton de chaise, par la seule réunion des élémens qui constituent le produit naturel ; théoriquement : C4H602. Il serait difficile, en demandant une bouteille ou un verre de C4H602, de se faire servir dans un établissement quelconque des boulevards ; mais, pour le chimiste, ce que les générations précédentes appelaient de l’ « esprit-de-vin, » et ce que les générations actuelles savent être l’esprit de beaucoup d’autres choses, n’est que la formule de l’alcool éthylique, deuxième série du premier groupe, — il y en a six, — des composés organiques de carbone, d’hydrogène et d’oxygène.

Combiner ces trois corps dans la mesure voulue et… verser, serait la plus simple chose du monde, si la préparation ainsi obtenue n’était beaucoup plus onéreuse que le cognac authentique des meilleurs crus. L’on affirmait, il y a quelques années, que le gaz acétylène, issu de la décomposition du carbure de calcium, et connu de tous nos lecteurs[2], allait permettre de fabriquer un alcool pouvant être livré à la consommation moyennant 20 centimes le litre. Les essais ont prouvé que ces pronostics étaient peu fondés et que l’opération serait fort coûteuse.

Il est possible aussi, — l’expérience a été faite, — de se procurer un alcool de luxe avec l’arc électrique, sur lequel on fait passer un courant d’air et de vapeur d’eau ; alcool de luxe, dis-je, parce que la dépense de force mécanique, — 8 chevaux pendant une heure et demie pour quelques milligrammes de liquide, — ferait ressortir, eu égard à ce rendement minime, le verre d’alcool pur à 500 ou 600 francs. C’est donc, jusqu’à ce que l’alcool synthétique de gaz ou de charbon de terre soit assez bon marché pour entrer dans les mœurs, de matières végétales que nous continuerons à isoler l’alcool par la distillation.

Distiller un liquide, c’est le transformer, par la chaleur, en vapeur, puis ramener, par le refroidissement, ces vapeurs à l’état liquide. L’alcool bouillant à 78° centigrades, tandis que la température d’ébullition de l’eau est de 100°, il semble que, sous l’action d’une chaleur qui ne dépasserait pas 78°, tout l’alcool du vin devrait s’en aller en vapeur, tandis que la partie aqueuse de ce vin demeurerait tout entière à l’état liquide ; c’est-à-dire qu’en distillant trois hectolitres d’un cru contenant 10 pour 100 d’alcool, on devrait en recueillir exactement trente litres purs. Deux raisons s’y opposent, dans la pratique : l’alcool, — au contraire des ivrognes, — a pour l’eau tant de goût, il tient si fort à rester uni à elle, que cette affinité le retient et l’empêche de se dégager sous forme de vapeurs, dès que cela lui serait possible. L’eau, de son côté, se vaporise partiellement avant de bouillir à 100°.

La seconde étant ainsi plus prompte, le premier plus lent à se volatiliser qu’on ne le souhaite, il résulte de ce double fait que l’alcool, obtenu dans les appareils rudimentaires des « bouilleurs » de nos campagnes, ne « pèse, » à la sortie du serpentin, que 30 à 35 degrés, autrement dit qu’il est mélangé à un volume d’eau double du sien. Ce n’est encore qu’un « flegme, » un « brouillis » ou « petite eau, » que, par un second passage à la chaudière, — la rectification, — on portera à 60 ou 65 degrés, titre ordinaire des eaux-de-vie de vin à l’état frais.

Le temps en diminuera la force et la quantité : cinq hectolitres d’eau-de-vie des Charentes à 70°, logés dans un fût de chêne neuf, se réduisent en vingt-cinq ans à trois hectolitres et demi à 50°. Mais aussi, par une fusion plus intime et une oxydation des éthers, auxquels ils doivent leur parfum, les cognacs gagnent en vieillissant le moelleux et la finesse. Les vins les plus estimés s’élaborent dans les appareils les plus rustiques, dont l’imperfection même a l’avantage de laisser aux produits obtenus l’arôme qui les caractérise et auquel ils doivent la plus grande partie de leur valeur. Au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la « Grande Champagne, » ou de la « Petite, » ou des « Bois, » les alambics se compliquent davantage, parce que, le bouquet devenant moins fin, il est nécessaire d’éliminer de l’eau-de-vie certains principes qui lui communiqueraient un goût de terroir trop accentué.


III

Tout autre est la distillation des alcools d’industrie, où il faut économiser le temps, le combustible, et obtenir du premier jet des spiritueux à haut degré. Puis, autant il convenait de respecter le parfum naturel des eaux-de-vie de vin, autant il importe, pour les flegmes issus des jus pâteux de la betterave, des grains ou des pommes de terre, de les purger avec soin des substances qui leur communiquent une odeur désagréable et les rendraient impropres à toute consommation. Le bouquet, qui fait rechercher les unes, ferait repousser les autres. La rectification donne lieu à un travail si délicat, qu’il occupe des usines énormes.

Dans celle de MM. Delizy et Doistau, à Pantin, que j’ai visitée, passent chaque année 100000 hectolitres de spiritueux, presque le vingtième de ce qu’absorbe la France entière. Les appareils utilisés sont du même type que ceux où l’alcool est primitivement extrait par les distillateurs. Rien n’empêcherait ces derniers de procéder eux-mêmes à cette « repasse. » Seuls, les plus importans, les mieux outillés, se risquent à cette manipulation finale de leur industrie, où, faute d’exceller, leurs marchandises demeureraient invendables. La plupart cèdent leurs produits à des spécialistes, dont une organisation minutieuse explique le succès.

L’esprit-de-vin, chauffé dans la marmite, ou « cucurbite, » du bouilleur rural, s’évapore dans le « chapeau, » couvercle hermétique dont elle est surmontée, et redevient liquide en descendant le long d’une spirale de cuivre plongée dans un baquet d’eau fraîche. C’est un souci constant et une manœuvre fatigante, pour le distillateur champêtre, de renouveler cette eau, que la traversée de la vapeur échauffe sans cesse, et qu’il faut maintenir froide pour avoir une bonne condensation. Les alambics un peu plus perfectionnés emploient ce calorique perdu en faisant passer le serpentin à travers un « chauffe-vin, » réservoir où le liquide fait antichambre, avant d’être admis dans la chaudière à une température devenue, par là même, voisine de l’ébullition. L’industrie a su, depuis longtemps, tirer un parti meilleur encore de la chaleur dégagée par les vapeurs d’alcool : elle s’en sert pour échauffer une série de vases communicans, de la même façon que le contenu de la chaudière est échauffé directement par le feu.

La première application de cette idée, due à Édouard Adam, remonte à 1801. Les vapeurs arrivant de la chaudière se condensent dans un premier vase, rempli comme elle de liquide à distiller ; bientôt l’alcool ainsi condensé, se trouvant échauffé par l’arrivée constante de vapeurs nouvelles, bout à son tour et fait office de chaudière pour le vase suivant, où le même phénomène se reproduit. Après une série de volatilisations et de condensations successives, la vapeur d’alcool, de plus en plus riche, se rend au serpentin, où elle donne un esprit de titre très élevé, sans autre dépense de combustible que celui de la chaudière. L’appareil d’Adam a été le point de départ de ceux actuellement en usage, dont les vases consistent en plateaux superposés, figurant une colonne qui s’élève à la hauteur d’un troisième étage. Lorsqu’il suffit de distiller l’alcool sans se préoccuper de son goût, l’opération est menée d’une façon continue : le liquide, d’après un débit réglé, est envoyé directement au haut de la colonne, d’où il descend en cascade, de plateau en plateau, suivant un chemin inverse de celui des vapeurs qui montent. À leur contact brûlant, il se dépouille, dans le parcours, de la totalité de son esprit et, lorsqu’il parvient à la chaudière, ce n’est plus qu’un résidu bon à évacuer.

Lorsqu’on recherche des produits absolument neutres, la rectification discontinue est, paraît-il, préférable. On commence par diluer dans l’eau les flegmes, qui titrent jusqu’à 80°, pour les ramener à 45°. L’alcool ainsi lavé se séparera plus complètement des huiles essentielles et des impuretés multiples qui sont le cauchemar du fabricant. Il est introduit ensuite dans des appareils de capacité variable, — celui que j’ai sous les yeux, le plus vaste qui existe en France, contient 77 500 litres, — chauffés par deux tuyaux de cuivre déroulant, parmi la masse du liquide, leurs anneaux monstrueux où la vapeur entre à 155° centigrades, et d’où elle ressort à l’état d’eau. Comme mesure de précaution et pour le cas où l’alcool s’infiltrerait, par une fuite quelconque, dans l’un des tuyaux, ceux-ci communiquent avec un étroit échappement à l’orifice duquel est une lampe toujours allumée. Là, les vapeurs alcooliques, s’il en existe, s’enflamment d’elles-mêmes à leur sortie et le vice se trouve immédiatement signalé.

Sitôt l’alambic en marche et commençant à couler, surviennent les éthers ou aldéhydes, si faciles à évaporer qu’ils bouillent à 20° de chaleur, l’acétone et l’acroléine, ou alcool qui fait pleurer. C’est la « tête, » de peu d’importance toujours comme volume. Avant que le thermomètre s’élève à 60°, elle est partie tout entière. On n’en saurait rien tirer de comestible et elle est simplement dénaturée en vue d’usages industriels.

Puis se présentent, dans la proportion et l’ordre suivant, les « mauvais goûts de tête, » — 17 pour 100 environ, — qui sont renvoyés dans les bacs pour être de nouveau rectifiés ; les « moyens goûts » ou « alcools au cours, » ainsi nommés parce que c’est à ce type que correspondent les prix côtés en Bourse ; les qualités plus fines bénéficiant d’une prime variable. Ensuite viennent l’ « extra-fin » et le « cœur, » que parfois l’on mélange sous le nom de« tout-venant bon goût, » — à peu près 60 pour 100 de la quantité. — Après quoi commencent les moyens et mauvais goûts de « queue. » La « queue, » ce sont les huiles essentielles, fusel öle suivant le mot allemand usité, des valérianates, des butyrates, du furfurol, toutes substances plus ou moins nocives.

Elles n’ont point été portées à l’ébullition, car elles ne se volatilisent que depuis 160 jusqu’à 240° de chaleur ; d’où le nom d’alcools supérieurs sous lequel on les désigne ; mais elles ont été entraînées mécaniquement par les vapeurs alcooliques et les ont suivies jusqu’au sommet de la colonne distillatoire. S’il est relativement facile de se débarrasser des produits de tête, il n’en est pas de même des « queues, » qui, malgré leur faible dose, — mille hectolitres de flegme renferment à peine un hectolitre d’huile, — encombrent jusqu’à la fin la marche de l’appareil.

Cette « série grasse, » quintessence de la betterave ou des grains, se décèle par son parfum à l’odorat expérimenté du contremaître ; ce dernier connaît d’ailleurs exactement la quantité de « bon goût » que chaque alambic peut rendre. Quoiqu’ils se bornent à sentir, et ne goûtent jamais, les ouvriers sont exposés ici, sous l’influence des vapeurs qui attaquent leur gorge et leur foie, à devenir d’involontaires alcooliques.

Au sortir du col de cygne qui surmonte le 44e et dernier plateau, l’alcool, pénétrant dans un condenseur, y est soumis à une sélection nouvelle. Dans ce récipient, où la température est maintenue à 70 degrés environ, il se sépare de lui-même, suivant son poids, en deux couches distinctes : la plus lourde, qui n’est pas encore totalement purifiée, s’amasse au fond et reprend le chemin de l’alambic pour se faire distiller une seconde fois ; la plus légère est admise dans le réfrigérant, puis à l’éprouvette, d’où on l’envoie dans les magasins. C’est au moyen d’un simple robinet, en donnant plus ou moins accès à l’eau froide dans le condenseur, y abaissant ou élevant ainsi la chaleur, tantôt pour maintenir la qualité, tantôt pour augmenter le débit, qu’un homme attentif et immobile dirige toute la rectification. L’eau joue donc, dans un travail de ce genre, un rôle considérable. L’usine de Pantin en consomme à l’heure 100 000 litres, puisées par deux pompes monumentales à 70 mètres au-dessous du sol, dans une nappe courante que les ingénieurs disent venir de Soissons.

La transformation en alcool comestible des flegmes de toute origine laisse relativement peu de déchet : la « freinte, » c’est-à-dire la différence admise par la régie entre les entrées et les sorties, n’est que de 3 litres 50 pour 100. La perte de matière n’est donc, pour ce genre d’industrie, qu’une dépense modique ; mais les manipulations multiples, auxquelles donne lieu l’extraction de ces quelques litres, expliquent la marge de 4 à 5 francs entre le prix des alcools bruts ou rectifiés.

Un écart bien plus fort, une plus-value du double peut-être, serait exigé du client qui, au lieu d’acheter l’alcool à 96 degrés environ, tel qu’il est vendu par le commerce, prétendrait l’obtenir à 100 degrés ou « absolu. » Pour ces quatre degrés de complément, il faudrait payer 40 francs l’hectolitre, autant que pour les 96 autres ; aussi nul client ne s’en avise-t-il, à l’exception des chimistes, dont certaines expériences requièrent l’absence totale de l’eau. Il en faut chaque année à l’Institut Pasteur une assez forte dose ; pour étudier au microscope un organe d’animal mort à la suite d’une maladie inoculée, on doit durcir préalablement la matière, — la moelle épinière par exemple, — par une immersion de plusieurs jours dans l’alcool absolu, afin de pouvoir ensuite la découper à l’aide d’un appareil particulier, le « microtome, » en lamelles invraisemblables de un quatre centième de millimètre d’épaisseur. On se procure cet alcool anhydre en redistillant l’alcool ordinaire de 96 degrés, mêlé à de la chaux vive naturellement avide d’eau. Mais on s’en procure très peu et on a soin de le recueillir bien vite en flacons hermétiquement bouchés ; car le contact avec l’humidité naturelle de l’atmosphère suffit à le faire descendre de 100 degrés à 99.

Pour le commerce, l’alcool absolu n’offre aucune espèce d’intérêt, puisque, avant d’être livré à la consommation, on le réduit, par addition d’eau, à un titre variant de 40 à 55 degrés, selon l’usage auquel on le destine. Le plus répandu de ces usages, qui absorbe, seul, 1150000 hectolitres, est l’imitation de l’eau-de-vie de vin. Une infusion de coques d’amandes brûlées, de vanille et de thé, avec addition de caramel, procure à des esprits naturellement plats et parfois acres, le goût de bois, la couleur et le parfum qui caractérisent le vieux cognac. Ces « bonificateurs » sont plus ou moins soignés et leur prix monte à certains chiffres, lorsqu’ils sont reconnus capables de communiquer, aux produits où on les verse, un moelleux et un vieillissement factices. Des fabricans spéciaux vendent 25 et 32 francs le kilo la « sève de fine Champagne, » tandis que des « sirops de raisins » plus vulgaires ne figurent au prospectus que pour 1 fr. 60. Il se fait même en Allemagne une « essence de cognac, » ayant pour base les pépins de raisins, desséchés d’abord par la presse hydraulique pour en retirer l’huile d’amande douce, distillés ensuite à l’état de tourteaux. Quelques gouttes de la substance ainsi préparée, qui coûte, il est vrai, de 200 à 500 francs le kilo, suffisent pour un litre d’eau-de-vie.

Le public s’est tellement habitué à ces sortes de liqueurs qu’il ne faudrait pas se hasarder à lui offrir brusquement du cognac ou de l’armagnac nature. Plus d’un malin gourmet s’écrierait qu’on le trompe et que c’est là simplement un vil trois-six du Nord. D’autres eaux-de-vie ne sont qu’à demi sincères : souvent, en pays de production, il est versé des spiritueux d’achat sur des lies ou des « vinasses, » c’est-à-dire sur des vins déjà distillés, dénués par conséquent de force, mais possédant encore une bonne partie de leurs principes aromatiques ; le tout est repassé ensemble à l’alambic, où le noble parfum du jus de raisin appauvri épouse le riche alcool de betterave.

Le mariage se fait parfois au moyen d’un simple coupage ; la détresse d’ « esprit-de-vin » excitait le vigneron, lors des années difficiles du phylloxéra, à augmenter peu à peu la proportion du trois-six dans le mélange, comme le creusement des rides sur sa figure pousse une coquette à épaissir graduellement sa couche de fard. Or, il n’existe, quoi qu’on ait pu dire, aucun moyen chimique de reconnaître l’addition de l’alcool à l’eau-de-vie de vin. De gros négocians m’ont avoué n’avoir d’autre critérium, pour vérifier la pureté de celle qu’ils achetaient, que de procéder eux-mêmes, sur des échantillons, à un coupage de contrôle que les armagnacs non adultérés déjà supportent seuls sans devenir insipides.

En somme, ainsi que le disait finement un haut fonctionnaire des finances, si l’administration avait exécuté à la lettre les prescriptions d’une loi intempestive qui réservait aux seules eaux-de-vie de vin les « acquits » blancs et infligeait aux autres des acquits rouges ou bleus, elle eût préjudicié gravement, durant une période critique, à notre commerce national en proclamant la disette des « esprits-de-vin » authentiques.


IV

Est-ce à dire qu’il n’y en ait plus ? À Dieu ne plaise ! Mais il faut avouer que les meilleurs ne se boivent pas en France. Il en a toujours été ainsi ; un relevé des expéditions de Cognac, faites de 1850 à 1868, montrait que le quart seulement des eaux-de-vie de cette région était à destination de l’intérieur. La hausse des prix, depuis 1855, est venue accroître encore la part de l’étranger : sur 100 hectolitres d’eau-de-vie de luxe, 90 vont se répandre dans les deux hémisphères ; le dixième seulement sert à la consommation indigène. Cette proportion se retrouve assez exactement chez les deux négocians dont la marque est le plus connue : Martell et Hennessy. Les fondateurs de ces deux maisons étaient eux-mêmes d’origine étrangère : le premier Martell, qui inaugura en 1780 des relations directes avec l’Angleterre, venait de Jersey ; à la même date, James Hennessy était cadet dans la brigade irlandaise en garnison à Douai. Voué à la carrière des armes qu’il aimait passionnément, il avait dans sa compagnie, pour ami intime, un camarade nommé Mortier, qui manifestait un goût très vif pour le commerce. La destinée, volontiers capricieuse, fit de ce dernier le maréchal duc de Trévise, et du jeune Hennessy le créateur d’une affaire qui, depuis trois générations, a prospéré, puisque le chef actuel de cette famille est aujourd’hui le plus fort exportateur de Cognac.

La renommée des Charentes était sous ce rapport, au moment de la Révolution, toute nouvelle ; leur vin dit de « Borderie » était estimé en Hollande, mais, pour l’eau-de-vie, les peuples du nord, de temps immémorial, l’achetaient sur les bords de la Loire, et tel buveur, dans Shakspeare, manifestant sa sympathie pour le « Nantes, » était l’interprète de ses contemporains. À la fin du premier Empire, les produits de la Saintonge étaient tombés à un bon marché inouï ; la barrique d’eau-de-vie de 270 litres se vendait alors 100 francs et la hausse de 1817, qui porta le prix à 215 francs, fut regardée comme « formidable. » Elle l’était effectivement, puisqu’il y a une trentaine d’années, l’hectolitre, dans les crus ordinaires, ne coûtait pas plus de 65 francs ; il est vrai que, si la récolte était abondante, on pouvait, pour 5 francs, se faire remplir une pièce de vin chez le paysan. L’année 1875 marqua l’apogée de la production et du commerce des Charentes : la maison Hennessy, à elle seule, expédia 30 000 barriques et 500 000 douzaines de bouteilles, soit 126 000 hectolitres en tout.

Ces chiffres exceptionnels ne devaient plus reparaître ; le total des sorties par les ports de Tonnay-Charente, la Rochelle et la Palice, en 1893, n’atteignit que 190 000 hectolitres répartis entre tous les négocions de la contrée. Que cette quantité, même ainsi restreinte, fût exempte de tout alliage, nul ne serait assez téméraire pour l’avancer ; et par alliage je n’entends pas le caramel obligatoire, employé à nuancer la jeune eau-de-vie depuis le blond pâle jusqu’au brun foncé, suivant le goût des cliens et la longueur du trajet qu’effectueront les bouteilles, — celles qui parlent pour l’Australie doivent être teintées bien plus fortement que celles qui vont en Angleterre, parce qu’elles se décolorent durant la traversée avant d’arriver à Melbourne ; — que le stock de 6 millions d’hectolitres, dont l’annuaire de Cognac affirmait l’existence actuelle (1897) dans les chais locaux, soit arithmétiquement certain ; qu’il ait surtout le jus de raisin pour origine exclusive, c’est ce qu’il ne faudrait pas garantir. Mais il est hors de doute que les récoltans possédaient, au début de la crise viticole, de vastes approvisionnemens et, bien que le commerce y ait largement puisé, il reste encore des eaux-de-vie que les dégustateurs des grands comptoirs, assez malaisés à tromper, consentent à payer 1 200 et 1 500 francs l’hectolitre.

Ce ne sont pas toujours les plus vieilles, contrairement à la tradition établie ; il est d’excellens « esprits » qui baissent — sans mauvais jeu de mots — et deviennent caducs à un certain âge. J’ai tâté, chez un des seigneurs de ce négoce, d’un cognac mis en bouteille vers 1840 et distillé vers la fin du siècle dernier qui, depuis un certain temps déjà, ne vaut plus rien. Passé 40 ou 50 ans l’eau-de-vie est, paraît-il, sujette à décliner.

À l’étranger, notamment dans les pays anglo-saxons, où l’eau-de-vie est bue le plus souvent avec de l’eau, il y a peu d’intérêt à la laisser vieillir ; la jeune suffit pour la consommation ordinaire. Mais, comme son prix s’est élevé à mesure qu’elle devenait rare et que beaucoup de nos publicistes, de nos hommes d’État, de nos médecins, allaient répétant que les eaux-de-vie chez nous étaient toutes falsifiées ou même toxiques, les Anglais se sont mis à boire du whisky, alcool de malt ou de grain d’orge, suivant qu’on le dénomme « Irlandais » ou « Écossais, » alcool fruste et barbare, doté d’un terrible goût d’huile, que les hygiénistes britanniques, mus par un sentiment de patriotisme, ont déclaré excellent pour la santé.

Les variations du goût suivant les pays et les époques, pareilles en cela aux caprices de la mode, offrent d’ailleurs d’insondables mystères. Il n’est pas beaucoup plus étonnant de se délecter, dans le whisky, avec le parfum naturel du grain, extirpé en général avec tant d’efforts dans les eaux-de-vie de farineux, qu’il n’est singulier aux amateurs de rhum de rechercher, dans cet alcool exotique, la saveur du vieux cuir que le Tout-Puissant n’y a pas mise. Pour satisfaire à cette exigence, les rhumeries coloniales se sont mises à « saucer » elles-mêmes leurs produits.

Au temps d’innocence, le rhum était une eau-de-vie extraite du vesou, ou jus fermenté de la canne à sucre ; de la mélasse de canne on tirait, après extraction du sucre, une liqueur un peu inférieure, le « tafia. » Aujourd’hui il ne se fabrique que du tafia, — on distille seulement les mélasses, — mais il ne se vend plus que du rhum ; le premier ayant hérité, de l’autre, ce nom plus estimé. Le célèbre rhum de la Jamaïque procédait de la canne violette, qui lui donnait un arôme particulier. Si l’on en croit un traité classique de la fabrication des liqueurs, on se rapproche beaucoup de ce goût en introduisant dans le baril, destiné à contenir le rhum, la fumée d’une poignée de paille imprégnée de goudron et en laissant, à cette vapeur, le temps de se condenser sur les parois du tonneau.

Quoique la chose ne laisse pas de surprendre, le goudron fait partie de toutes les recettes. Celles-ci contiennent au surplus des élémens hétéroclites : outre les « rapures de cuir tanné, » base obligatoire d’une bonne « sauce, » on y met tantôt de l’écorce de bois de chêne pilé et des clous de girofle, tantôt des zestes d’oranges et… des truffes noires. Une petite dose de caramel, afin de donner la couleur, et le rhum est prêt à embarquer pour l’Europe. Les 140 000 hectolitres que nos colonies expédient chaque année à la métropole, constituent la presque totalité de nos importations d’alcools, tandis que nous en envoyons le double à l’étranger.


V

Pour les liqueurs, la France vend au dehors 3 millions de bouteilles, vingt fois plus qu’il n’en est introduit chez elle. Cette branche de trafic, à peu près nulle il y a cinquante ans, du moins pour les entrées, est passée de 10 000 bouteilles à 150 000, presque exclusivement représentées par le kummel russe, — mélange d’eau-de-vie, de sucre et des graines de chervis et de cumin, — et par quelques marques hollandaises, les doyennes de l’industrie des liqueurs dans le monde, puisque les Wynand Focking datent de 1678 et que la maison Lucas Bols a été fondée en 1575.

La France du XVIe siècle ne connaissait encore que l’hypocras — renouvelé des Grecs — et le « grand arcane » de Paracelse que ce chimiste nommait « élixir de propriété. » — « Voulez-vous un trait d’hypocras blanc ? dit Pantagruel. N’ayez pas peur de l’esquinancie ; non, il n’y a dedans ni squinanthum, ni gingembre, ni graine de paradis (cardamome) ; il n’y a que la belle cinnamome triée, et le beau sucre fin avec le bon vin blanc du cru de la Devinière. » Ce breuvage où, comme on le voit, on faisait infuser des épices de toutes sortes, et qu’en général on avalait chaud, ainsi que le « galant » ou la « saugée, » semble analogue au populaire « saladier de vin » de nos jours, comme composition ; mais, comme prix, il n’était à la portée que des classes opulentes : 8 et 10 francs le litre aux XIVe et XVe siècles, — en tenant compte du pouvoir de l’argent. — Plus tard il baissera de moitié, mais demeurera fort à la mode ; on servait cette boisson à la fin de tous les grands repas. Louis XIV l’affectionnait beaucoup, et la ville de Paris lui en offrait chaque année un certain nombre de bouteilles. Déjà apparaissaient le populo, le rossolis, importés d’Italie et composés, suivant la méthode moderne, d’eau-de-vie, de sucre et d’essences déplantes.

Enfin, sous Louis XV, commença la vogue de toute cette catégorie de liqueurs suaves, doucereuses, pommadeuses un peu et tendres comme leur nom, crème des Barbades, baume des Îles, huile de Vénus ou Parfait amour, que les seigneurs tout à l’ambre de l’ancien régime léguèrent aux guerriers du premier Empire et que, peu à peu, les bourgeois de Louis-Philippe et leurs altesses électorales les citoyens souverains d’aujourd’hui remplacèrent par les amers, les bitters, le genièvre et l’absinthe. Qui songerait désormais à acheter ou à vendre le vespetro, l’huile de roses, le cent sept ans ou la crème de céleri dont Cagliostro avait inventé la recette ? Qui connaît même de nom le Délice de Rachel, l’eau virginale ou de la Pucelle, la crème de rubans secs, voire l’esprit de Chateaubriand ? On sourit en lisant, pieusement conservée pour l’histoire, dans les archives du distillateur érudit, la formule d’un élixir de Raspail qui, en son temps, faisait fureur : « liqueur hygiénique et de dessert » où l’aloès et le camphre jouaient un rôle décisif, — le camphre, vers 1850, fut une panacée universelle. — Et que penser des célèbres « liqueurs de la veuve Amphoux, » parmi lesquelles figurait le baume humain, confectionné avec de la myrrhe, du benjoin en larmes, de l’eau de roses et un baume du Pérou ?

Il est vrai que, dans un demi-siècle peut-être, les décoctions qui passionnent nos contemporains inspireront à nos fils une pitié tout aussi méprisante et que, présentement, chaque pays sur le globe affectionne des mélanges que sans doute ses voisins priseraient peu : tel l’advocatenborrel à l’œuf en Hollande, le punch à l’arac en Norvège ou la myrtille en Russie. L’Égypte est aussi fière de son mastic que le Brésil de son abacaxi, au parfum d’ananas, ou le Sénégal de sa liqueur de romarin.

Comment s’étonner au reste de ce dont le palais de nos pères a été flatté, lorsqu’on pénètre dans une de ces immenses usines où les curaçaos et les anisettes actuelles sont préparés suivant les règles de l’art ? Le profane qui y met le pied se demande s’il est chez un pharmacien, un épicier ou un parfumeur, tant est compliquée l’installation que nécessite la variété de besognes très simples en apparence : bassines de toutes tailles, aux fonds aplatis, sphériques ou bombés « en cul-de-poule ; » filtres en cuivre pour la décoloration des sirops ressemblant, les uns à de grands entonnoirs fermés, les autres à des pyramides tronquées ; conges ou fontaines, à échelle graduée pour mélanger les liqueurs ; sébiles en bois ou mortiers en fer, en pierre, en marbre, destinés à l’écrasement des matières dures ; puis ce sont les tamis, les siphons, les pompes et les presses de plusieurs systèmes, la « musique », espèce de boîte à compartimens, garnie en drap, qui sert à ranger les instrumens de pesage ; çà et là sont épars les petits outils : râpes, spatules, écumoires, balances et tubes indicateurs des densités ; plus loin des vases de toute grandeur et de toute substance : brocs en fer-blanc, dames-jeannes vêtues d’osier, cruches en grès, bocaux de verre, « chausses » ou poches à filtrer en étoffe, sortes de chapeaux pointus alignés par rang de taille. Le tout sans parler du matériel fixe, foudres, bascules, alambics et fourneaux.

À l’entrée du laboratoire où sont concentrés les herbes, racines, écorces et fruits secs de toute sorte et de tout pays, que l’on met en œuvre chaque jour, une odeur forte vous prend à la gorge, odeur étrange, dont on ne saurait dire si elle est bonne ou mauvaise, odeur de vanille ou de poivre, de mélisse et de cardamome camphrée. Le benjoin, sous la forme de petits cailloux jaunes, a pour voisins de tiroir une gomme au parfum d’encens, le storax, et une menthe aquatique venant du bord des marais. Entre la sarriette et le basilic sont logés de volumineux paquets de grande et de petite absinthe ; à côté de la « rue, » plante abortive que les pharmaciens ne délivrent que sur ordonnance et qui figure dans le vulnéraire suisse, on voit des espèces d’écailles de tortues : c’est le tolu, dont la médecine recherche les propriétés émollientes. Une senteur très puissante de confiserie nous transporte dans un autre domaine ; elle émane de la semence d’angélique, dont l’emploi en horticulture est si délicat qu’elle perd sa faculté de reproduction si elle vient à être touchée avec la main.

Les condimens innombrables, dont le liquoriste se sert pour cuisiner ses produits, sont de prix très variés : cultivées aux environs de Paris par des herboristes spéciaux, les plantes communes coûtent 40 francs les 100 kilos, tandis qu’un kilo de cette gousse noire, la vanille, cueillie sur des lianes tropicales, vaut jusqu’à 120 francs en certaines années. La plupart de ces végétaux contenant une dose de résine et de principes amers, qui rendraient imbuvable l’alcool où ils se seraient dissous, quelques liqueurs, à base de fruits, se font seules par infusion ; toutes les autres sont distillées, ce qui évite la présence des huiles volatiles.

De ces huiles cependant doit venir parfois le bouquet principal ; tel est le cas de l’absinthe. Aussi lui applique-t-on partiellement les deux procédés : 100 litres d’alcool, où trempent environ 3 kilos de « grande absinthe » mondée — les sommités des tiges — avec 5 kilos d’anis vert, autant de fenouil de Florence, 1 kilo ou 2 de coriandre et d’angélique, sont d’abord passés à l’alambic et ressortent parfumés mais incolores, naturellement. Les gens du métier ont été fort divertis, il y a quelques années, par la réclame d’un confrère qui avait imaginé, pour frapper l’acheteur, ce qu’il nommait l’ « absinthe blanche oxygénée, » et à qui il suffisait, pour l’obtenir telle, de ne la point colorer en vert, comme les autres, avec la mélisse et l’hysope.

La couleur verte qui, dans l’esprit du public, semble un caractère distinctif de l’absinthe, lui est tout à fait étrangère, bien qu’elle ait fourni nombre d’aperçus ingénieux et d’agréables truismes aux poètes et aux romanciers. La macération d’un kilo d’hysope fleurie, d’autant de mélisse de Moldavie et de menthe, dans une moitié du liquide distillé, n’a pas seulement pour effet de lui donner sa teinte conventionnelle ; on y ajoute un kilo de « petite absinthe » qui, tout en atténuant la trop grande vivacité de la nuance glauque, donne à l’ensemble une légère amertume, tandis que l’anis a pour mission de blanchir le mélange.

Comment ce spiritueux dénommé « absinthe, » et dans la confection duquel il entre si peu d’absinthe — 40 grammes au plus par litre — et trois fois davantage de substances diverses, dont les unes passent pour inoffensives (l’anis) et les autres pour curatives (la mélisse), peut-il avoir sur le système nerveux de ses fidèles les désastreux effets que l’on constate ? c’est ce qu’il est facile d’expliquer. L’huile naturelle de cette plante est surtout nocive par l’excitation renouvelée qu’elle provoque ; Est-il vrai que beaucoup d’absinthes ne sont pas distillées, mais simplement fabriquées avec des essences chimiques, en vue, non de réaliser une économie, — les trois kilos de grande absinthe se paient 60 centimes, le kilo de petite absinthe 50 centimes, soit 1 fr. 10 pour un hectolitre de liquide qui se vend 200 francs, — mais seulement de donner à la marchandise une saveur plus pénétrante ? Nous inclinerions plutôt à croire, avec des professionnels connaissant le dessous des choses, que l’absinthe est souvent le dépotoir tout indiqué des « queues de distillation » de beaucoup d’autres liqueurs. Pour ne pas perdre ces résidus de chaudière, riches en alcool, mais sursaturés de toutes les essences imaginables, on les utilise dans la préparation de l’absinthe, qui masque assez bien leurs parfums variés et donne ainsi, additionnée d’eau, l’idéal du buveur : une émulsion plus blanche et plus épaisse encore.

Bon ou mauvais, ce spiritueux voit de jour en jour grandir son succès ; depuis quinze ans, sa vente a triplé. Elle atteint 130 000 hectolitres, égale les rhums et les kirsch réunis, et, tandis que les liqueurs toutes ensemble, quel que soit leur nom, ne représentent que 82 000 hectolitres, les bitters et genièvres à eux deux, montent à 92 000. Un dilettante-gastronome du siècle dernier pensait qu’il serait possible de fixer la « musique du palais et de la langue, » comme il existe la musique de l’oreille, et qu’une liqueur bien entendue était un air, dont l’agrément dépendait des proportions harmoniques du mélange. Il est évident, disait-il, que les saveurs, consistant en vibrations plus ou moins fortes des sels qui agissent sur le goût, ont, pour exciter différentes sensations dans l’âme, comme les sons dont les vibrations agissent sur l’ouïe, leurs tons dominans, majeurs, mineurs, graves, aigus, leurs consonances et dissonances.

Passant ensuite à la notation de sa gamme comparée, dont le « doux » était mi, ut, l’ « acide, » fa, l’ « amer, » si, le « piquant, » il faisait remarquer que, dans la « musique savoureuse » comme dans l’autre, on tirait les plus beaux effets des tierces, des quintes et des octaves, et, donnant des exemples pour mieux faire entendre sa théorie, il exposait que « frapper la quarte, » autrement dit mêler du vinaigre et de l’absinthe, composait une cacophonie désagréable, — ce dont un chacun sans doute demeurera d’accord, — tandis que combiner du citron avec du sucre, c’est réussir une charmante « quinte majeure, » congrûment formée par l’alliance de l’acide (ut) avec l’aigre-doux (sol). Et il semble en effet que ce solfège n’était point si sot, puisqu’il aboutissait à une démonstration mathématique des vertus de la limonade. Toute bouffonnerie à part, — et à coup sûr il n’y en avait point d’intentionnelle dans cet ouvrage très sérieux, — l’auteur, par sa hardiesse à transvaser naïvement des mots qu’il se figure contenir des idées, mérite peut-être de passer pour un « pré-décadent » qui, venu trop tôt, manqua son entrée dans la littérature ; dans la distillerie au contraire, il paraîtrait de nos jours extrêmement démodé. Ses bémols et ses demi-tons liquoreux ne seraient plus de mise. La foule actuelle goûte peu les nuances ; elle appelle des bruits plus énergiques, elle ouvre son oreille toute grande, on y verse le tonnerre de cent trombones ; elle demande des cuivres plus âpres, on les ajoute, on y jette des cloches et du canon ; il en faut toujours davantage.

Ce qu’elle veut, pour parler sans métaphore, c’est boire du sec, du fort, du raide et, sous couleur d’aiguiser son appétit, elle s’abreuve volontairement de fiel. Quelques mixtures aromatiques conservent une renommée traditionnelle ; de nouvelles marques parviennent à se créer une clientèle, mais, les chiffres le prouvent, la masse demande des consommations moins bénignes.

De ces anciennes liqueurs la plus connue est assurément celle à qui les disciples de saint Bruno ont donné leur nom ; bien qu’il y ait 92 chartreuses dans les différens États catholiques et que le célèbre élixir n’appartienne qu’à la maison-mère du Dauphiné. Cet élixir fut au début une simple potion, un « confortatif » suivant les préceptes du médecin Brouault, qui recommandait au XVIIe siècle, pour chacune des « parties nobles comme le cœur, le foie, l’estomac, » des spécifiques — dont plusieurs assez bizarres — tels que le « vitriol préparé » et le musc pour le cerveau. La thérapeutique de Brouault avait ceci d’original, à son époque, qu’elle utilisait l’alcool pour l’extraction de l’huile essentielle des drogues : la menthe, la cannelle, la girofle, qu’il conseillait pour l’estomac, entrent aujourd’hui encore dans la préparation de la chartreuse.

Elles n’y entrent pas seules il est vrai ; on y trouve plus de quarante plantes : la principale est la mélisse, dont la proportion varie de 250 à 500 grammes par hectolitre, l’hysope fleurie, la menthe poivrée, le génépi des Alpes, les semences et racines d’angélique — 125 à 250 grammes chacune — puis, à doses beaucoup moindres, allant de 15 à 30 grammes, les fleurs d’arnica, le thym, la balsamite, les bourgeons de peuplier-baumier, la cannelle de Chine, le macis, la coriandre, l’aloès, le cardamome, etc., etc. Ce n’est pas tout : chaque hectolitre comporte l’addition de trois litres d’un alcoolat préliminaire, où figurent avec la marjolaine, les œillets rouges et la lavande, quatre sortes de poivre (le long, le Jamaïque, le cubèbe et l’ordinaire de cuisine), de la résine de pin, de la thériaque, de l’hyacinthe, du baume de muscade, pétris ensemble dans du vin de Malaga. Quoique le total n’exige pas, en poids, plus de 2 600 grammes de matières pour un hectolitre de chartreuse, et que le prix de toutes ces matières réunies ne dépasse pas 7 à 8 francs, on conçoit que, par la complication de ses élémens et le traitement spécial de chacun d’eux, cette liqueur ne soit pas précisément de celles qu’il puisse être aisé de fabriquer « en famille ».

La réputation de ce cordial était naissante et toute bornée, au moment où la Révolution dispersa les moines et confisqua le couvent. Lorsque, à la fin de l’Empire, les Chartreux furent admis, moyennant le loyer d’un franc par an qu’ils paient encore, à rentrer en jouissance de leurs bâtimens claustraux, un jeune religieux, mis au courant par celui de ses anciens qui possédait la recette, confectionna de nouveau la « chartreuse » blanche, seule connue alors, et inventa peu à peu la jaune et la verte. Il s’appelait Dom Garnier et les bouteilles continuent de porter son nom. Vaquer ainsi à une besogne profane, d’autant plus absorbante que la vogue allait se propageant, fut un comble d’abnégation chez ce saint homme, qui avait cru se séparer à jamais du siècle en entrant dans le monastère le plus rigoureux qui fut jamais. La vieillesse était déjà venue pour lui, lorsque enfin les supérieurs lui permirent de se retirer dans une autre maison de son ordre, afin d’y achever sa vie dans la pratique exclusive de la prière.

Un ami m’a conté qu’ayant été admis un jour à visiter cette maison, il vit venir, tandis qu’il causait avec le prieur, un vieillard à longue barbe, droit encore sous sa robe blanche, qui s’approcha et demanda, par signe, la permission de parler. La permission octroyée, il manifesta le désir d’aller chercher une paire de ciseaux, pour un ongle qu’il avait cassé en travaillant et qui le faisait souffrir. — « C’est inutile, » répondit assez sèchement le prieur, et, s’adressant à son interlocuteur lorsque le vieillard se fut éloigné sans mot dire, il ajouta en souriant : « Vous paraissez surpris de ma dureté, mais je suis sûr que notre frère me remercie dans son cœur de lui avoir procuré cette légère mortification devant un tiers. » Le religieux ainsi traité n’était autre que Dom Garnier, dont la gestion habile avait fait gagner à la communauté des sommes énormes.

Il est vrai que les Chartreux n’en profitent guère et ne thésaurisent pas. Les deux millions de bouteilles expédiées chaque année laissent au couvent, déduction faite des droits du lise et des remises aux consignataires, un bénéfice net d’environ 3 millions de francs. Cette somme passe tout entière en œuvres de bienfaisance, reconstructions d’églises pauvres, aumônes multiples, répandues dans le Dauphiné et dans toute la France. La répartition de ces secours, dont quelques-uns se chiffrent par 20 000 et 30 000 francs, provoque, comme bien on pense, d’innombrables demandes. Y satisfaire avec le discernement voulu n’est pas, pour l’abbé de la Grande-Chartreuse, un mince souci.

C’est au reste le seul que donne cette liqueur : entre le monastère, accroché au flanc de la montagne et comme perdu dans les neiges, où vivent, retranchés du monde, une poignée d’hommes qui se rapprochent du Très-Haut par la solitude, et l’usine enfiévrée, vulgaire, assise dans un village de la plaine pour répondre au besoin éminemment temporel de faibles créatures, qui souhaitent couronner un repas copieux par un petit verre ; entre ces deux institutions contrastantes il n’est d’autre lien que celui-ci ; la direction commerciale et technique de l’entreprise confiée à un religieux, assisté de douze frères convers. Tout le reste du personnel se compose d’ouvriers laïques. Le Père directeur est l’un des trois chartreux qui connaissent le « secret » de la liqueur. Mais, comme on l’a vu par l’analyse qui précède, la plupart des ingrédiens sont connus et la recette par elle-même est peu de chose. La qualité de la chartreuse réside, de l’aveu même des distillateurs concurrens, dans l’eau-de-vie de vin très pure qu’on y emploie et dans la fraîcheur des simples, cueillis aux alentours par les montagnards. On ne saurait avoir le même résultat avec des herbes desséchées. Les ramasseurs, qui vendent à l’usine leur récolte journalière, savent où croît de préférence chacune de ces fleurs non apprivoisées, soit le long des pentes abruptes, soit, comme certaines fougères, au bord de l’eau, près des fontaines et dans des puits abandonnés.

Le bon accueil des personnes les moins cléricales à cette boisson, vendue par des réguliers, a suscité en abondance des tentatives de gastronomie cénobitique, dont l’enseigne se recommandait du nom de quelque « congrégation non autorisée, » sans doute pour inspirer plus de confiance, — témoignage d’une âme naturellement chrétienne, eût dit Tertullien. — Dans la branche des liquides seuls surgirent la Trappistine, la Feuillantine, la Visitandine, la Chanoinesse, la liqueur des Cordeliers, etc. Il en est qui firent faillite et disparurent. Une seule, la Bénédictine, réussit assez pour que son histoire trouve place ici.

L’inventeur. M. A. Le Grand, négociant en vins à Fécamp, habile et considéré dans sa profession, n’avait d’ailleurs rien d’un bénédictin, même de la moins « étroite observance, » puisqu’il était marié et père de vingt-deux enfans en 1863. C’est précisément la préoccupation de caser cette nombreuse descendance qui lui suggéra l’idée d’une affaire plus vaste que son commerce local. C’était un audacieux : il n’hésita pas à faire, pour lancer son produit, une réclame gigantesque qui lui coûta 800 000 francs, la totalité de sa fortune.

Le résultat fut modeste tout d’abord : 28 000 litres en 1864 ; mais les exercices suivans accusent une progression constante, si bien qu’en 1889, il était arrivé au chiffre de 644 000 bouteilles et que, depuis neuf ans, ce chiffre a presque doublé : la vente annuelle dépasse maintenant 1 100 000 de ces bouteilles dont l’aspect trapu, l’ornementation ingénieuse, compliquée de capsules, de plombs et de cachets multicolores, n’a pas été, au dire des créateurs eux-mêmes, étrangère au succès du contenu. L’entreprise avait pris, en 1876, la forme d’une société anonyme, divisée en actions de 500 francs, dont le cours actuel à la Bourse de Rouen est d’environ 4 700 francs. Le bénéfice net réalisé de 1 franc par bouteille est proportionnellement moindre qu’à la Grande-Chartreuse, parce que les frais généraux sont beaucoup plus élevés : la publicité seule absorbe 500 000 francs par an, mais la publicité n’aurait pas suffi à assurer le succès dans le monde, — les deux tiers de la Bénédictine sont exportés au dehors, — de cette liqueur que les Anglais ont baptisée « Dom, » les Russes « Monachorum » et les Suédois « Munck licor, » si, par la fondation d’une distillerie à son usage, en Algérie, par la préparation méticuleuse des arômes et par le vieillissement de la liqueur, au moyen de chauffages et de refroidissemens alternatifs, les membres de cette famille patriarcale n’avaient travaillé de concert au succès de l’œuvre paternelle.

Le « secret » de fabrication est peu de chose ; suivant les années sèches ou humides le parfum de la même plante varie singulièrement, et il faut en diminuer ou augmenter la dose. Que ce secret, consigné par un moine bénédictin dans un manuscrit de 1510, ait été trouvé fort à propos par M. Le Grand, en 1863, et lui ait ouvert le chemin de la fortune, c’est là peut-être une inoffensive légende. Qu’il y ait ou non un manuscrit ; qu’il provienne, authentiquement ou non, de la bibliothèque des bénédictins de Fécamp, versée, je suppose, en 1790 aux archives de la Seine-Inférieure, comme les autres fonds religieux du diocèse, il semble que l’origine pieuse de cette recette, fût-elle controuvée, offre peu d’importance aux buveurs de 1898.

Néanmoins, pour conserver son appellation de « Bénédictine » M. Le Grand dut batailler ferme. Le clergé protesta contre ce liquoriste qui s’emparait sans façon, pour les besoins de son industrie, du nom d’une abbaye jadis illustre, détruite pendant la tourmente révolutionnaire, et le cardinal de Bonnechose intervint auprès de l’empereur Napoléon III pour faire cesser ce scandale. Le plus piquant, c’est que M. Le Grand, mort l’année dernière, était profondément religieux et que, si la Chartreuse est un couvent qui a créé une liqueur, la bénédictine est une liqueur qui a ressuscité un couvent ou à peu près.

Adossé à l’usine, laquelle est surmontée d’un clocher gothique rappelant celui d’une église, avec des salles de mise en bouteilles dont les ogives portent à la dévotion, se trouve un musée archéologique d’un véritable intérêt, où le fondateur a patiemment rassemblé nombre de souvenirs ecclésiastiques du moyen âge : bénitiers, missels, reliquaires, orfèvrerie sainte, statues intactes ou mutilées, tissus sacerdotaux, le tout forme un catalogue de 200 pages. La direction avait même eu la pensée d’avoir de vrais bénédictins en chair et en os, qu’elle aurait logés, défrayés, pourvus d’un petit traitement et d’un léger intérêt sur les bénéfices ; un contrat, passé en ce sens avec l’abbaye de Saint-Wandrille, n’a pas eu de suite jusqu’ici ; mais l’autorité diocésaine est aujourd’hui bien revenue de ses préventions premières. L’archevêque actuel de Rouen est venu bénir les constructions récentes, parmi lesquelles une superbe « salle des abbés, » et, dans le banquet qui suivait la cérémonie, il a comparé, au dessert, l’honorable M. Le Grand à différens héros du christianisme.

VI

Remplir les verres des contribuables et les coffres du gouvernement, telle paraît être la fin dernière de l’ « eau ardente, » dans les transformations diverses qu’on lui fait subir ; et c’est, à la vérité, son principal emploi, mais elle en a d’autres. Tout l’alcool ne se boit pas. Les parfumeurs en consomment environ 40 000 hectolitres, les pharmaciens 10 000, les fabricans de vinaigre 54 000, et divers usages industriels, parmi lesquels le chauffage et l’éclairage, en absorbent plus de 100 000 hectolitres.

Le « vin aigre » n’a plus guère rien de commun avec les jus de raisin acidifiés, dont la corporation des vinaigriers d’Orléans, qui portait d’azur à un baril d’or avec un entonnoir d’argent en pointe, s’était fait une spécialité méritoire. Comme beaucoup d’autres, ce produit a gardé son nom en changeant de nature. Sur 630 000 hectolitres de vinaigre actuellement livrés au public, 48 000 seulement ont pour origine le vin ; tout le reste est une dilution, parfaitement saine d’ailleurs, d’alcool et d’eau contenant environ 8 pour 100 d’acide acétique. Inaugurée vers 1865, l’industrie des vinaigres d’alcool a profité de la science qui enseigne à la fois les meilleurs moyens de développer l’acidité ou de la prévenir.

L’agent laborieux auquel nous devons le montant de nos salades est une petite plante, le mycoderma aceti, formée d’articles d’une ténuité extrême, — il en faut 500 rangées en file pour faire une longueur d’un millimètre, — dont l’accumulation donne lieu à un voile, tantôt chagriné et gras au toucher, tantôt léger et à peine visible. Ce cryptogame, qui se multiplie avec une extrême rapidité, jouit de la propriété singulière de condenser des quantités considérables d’oxygène qui, se combinant avec l’alcool, le change en acide acétique. Pour se transformer ainsi, chaque kilogramme d’alcool doit absorber 900 litres d’oxygène, soit 2 mètres cubes et demi d’air respirable. L’air est donc admis en volume suffisant dans des tonneaux, à moitié remplis de copeaux de hêtre, où l’on verse 10 litres d’alcool par 90 litres d’eau, avec un peu de bière et quelques matières minérales qui fournissent au ferment l’azote et le phosphate dont il a besoin pour vivre. Si l’alcool se trouvait trop concentré il tuerait le microbe, tandis que c’est le microbe qui doit tuer l’alcool ; si au contraire l’alcool venait à lui manquer pour se nourrir, le ferment, dévorant le vinaigre même dont il est l’auteur, le transmuerait en acide carbonique et en eau, c’est-à-dire en un liquide sans saveur et, selon l’expression courante, en vinaigre « passé. »

Fût-il installé dans les conditions les plus avantageuses pour prospérer, le mycoderme doit être défendu contre ses ennemis, car il en a. De certains parasites se forment au sein des cuves où la fermentation acétique est lente : les anguillules, qui veulent de l’air pour subsister. Or le mycoderme, c’est-à-dire la peau ou moisissure flottante, accapare tout l’oxygène offert à son avidité et en prive les anguillules. Mais ces petits êtres ne cèdent pas facilement la place. Réfugiés sur les parois du tonneau, tout près de la surface couverte par le mycoderme, ils luttent avec lui, l’empêchent de travailler et le rendent malade.

Le vinaigre d’alcool, très rarement falsifié avec les acides sulfurique ou nitrique, dont la présence est d’ailleurs très facile à reconnaître, a l’avantage d’être une marchandise assez bon marché pour décourager les contrefaçons malhonnêtes : un hectolitre d’alcool pur à 50 francs, grevé de 37 fr. 50 d’impôt, fournit mille litres de vinaigre à 10°, dont la matière première coûte ainsi neuf centimes seulement. Quant au soi-disant vinaigre de bois, que certaines personnes se figurent occuper le plus bas échelon de cette catégorie de comestibles, il n’existe pas, pour cette bonne raison qu’il serait beaucoup plus cher que l’autre. Le bois, distillé dans des cornues en fonte, se métamorphose partie en charbon qui reste dans l’appareil, partie en gaz volatil, et partie en vapeurs condensées et recueillies au sortir de l’alambic. Le liquide ainsi constitué renferme bien de l’acide acétique, mais en si petite quantité — 25 kilos par stère de sapin — que, si l’on distillait le bois à cette seule fin, le vinaigre obtenu reviendrait à plus haut prix que le meilleur vinaigre de vin.

Son odeur nauséabonde le rendrait d’ailleurs impropre à toute consommation ; nul jusqu’ici n’ayant assaisonné ses mets avec de l’alcool à brûler. Or, c’est justement pour obtenir cette odeur infecte que l’on travaille, non pas le bois sain qui serait trop coûteux, mais les sciures et les déchets. L’esprit de bois ou alcool méthylique qui en provient est introduit, sous la surveillance de la régie, dans des alcools ordinaires pour les empester, les « dénaturer, » et leur permettre ainsi de bénéficier d’une réduction des trois quarts de la taxe des alcools de bouche.

Tel était, jusqu’à l’année dernière, le régime des alcools industriels et, comme au droit réduit de 37 fr. 50 il fallait ajouter les frais de dénaturation et la dépense de méthylène, c’était une somme ronde de 43 francs par hectolitre qui les grevait. En France du moins, car en d’autres pays l’État avait depuis longtemps reconnu la nécessité de livrer cette marchandise, franche d’impôt, aux usines qui en font usage. Un homme d’esprit large et avisé, que ses fonctions au ministère des finances mettaient plus directement en rapport avec l’étranger, M. Pallain, signalait depuis longtemps l’urgence, dans notre législation, d’une réforme dont le but serait d’affranchir l’industrie en taxant l’estomac. L’ancien directeur général des douanes a eu la satisfaction de voir exécuter, du moins, la première partie de son programme, par une loi récente qui réduit à 3 francs seulement par hectolitre l’impôt des alcools dénaturés.

Ce sera le retour à la vie de tout un ordre de manufactures qui agonisent ; si toutefois le remède ne vient pas trop tard. Nous avions attendu trente ans pour emprunter à l’Allemagne sa législation sur les sucres ; la loi allemande sur les alcools, dont la nôtre vient de s’inspirer, remonte à 1879. Elle ne frappe que les esprits entrant dans des boissons ou des alimens quelconques et exempte totalement ceux qui, dans l’industrie, servent d’agens de fabrication ou de matière première. Elle offre à ces derniers, pour la dénaturation, le choix entre quinze systèmes et substances diverses, tous simples et bon marché ; et cette réglementation, beaucoup plus libérale que la nôtre, ne donne lieu qu’à des fraudes insignifiantes, comme l’a montré dans un rapport public le conseiller intime du Trésor, M. Koreuber, chef du service intéressé à Berlin. Sept cent mille hectolitres d’alcool, au lieu de 160 000 en France, sont utilisés en franchise, de l’autre côté du Rhin, soit par des particuliers pour le chauffage et l’éclairage, — les Allemands, en mêlant à l’alcool 1/10e d’essence de térébenthine, obtiennent une très belle flamme blanche, — soit par des usines qui malheureusement, grâce à ce régime, ont tué les nôtres.

Ainsi a disparu de chez nous l’industrie des alcaloïdes et de tous les produits chimiques et tinctoriaux, qui ne peuvent se passer de l’alcool. À une époque peu éloignée, le ministère de la guerre eut à donner des commandes importantes d’éther sulfurique, pour la fabrication des nouveaux explosifs, de la mélinite et de la poudre sans fumée ; il ne trouva en France aucune maison qui voulût se charger d’entreprendre ces fournitures. On dut s’adresser à des commissionnaires qui allèrent les acheter en Allemagne.

C’est aussi presque exclusivement d’Allemagne que nous recevons le sulfate de quinine, la morphine, l’alcali de l’opium, le chloral, l’aconitine et tous ces produits dont quelques-uns coûtent des sommes énormes — la cocaïne monte à 500 ou 600 francs le kilo — et absorbent, pour se dissoudre ou se cristalliser, des quantités abondantes d’alcool. Avant que l’on eût découvert des procédés nouveaux pour extraire, par le pétrole, le quinine de l’écorce du quinquina, un kilogramme de ce fébrifuge indispensable représentait une dépense de 80 litres d’alcool ; et, quoique les méthodes de travail aient changé, l’industrie germanique a profité de son avance pour arriver à des prix de revient tellement bas qu’il est difficile de lui faire concurrence. On en dirait autant d’un médicament nouveau, en grande vogue, qui, en langage de chimiste, se nomme le phényldiméthylpyrazolone et, en parler vulgaire, l’antipyrine, dans la genèse duquel l’alcool méthylique et l’éther jouent le rôle le plus important. Au cas d’une interruption de nos rapports avec l’Allemagne, la plupart de ces substances nous feraient brusquement défaut.

L’alcool passe par bien d’autres avatars : la chapellerie, la teinturerie ont plus ou moins recours à lui ; mêlé à des matières résineuses il devient le vernis des meubles et des constructions ; uni à la chaux il s’appelle chloroforme ; dissous dans du coton-poudre il forme le collodion, dont les photographes couvrent leurs plaques sensibles, que les chirurgiens appliquent au traitement des plaies pour les soustraire au contact de l’air, et qu’une invention récente transforme en écheveaux de soie artificielle[3].


VII

Si la loi nouvelle développait ces usages industriels ou domestiques, — le chauffage des petits fourneaux de cuisine par exemple, — il pourrait être bu quelques milliards de petits verres en moins, sans que les cultivateurs de betteraves et les usines qui les distillent éprouvent de ce chef aucun préjudice. Cette entrave à la boisson alcoolique, l’État la mettra quand il le voudra, demain s’il lui plaît, sans attenter à aucune liberté, sans établir aucun monopole, simplement en élevant l’impôt dans une forte mesure. La surtaxe payée par chaque litre comblera et au-delà, dans le budget, la diminution du nombre des litres consommés.

On affirme que la hausse de l’impôt serait une prime à la fraude ; mais la fraude n’a pas besoin de prime. Elle n’attend pas une nouvelle élévation des droits pour s’exercer ; il lui suffit de gagner actuellement 156 francs par hectolitre d’alcool, soustrait aux investigations du fisc. Elle trouve ce bénéfice satisfaisant et fait déjà tout ce qu’elle peut ; il ne faut pas attendre d’elle de nouveaux efforts. Chaque mois se révèlent des artifices nouveaux, vraiment admirables, mais non pas plus que la sagacité des agens qui les devinent et les rendent illusoires. Les découvertes de la botanique, de la chimie la plus avancée, sont mises à profit pour détourner, introduire et finalement exonérer du paiement quelques hectolitres d’alcool. Tantôt les fleurs sèches d’un arbuste, inconnu en Occident, le Mowra, sont importées des Indes et, n’étant pas désignées au tarif, entrent d’abord librement, jusqu’à ce que l’administration discerne au fond de leurs corolles, jolies encore quoique fanées, un sucre naturel dont la richesse équivalait à 50 pour 100 de leur poids. Ces bouquets orientaux fournissaient ainsi des spiritueux de contrebande.

Tantôt l’alcool, solidifié, passe la frontière à l’état de briquette ou de pain de savon. Homère a narré qu’au siège de Troie les Grecs avaient du vin en tablettes dans leurs bagages. Les douaniers ne lisent pas Homère sans doute ; mais ils n’ont pas tardé à éventer ce suif insolite, chargé de 70 pour 100 d’alcool. La France dispose à cet égard d’un organisme merveilleux : cette armée de modestes commis, auxquels le peuple a décerné le sobriquet de « rats-de-cave, » et dont la main agile et probe fait rentrer la moitié de nos recettes publiques.

Comme ce petit prince des contes de notre enfance, qu’un groupe de bonnes fées, invitées à son baptême, viennent l’une après l’autre gratifier des plus heureux dons, jusqu’à ce qu’une fée mauvaise, « que l’on a oublié de prier, » surgissant furieuse à la fin de la cérémonie, jette sur lui un sort redoutable ; ainsi, le siècle qui va finir, privilégié par tant de bienfaits pour la condition matérielle et morale des hommes, aurait reçu d’une méchante fée le présent déplorable de l’alcool. Le « fléau de l’alcoolisme » est devenu un thème banal, et je suis loin de le nier, pour ma part, quoiqu’il soit possible qu’on l’exagère, comme il arrive toujours en cas pareil. Le « mauvais sort » ne peut-il donc, de même que dans les contes de Perrault, être conjuré ?

On s’est figuré d’abord que le mal venait de la qualité inférieure des eaux-de-vie. Nombre de gens, dont plusieurs passaient pour s’y connaître, glosèrent sur la question et l’on déchargea sur ce texte des tombereaux de lieux communs. Des expériences de laboratoires, les morts étranges infligées aux animaux, à qui l’on inoculait de très faibles doses d’alcool, avaient fait une impression profonde sur les esprits. La lumière se fit peu à peu, et des savans mieux informés réduisirent à néant les affirmations trop hâtives de leurs confrères, sur la nocivité des différens alcools. Ils firent observer que beaucoup de substances, inoffensives lorsqu’on les boit, sont mortelles si on les injecte dans ses veines et que, par suite, le choix de la porte d’entrée importait beaucoup. J’ai connu un vieux médecin qui disait : « Mettez dans un mortier et pilez tout ce qu’un homme bien portant peut manger dans un dîner en ville : poivre, moutarde, sauces, truffes, viande, gibier, vins, eaux-de-vie, chartreuse, faites du tout un cataplasme et posez-le sur votre cuisse. Vous aurez des ecchymoses et votre chair se détachera par escarres. » Je ne sais s’il disait vrai ; mais il est sûr qu’on ferait fuir le physiologiste le plus convaincu, en lui proposant d’insérer dans ses artères la quantité de vinaigre, ou même d’huile, qu’il consomme tous les jours dans sa salade. De l’eau claire introduite dans la circulation sanguine serait dangereuse, tandis que l’on avale impunément le venin d’une vipère.

On avait cru aussi que les alcools étaient, suivant leur origine, hygiéniques ou nocifs ; les premiers issus des divers fruits, les seconds de la betterave ou des farineux. Puis on s’aperçut que c’était tout le contraire, que les éthers, l’aldéhyde, le fusel, n’existaient que dans les eaux-de-vie de vin nature, principalement dans les meilleures et les plus vieilles ; tandis que les alcools d’industrie étaient chimiquement à peu près purs ; nul n’ayant intérêt à les vendre autrement parce qu’entre ceux qui sont buvables et ceux qui ne le sont pas, il y a, en prix, une distance de deux ou trois centimes par litre et, en goût, une différence semblable, ou même plus forte, qu’entre l’huile d’olive et l’huile de foie de morue.

Quant aux eaux-de-vie naturelles, on ne pouvait songer à en éliminer, par une stricte rectification, le parfum qui fait toute leur valeur, et à transformer ainsi du cognac à 25 francs la bouteille en un litre de trois-six à 50 centimes. En Suisse les consommateurs avaient été loin d’apprécier le service qu’on avait prétendu leur rendre, lors de l’établissement du monopole, en leur livrant des produits parfaitement épurés, devenus par là même insipides, et le gouvernement fédéral s’était vu contraint, pour les satisfaire, d’ajouter à ses liquides officiels ce que M. Léon Say nommait « un bouquet d’impuretés. »

Ces « impuretés » elles-mêmes, contenues dans les alcools de raisins, pommes, cerises ou cannes à sucre, n’ont absolument rien d’alarmant. Comme l’a très spirituellement établi M. Duclaux, directeur de l’Institut Pasteur, il faut tenir compte de la dose : « Nous consommons tous les jours, dit-il, sans trouble et même avec quelque satisfaction, des substances qui nous tueraient si on les absorbait à l’état concentré. Il y a du poison dans notre thé, dans notre café, dans notre bouillon, d’où l’on peut retirer de la peptone, mortelle dans la circulation générale. » La viande, le poisson, renferment des alcaloïdes dangereux, et la salive, que nous avons dans la bouche, contient, à raison d’un milligramme par 19 grammes, assez de ptomaïne pour tuer un moineau.

Il existe, dans les bons rhums, un toxique qu’eussent apprécié les Borgia : le furfurol, — en français huile de son, — 83 fois plus actif que l’alcool pur sur les lapins qui ont été ses victimes. Dix grammes suffisent pour tuer un adulte ; seulement, étant donné la proportion ordinaire de furfurol par litre de rhum — 20 milligrammes — l’adulte devrait, pour s’empoisonner, avaler 500 litres de ce spiritueux et, s’il y parvenait, on ne saurait dire jusqu’à quel point le furfurol serait alors responsable de la catastrophe.

Les seules boissons hygiéniques sont celles dont on n’abuse pas ; si l’eau-de-vie, même impure, sous ses aspects multiples, est sans danger à doses médiocres et espacées, l’alcool le mieux épuré est fatal à qui l’ingurgite quotidiennement par grandes lampées. Il n’y a donc qu’un remède à l’alcoolisme, et M. de La Palisse l’aurait trouvé : c’est de diminuer la consommation de l’alcool ; et il n’y a qu’un moyen de diminuer la consommation de l’alcool, c’est de le renchérir. Encore le résultat n’est-il pas certain, puisque les droits, depuis 1860, ont quadruplé et que la consommation a plus que doublé. Mais, s’il n’est pas infaillible, ce procédé a pour lui d’être le seul. Se répandre en articles que les buveurs ne lisent pas, multiplier les congrès et les conférences auxquels ils n’assistent pas, ou créer des sociétés de tempérance qui se recrutent uniquement parmi les personnes n’ayant nulle habitude de se griser, sont des jeux d’enfans.

On a fait quelque état du rôle et de l’influence de ces sociétés en Angleterre ; j’incline à penser que, si l’ivrognerie a été sérieusement enrayée chez nos voisins d’outre-Manche, ce n’est pas du tout à ces estimables associations, — dont les adhérens sont au nombre de deux millions et demi, pas davantage, — que l’honneur en est dû ; mais tout simplement à la législation fiscale : l’alcool paie, dans la Grande-Bretagne, un impôt de 500 francs par hectolitre, tandis qu’il n’est soumis en France qu’au droit de 156 francs. Cette dernière taxe, même grossie des droits d’entrée et d’octroi, reste bien inférieure à celle qui frappe les sujets britanniques. S’il se boit, proportionnellement à la population, plus d’alcool en France qu’en Angleterre et que dans n’importe quel pays du monde, cela tient peut-être à ce que cette boisson est soumise presque partout à une contribution plus forte que chez nous : 245 francs aux États-Unis, 252 francs en Hollande, 325 francs en Russie.

Notre parlement veut faire deux choses à la fois : surcharger l’alcool et dégrever les vins, cidres et bières ; il escompte la plus-value de l’impôt sur l’alcool pour combler le déficit qui résultera de la suppression des autres. Or il tombe sous le sens que, si le rendement du premier augmente dans la même mesure que la surtaxe, c’est qu’il n’en sera pas bu un litre de moins ; tandis que le but à atteindre c’est de priver, jusqu’à un certain point, les estomacs français de ce liquide. Il faut donc hausser artificiellement le prix de l’alcool, puisque aussi bien ce sont les classes populaires qui en absorbent avec le plus d’excès, et que l’ivrognerie bourgeoise, qu’une élévation de taxe n’entraverait pas, est assez rare dans notre république.

J’écris ceci d’ailleurs sans nulle illusion, ni aucune sorte d’espoir d’être entendu de personne. « Si je suis jamais roi, disait, en pataugeant dans la boue, un berger de jadis, alors je garderai mes brebis à cheval. » Il y a là moins de naïveté qu’on ne serait tenté de le croire, à voir le singulier usage que la masse fait du progrès. Un nombre énorme de prolétaires ne songent pas à profiter de leurs salaires, très supérieurs à ceux dont ils disposaient autrefois, pour se créer une existence plus confortable ou se former un petit pécule. Ils ne tirent, eux, les plus cultivés et les plus fiers des hommes de labeur qui soient au monde, ils ne tirent de la progression de leurs gains d’autre bénéfice que celui d’emplir leur gobelet et de vider leur cervelle, avec la même eau de feu que le nègre fétichiste du Soudan. L’eau-de-vie coûte plus d’un milliard de francs par an aux ouvriers français. Ils « gardent leurs brebis à cheval » ; et comme, de fait, ils sont rois et qu’ils veulent boire, qui oserait les contrecarrer ? Ils boiront ! Pourquoi ? Pourquoi « dressent-ils, comme disent les Proverbes, des embûches contre leur propre vie, pourquoi tendent-ils des pièges à leur âme ? »

Il faudrait, pour le dire, savoir ce qui se passe dans le plus intérieur d’eux-mêmes, qu’eux-mêmes ne connaissent presque pas. L’ivresse de l’alcoolique moderne, ivresse voulue, combinée, froide et rapide, n’a rien des beuveries vineuses de naguère, chantantes, hurlantes, hautes en couleur du « disciple de Bacchus, » rien de la belle joie des ivrognes rabelaisiens quand « il leur pleut dans le ventre, » et qu’ils se targuent d’avoir entonné depuis leur naissance un étang de jus de Bourgogne. Dure et silencieuse, l’ébriété actuelle a pourtant ses attraits. Le malheureux, attablé devant son flacon, est un faible ; il aime mieux voir ce qu’il désire que désirer ce qu’il ignore. Dans le pacte qu’il a signé avec la boisson libératrice, les promesses qu’elle lui fait ne sont point éludées, comme elles l’étaient, dans les mythes anciens des contrats passés avec le diable, où l’or pour lequel on vendait son âme se changeait toujours en feuilles sèches. À mesure que sa raison s’envole et que sa tête se perd, l’alcoolique, en s’abrutissant, sort de lui-même et, quelque grossier que soit son rêve, il rêve !


Vte G. D’AVENEL.

  1. Voyez dans la Revue du 1er octobre 1894, l’étude parue sous ce titre.
  2. Nous avons parlé de l’acétylène dans une étude antérieure sur l’Éclairage. Voyez la Revue du 15 juin 1896.
  3. Voyez dans la Revue du 15 décembre 1896 : la Soie.