Le Médecin malgré lui/Acte I

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Le Médecin malgré lui
Œuvres complètes de Molière, Texte établi par Charles LouandreCharpentiertome II (p. 242-260).
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ACTE I


Le théâtre représente une forêt



Scène I

Sganarelle, Martine, paraissent sur le théâtre en se querellant.
Sganarelle

Non, je te dis que je n’en veux rien faire, et que c’est à moi de parler et d’être le maître.

Martine

Et je te dis, moi, que je veux que tu vives à ma fantaisie, et que je ne me suis point mariée avec toi pour souffrir tes fredaines !

Sganarelle

Oh ! la grande fatigue que d’avoir une femme ! et qu’Aristote a bien raison, quand il dit qu’une femme est pire qu’un démon !

Martine

Voyez un peu l’habile homme, avec son benêt d’Aristote.

Sganarelle

Oui, habile homme. Trouve-moi un faiseur de fagots qui sache comme moi raisonner des choses, qui ait servi six ans un fameux médecin, et qui ait su dans son jeune âge son rudiment par cœur.

Martine

Peste du fou fieffé !

Sganarelle

Peste de la carogne !

Martine

Que maudits soient l’heure et le jour où je m’avisai d’aller dire oui !

Sganarelle

Que maudit soit le bec cornu[1] de notaire qui me fit signer ma ruine !

Martine

C’est bien à toi, vraiment, à te plaindre de cette affaire ! Devrais-tu être un seul moment sans rendre grâces au ciel de m’avoir pour ta femme ? et méritais-tu d’épouser une femme comme moi ?

Sganarelle

Il est vrai que tu me fis trop d’honneur, et que j’eus lieu de me louer la première nuit de mes noces ! Hé ! morbleu ! ne me fais point parler là-dessus : je dirais de certaines choses…

Martine

Quoi ? que dirais-tu ?

Sganarelle

Baste, laissons là ce chapitre. Il suffit que nous savons ce que nous savons, et que tu fus bien heureuse de me trouver.

Martine

Qu’appelles-tu bien heureuse de te trouver ? Un homme qui me réduit à l’hôpital, un débauché, un traître, qui me mange tout ce que j’ai !…

Sganarelle

Tu as menti : j’en bois une partie.

Martine

Qui me vend, pièce à pièce, tout ce qui est dans le logis !…

Sganarelle

C’est vivre de ménage.

Martine

Qui m’a ôté jusqu’au lit que j’avais !…

Sganarelle

Tu t’en lèveras plus matin.

Martine

Enfin qui ne laisse aucun meuble dans toute la maison…

Sganarelle

On en déménage plus aisément.

Martine

Et qui, du matin jusqu’au soir, ne fait que jouer et que boire !

Sganarelle

C’est pour ne me point ennuyer.

Martine

Et que veux-tu, pendant ce temps, que je fasse avec ma famille ?

Sganarelle

Tout ce qu’il te plaira.

Martine

J’ai quatre pauvres petits enfants sur les bras…

Sganarelle

Mets-les à terre.

Martine

Qui me demandent à toute heure du pain.

Sganarelle

Donne-leur le fouet : quand j’ai bien bu et bien mangé, je veux que tout le monde soit soûl dans ma maison.

Martine

Et tu prétends, ivrogne, que les choses aillent toujours de même ?

Sganarelle

Ma femme, allons tout doucement, s’il vous plaît.

Martine

Que j’endure éternellement tes insolences et tes débauches ?

Sganarelle

Ne nous emportons point, ma femme.

Martine

Et que je ne sache pas trouver le moyen de te ranger à ton devoir ?

Sganarelle

Ma femme, vous savez que je n’ai pas l’ame endurante, et que j’ai le bras assez bon.

Martine

Je me moque de tes menaces.

Sganarelle

Ma petite femme, ma mie, votre peau vous démange, à votre ordinaire.

Martine

Je te montrerai bien que je ne te crains nullement.

Sganarelle

Ma chère moitié, vous avez envie de me dérober quelque chose[2].

Martine

Crois-tu que je m’épouvante de tes paroles ?

Sganarelle

Doux objet de mes vœux, je vous frotterai les oreilles.

Martine

Ivrogne que tu es !

Sganarelle

Je vous battrai.

Martine

Sac à vin !

Sganarelle

Je vous rosserai.

Martine

Infâme !

Sganarelle

Je vous étrillerai.

Martine

Traître ! insolent ! trompeur ! lâche ! coquin ! pendard ! gueux ! belître ! fripon ! maraud ! voleur ! …

Sganarelle

Ah ! vous en voulez donc !

Sganarelle prend un bâton et bat sa femme

Martine, criant

Ah ! ah ! ah ! ah !

Sganarelle

Voilà le vrai moyen de vous apaiser[3].


Scène 2

M. Robert, Sganarelle, Martine
Monsieur Robert

Holà ! holà ! holà ! Fi ! Qu’est ceci ? Quelle infamie ! Peste soit le coquin, de battre ainsi sa femme !

Martine, les mains sur les côtés, parle à M. Robert en le faisant reculer, et à la fin lui donne un soufflet.

Et je veux qu’il me batte, moi.

Monsieur Robert

Ah ! j’y consens de tout mon cœur.

Martine

De quoi vous mêlez-vous ?

Monsieur Robert

J’ai tort.

Martine

Est-ce là votre affaire ?

Monsieur Robert

Vous avez raison.

Martine

Voyez un peu cet impertinent, qui veut empêcher les maris de battre leurs femmes !

Monsieur Robert

Je me rétracte.

Martine

Qu’avez-vous à voir là-dessus ?

Monsieur Robert

Rien.

Martine

Est-ce à vous d’y mettre le nez ?

Monsieur Robert

Non.

Martine

Mêlez-vous de vos affaires.

Monsieur Robert

Je ne dis plus mot.

Martine

Il me plaît d’être battue.

Monsieur Robert

D’accord.

Martine

Ce n’est pas à vos dépens

Monsieur Robert

Il est vrai.

Martine

Et vous êtes un sot de venir vous fourrer où vous n’avez que faire.

(Il passe ensuite vers Sganarelle, qui pareillement lui parle toujours en le faisant reculer, le frappe avec le même bâton et le met en fuite.)

Monsieur Robert

Compère, je vous demande pardon de tout mon cœur. Faites, rossez, battez comme il faut votre femme ; je vous aiderai si vous le voulez.

Sganarelle

Il ne me plaît pas, moi.

Monsieur Robert

Ah ! c’est une autre chose.

Sganarelle

Je la veux battre, si je le veux ; et ne la veux pas battre, si je ne le veux pas.

Monsieur Robert

Fort bien.

Sganarelle

C’est ma femme et non pas la vôtre.

Monsieur Robert

Sans doute.

Sganarelle

Vous n’avez rien à me commander.

Monsieur Robert

D’accord.

Sganarelle

Je n’ai que faire de votre aide.

Monsieur Robert

Très volontiers.

Sganarelle

Et vous êtes un impertinent de vous ingérer des affaires d’autrui. Apprenez que Cicéron dit qu’entre l’arbre et le doigt il ne faut point mettre l’écorce.

(Il le chasse ; ensuite il revient vers sa femme et lui dit en lui pressant la main.)


Scène 3

Sganarelle, Martine.
Sganarelle

Oh çà ! faisons la paix nous deux. Touche là.

Martine

Oui, après m’avoir ainsi battue !

Sganarelle

Cela n’est rien. Touche.

Martine

Je ne veux pas.

Sganarelle

Hé ?

Martine

Non.

Sganarelle

Ma petite femme !

Martine

Point.

Sganarelle

Allons, te dis-je.

Martine

Je n’en ferai rien.

Sganarelle

Viens, viens, viens.

Martine

Non ; je veux être en colère.

Sganarelle

Fi ! c’est une bagatelle. Allons, allons.

Martine

Laisse-moi là.

Sganarelle

Touche, te dis-je.

Martine

Tu m’as trop maltraitée.

Sganarelle

Hé bien ! va, je te demande pardon ; mets là ta main.

Martine

Je te pardonne ; (bas, à part.) mais tu le paieras.

Sganarelle

Tu es une folle de prendre garde à cela : ce sont petites choses qui sont de temps en temps nécessaires dans l’amitié ; et cinq ou six coups de bâton, entre gens qui s’aiment, ne font que ragaillardir l’affection[4]. Va, je m’en vais au bois, et je te promets aujourd’hui plus d’un cent de fagots.


Scène 4

Martine, seule.

Va, quelque mine que je fasse, je n’oublierai pas mon ressentiment ; et je brûle en moi-même de trouver les moyens de te punir des coups que tu m’as donnés. Je sais bien qu’une femme a toujours dans les mains de quoi se venger d’un mari : mais c’est une punition trop délicate pour mon pendard : je veux une vengeance qui se fasse un peu mieux sentir ; et ce n’est pas contentement pour l’injure que j’ai reçue.


Scène 5

Valère, Lucas, Martine
Lucas, à Valère, sans voir Martine.

Parguienne ! j’avons pris là tous deux une guèble de commission ; et je ne sais pas, moi, ce que je pensons attraper.

Valère, à Lucas, sans voir Martine.

Que veux-tu, mon pauvre nourricier ? il faut bien obéir à notre maître : et puis, nous avons intérêt, l’un et l’autre, à la santé de sa fille, notre maîtresse ; et sans doute son mariage, différé par sa maladie, nous vaudra quelque récompense. Horace, qui est libéral, a bonne part aux prétentions qu’on peut avoir sur sa personne ; et quoiqu’elle ait fait voir de l’amitié pour un certain Léandre, tu sais bien que son père n’a jamais voulu consentir à le recevoir pour son gendre.

Martine, rêvant à part, se croyant seule.

Ne puis-je point trouver quelque invention pour me venger ?

Lucas, à Valère.

Mais quelle fantaisie s’est-il boutée là dans la tête, puisque les médecins y avont tous pardu leur latin ?

Valère, à Lucas.

On trouve quelquefois, à force de chercher, ce qu’on ne trouve pas d’abord ; et souvent en de simples lieux…

Martine, se croyant toujours seule.

Oui, il faut que je me venge à quelque prix que ce soit. Ces coups de bâton me reviennent au cœur, je ne les saurois digérer ; et… (Elle dit tout ceci en rêvant, de sorte que, ne prenant pas garde à ces deux hommes, elle les heurte en se retournant, et leur dit :) Ah ! messieurs, je vous demande pardon ; je ne vous voyois pas, et cherchois dans ma tête quelque chose qui m’embarrasse,

Valère

Chacun a ses soins dans le monde, et nous cherchons aussi ce que nous voudrions bien trouver.

Martine

Seroit-ce quelque chose où je vous puisse aider ?

Valère

Cela se pourroit faire ; et nous tâchons de rencontrer quelque habile homme, quelque médecin particulier qui pût donner quelque soulagement à la fille de notre maître, attaquée d’une maladie qui lui a ôté tout d’un coup l’usage de la langue. Plusieurs médecins ont déjà épuisé toute leur science après elle : mais on trouve parfois des gens avec des secrets admirables, de certains remèdes particuliers, qui font le plus souvent ce que les autres n’ont su faire ; et c’est là ce que nous cherchons.

Martine, bas, à part.

Ah ! que le ciel m’inspire une admirable invention pour me venger de mon pendard ! (haut.) Vous ne pouviez jamais vous mieux adresser pour rencontrer ce que vous cherchez ; et nous avons un homme, le plus merveilleux homme du monde pour les maladies désespérées.

Valère

Hé ! de grâce, où pouvons-nous le rencontrer ?

Martine

Vous le trouverez maintenant vers ce petit lieu que voilà, qui s’amuse à couper du bois.

Lucas

Un médecin qui coupe du bois !

Valère

Qui s’amuse à cueillir des simples, voulez-vous dire ?

Martine

Non ; c’est un homme extraordinaire qui se plaît à cela, fantasque, bizarre, quinteux, et que vous ne prendriez jamais pour ce qu’il est. Il va vêtu d’une façon extravagante, affecte quelquefois de paroître ignorant, tient sa science renfermée, et ne fuit rien tant tous les jours que d’exercer les merveilleux talents qu’il a eus du ciel pour la médecine.

Valère

C’est une chose admirable que tous les grands hommes ont toujours du caprice, quelque petit grain de folie mêlé à leur science.

Martine

La folie de celui-ci est plus grande qu’on ne peut croire, car elle va parfois jusqu’à vouloir être battu pour demeurer d’accord de sa capacité ; et je vous donne avis que vous n’en viendrez pas à bout, qu’il n’avouera jamais qu’il est médecin, s’il se le met en fantaisie, que vous ne preniez chacun en bâton, et ne le réduisiez, à force de coups, à vous confesser à la fin ce qu’il vous cachera d’abord. C’est ainsi que nous en usons quand nous avons besoin de lui.

Valère

Voilà une étrange folie !

Martine

Il est vrai ; mais, après cela, vous verrez qu’il fait des merveilles.

Valère

Comment s’appelle-t-il ?

Martine

Il s’appelle Sganarelle. Mais il est aisé à connoître : c’est un homme qui a une large barbe noire, et qui porte une fraise, avec un habit jaune et vert.

Lucas

Un habit jaune et vart ! C’est donc le médecin des parroquets ?

Valère

Mais est-il bien vrai qu’il soit si habile que vous le dites ?

Martine

Comment ! c’est un homme qui fait des miracles. Il y a six mois qu’une femme fut abandonnée de tous les autres médecins ; on la tenoit morte il y avoit déjà six heures, et l’on se disposoit à l’ensevelir, lorsqu’on y fit venir de force l’homme dont nous parlons. Il lui mit, l’ayant vue, une petite goutte de je ne sais quoi dans la bouche ; et, dans le même instant, elle se leva de son lit, et se mit aussitôt à promener dans sa chambre comme si de rien n’eût été.

Lucas

Ah !

Valère

Il falloit que ce fût quelque goutte d’or potable.

Martine

Cela pourroit bien être. Il n’y a pas trois semaines encore qu’un jeune enfant de douze ans tomba du haut du clocher en bas, et se brisa sur le pavé la tête, les bras, et les jambes. On n’y eut pas plus tôt amené notre homme, qu’il le frotta par tout le corps d’un certain onguent qu’il sait faire ; et l’enfant aussitôt se leva sur ses pieds, et courut jouer à la fossette.

Lucas

Ah !

Valère

Il faut que cet homme-là ait la médecine universelle.

Martine

Qui en doute ?

Lucas

Téligué ! v’là justement l’homme qu’il nous faut. Allons vite le charcher.

Valère

Nous vous remercions du plaisir que vous nous faites.

Martine

Mais souvenez-vous bien au moins de l’avertissement que je vous ai donné.

Lucas

Hé ! morguenne ! laissez-nous faire : s’il ne tient qu’à battre, la vache est à nous.

Valère, à Lucas.

Nous sommes bien heureux d’avoir fait cette rencontre ; et j’en conçois, pour moi, la meilleure espérance du monde.


Scène 6

Sganarelle, Valère, Lucas
Sganarelle, chantant derrière le théâtre.

La, la, la …

Valère

J’entends quelqu’un qui chante, et qui coupe du bois.

Sganarelle, entrant sur le théâtre, avec une bouteille à la main, sans apercevoir Valère ni Lucas.

La, la, la … Ma foi, c’est assez travaille pour boire un coup. Prenons un peu d’haleine. (Après avoir bu.) Voilà du bois qui est salé comme tous les diables[5]

(Il chante.)

Qu’ils sont doux,
Bouteille jolie,
Qu’ils sont doux
Vos petits glouglous !
Mais mon sort feroit bien des jaloux,
Si vous étiez toujours remplie.
Ah ! bouteille, ma mie,
Pourquoi vous videz-vous[6] ?

Allons, morbleu ! il ne faut point engendrer de mélancolie.

Valère, bas, à Lucas.

Le voilà lui-même.

Lucas, bas, à Valère.

Je pense que vous dites vrai, et que j’avons bouté le nez dessus.

Valère

Voyons de près.

Sganarelle, embrassant sa bouteille.

Ah ! petite friponne ! que je t’aime, mon petit bouchon ! (Il chante. Apercevant Valère et Lucas qui l’examinent, il baisse la voix.)

Mais mon sort… feroit… bien des… jaloux,  Si… (Voyant qu’on l’examine de plus près.)

Que diable ! à qui en veulent ces gens-là ?

Valère, à Lucas.

C’est lui assurément.

Lucas, à Valère.

Le v’là tout craché comme on nous l’a défiguré.

Sganarelle, à part.

(Ici il pose sa bouteille à terre, et, Valère se baissant pour le saluer comme il croit que c’est à dessein de la prendre, il la met de l’autre côté, ensuite de quoi, Lucas faisant la même chose, il la reprend et la tient contre son estomac, avec divers gestes qui font un grand jeu de théâtre.)

Ils consultent en me regardant. Quel dessein auroient-ils ?

Valère

Monsieur, n’est-ce pas vous qui vous appelez Sganarelle ?

Sganarelle

Hé ! quoi ?

Valère

Je vous demande si ce n’est pas vous qui se nomme Sganarelle.

Sganarelle, se tournant vers Valère, puis vers Lucas.

Oui et non, selon ce que vous lui voulez.

Valère

Nous ne voulons que lui faire toutes les civilités que nous pourrons.

Sganarelle

En ce cas, c’est moi qui se nomme Sganarelle.

Valère

Monsieur, nous sommes ravis de vous voir. On nous a adressés à vous pour ce que nous cherchons ; et nous venons implorer votre aide, dont nous avons besoin.

Sganarelle

Si c’est quelque chose, messieurs, qui dépende de mon petit négoce, je suis tout prêt à vous rendre service.

Valère

Monsieur, c’est trop de grâce que vous nous faites. Mais, monsieur, couvrez-vous, s’il vous plaît ; le soleil pourroit vous incommoder.

Lucas

Monsieu, boutez dessus.

Sganarelle, à part.

Voici des gens bien pleins de cérémonie

(Il se couvre.)

Valère

Monsieur, il ne faut pas trouver étrange que nous venions à vous ; les habiles gens sont toujours recherchés, et nous sommes instruits de votre capacité.

Sganarelle

Il est vrai, messieurs, que je suis le premier homme du monde pour faire des fagots.

Valère

Ah ! monsieur !…

Sganarelle

Je n’y épargne aucune chose, et les fais d’une façon qu’il n’y a rien à dire.

Valère

Monsieur, ce n’est pas cela dont il est question.

Sganarelle

Mais aussi je les vends cent dix sous le cent.

Valère

Ne parlons point de cela, s’il vous plaît.

Sganarelle

Je vous promets que je ne saurois les donner à moins.

Valère

Monsieur, nous savons les choses.

Sganrelle

Si vous savez les choses, vous savez que je les vends cela.

Valère

Monsieur, c’est se moquer que…

Sganarelle

Je ne me moque point, je n’en puis rien rabattre.

Valère

Parlons d’autre façon, de grâce.

Sganarelle

Vous en pourrez trouver autre part à moins ; il y a fagots et fagots : mais pour ceux que je fais…

Valère

Hé ! monsieur, laissons là ce discours.

Sganarelle

Je vous jure que vous ne les auriez pas, s’il s’en falloit un double.

Valère

Hé ! fi !

Sganarelle

Non, en conscience ; vous en paierez cela. Je vous parle sincèrement, et ne suis pas homme à surfaire.

Valère

Faut-il, monsieur, qu’une personne comme vous s’amuse à ces grossières feintes, s’abaisse à parler de la sorte ! qu’un homme si savant, un fameux médecin, comme vous êtes veuille se déguiser aux yeux du monde, et tenir enterré des beaux talents qu’il a !

Sganarelle, à part.

Il est fou.

Valère

De grâce, monsieur, ne dissimulez point avec nous.

Sganarelle

Comment ?

Lucas

Tout ce tripotage ne sart de rian ; je savons cen que je savons.

Sganarelle

Quoi donc ! que me voulez-vous dire ? Pour qui me prenez-vous ?

Valère

Pour ce que vous êtes, pour un grand médecin.

Sganarelle

Médecin vous-même ; je ne le suis point, et je ne l’ai jamais été.

Valère, bas.

Voilà sa folie qui le tient. (Haut.) Monsieur, ne veuillez point nier les choses davantage ; et n’en venons point, s’il vous plaît, à de fâcheuses extrémités.

Sganarelle

À quoi donc ?

Valère

À de certaines choses dont nous serions marris.

Sganarelle

Parbleu ! venez-en à tout ce qu’il vous plaira ; je ne suis point médecin, et ne sais ce que vous me voulez dire.

Valère, bas.

Je vois bien qu’il faut se servir du remède. (Haut.) Monsieur, encore un coup, je vous prie d’avouer ce que vous êtes.

Lucas

Hé ! tétigué ! ne lantiponez point davantage, et confessez à la franquette que v’s êtes médecin.

Sganarelle, à part.

J’enrage.

Valère

À quoi bon nier ce qu’on sait ?

Lucas

Pourquoi toutes ces fraimes-là ? À quoi est-ce que ça vous sert ?

Sganarelle

Messieurs, en un mot autant qu’en deux mille, je vous dis que je ne suis point médecin.

Valère

Vous n’êtes point médecin ?

Valère

Non.

Lucas

V’s n’êtes pas médecin ?

Sganarelle

Non, vous dis-je.

Valère

Puisque vous le voulez, il faut donc s’y résoudre.

(Ils prennent chacun un bâton, et le frappent.)

Sganarelle

Ah ! ah ! ah ! messieurs, je suis tout ce qu’il vous plaira.

Valère

Pourquoi, monsieur, nous obligez-vous à cette violence ?

Lucas

À quoi bon nous bailler la peine de vous battre ?

Valère

Je vous assure que j’en ai tous les regrets du monde.

Lucas

Par ma figué ! j’en sis fâché, franchement.

Sganarelle

Que diable est ceci, messieurs ? De grâce, est-ce pour rire, ou si tous deux vous extravaguez, de vouloir que je sois médecin ?

Valère

Quoi ! vous ne vous rendez pas encore, et vous vous défendez d’être médecin ?

Sganarelle

Diable emporte si je le suis !

Lucas

Il n’est pas vrai qu’ous sayez médecin ?

Sganarelle

Non, la peste m’étouffe ! (Ils recommencent à le battre.) Ah ! ah ! Hé bien ! messieurs, oui, puisque vous le voulez, je suis médecin, je suis médecin ; apothicaire encore, si vous le trouvez bon. J’aime mieux consentir à tout que de me faire assommer.

Valère

Ah ! voilà qui va bien, monsieur : je suis ravi de vous voir raisonnable.

Lucas

Vous me boutez la joie au cœur, quand je vous vois parler comme ça.

Valère

Je vous demande pardon de toute mon ame.

Lucas

Je vous demandons excuse de la libarté que j’avons prise.

Sganarelle, à part.

Ouais ! seroit-ce bien moi qui me tromperois, et serois-je devenu médecin sans m’en être aperçu ?

Valère

Monsieur, vous ne vous repentirez pas de nous montrer ce que vous êtes ; et vous verrez assurément que vous en serez satisfait.

Sganarelle

Mais, messieurs, dites-moi, ne vous trompez-vous point vous-mêmes ? Est-il bien assuré que je sois médecin ?

Lucas

Oui, par ma figué !

Sganarelle

Tout de bon ?

Valère

Sans doute.

Sganarelle

Diable emporte si je le savois !

Valère

Comment, vous êtes le plus habile médecin du monde.

Sganarelle

Ah ! ah !

Lucas

Un médecin qui a gari je ne sais combien de maladies.

Sganarelle

Tudieu !

Valère

Une femme étoit tenue pour morte il y avoit six heures ; elle étoit prête à ensevelir, lorsque, avec une goutte de quelque chose, vous la fîtes revenir et marcher d’abord par la chambre.

Sganarelle

Peste !

Lucas

Un petit enfant de douze ans se laissit choir du haut d’un clocher, de quoi il eut la tête, les jambes et les bras cassés ; et vous, avec je ne sais quel onguent, vous fîtes qu’aussitôt il se relevit sur ses pieds, et s’en fut jouer à la fossette.

Sganarelle

Diantre !

Sganarelle

Enfin, monsieur, vous aurez contentement avec nous, et vous gagnerez ce que vous voudrez en vous laissant conduire où nous prétendons vous mener.

Sganarelle

Je gagnerai ce que je voudrai ?

Valère

Oui.

Sganarelle

Ah ! je suis médecin, sans contredit. Je l’avois oublié ; mais je m’en ressouviens. De quoi est-il question ? Où faut-il se transporter ?

Valère

Nous vous conduirons. Il est question d’aller voir une fille qui a perdu la parole.

Sganarelle

Ma foi, je ne l’ai pas trouvée.

Valère, bas, à Lucas

Il aime à rire. à Sganarelle. Allons, monsieur.

Sganarelle

Sans une robe de médecin ?

Valère

Nous en prendrons une.

Sganarelle, présentant sa bouteille à Valère

Tenez cela, vous : voilà où je mets mes juleps.

(puis se tournant vers Lucas en crachant.)

Vous, marchez là-dessus, par ordonnance du médecin.

Lucas

Palsanguenne ! v’là un médecin qui me plaît ; je pense qu’il réussira, car il est bouffon.

Fin du premier acte



  1. Bec cornu est une imitation du mot italien becco, qui signifie bouc. (Bret.) — Les vieux conteurs emploient quelquefois ces deux mots réunis dans le sens de cornard
  2. Dicton populaire qui se trouve dans la Comédie des Proverbes, d’Adrien de Montluc : « Si tu m’importunes davantage, tu me déroberas un soufflet. »
  3. Si l’on en croit l’éditeur des œuvres de Boileau publiées en 1713, l’original de Sganarelle serait le perruquier l’Amour que Boileau célébra depuis dans le Lutrin. Il ajoute que Molière traça cette première sur ce que lui en avait dit Boileau, circonstance confirmée par Ménage et pas Brossette : « Didier l’Amour, perruquier qui demeuroit dans la cour du Palais, dit Brossette, et dont la boutique étoit sous l’escalier de la Sainte-Chapelle, étoit un gros et grand homme d’asser bon air, vigoureux, et bien fait. Il avoit été marié deux fois ; sa première étoit extrêmement emportée… Molière a peint le caractère de l’un et de l’autre dans son Médecin malgré lui. »
  4. La plaisanterie de Sganarelle rappelle un vers de Térence, dont elle est comme la parodie :

    Amantium iræ amoris redintegratio est.
    Les querelles des amants sont un renouvellement d’amour.

    Andrienne, acte III, scène iii. (Aime Martie.)
  5. Un bois salé, comme on dit un ragoût salé, parce qu’on a soif après avoir coupé de l’un, comme après avoir mangé de l’autre. (Auger.)
  6. M. Roze, de l’Académie française, et secrétaire du cabinet du Roi, fit des paroles latines sur cet air, et pour faire une malice à Molière, il lui reprocha, chez M. le duc de Montausier, d’avoir traduit la chanson de Sganarelle d’une épigramme latine imitée de l’Anthologie. Voici les paroles de Roze :

    Quam dulces,
    Amphora amœna
    Quam dulces
    Sunt tuæ voces !
    Dum fundis merum in calices,
    Utinam semper esses plena !
    Ah ! Ah ! cara mea lagena,
    Vacua cur jaces ?

    (Lettre sur Molière, insérée dans le Mercure de France en décembre 1739. Prem. vol., pag. 2914, Cizeron-Rival, pag. 22.)