Le Mécanisme de la Vie moderne/28

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LE
MÉCANISME DE LA VIE MODERNE

PORCELAINES ET FAÏENCES

Les Français d’aujourd’hui mangent tous dans la même assiette, je veux dire dans des assiettes à peu près pareilles. La science et l’industrie ont assez renouvelé le domaine de la vaisselle et en ont assez démocratisé le luxe pour que, de l’archimillionnaire au paysan, les assiettes qui paraissent sur nos tables, depuis les plus chères jusqu’à celles qui coûtent le meilleur marché, semblent de matière et d’aspect peu différens les unes des autres.

Il n’en allait pas ainsi autrefois ; chaque classe usait de types nettement tranchés : les riches, de l’assiette d’argent ; les bourgeois, de l’assiette d’étain ; le peuple, des assiettes de terre ou de bois. La domesticité n’en avait pas d’autres chez les princes. A la réception de Philippe de Valois par le Duc de Bourgogne, il est acheté 20 000 écuelles de bois « pour la suite. » Ces quatre sortes de vaisselles ont été universellement abandonnées. Et, comme toutes les bonnes révolutions dues à la science et à l’industrie, celle-ci s’est faite sans violence ni contrainte, sans lois somptuaires ni préoccupations de nivellement. Elle s’est faite spontanément, parce que chacun, grand ou petit, y trouvait avantage. Certes il subsiste encore, quant à la valeur vénale et au mérite artistique, autant de distance, et peut-être davantage, dans notre république entre la pâte tendre de vieux Sèvres et le biscuit blanc d’une faïencerie actuelle, qu’il pouvait y en avoir au XIVe siècle entre le « bassin » — plat creux — d’argent doré, appartenant à une princesse, et l’écuelle de bois — de « fût, » disait-on — appartenant à un vilain. Le premier se vendait jusqu’à 1700 francs de notre monnaie présente ; la seconde se payait 0 fr. 15. Il est ainsi de nos jours des porcelaines si rares et si chères, lorsqu’elles sont authentiques, que ceux-là mêmes qui les possèdent, quelque opulens qu’ils puissent être, n’oseraient s’en servir pour boire ou pour manger. Ce sont des objets de vitrine, dont le rôle actif est terminé. La céramique dont se servent journellement les ouvriers du XXe siècle ne leur coûte pas plus que la vaisselle de bois ne coûtait au moyen âge et que la poterie de terre brune ne coûtait aux prolétaires à la fin de l’ancien régime. Comme elle est bien plus propre et plus attrayante à l’œil, elle leur procure une jouissance positive de confortable ; tandis que les privilégiés de l’argent n’ont plus à cet égard, par-dessus le populaire, qu’un agrément assez artificiel de vanité.

Et l’on apercevra, pour peu qu’on y réfléchisse, que c’est là le caractère du très grand luxe contemporain d’être condamné à devenir, en beaucoup de ses manifestations, assez conventionnel et comme imaginaire, parce que le progrès le chasse du domaine effectif des réalités, en donnant chaque jour à la masse un peu plus de bien-être absolu.


I

Si les riches ont renoncé à se servir d’assiettes d’argent, dans l’ordinaire de la vie ; s’ils les réservent désormais, lorsqu’ils en possèdent, aux dîners de cérémonie, ce n’est pas qu’ils soient moins fastueux que les seigneurs de jadis. C’est au contraire qu’ils sont plus délicats, et que l’émail de la porcelaine offre à leurs yeux et à leur goût un charme supérieur au métal de la vaisselle plate.

Dans ces longs repas, où les mets et les convives étaient si nombreux, nos pères changeaient très rarement d’assiettes. Nous en trouvons la preuve dans ce fait qu’ils avaient assez peu d’argenterie pour des gens qui mangeaient exclusivement dans de l’argent. Aussi bien y tiennent-ils fort, à cet argent, et le traitent-ils avec respect : le roi Charles VI voyageait en Languedoc lorsqu’un jour on égara sa salière d’argent. Aussitôt la cour s’arrête à Béziers et l’on envoie des courriers à Narbonne et à Valence, « pour faire crier la salière du Roi qui était perdue. »

Un état de la vaisselle d’argent de l’archiduc Philippe le Beau, roi d’Espagne, en 1501, monte à cent kilogrammes environ ; l’inventaire du Comte d’Angoulême, père de François Ier, en 1497, accuse un poids de 88 kilogrammes d’argenterie. Mme de La Trémoïlle, dont le mari est un des plus riches personnages de France, fait réparer en 4396 sa vieille vaisselle qui pèse seulement 38 kilos ; quand il faisait réparer la sienne, le Duc de Bourgogne, Jean sans Peur, ne dédaignait pas de manger dans des plats d’étain ; sans doute parce qu’il n’avait pas grande abondance d’orfèvrerie. Comme l’assiette de moyenne taille pèse plus d’une livre, cent kilogrammes d’argenterie, — dont il faut déduire les aiguières, bassins, sauciers, tasses et coupes, — ne représentent pas beaucoup d’« écuelles. »

Voisin et voisine mangeaient à deux dans la même, « à la mode de France, » et on ne la changeait guère au long du festin. Dans l’intervalle des repas, quoique les châtelains cossus eussent des argentiers, ceux-ci n’avaient pas le loisir de se livrer à cet entretien minutieux, faute duquel l’assiette d’argent, livide et mal débarbouillée, rayée en tous sens et balafrée par les traces du couteau, devient une somptuosité assez malpropre.

L’ennui d’un travail constant, assez parfait et assez bien dissimulé pour que les ingrédiens et les outils qu’il exige ne communiquent aucun mauvais goût au métal, a détrôné l’argent au profit de la porcelaine, chez les riches, et, pour les mêmes motifs, Pétain a été abandonné par la classe moyenne, devenue plus raffinée. Quant à la masse de la nation, quelle que fût sa délicatesse sur ce chapitre, elle eût bien été forcée de s’en tenir à sa vaisselle de bois, aux graillons tenaces, à ses grossiers et fragiles vases de terre, si la baisse des prix n’eût mis à sa portée les produits de la céramique moderne.

Celle-ci, quelque nom qu’elle porte, est d’hier ou d’avant-hier. Transparente ou opaque, elle se fabrique avec des substances inconnues ou inusitées dans le passé. Ce que nous nommons aujourd’hui « faïence fine » est de composition et de caractère plus voisins de la porcelaine que des anciennes faïences. Quant à la « porcelaine, » ce qu’on appelait ainsi jusqu’à l’introduction en Europe, à la fin du moyen âge, des produits de la Chine, c’était la nacre ; et elle n’était pas à bon marché : telle coupe, en « coquille de perle, » se paie 5 000 francs de notre monnaie, au XIVe siècle.

Quoique l’argile, cette terre molle qui prend sous l’effort de la main et conserve les formes les plus variées, soit répandue en masses énormes sur la surface du globe, négligemment foulée au pied du passant, et quoique toutes les poteries, depuis le fétiche africain jusqu’à la figurine de Saxe, soient à base d’argile, — si bien que l’art du potier semble de tous le plus universel autant que le plus antique, — c’est pourtant la vaisselle d’argile, faïence et porcelaine, qui de toutes est chez nous la plus récente. C’est la dernière du moins dont on a découvert et discerné les mérites, et que l’on a su fabriquer assez parfaitement pour lui permettre d’entrer d’abord en concurrence avec les vaisselles métalliques ou ligneuses et de les supplanter.

Cette industrie, où les Chinois débutaient cent ans avant l’ère chrétienne, où ils excellaient au XVe siècle, était chez eux si développée, il y a deux cents ans, qu’une seule ville — King-té-Tchin — comptait 3 000 fours à porcelaine, au moment même où se fondait chez nous la manufacture de Sèvres. La Corée, le Japon, partageaient alors avec la Chine la suprématie céramique dans le monde ; pour la pureté de la matière et l’éclat des « couvertes, » ils n’avaient pas de rivaux. Fils des empires du « Milieu, » du « Matin Calme » et du « Soleil Levant » sont aujourd’hui rejoints par nos concitoyens de l’Occident. Sous le rapport scientifique, ils seraient même dépassés, n’était l’ardeur que mettent les Japonais à s’approvisionner en nos usines des appareils mécaniques les plus perfectionnés et à se tenir au courant des applications de la chimie actuelle.

Il y a quatre ans, deux Japonais, autorisés à suivre une cuisson de porcelaines à Sèvres, essayaient, durant la nuit passée auprès du four, de communiquer leurs idées sur la fabrication à M. Vogt, le savant directeur des travaux techniques. Mais les rudimens de français qu’ils possédaient étaient insuffisans pour arrivera se faire comprendre. Parmi les mots qu’ils répétaient avec insistance, — sili, silik, — plus ou moins bien articulés pour nos oreilles européennes, « je crus reconnaître, raconte M. Vogt, le mot silice. J’écrivis, à tout hasard, la formule SiO2 et la leur présentai. À cette vue, le visage des Japonais devint souriant ; ils comprenaient. Nous pûmes, à partir de ce moment, nous entretenir des pâtes et des « couvertes » en écrivant des formules chimiques. » Le temps est loin, au Japon, où d’audacieux Portugais exportaient les potiches au péril de leur vie.

Nous remboursons aux Orientaux la théorie de ce dont nous leur avions emprunté la pratique. Car nous avons cherché à faire de la porcelaine, avec des formules, bien longtemps avant de savoir en faire avec du kaolin, qui nous manquait. Alchimistes italiens et français y travaillèrent avec patience ; nos plus illustres faïenciers, à commencer par Bernard Palissy, géologue et chimiste autant qu’émailleur, furent des savans, et le nom d’« arcaniste » désignait encore, dans les ateliers d’il y a cent ans, le technicien précieux qui connaissait le « secret » du métier, ignoré des profanes.

Ignoré de ces « arcanistes » eux-mêmes, le plus utile « secret, » le plus profitable, eût consisté à abaisser le prix des porcelaines et des faïences pour les faire pénétrer dans la consommation courante. Si l’on rencontre, dans les inventaires bourgeois des XVIIe et XVIIIe siècles, peu de services en faïence proportionnellement aux services en étain ; si nous constatons que la faïence, bien que fabriquée industriellement depuis plus de cent cinquante ans, n’avait pu parvenir à se faire préférer au métal, c’est que ses qualités, à l’usage, ne compensaient pas ses défauts. Fragiles, promptes à casser ou à s’écorner, aisément déplaisantes à la vue lorsque leur émail éraillé laissait apparaître la terre jaune ou rouge dont elles étaient faites, ces charmantes faïences, dont les collectionneurs se disputent à prix d’or les rares exemplaires demeurés intacts, revenaient beaucoup plus cher que la vaisselle d’étain, inusable et perpétuelle.

Des temps féodaux aux temps monarchiques l’étain avait baissé de prix ; de sorte que les classes moyennes avaient une première fois changé leurs assiettes : tel qui eût hésité à se payer des assiettes d’étain sous Louis XI, ou même sous François Ier, lorsqu’elles coûtaient 4 et 5 francs de notre monnaie, et qui se contentait de les louer 5 centimes la pièce, pour un grand dîner, se décida à en acheter sous Louis XV, lorsqu’elles ne se vendaient plus que 2 francs ou 2 fr. 50 centimes ; et même moitié de ce prix si, au lieu d’étain fin ou « tonnant, » on employait un alliage commun. D’ailleurs l’étain pur, à 7 fr. 50 centimes le kilogramme au XVe siècle, tombé au XVIIIe à 4 francs, se refondait indéfiniment en vaisselle neuve, moyennant une dépense assez modeste de façon.

Peu différent était le prix d’une assiette de Nevers, — 2 fr. 50 sous Henri IV. — Sous Louis XV l’assiette de Rouen, décorée, valait encore 5 francs, et l’assiette blanche 2 francs. Moins solide que l’étain, elle était par là même plus coûteuse. Quant à la porcelaine, c’était, en ce temps-là, un luxe plus onéreux que l’argenterie : six tasses avec leurs soucoupes se payaient 120 francs sous la Régence, et un service à thé en pâte de Saint-Cloud était vendu 1 400 francs par le fabricant.

Ces chiffres élevés ne tenaient pas seulement au prix de la matière première, quoique au XVIIIe siècle la pâte tendre de Sèvres coûtât 5 francs le kilo, tandis que la pâte actuelle de l’industrie vaut 12 centimes. Or le poids d’une assiette varie de 420 grammes, en type bourgeois, à 750 grammes pour le modèle épais, dit « limonade, » destiné aux cafés et restaurans qui redoutent la casse. C’étaient surtout les déceptions et les hasards de la mise en œuvre, qui renchérissaient le produit prêt à être livré au public. Le manufacturier aujourd’hui, à Limoges, établit ainsi son prix de revient pour cent assiettes creuses : 2 fr. 52 de pâte, 2 fr. 90 de façon, 11 fr. 58 de cuisson et de frais généraux. Elles lui coûtent ainsi 17 centimes l’une. Et quoiqu’il enfourne du même coup 7 000 assiettes en 90 files juxtaposées, la cuisson et ses accessoires absorbent 70 pour 100 de la dépense. A l’ancien Sèvres, commandité par le Roi et par Mme de Pompadour, qui espérait surtout faire une bonne affaire, les fours avaient une contenance de 12 mètres cubes, — au lieu de cent de nos jours ; — la cuisson durait quatre fois plus longtemps, — jusqu’à 112 heures ; — elle exigeait en moyenne 17 000 kilos de bois et, à la sortie du four, on brisait les trois quarts ou les deux tiers des pièces. Un quart, un tiers au plus, n’étaient pas endommagées.

Nos usiniers modernes, en classant leurs produits après la cuisson, ont un lot inévitable de « rebuts ; » mais ce dernier est de peu d’importance, comparé au « premier choix » susceptible d’être livré en blanc, comble de la perfection en porcelaine, et à l’ « inférieur, » dont la décoration suffit à masquer les défauts. D’ailleurs, le polissage au « boucheton » où à la « tournette » parvient à corriger les aspérités, à effacer les grains causés par des bulles d’air, par des corps durs ou du sable resté dans la pâte.

Sous l’influence des progrès multiples réalisés dans la fabrication, les prix se sont partout abaissés : l’assiette de Sèvres, dorée et chiffrée, se vend à la manufacture de5fr. 30 à 5 francs, suivant qu’elle est creuse ou plate. A Limoges le même service de douze couverts, en porcelaine fine décorée de fleurs, qui valait 300 francs en 1870, et 120 francs il y a quinze ans, coûte aujourd’hui 60 francs. En faïence, où la solution du problème complexe de faire beau, utile et bon marché, semblait plus difficile parce qu’il y avait moins de marge à la baisse, on est parvenu à établir de jolis services à 25 francs, et la douzaine d’assiettes blanches communes, que l’on cotait 3 francs en gros, il y a un tiers de siècle, est maintenant cédée pour 1 fr. 25.

Cependant, cette « faïence fine, » qui de l’ancienne n’a rien conservé, ni la substance ni la « couverte, » est d’une tout autre solidité. Malgré leurs efforts, malgré l’exportation qui s’élève annuellement à 65 millions de francs, pour les poteries et les cristaux, la concurrence internationale oblige nos industriels à s’ingénier sans cesse pour conserver le terrain conquis. Encore est-ce à grand’peine : jusqu’à 1870, nous fournissions l’Allemagne, jusqu’à 1885, la Russie, jusqu’à 1895, l’Amérique. Nos cliens se font producteurs à leur tour et quelques-uns rivaux. Vainement un « cartel » s’est noué entre les six grandes faïenceries : Sarreguemines, Lunéville, Longwy, Choisy-le-Roi, Gien et Montereau, qui représentent ensemble les deux tiers de la production française, en vue de maintenir quelque peu les cours.

L’Angleterre fabrique deux fois plus de faïences que nous ; en Allemagne poussent des sociétés géantes comme celle de Villeroy et Boch, la plus puissante du monde, qui occupe 7 000 ouvriers en divers établissemens. Ces deux pays luttent avec nous, au dehors et jusque sur notre propre marché, avec des armes qui nous manquent : l’un a le charbon moins cher, l’autre la main-d’œuvre à meilleur marché. Il ne nous suffirait pas de multiplier les machines et de perfectionner l’outillage, pour-réduire les frais de façon, si nous ne conservions encore la supériorité sur le terrain artistique, pour la forme et la décoration. Grâce à elle, la céramique, avec les 23 000 ouvriers qu’elle occupe, réalise en France un chiffre de plus de 80 millions de francs, répartis à peu près par moitié entre la faïence et la porcelaine.

II

C’est dire que nos marques sont partout recherchées et que la plus illustre, celle de Sèvres, est l’objet de falsifications si nombreuses et si adroites, qu’il ne reste vraiment aux amateurs prudens d’autre ressource, pour se défendre des tromperies, que d’exiger du marchand l’insertion sur sa facture de ce libellé : « L’achat de toute pièce, déclarée fausse à la manufacture, sera résilié. » Il est d’ailleurs, probable que peu de magasins accéderaient à cette clause redoutable ; car, à l’estime des techniciens compétens, parmi les Sèvres mis en vente, il s’en voit environ 95 pour 100 de faux, aussi bien en pâte tendre qu’en pâte moderne.

Les perfidies du truquage, révélées en des ouvrages spéciaux, sont jeux d’enfans pour les imitateurs, qui apposent les marques de toutes les époques et savent vieillir artificiellement leurs œuvres, sans recourir au craquelage, à la suie ou au mijotage dans le jus de fumier. Il est tels artistes parisiens, aussi loyaux qu’habiles, qui poinçonnent leurs reproductions d’une signature convenue pour éviter toute méprise. Mais leurs cliens ne sont pas si scrupuleux et les enchérisseurs naïfs, qui poussent aux grandes ventes de l’hôtel Drouot des objets présumés authentiques, seraient fort déconcertés, après le coup de marteau du commissaire-priseur, d’apprendre que ce petit S ou cet humble B, dissimulé dans quelque coin de leur vase du Barry, est l’initiale d’un porcelainier contemporain domicilié dans le voisinage des grands boulevards.

A côté de ces copies rares et si parfaites qu’elles ne sont pas indignes des originaux, exécutées comme elles sont par des peintres employés parfois à Sèvres même, il se fait de grossières décorations sur des pièces sorties naguère en blanc de la manufacture nationale. Pour y obvier, Sèvres ne vend plus de blanc depuis 1880 ; mais l’Assistance publique détient encore des milliers d’assiettes blanches, provenant des rebuts de Sèvres, qui lui avaient été données par l’Etat et qui coulent doucement dans le commerce. Les rebuts sont frappés, au sortir du four, par un trait de roue qui coupe en travers la marque usagère ; le faussaire comble ce trait infamant avec un peu d’émail qu’il passe au feu. Sèvres, dédaigneux de poursuivre, répugne à pratiquer des saisies chez les marchands. La manufacture royale de Saxe, plus commerciale, est moins débonnaire ; elle a gagné plusieurs procès contre ses contrefacteurs. Mais ceux-ci lui ont reproché, non sans fondement, de se contrefaire elle-même, lorsqu’elle fait revivre et appose ses anciennes marques, — telle que l’ « Augustus Rex » vénérée des collectionneurs, sur des pastiches du XVIIIe siècle récemment livrés par elle au public.

La seule pénalité appliquée jusqu’ici aux simulateurs de vieux Sèvres, de vieux Saxe, de vieux Berlin et de vieux Chine, a été l’exclusion de toute récompense aux dernières Expositions universelles. Il fut assez piquant de voir des objets porteurs de fausses marques, ostensiblement présentés en nombre assez important par leurs auteurs, qui sollicitaient une médaille à titre d’encouragement de leur supercherie avouée. Ces industriels affirmaient que leur clientèle exigeait cette tromperie par un pur sentiment de vanité. Le jury, tout en louant le mérite de ces pâtes tendres, n’a pu se résoudre à sanctionner l’incorrection de leur certificat d’origine.

Seulement, c’est de leur certificat d’origine que ces porcelaines tirent tout leur prix, aux yeux du plus grand nombre des acheteurs, incapables de distinguer la pâte tendre de la pâte dure. Et comment d’ailleurs le pourraient-ils ? La première se signale à l’œil exercé du céramiste par certaines qualités d’éclat et de coloris ; c’est un verre incomplet qui, par sa nature, se laisse décorer exclusivement avec des émaux alcalins, riches de tons, limpides et lumineux. Mais, une fois habillée au sortir du four et incorporée à sa « couverte » cristalline, elle ressemble tellement à la pâte dure que, pour connaître sûrement sa composition, il faut… la casser. On s’aperçoit alors qu’elle est plus grenue et moins résistante que la porcelaine de kaolin.

Pour le riche bourgeois du XXe siècle, la pâte tendre est le symbole d’une aristocratie abolie, dont il entrevoit à travers les tableaux et les Mémoires l’existence galante et dorée, et dont il a conscience de tenir le rang, puisqu’il boit, ou pourrait boire, dans les mêmes tasses qu’elle. Pour le gros public, la pâte tendre est quelque chose de légendaire et de mystérieux, qui ne se fait plus, même à Sèvres, parce que, « les procédés ont été perdus à la Révolution, » ou, disent d’aucuns, « parce que la mine est épuisée. » Pour le savant ou le manufacturier français du XVIIIe siècle, la pâte tendre fut le résultat d’efforts compliqués en vue d’imiter la pâte de Chine, dont le principal élément, Je kaolin, nous était inconnu.

Et quoique plus tard on ait donné le nom de « porcelaine artificielle » aux mélanges laborieusement cuisinés du génial Chicoineau, cet inventeur de la pâte tendre, fondateur de la manufacture de Saint-Cloud, vers la fin du règne de Louis XIV, ainsi que ses continuateurs, dépositaires de son « secret, » à Vincennes, puis à Sèvres, entendaient bien fabriquer la véritable porcelaine, et même la seule digne de ce nom. Le chimiste Hellot, membre de l’Académie des Sciences, écrivait en 1733 : « Le Saxe n’est pas une porcelaine, si ce n’est à l’extérieur ; lorsqu’on le casse, on reconnaît que ce n’est qu’un émail blanc semblable à celui des peintres, mais plus dur. » Au fait, peut-on soutenir qu’il existe une porcelaine plus « naturelle » que les autres, puisque toutes sont des combinaisons d’argile et de sables à doses variées ?

Mais ce qu’on peut affirmer c’est que, parmi tous les composés qualifiés aujourd’hui de « porcelaines, » il n’en est pas dont la préparation exige autant d’ingrédiens que la « pâte tendre. » Un manuscrit officiel, conservé à la bibliothèque de Sèvres, nous donne par le menu la recette des procédés et des matières mises en œuvre pour sa confection, « décrits pour le Roi, Sa Majesté s’en étant réservé le secret. » Il y entrait du « sel gris de gabelle » — c’est-à-dire commun, — de l’alun de roche, de la soude d’Alicante, du gypse de Montmartre et du cristal minéral. Le tout, mêlé avec du sable pilé, cuit et calciné, constituait la « fritte, » la partie vitrifiée qui fournissait la transparence ; tandis que le « corps, » la plasticité, était représenté par du blanc d’Espagne et de la terre fine, ou grosse marne, tirée de la carrière d’Argenteuil. On l’additionnait de ce qu’on nommait « la chimie, » dissolution gommeuse de colle de parchemin et de savon noir, chargée de procurer la ténacité et d’empêcher la gerçure.

Tel fut le « biscuit » ou porcelaine mate après cuisson. Une fois émaillée, la pâte tendre, par sa substance autant que par sa « couverte, » se laissait, autrement et mieux que la pâte dure, pénétrer par la décoration. Les couleurs et l’or moulu se fixaient, s’incorporaient à son émail cristallin avec un glacé incompatible. Seulement cette pâte tendre était, au premier chef, anti-industrielle ; peu plastique et très pénible à façonner, à cuire, dangereuse même pour la santé des ouvriers, beaucoup plus coûteuse que la pâte dure, qui rivalisait avec elle depuis 1769 et finit par la supplanter en 1804.

Bien qu’il ait été maintes fois question de la ressusciter, aucun des projets formés en ce sens ne s’est jusqu’ici réalisé. Ils ont même perdu beaucoup de leur intérêt depuis la création, par MM. Vogt et Lauth, d’une nouvelle porcelaine à émail tendre, analogue à celui de la Chine et, comme lui, plus accueillant à la couleur.

Tandis que la France, vers 1700, venait d’imaginer cette « porcelaine de verre, » œuvre exquise, mais produit d’élite, voué par son prix à ne jamais franchir le seuil des foyers modestes ; tandis que, partout en Europe, chacun avait, ou croyait avoir, son secret, témoin ce Hollandais qui annonçait en 1724, dans le Mercure de France « une porcelaine de papier pour raccommoder la véritable, » un maître de forges saxon, chevauchant un jour aux environs de l’Aue, s’aperçut que sa monture s’empêtrait dans une terre pâteuse et blanchâtre. En l’examinant, il reconnut que cette substance, onctueuse au toucher, se réduisait facilement en une poussière impalpable, susceptible de remplacer avec avantage la farine d’amidon, alors utilisée pour le poudrage des perruques. Il mit son idée en pratique, et le nouveau produit, d’un ton neige immaculé, offert à bas prix, ne tarda pas à se répandre dans les principales villes de l’Allemagne du Nord.

Au même temps, un « faiseur d’or, » ancien élève en pharmacie de Berlin, nommé Bœttger, accueilli en Saxe par l’Électeur-roi de Pologne, travaillait dans un bâtiment des remparts de Dresde, nommé le « bastion de la Jeune Fille, » à la transmutation des métaux. D’une moralité douteuse, ce jeune homme de vingt-cinq ans, qui passait pour initié au Grand Art et avait eu celui de duper le roi de Prusse Frédéric-Guillaume, n’apportait peut-être pas grande conviction dans ses recherches ; mais son nouveau maître n’entendait pas raillerie et, ne voyant rien venir, s’impatientait. De sorte que Bœttger courait grand risque, si le prince poussait la chose au tragique, d’être pendu à la potence dorée, supplice réservé aux alchimistes fallacieux. La légende, — car peut-être n’est-ce qu’une légende, — veut qu’un matin Bœttger, en se coiffant, trouvât sa perruque plus lourde que de coutume. Son valet de chambre, interrogé, suggéra qu’elle devait ce supplément de poids à la poudre nouvelle, la terre d’Ane, près de Schneeberg. Frappé de ce mot, le chimiste se fait apporter une provision de cette substance et, après plusieurs expériences, reconnaît dans cette argile le fameux kaolin des Chinois. En Chine, l’invention avait, paraît-il, coûté la vie à son auteur, le « dieu de la porcelaine, » qui, pour réussir une cuisson, se je la dans le four. En Europe, elle sauva l’inventeur. Quoiqu’il ne se porte plus de perruques poudrées, le kaolin n’en a pas moins conservé son rôle dans la toilette : nos parfumeurs en font aujourd’hui de la poudre de riz. Les papetiers l’introduisaient aussi dans leurs papiers ordinaires pour en diminuer le prix de revient, jusqu’à l’apparition de la pâle de bois, dont l’usage procure des résultats meilleurs.

Auguste II, sur le rapport d’une commission favorable, s’empressa d’acquérir le monopole d’exploitation du kaolin, enfermé, au fur et à mesure de son extraction, dans des tonneaux scellés du sceau de l’Etat que surveillaient des agens assermentés. Quoique nul, en dehors de la citadelle de Moisson convertie en fabrique, ne pût utiliser la précieuse argile « sous peine de mort, » moins de dix ans après, les secrets s’étaient envolés, vendus par Bœttger lui-même, disent les uns, en tous cas successivement dérobés d’une ville à l’autre de l’Allemagne : le Hollandais Dupasquier séduit un « arcaniste » de Meissen et fonde, grâce à lui, la manufacture de Vienne (1718). Il est à son tour volé par Ringler qui crée les ateliers de Hœchst (1740). Ringler enfin, habile chimiste mais un peu ivrogne, est volé par Caspar Vegely qui le grise, profite de son ivresse pour prendre copie des recettes qu’il portait toujours sur lui et établit la fabrique de Merlin. Le Grand Frédéric lui fournit des ouvriers, enlevés en Saxe à la baïonnette.

En France les recherches continuaient sans profil. Nos potiers blanchissaient l’argile avec du soufre, de l’arsenic, du nitre, du mercure précipité, du tartre et du sel marin. Tantôt la transparence était trop grande, tantôt la couleur trop bise. Réaumur, après analyse des céramiques chinoises, avait nettement établi quelle sorte de terre infusible convenait à la porcelaine ; seulement, cette terre, on ne la trouvait pas, jusqu’à ce qu’une dame Daniel, femme d’un chirurgien de Saint-Yrieix, eût ramassé, au cours d’une promenade, quelques poignées d’une matière savonneuse, qui lui parut pouvoir être économiquement employée pour la lessive. Son mari fit part de la découverte à un pharmacien de Bordeaux, qui eut l’idée de soumettre l’échantillon à la manufacture de Sèvres. C’était le kaolin, connu d’abord sous le nom de « terre lavée de Saint-Yrieix. »


III

Le kaolin, à lui seul, n’est pas la porcelaine, puisque la faïence moderne en contient beaucoup et que l’ancienne pâte tendre n’en contenait pas. A lui seul, il ne saurait donner à la porcelaine deux de ses caractères distinctifs : la transparence et la vitrification. Mais il est indispensable pour la blancheur. De toutes ces terres grasses que le vulgaire nomme « argiles » et le chimiste « silicates d’alumine, » le kaolin seul est pur. Dans ce laboratoire qu’est la nature constamment en travail, les roches de « feldspath, » composées de silice, d’alumine et de potasse, se désagrègent. La potasse se dissout ; elle est remplacée dans une combinaison nouvelle par de l’eau, qui ne s’évaporera qu’à 750 degrés de chaleur.

Tel qu’il se recueille en des gisemens assez nombreux aujourd’hui en France, dans l’Allier, en Bretagne, dans les Pyrénées, surtout en Limousin, le kaolin est plus ou moins mélangé au feldspath dont il est issu. On les sépare soigneusement l’un de l’autre par des lavages, au sortir de la carrière. Ce ne sera pas pour longtemps, car le porcelainier ne peut pas plus se passer de feldspath que de kaolin. Celui-ci est l’élément onctueux et infusible, qui permet le façonnage en donnant la plasticité. Celui-là, fusible à haute température, donne la transparence à la pâte, comme de l’huile à du papier. Un troisième élément, le quartz, ou sable siliceux, est indispensable ; il n’est ni plastique, ni fusible, mais permet de varier la composition et la rend solide. Avec trop de feldspath, les pièces se déforment à la cuisson et tombent ; tandis qu’elles ont une teinte jaunâtre et manquent de translucidité avec trop de kaolin.

Les industriels de Limoges en mettent pratiquement de 40 à 50 pour 100 ; à Sèvres, jusqu’à 1880, la pâte dure en contenait 83 pour 100 ; la nouvelle aujourd’hui n’en contient plus que la moitié mêlée à la craie de Bougival et au sable de Fontainebleau. L’ancienne, excellente pour le service de table, résiste à toutes les variations de température, et l’acier du couteau ne parvient pas à la rayer ; mais elle se décore mal. La nouvelle pâte est plus tendre, mais fusionne mieux avec la couleur.

Sauf ces différences dans les proportions, les porcelainiers emploient les mêmes matières premières qu’il y a cent ans, lorsque Limoges, à ses débuts, ne comptait qu’une fabrique, vendue, le 13 vendémiaire an V, à deux ouvriers qui ne réussirent pas. Les faïenciers d’alors, au contraire, avaient, depuis deux siècles, lentement édifié leur industrie ; ils avaient produit des chefs-d’œuvre. Plusieurs s’étaient enrichis, anoblis même, témoin la permission donnée par la duchesse de Nevers, en 1638, à « noble A. de Conrade, faïencier, de tirer de la terré propre à faire de la vaisselle dans toutes les places communes des environs. » A Moutiers, le dernier de la dynastie des Clérissy, maîtres-potiers de père en fils depuis 1632, devint baron en 1750, puis comte de Trévans et portait d’argent à trois pinceaux de sable.

Pourtant cette industrie de la faïence a presque totalement disparu au XIXe siècle, remplacée par une industrie nouvelle qui n’a de commun avec elle que le nom. C’avait été un grand progrès, sur la terre cuite primitive, que d’envelopper les poreuses argiles, rouges ou grisâtres, d’un émail imperméable et opaque à base d’oxyde d’étain, qui acquérait après fusion la blancheur et le poli. Les peintures « sur cru, » auxquelles il se prêtait, cuisaient avec l’émail. Les traits risquaient de perdre un peu de leur finesse, de s’élargir ou même de se déplacer, lorsque la couche de farine métallique qui revêtait la pièce se transformait, par fusion, en un enduit glacé. Mais ces inconvéniens étaient bien compensés par le flou précieux du décor et la douce harmonie des tons. La matière toutefois restait lourde, fragile et relativement coûteuse.

Pendant que sur le continent on s’occupait de la porcelaine, en Angleterre on perfectionnait l’ancienne « terre de pipe. » L’introduction du silex broyé rendait la pâte plus blanche et plus dure ; le vernis, grâce aux travaux de Wegdwood, devenait moins plombeux et plus résistant. Le traité de commerce de 1783 permit l’introduction en France de la « terre d’Angleterre. » La tradition veut que deux Anglais, les frères Leigh, victimes de la persécution religieuse dans leur pays, aient importé à Douai, vers cette époque, la fabrication de la faïence fine et que de chez eux soient sortis, un à un, les contremaîtres qui, à leur tour, créèrent les manufactures actuelles. Car presque toutes celles qui sont florissantes aujourd’hui sont modernes : celle de Gien a été fondée en 1820, celle de Choisy-le-Roi en 1804 ; tandis que dans les anciens centres renommés de Nevers, Strasbourg, Rouen ou Marseille, les patrons, fidèles à des méthodes vieillies qu’ils se refusaient à changer, durent fermer peu à peu leurs fabriques.

À Rouen, on comptait 18 faïenciers en 1786 ; à la fin du premier Empire, il n’en restait plus. À la belle époque (1650), il se trouvait à Delft 43 manufactures occupant 10 000 ouvriers ; en 1764, il y en avait encore 29 ; en 1794, il n’en subsistait plus que 10. Il n’y en a qu’une aujourd’hui, elle est récente et l’on y fait… de la « faïence fine. » C’est aussi à cet « ironstone, » ou pierre de fer, à ce « granitpearl, » comme on l’appela d’abord, que s’est consacrée la seule des célèbres marques françaises de jadis qui ait survécu à l’ancien régime : celle de Lunéville, fondée en 1731, qui, depuis cent vingt ans, continue d’être dirigée de père en fils par les descendans de Sébastien Keller, son propriétaire d’avant la Révolution. Ici les générations nouvelles, immuablement attachées à la cité lorraine, à l’administration de laquelle elles président encore de par le vœu populaire, ont assez élargi les ateliers ancestraux pour faire aujourd’hui trois millions d’affaires et occuper 1 200 ouvriers ; mais ç’a été au prix de transformations radicales que la maison Keller et Guérin s’est maintenue et développée à Lunéville.

Blanche comme la porcelaine, comme elle composée de kaolin, de sable et de feldspath, et vitrifiée parfois comme elle, la « faïence fine, » la seule à peu près qui se fabrique de nos jours, ne conserve son caractère que par la proportion d’argile étrangère ou champenoise qu’elle contient et qui s’oppose à la transparence. Pour en faire une vraie « porcelaine, » il suffirait, sans rien retrancher de ses autres élémens, d’y ajouter du phosphate de chaux, sous forme d’os de mouton, dégraissés, calcinés et broyés. Ce serait alors de la « porcelaine anglaise, » suivant le type que créèrent chez nos voisins Spode ou Thomas Minton, qui n’a pas varié depuis un siècle. C’est en grande partie avec les squelettes des ruminans du Nouveau Monde que se fait la pâte des tasses où les Anglais boivent leur thé. Les os viennent en général d’Amérique ; leur qualité a grande influence sur la beauté de la porcelaine, dans laquelle ils entrent pour près de moitié On a tenté de substituer aux os de mouton un minéral contenant du phosphate de chaux, mais jusqu’ici sans succès ; d’autant que déjà le bon marché des produits ainsi obtenus est extraordinaire.


IV

Porcelaine ou faïence, le travail de façonnage est le même cl exige les mêmes outils. La matière une fois dosée, la poussière sèche du quartz mélangée, au sortir des « bocards, » des « tordoirs, » des moulins à galets, à la poudre collante du kaolin, et le tout délayé de façon à former une crème blanche, cette « barbotine » se raffermit au filtre-presse et va s’homogénéifier sous la « marcheuse. » Ainsi nomme-t-on le malaxeur, composé de lourds cylindres cannelés, tournant autour d’un axe, qui imitent le manège ancien de l’ouvrier. Une fois « marchée, » la pâte se repose au « pourrissoir ; » non pas cent ans, comme on croyait naguère que faisaient les Chinois afin de mieux assurer sa fermentation, mais quelques mois.

Elle est prête alors à devenir assiette ou pot à eau, statuette ou saladier. Elle le devient par des voies diverses : tantôt tournée, tantôt moulée, tantôt coulée, suivant le procédé le plus pratique. Le tour primitif, vieux de douze cents ans avant l’ère chrétienne, dont la tête ou « girelle » repose sur un axe vertical, traversé par le disque de bois qu’actionnait le pied de l’ouvrier, est depuis longtemps remplacé par des tours mécaniques. Le potier ébauche son œuvre en jouant avec la poignée de pâte qu’il caresse, allonge en boudin ou aplatit en crêpe, tandis qu’elle tourne sur la plate-forme devant lui.

Il faut que sa main soit sûre et qu’il serre très également ; surtout il faut qu’il maintienne un accord parfait entre la vitesse de rotation de son tour et la vitesse d’ascension de ses mains. pour éviter le « vissage, » ces sillons plus ou moins apparens, dus à des pressions inégales, qui s’élèvent en spirales à partir de la base comme le pas d’une vis. Après une dessiccation appropriée, qui permettra de la raboter sans la réduire en poussière, l’ébauche passe au « tournassage. » Fixée sur le « mandrin » de bois qui la supporte, elle est dégrossie, taillée, découpée au calibre par ces « tournassins » d’acier qui l’égratignent au passage, la pèlent ou même lui tranchent doucement de longs copeaux de chair. C’est ainsi que s’obtiennent, sur la pâte à demi molle, les gorges, les filets ou les moulures saillantes, avec une netteté supérieure à tout autre procédé.

Seulement ce procédé-là est cher et, de plus en plus, la main du potier disparaît devant le moule. Avec un modèle on faisait un moule autrefois ; on en fait cent aujourd’hui et de ces cent moules on tire des milliers d’exemplaires du même objet, tous pareils, suivant l’objectif visé par nos contemporains de la multiplication indéfinie des choses. Les pièces que l’on ne pouvait tourner parce qu’elles n’étaient pas rondes, et qu’il fallait pétrir à la main, sont maintenant moulées à la machine. On est parvenu à vaincre une difficulté considérée longtemps comme insurmontable : la fabrication mécanique des pièces ovales ou elliptiques, ayant deux axes inégaux.

Moulages « à la balle, » « à la croûte » ou « à la housse, » c’est-à-dire par l’introduction de la pâte à l’intérieur ou par son application à l’extérieur du gabarit, dont elle doit épouser les contours, se feront un jour sans doute à la presse, dans des moules métalliques qui aboliront alors le tournage. Dès à présent, avec les machines à assiettes, inventées par M. Faure, l’ouvrier n’a plus qu’à poser sur le tour la quantité de pâte nécessaire à la pièce et tout le façonnage se fait mécaniquement, sans intervention de l’homme.

Le coulage des porcelaines est fondé sur la propriété, que possèdent les moules en plâtre soc, de boire l’eau d’une « barbotine, » ou pâte liquide, dont la partie solide se fige d’elle-même sur les parois internes du moule et en prend exactement la forme. On vide ensuite l’excédent de cette crème de porcelaine. Au séchage, la pâte éprouve un retrait régulier qui permet de la démouler facilement. Sa minceur étant proportionnelle à la faculté d’absorption, c’est-à-dire à l’épaisseur des parois en plâtre, rien de plus simple que d’obtenir ainsi des tasses à thé, à café et autres pièces de « petit creux » extrêmement fines : ce qu’on nomme des « coquilles d’œufs. »

Avant les perfectionnemens modernes, lorsqu’on entreprenait de faire un vase à collet rétréci et qu’il avait acquis la consistance voulue, à peine la barbotine inutile était-elle évacuée que la pâte mal raffermie, ne pouvant se supporter elle-même, s’affaissait, et la pièce était perdue. On imagina d’abord, pour soutenir la pâte encore molle, jusqu’à ce qu’elle se consolide en séchant, d’injecter de l’air comprimé dans le vase au moment où s’écoulait la solution aqueuse. Ce système, par pression interne, obligeait à tenir le moule clos et ne permettait pas de voir comment se comportait la pièce en œuvre. Maintenant on fait au contraire le vide tout autour du moule, dans un espace clos soumis à l’action d’une machine pneumatique, et la différence atmosphérique qui en résulte, entre le dedans aéré et le dehors privé d’air, suffit pour maintenir la pâte adhérente aux parois du moule, quelles que soient ses courbures, jusqu’à sa complète dessiccation. La faïence se coule comme la porcelaine, depuis l’invention, par un savant tchèque, du procédé consistant à additionner de silicate de soude la bouillie blanchâtre qui va prendre un corps.

Machines et coulages se sont tellement développés qu’il devient très difficile de trouver un ouvrier tourneur, capable de bien exécuter, avec le seul secours des mains, une pièce d’une certaine importance. Les derniers objets que l’on ait faits, que l’on fasse encore à la main, dans quelques ateliers, sont les pots de chambre et les soupières. À celles-ci trois hommes collaborent : un « presseur » fait le fond ; un tournasseur moule le haut sur mandrin ; un garnisseur prépare les anses et colle le pied. Le coulage comporte une fabrication intense ou du moins active, pour payer les moules coûteux et encombrans qu’il exige : grosse dépense dans une manufacture d’art comme Sèvres qui, depuis quelques années, abandonnant les anciens profils et les reproductions de l’argent et du bronze, a étudié plus de 140 modèles nouveaux, simples et purement « céramiques. » Le goût change souvent en fait de services de table, et peu de pièces jouissent d’une vogue aussi durable que la tasse à café cylindrique, dite « quarrée, » parce que sa hauteur est égale à son diamètre. Elle passe pour être de style Empire, mais fut créée sous Louis XV, en 1745, par le dessinateur Duplessis et a depuis résisté au temps et à la critique.

Les reliefs donnés aux assiettes par l’ « estèque, » ou calibre mécanique, les « coutures » des objets moulés, doivent, avant la cuisson, passer au « rachevage. » C’est là que l’on rebouche les trous produits dans la pâte par la sortie des bulles d’air, que l’on pose les becs de théière ou les anses de coupe. C’est là aussi que les « répareurs » font les retouches et assemblent les différens morceaux, coulés ou moulés séparément, d’une même pièce. Or il est des groupes en biscuit qui exigent jusqu’à 200 moules.

Le « biscuit, » ou pâte nue à l’aspect d’albâtre, dont le charme fut d’abord méconnu et que l’on ne se résigna, dans le principe, à vendre ainsi inachevé, que faute de pouvoir l’émailler et le peindre aussi bien qu’on le souhaitait, est l’état définitif de la plupart des statuettes. Pour les autres porcelaines, ce n’est qu’un état transitoire, entre le « dégourdi » et le « grand feu. » Les pièces, une fois prêtes pour la cuisson, sont placées dans des boîtes ou « gazettes » en terre réfractaire. Cet « encastage » est indispensable, parce que la porcelaine au four s’attendrit comme une pâte de guimauve et, pour fabriquer des étuis qu’une chaleur de 1 800 degrés ne fût pas susceptible d’amollir, la matière première, que l’on tire aujourd’hui d’Auvergne où elle coûte 13 francs les mille kilos, se paya longtemps 200 francs en Eure-et-Loir, à la carrière d’Abondant.


V

Ce nombreux matériel de « gazettes, » de « cerces » ou boîtes sans fond et de « rondeaux » ou disques sur lesquels on place les pièces à cuire, sont une des charges onéreuses de la fabrication. On les dispose de manière à utiliser le plus de place possible dans le four, et plus ou moins près des foyers, suivant le plus ou moins de chaleur qu’il leur faut. Les piles d’assiettes par exemple en exigent peu. Les pièces cuisent sur leur pied, lorsqu’il est assez solide pour les porter sans déviation, ou sur leur plus large ouverture. Cette installation de chaque objet dans sa « gazette, » puis de chaque colonne de gazettes superposées et calées par une ouvrière spéciale, la « colombineuse, » demande des précautions extrêmes. Il faut une symétrie parfaite entre les piles verticales, sur la sole du four, pour régulariser la cuisson et permettre la libre circulation des gaz.

Le four complètement rempli, on le ferme par deux murs de briques, enduits d’argile et séparés par du sable sec et fin. Tour ronde de 15 mètres de haut, compris la cheminée, aux murailles épaisses d’un mètre, divisée en deux étages de chacun une chambre ou « laboratoire » voûté, tel est le four moderne à porcelaines. Il est flanqué à sa base d’une dizaine de poches extérieures, régulièrement espacées à l’entour : les « alandiers » ou foyers, bourrés de houille, qui portent la température à 1 500 degrés dans la salle du rez-de-chaussée, à 1 000 dans la salle supérieure : le « dôme » ou « globe. » C’est ici que séjourne la pâte crue, avant remaillage. Sa première cuisson, sans être trop « tendre, » ne doit pas être poussée au blanc ; elle y perdrait toute porosité et ne pourrait absorber l’enduit liquide dans lequel on la plongera.

Le chef-enfourneur a donc une lourde responsabilité. Une fournée manquée, en la supposant de valeur moyenne, ce serait 12 ou 15 000 francs de perdus, et il suffirait pour cela d’un moment d’inattention. Cependant, jusqu’à une date récente, il n’exista, pour diriger la marche du four, que des moyens empiriques : des « témoins » ou « montres, » morceaux de porcelaine que l’on retirait de temps en temps. L’appareil de Wedgwood, fondé sur la puissance de contraction que subit l’argile aux températures de plus en plus élevées, avait fini par tomber dans l’oubli. C’est seulement il y a quinze ans que fut inventé par M. Le Chatelier, professeur au Collège de France, suivant la théorie proposée naguère par Becquerel, un pyromètre capable de mesurer les forces électromotrices de deux soudures semblables opposées l’une à l’autre. Cet instrument, dont la précision est due à de savantes recherches sur la nature des métaux qu’il convient de mettre en contact, permet aux industriels d’apprécier la chaleur exacte de leurs fours jusqu’à 1 800 degrés.

Il est aussi très important, pour être guidé dans le réglage des feux, de connaître à chaque moment l’intensité du tirage, dont dépend la combustion plus ou moins parfaite du charbon. Un appareil très simple, créé dans ces dernières années d’après le principe du manomètre de Kretz, est si sensible qu’on se rend compte avec lui d’une dépression de 1 centième de millimètre. Pour mener à bien une cuisson, il faut en outre être renseigné sur la nature des gaz qui circulent dans le four : grâce à la découverte de l’appareil Orsat, la composition chimique de ces gaz, qui exigeait précédemment une analyse de laboratoire, est déterminée en quelques minutes dans la salle même des fours.

Or ici la « qualité, » si l’on peut dire, de la flamme a tout autant d’importance que l’intensité de la chaleur. Suivant le combustible employé et suivant qu’il circule plus ou moins d’air dans le four, la flamme peut être « oxydante » ou « réductrice. » Pour la cuisson des anciennes faïences, par exemple, on n’a jamais pu employer la houille, parce que sa flamme est susceptible de devenir « réductrice, » de réduire, c’est-à-dire de ramener à l’état métallique, les oxydes d’étain qui constituaient leur émail. Au contraire, la flamme oxydante communique à la porcelaine une transparence brune, ce qu’on nomme « le jaune » ou « l’enfumage, » défaut tellement grave qu’il peut perdre quelquefois des fournées entières.

La houille d’ailleurs donne à volonté une flamme « oxydante, » lorsque l’oxygène, l’air, largement introduit par le foyer, domine dans les produits de la combustion ; ou « réductrice, » lorsque le combustible, en excès, forme de l’oxyde de carbone ou des carbures d’hydrogène. Seulement, en ce dernier cas, les gaz, incapables de brûler faute d’air, ne donnent pas de calorique ; et si l’ouvrier habile ne savait pas, d’abord faire marcher son four à l’une ou l’autre allure, ensuite obtenir l’atmosphère neutre, ni réductrice, ni oxydante, qui donne le maximum de température sans influer sur la pâte, il n’arriverait jamais à cuire convenablement sa porcelaine. La difficulté, en cette partie de la fabrication, ne tient pas tant, comme on le verra tout à l’heure, à la pâte elle-même qu’aux couleurs employées à sa décoration.

Les différens métaux qui entrent dans la composition de ces peintures, sur ou sous émail, se comportent au four chacun à sa manière. L’on est parvenu toutefois à donner tour à tour, à chacun d’eux, les traitemens opposés qui leur conviennent : la manufacture royale de Berlin a trouvé récemment la marche à suivre pour développer industriellement dans la même cuisson, sur une même pièce, le rouge sang de bœuf ou rouge de cuivre, qui exige un feu réducteur, et le jaune d’urane qui ne se produit que dans un milieu oxydant.

Ces changemens d’allure de la flamme sont devenus faciles et presque instantanés, depuis l’application des gazogènes à la céramique. Le four que j’ai décrit tout à l’heure, parce qu’il est encore en usage dans la plupart des manufactures, sera demain en effet un outil arriéré. Les usines nouvelles, ou soucieuses du progrès, lui ont déjà substitué le four « à circulation » ou four continu chauffé au gaz. Ce dernier, par sa construction autant que par ses combustibles, diffère complètement des anciens types, avec lesquels l’air chaud qui s’échappe par la cheminée, pendant la cuisson, celui que dégagent les gazettes encore rouges, pendant la durée du refroidissement, était totalement perdu. Les porcelainiers et faïenciers avaient depuis longtemps cherché sans succès à en tirer parti.

Il est pleinement utilisé par le nouveau four, tunnel demi-circulaire dont la sole mobile glisse sur de petites roues. A mesure qu’une section de cette piste ronde en terre réfractaire, qui porte les pièces à cuire, s’engage dans la galerie souterraine et se rapproche du foyer central, une autre section, portant les pièces déjà cuites et en partie refroidies, sort par l’autre extrémité du tunnel. L’air indispensable à la combustion décrit une courbe contraire ; il s’échauffe, à son entrée, sur les produits brûlans qui viennent d’être cuits et, après avoir traversé le foyer, commence à cuire ou à sécher, en sortant, les produits qui attendent leur tour. De là grande économie ; d’autant plus qu’en substituant la flamme du gaz au chauffage direct par le charbon, on peut utiliser des combustibles inférieurs et de bas prix, des lignites, de la tourbe, voire des pommes de pin.

C’est durant la deuxième et dernière cuisson que doit se faire, pour les porcelaines et les faïences, l’accord entre la pâte et la « couverte. » Si la couverte se contracte sur une poterie pendant le refroidissement plus que la pâte, il y aura « tressaillure » ou craquelé, — défaut dont les Chinois ont su faire un agrément ; — si elle se contracte moins, il y a « écaillage, » elle se soulève. La science a depuis peu aplani les difficultés que rencontrait, de ce chef, le faïencier, par des travaux précis sur la dilatation irrégulière du sable, ou quartz, employé par lui.

La « couverte » ou émail est sans contredit la partie la plus délicate de l’art céramique ; elle doit s’étendre sans « retiremens » ni « bouillonnures. » Trop fusible, elle pénétrerait dans la pâte, et la glaçure deviendrait terne, « ressuyée ; » trop dure à fondre, elle se recouvre de petits trous que l’on désigne sous le nom de coque d’œuf. L’émaillage des grès communs, de ceux dont on fabrique des tuyaux et des cruchons, s’opère simplement par la volatilisation du sel marin jeté dans les fours à la fin de la cuisson. La couverte des faïences modernes est une glaçure transparente, faite d’acide borique, de feldspath et de plomb, en tout semblable à celle des porcelaines anglaises. A Limoges, on ajoute au feldspath et au quartz broyé des tessons de porcelaine cuite et un peu de kaolin cru.

Partout ailleurs, en Europe aussi bien qu’en Chine, on met dans la couverte jusqu’à 16 pour 100 de chaux ; ce qui l’expose aux rayures de l’acier, mais la rend plus accessible au décor parce qu’elle n’a besoin, pour cuire, que de 1 350 degrés de chaleur. La couverte, composée, moitié d’eau, moitié de matières solides finement broyées, ressemble au moment de son emploi à du lait fraîchement trait. Trente ou quarante secondes durant on y plonge les petites pièces ; les grosses séjournent une minute ou quatre-vingts secondes dans ce bain, au sortir duquel on fait la retouche en régularisant l’épaisseur du dépôt. Au lieu de l’immersion, les Chinois procèdent par aspersion ; Sèvres fait de même pour les couvertes colorées qui s’y posent maintenant à l’aide d’insufflateurs. Quant au « bleu de Sèvres, » ce célèbre enduit s’étend par couche au pinceau, parce qu’il se superpose à un émail déjà cuit au four.

La peinture s’exécute aussi, tantôt sur pâte crue, — c’est la décoration au « grand feu, » — tantôt sur biscuit ; en ce cas, une fois l’œuvre terminée, on la revêt d’une « couverte » qui, dans la moufle, entre en fusion et active les couleurs. Les moufles sont des fours de très petite dimension, sortes de boîtes à étages, en terre réfractaire, posées chacune sur un fourneau. C’est le « petit feu, » — 600 à 1 000 degrés, — qui dépasse rarement le point de fusion de l’argent, 935 degrés. Il suffit à cuire la couleur, à la fixer et ne risque pas de la dissoudre.


>VI

Les couleurs de porcelaine sont un mélange de divers métaux avec des fondans à base de sable, de minium et de borax : le cobalt donne les bleus dont on varie le ton par l’addition d’oxyde de zinc ; le nickel fournit des nuances violâtres ; le jaune de Naples vient de l’antimoine de plomb, le vert de l’oxyde de chrome, pur ou combiné à l’aluminium. Avec la mousse de platine on obtient du gris et avec l’iridium du noir. De ces mixtures, amenées à un grand état de ténuité pour se laisser manier au pinceau, on exige autant que possible, avant leur emploi, le ton qu’elles prendront après la cuisson. Mais ce ton parfois, comme on l’a dit plus haut, dépend de l’allure du feu : le céladon, issu du fer, ne s’affirme qu’avec la flamme réductrice ; tandis que, seule, la flamme oxydante crée le brun de manganèse ou le rose d’étain. L’élaboration de tel alliage qui, pour nos céramistes contemporains, n’est qu’un jeu, semblait fort compliqué à leurs arrière-grands-pères : le « pourpre de Cassius, » dissolution d’or précipité par le protochlorure d’étain, passait naguère pour devoir être exclusivement fabriqué avec certains ducats d’Espagne. Le « service aux ducats, » dans la vieille faïence de Lunéville, tire son nom des pièces d’or remises au chimiste qui savait l’art de transmuer cette monnaie en peinture. Quant à l’ « or brillant, » à 1 800 francs le kilo, ce fut jusqu’à nos jours le monopole d’une famille allemande, qui possédait le secret de tenir ce métal, liquéfié, en suspension dans du baume de soufre.

L’or, en effet, pour s’appliquer sur la porcelaine, doit être absolument fluide. Mais, au lieu de l’employer battu en feuilles et broyé ensuite avec du miel, comme nos ancêtres, nous le dissolvons dans l’eau régale, — acides chlorhydrique et nitrique mêlés. — Puis on le revivifie en forme de poudre brune, impalpable, sous l’action de la couperose verte, — sulfate de protoxyde de fer, — à raison de 100 grammes d’or par dix litres de liqueur. Enfin, pour le coller à l’émail pendant la cuisson, on y ajoute un corps facile à fondre : l’oxyde de bismuth. L’or ne prend son éclat métallique, au sortir de la moufle, que par le « brunissage, » frottement prolongé à l’agate, à la sanguine ou autre pierre dure.

Ni l’or ni ses dérivés, tels que les roses au carmin, ni d’ailleurs la plupart des oxydes colorans, ne supportent les hautes températures. La palette du « grand feu » est donc très restreinte. Malheureusement, la porcelaine dure, après avoir subi ce grand feu, est impénétrable. La décoration qu’elle reçoit ensuite garde, après cuisson à la moufle, l’aspect de pains à cacheter adhérant à la surface ; souvent elle reste mate et opaque. Toutes différentes sont les peintures chinoises : jaune d’anguille ou « foie de mulet, » « poil de lièvre » ou « thé en poudre, » aubergine, poirier du Japon ou « bleu du ciel après la pluie, » ces couleurs aux noms conventionnels prennent, sous l’émail des Célestes, une transparence pure et vibrante. C’est que leur couverte calcaire est plus tendre et leurs fours moins chauffés. Sèvres et Berlin imitent depuis peu les Orientaux, mais l’industrie privée reste fidèle à la pâte dure.

Limoges ne peut oublier qu’elle dut à cette pâte son succès, lorsqu’un commissionnaire en marchandises à New-York, entre les mains duquel une tasse de fabrication française était tombée, reconnut la supériorité de notre émail plus résistant que celui des produits anglais. Cet Américain, dont les fils rivalisent aujourd’hui à la tête de deux de nos plus importantes manufactures, — les maisons Charles et Théodore Haviland, — traversa l’Atlantique, — c’était un voyage en 1839 — pour s’entendre avec les porcelainiers de notre pays. Une fois à Paris, il eut quelque peine à apprendre que la tasse qu’il avait vue venait de Limoges et, une fois à Limoges, au lieu d’y trouver une organisation prête à répondre à ses demandes, il se vit en présence d’une dizaine de petites « fabriques » que l’on nommerait aujourd’hui des « ateliers. »

Celles-ci ne faisaient alors que le « blanc » et travaillaient exclusivement pour le compte de grands marchands parisiens, propriétaires des modèles, qui les faisaient décorer sur place suivant les ordres de leurs clientèles par des artistes en chambre. Parmi ces « chambrelans, » — c’était leur nom, — se distinguaient Schœlcher, père du futur député de la troisième République, et Boucot, qui joignait à sa profession de dessinateur et graveur « au bruni, » où il était passé maître, celle de danseur à l’Opéra en 1845. Ils peignaient sur commande, suivant la mode de l’époque, l’apothéose d’Anacréon, l’enterrement d’Atala ou des portraits officiels au fond des assiettes à potage et, sur les saladiers ou les saucières, ils représentaient des ‘marines exaspérées, des vues de châteaux et des chevaliers armés de pied en cap.

C’était le temps où les faïences interprétaient les fastes de l’histoire militaire, sociale ou politique ; où Fleur-de-Marie, le Chourineur et tous les héros des Mystères de Paris, des Trois Mousquetaires et des chansons de Béranger, alternaient avec le maréchal Bugeaud et Abd-el-Kader, le tout aggravé de légendes belliqueuses ou attendries. Lorsque, parvenu à l’apogée, incapable d’aller plus loin, le mauvais goût déclina et que commença la renaissance céramique, vers le milieu du second Empire, avec Avisseau et les frères Deck, la peinture sur porcelaine fut sérieusement atteinte par la découverte de la chromolithographie.

Des dîners du « pique-nique » chez Th. Deck, où les convives, plus tard illustres, comme Bartholdi ou Harpignies, étaient tenus, non seulement d’apporter leur plat, mais surtout de le peindre, devait sortir un renouvellement artistique ; mais de la « décalcomanie, » innocente récréation tout d’abord, une révolution industrielle allait procéder.

Sèvres, sous une impulsion nouvelle, a, depuis vingt ans, échappé à l’obsession de faire des vases de plus en plus vastes, de plus en plus hauts. Malgré les servitudes d’Etat qui pèsent sur lui et lui font payer chèrement la subvention, sans laquelle une fabrique d’art ne peut vivre ; malgré la plaie des « bons, » ces concessions gratuites de porcelaines avec quoi les personnages ministériels rémunèrent divers services, et qui, négociés et revendus à vil prix par leurs donataires primitifs, — chanteurs ou danseuses, — vont échouer dans les grands bazars ; malgré les dons et cadeaux aux loteries, œuvres de bienfaisance et concours de toute sorte qui, bien que vulgaires, constituent par leur nombre une charge annuelle de plusieurs centaines de mille francs et une production commerciale dénuée d’intérêt, malgré tout cela notre grand établissement national se montre soucieux du rôle qui lui incombe d’ « entraîneur » de la céramique.

Il a changé sa technique et s’efforce, dans ses recherches de décors, d’imiter la nature. Par-là, il fait de la porcelaine, non plus un accessoire sur lequel on fixe plus ou moins bien une peinture, mais une matière précieuse enrichie par des couleurs faisant corps avec elle. Sèvres, en effet, est avant tout une école. Comparé à celui d’autres manufactures d’Etat, son personnel ouvrier est des plus restreints ; il n’a pas 30 décorateurs, tandis que Meissen, en Saxe, en a 300, parmi lesquels des femmes payées 12 centimes et demi pour l’assiette bleue unie, et qui en peignent trente par jour. Aussi Meissen rapporte-t-il un bon revenu à son royal propriétaire ; les amours joufflus dans leur cadre rocaille, les marquises mignardes, à hauts talons, enguirlandées de fleurs, les bergères nourries de roses, à la chair épanouie jaillissant du corsage, auxquels ce souverain reste invariablement fidèle, lui procurent un bénéfice moyen d’un million, le double du budget tout entier de Sèvres.

Partout ailleurs, le peintre « sur porcelaine » se fait de plus en plus rare. Les fleurs de quelques faïences sont coloriées à la main, suivant un cadre d’avance imprimé en noir ; en général le spécialiste est remplacé par l’« aérographe » ou par la machine à décalquer. L’aérographe, au moyen de l’air comprimé, vaporise et distribue mécaniquement la couleur sur la pâte. C’est un procédé plus soigné mais plus coûteux que l’impression. La presse à cylindres tire facilement 200 chromos à l’heure, en feuilles minces comme du papier à cigarettes qui, appliquées ensuite sur des assiettes, y déchargent leur dessin. Une cuisson sommaire, à 700 degrés, suffit au dégraissage, brûle l’huile et sèche la couleur.

Celle-ci ne peut être mise en quantité suffisante pour résister à la lente cuisson de la couverte dans les anciens fours. Elle se posait donc sur émail cuit et restait par là même peu brillante ; maintenant, grâce aux fours continus, plus rapides, elle s’imprime directement sur biscuit, — du moins pour les faïences, — que l’on recouvre ensuite d’une nappe d’émail uniforme et glacée.

Chacune de ces découvertes, chacun de ces progrès de fabrication, dus à la physique, à la chimie, à la science de l’ingénieur, qui peu à peu transformaient l’industrie céramique, ont eu pour conséquence un accroissement énorme de la production depuis vingt-cinq ans. Elle a doublé de 1880 à 1890 et doublé encore de 1890 à 1904. Cependant, évalués en argent, les chiffres accusent une hausse beaucoup moindre : c’est que chaque objet a singulièrement baissé de prix. Limoges compte aujourd’hui 40 manufactures, dont une seule fabrique chaque jour 20 000 assiettes et pièces rondes diverses. Il en résulte un supplément de bien-être pour la classe la plus nombreuse. Puisque la loi de nature oblige l’humanité à manger son pain à la sueur de son front, c’est quelque chose de le pouvoir manger dans une assiette propre.


Vte G. D’AVENEL.