Le Mahâbhârata (traduction Fauche)/Tome 2/Le Voyage de Vidoura

La bibliothèque libre.
Traduction par Hippolyte Fauche.
(tome 2p. 192-210).


LE VOYAGE DE VIDOURA



Vaîçampâyana dit :

« Ensuite des espions rusés apportent aux rois la nouvelle que l’éclatante Draâupadî avait obtenu pour époux les cinq fils de Pândou. 7366.

« Celui, disaient-ils, qui leva l’arc pesant, toucha le but et renversa d’une flèche à terre le roi de Madra, est le plus grand des victorieux, ce vigoureux et magnanime Arjouna, qui manie un arc aux longues flèches. 7367.

» Il n’existe aucun doute sur le héros, qui, s’armant d’un arbre dans sa colère, jeta l’épouvante parmi les hommes sur le champ de bataille et coucha par terre le robuste Çatrouséna ; c’est Bhîmaséna au choc épouvantable. »

À la nouvelle que les fils de Pândou et de Kountî portaient les apparences de brahmes à l’âme placide, l’étonnement de saisir les Indras des enfants de Manou ; 7868-7369.

En effet, comme ils avaient jadis ouï dire que Kountî avait péri avec ses fils dans la maison de laque, ces potentats s’imaginaient, pour ainsi dire, qu’ils étaient maintenant ressuscités. 7370.

Ils avaient tous alors déversé le mépris sur Bhîshma et Dhritarâshtra, le rejeton de Kourou, à cause du crime, qu’avait exécuté Pourotchana, le plus cruel des hommes.

Le swayamvara fini, tous les rois, ayant vu la princesse arrêter son choix sur les fils de Pândou, s’en étaient retournés, comme ils étaient venus. 7371-7372,

Douryodhana, le roi insensé, revint avec ses frères, Açvatthâman, son oncle, Karna et Kripa, quand il vit Draâupadî honorer de son choix Arjouna, le héros au char blanc. Mais Douççâsana tint ce peu de mots au prince, couvert d’un peu de honte : 7373-7374.

« Si ce n’est pas un brahme, Draâupadî ne devrait pas lui appartenir ! Mais, sire, qui que ce soit ne connait Dhanandjaya dans sa vi’aie nature. 7876,

Il Je pense que c’est un grand Dieu ; le courage échoue contre lui. Honte à la valeur, mon enfant, quand elle s’attaque aux fils de Pândou ! » 7376.

Tandis qu’ils s’entretenaient ainsi et censuraient la conduite de Pourotchana, ils entrèrent dans Hastinapoura. Les Pândouides, qu’ils voyaient échappés au feu et forts de leur alliance avec Droupada, les remplissaient de tristesse et d’épouvante, éclipsaient leur esprit et paralysaient leur pensée. 7377-7378.

Ils songeaient à Dhrishtadyoumna et à Çikhandi, ces deux héroïques fils de Droupada, et à d’autres habiles dans tous les combats ! 7379.

Vidoura sut que Draâupadî était échue aux fils de Pândou et que ceux de Dhritarâshtra étaient revenus honteux et l’orgueil brisé. 7380.

Kshattri d’une âme joyeuse, monarque des hommes, dit avec enthousiasme à Dhritarâshtra ; Oh bonheur ! la branche de Kourou s’est agrandie ! » 7381.

À ces mots de Vidoura, le roi lils de Vitchitravîrya au comble de la joie répondit, Bharatide : « Oh bonheur ! oui ! oh bonheur ! » 7382.

Le monarque aveugle, qui avait l’œil de la science, s’imaginait dans son erreur que Douryodhana, son fils aîné, avait mérité le choix de Draâupadî. 7383.

Il commanda pour elle une riche parure et dit à Souyodhana, son fils : « Qu’on amène Krishnâ devant moi ! » 7384.

Alors Kshattri de lui raconter que l’époux choisi était les fils de Pâudou ; que Droupada avait traité avec honneur tous ces héros fortunés, 7385.

Et que les Pândouides avaient trouvé réunis dans ce swayamvara tous leurs parents et d’autres nombreuses et puissantes relations. 7386.

« Les fils de Pândou, lui répondit Dhritarâshtra, sont au-dessus de moi autant que l’esprit est au-dessus du corps. Écoute sur eux ces paroles de moi. 7387.

» Les héros fortunés de Pândou ne manquent point d’amis ; ils ont un grand nombre de parentés et d’autres liaisons, qui sont toutes des personnes magnanimes, 7388.

» Quel prince indigent, semblable à un roi, qui a perdu sa couronne, ne s’estimerait environné de la fortune, Kshattri, quand il a trouvé pour ami Droupada et sa famille ! » 7389.

À ces paroles du monarque, Vidoura fit cette réponse :

« Puisses-tu, sire, conserver cette pensée toujours, une centaine d’années ! » 7390.

Ensuite, auguste monarque, Douryodhana et le fils de Râdhâ viennent trouver Dhritarâshtra et lui tiennent alors ce langage : 7391.

« Nous ne pouvions te parler sans risque en présence de Vidoura ; personne, dis-tu, ne peut nous entendre : nous allons t’exposer quel est notre dessein. 7392.

» Ce que tu penses ton agrandissement, c’est, mon père, l’agrandissement de nos rivaux ; le prince, que tu glorifies en présence de Vidoura, c’est le plus grand de nos ennemis. 7393.

» Il te faut changer de conduite, vertueux monarque, selon que changent les affaires des rois : ce qu’il faut poursuivre sans relâche, c’est l’affaiblissement de leur puissance. 7394.

» Nous délibérons sur un dessein à mettre en exécution aussitôt le moment arrivé, afin qu’ils ne puissent nous dévorer, nous, nos parents, nos armées et nos fils ! » 7395.

« Je désire comme vous faire ce que vous dites, répondit Dhritarâshtra ; mais je ne veux pas changer de visage à l’égard de Vidoura. 7396.

» Ensuite, je continuerai à vanter leurs qualités sans réserve dans la crainte que Vidoura ne devine mon dessein à mes gestes. 7397.

» Dis-moi, Souyodhana, ce que tu juges convenable ; dis-moi, sans hésiter, fils de Râdhâ, ce que tu juges opportun dans la circonstance. » 7398.

« Employons dès aujourd’hui même, reprit Douiyodhana, des brahmes habiles, bien cachés, discrets aflidés, à semer la division parmi les fils de Kountî et les deux Pândouides, enfants de Mâdrî. 7399.

» Tentons de toutes les manières avec de grands amas de richesses le roi Droupada, ses fils et ses ministres ;

» Afin que ce monarque abandonne Youddhishthira, fils de Kountî ; ou qu’il fasse avec ses fils agréer aux rejetons de Pândou une habitation chez nous. 7400-7401.

» Que, désunis, les Pândouides tournent de ce côté leur pensée et que chacun d’eux en particulier fasse choix d’une habitation ici. 7402.

» Ou que des hommes adroits, féconds en expédients, se servent de l’amour des Pândouides pour les aliéner les uns des autres. 7403.

» Ou bien qu’on soulève contre les fils de Kountî la colère de Krishnâ ; qu’on les divise entre eux à cause d’elle et qu’ensuite on détourne d’eux son asprit. 7404.

« Ou que de secrets émissaires, ingénieux en moyens, préparent la mort à Bhîmaséna ; car, sire ! il les surpasse tous en vigueur. 7405.

» Il ne fit nul compte de nous, ce fils de Kountî, un jour que nous l’avions tous affronté ! Héroïque et violent, c’est leur suprême asile. 7406.

» Celui-ci tué, les efforts des autres sont tués, sire ; la force des autres est tuée : ils cesseront de prétendre au diadème ; car il est leur seul abri contre la défaite. 7407.

» Arjouna est invincible dans une bataille, quand Vrikaudara défend ses derrières ; mais, sans lui, Phâlgouna dans un combat n’est pas digne de toucher les pieds de Râdhéya ! 7408.

» Bhimaséna mort, ils n’oseront plus nous affronter ; car, s’ils connaissent la grande force de ses bras, ils savent aussi quelle est notre vigueur et leur faiblesse. 7409.

» Une fois venus dans cette ville, sire, et vivant sous la puissance de nos ordres, nous travaillerons à les détruire en nous conformant aux Traités de politique. 7410.

» Ou bien que des femmes charmantes enivrent de leurs séductions chacun des fils de Kountî et attirent sur eux la haine de Krishnâ. 7411.

» Que le fils de Râdhâ soit envoyé pour les conduire ici, et, qu’après nous les avoir amenés par tels ou tels moyens, ils tombent sous les coups de sûrs affidés. 7412.

» Mets en pratique, avant que le moment propice ne soit écoulé, celui de tous ces moyens, que tu juges le meilleur. 7413.

» Il est possible de nuire aux Pândouides tant que leur confiance n’aura pas jeté de bien profondes racines en ce Droupada, l’éminent roi ; mais, ce temps une fois passé, on ne le pourra plus. 7414.

» Voilà, mon père, quel est mon sentiment pour la coercition de ces hommes dangereux. Que te semble-t-il, fils de Râdhâ ? ou bon ou mauvais ! » 7415.

« Douryodhana, ta science est ici en défaut, répondit Karna : telle est mon opinion. Aucun de ces moyens, quel qu’il soit, incrément de Kourou, ne peut arrêter les fils de Pândou. 7416.

» Tu as cherché déjà par des ruses ingénieuses à les détruire ; mais aucune, héros, n’a jamais pu te réussir.

» Quand ils habitaient ici près de toi, sans un parti formé, simples disciples, il te fut, seigneur, impossible de leur donner la mort. 7417-7418.

» Revenus de l’exil, appuyés sur un parti, fortifiés de toutes les manières, aucun de ces moyens ne pourra donc triompher des fils de Kountî : c’est là mon sentiment inébranlable ! 7419.

» On ne peut les écraser sous le poids des malheurs : le Destin s’y oppose. Désirent-ils recouvrer l’empire de leur père et de leurs aïeux, il est impossible d’y mettre un obstacle. 7420.

» On ne peut jeter la division au milieu d’eux : cette communauté d’une seule épouse leur est agréable ; on ne pourra donc les diviser les uns des autres. 7421.

» Krishnâ elle-même ne peut être aliénée d’eux par des instigations étrangères. Elle a suivi les Pândouides, quand ils étaient fugitifs : combien plus restera-t-elle avec eux, quand ils seront dans une brillante position ! 7422.

» Posséder à elle seule plusieurs maris est un avantage, que désirent les femmes. Krishnâ jouit de ce bien, on ne saurait donc la séparer d’eux. 7423.

» Le roi du Pântchâli a de nobles sentiments ; il n’aime pas les richesses : tu peux être sûr qu’il n’abandonnera pas les fils de Kountî, lui donnât-on un royaume ! 7424.

» Son fils n’est pas moins vertueux ; il est attaché aux fils de Pândou : ainsi, je ne pense pas qu’on puisse d’aucune manière espérer la réussite de ces moyens. 7425.

» Voici, ô le plus éminent des hommes, ce qu’il nous est possible de faire maintenant ; il nous faut, seigneur, arracher les fils de Pândou avant qu’ils n’aient pris racine. Que cet avis t’agrée, mon auguste maître ! 7426.

» Tandis que notre parti est fort et que le Pântchâlain est faible, attaquons-les ! n’hésite pas. 7427.

» Marche contre eux, seigneur, tandis qu’ils n’ont pas encore dans le Gândhâra un grand nombre de chars, des amis et des familles ! 7428.

» Marche contre eux, seigneur, avant que le roi de Pântchâli et ses fils à la grande vaillance ne tourne son esprit à la guerre ! 7429.

» Portons-nous contre le palais du Pântchâlain avant que le rejeton de Vrishni, entraînant sur ses pas une armée d’Yadouides, ne vienne réclamer le diadème pour les fils de Pândou. 7480.

» Les richesses, les diverses jouissances, un royaume entier, il n’est rien, que Krishna ne veuille abandonner pour les fils de Pândou. 7431.

» Cest par la valeur, que Bharata le magnanime a conquis la terre ; c’est par la valeur, que le Dieu, régulateur de la maturité, a conquis les trois mondes. 7432.

» On loue, monarque des hommes, le kshatrya pour sa raleur ; la valeur, taureau du troupeau des rois, est la qualité propre aux héros. 7433.

» Nous, sire, à la tête d’une grande armée en quatre corps, allons vîte écraser Droupada et ramenons prisonniers les fils de Pândou. 7434.

» On ne peut vaincre les Pândouides, ni par les flatteries, ni par les dons, ni par la division ; c’est donc à force ouverte qu’il te faut triompher d’eux. 7485.

» Quand ils auront Succombé sous ta force, jouis du globe entier. Après tout, monarque des hommes, je ne vois pas d’autre expédient à suivre. » 7436. Vaîçampàyana dit :

À ces mots, l’auguste Dhritarâshtra d’honorer le fils de Râdhâ et de lui adresser les paroles suivantes : 7437.

« Une telle parole, qu’a dictée la vaillance, sied au fils de mon noble cocher, à toi, l’homme de grande science, qui es consommé dans la pratique des armes. 7438.

» Exposez vous deux une seconde fois avec Bhîshma, Drona et Vidoura, ces pensées, qui font lever l’astre de notre bonheur. » 7439.

Ensuite Dhritarâshtra, le grand roi à la vaste renommée, ayant convoqué tous ses ministres, se mit à délibérer avec eux. 7440.

Bhîshma dit ; « Il ne me plaît nullement qu’on use de contrainte à l’égard des fils de Pândou ; car Pândou était pour moi ce qu’est Dhritarâshtra lui-même : c’est indubitable. 7441.

» Les fils de Kountî sont pour moi au même degré que les enfants de Gàndhârî ; et tel que je dois, ainsi dois-tu les défendre toi-même, Dhritarâshtra. 7442.

» De même que c’est mon devoir et celui du roi, de même c’est le devoir de Douryodhana, ton fils, seigneur, et de tous les autres enfants de Kourou. 7443.

» Les choses étant ainsi, je n’approuve pas la guerre avec eux. Fais la paix avec ces héros : qu’on leur donne la moitié de la terre ; en effet, ce royaume appartient aux aïeux et au père de ces enfants, les plus nobles de Kourou. 7444.

» Douryodhana, tu regardes cet empire comme l’héritage de mes ancêtres : tel, mon fils, il est vu par les Pândouides eux-mêmes. 7445.

» Si les illustres fils de Pândou n’avaient aucuns droits à la couronne, combien moindres seraient les tiens ou ceux de quelque autre enfant de Bharata ! 7446.

» Pour que tu fusses monté légitimement sur le trône, auguste rejeton de Bharata, il faudrait que ceux-ci eussent commencé par recouvrer leur diadème : tel est mon avis. 7447,

» Qu’on leur donne avec Madhoura la moitié du royaume ! cet arrangement, tigre des hommes, sera pour le bien de tout le monde. 7448.

» Si l’on agit d’une autre manière, la chose n’ira point à notre avantage, et ta gloire elle-même en sera tout à fait souillée : on ne saurait en douter. 7449.

» Veille à la conservation de ta renommée : en effet, la renommée est la première des forces. La renommée perdue, on peut dire que la vie de l’homme a perdu son fruit. 7450.

» Aussi long-temps que subsiste la renommée d’un homme, aussi long-temps dure sa vie, rejeton de Kourou ; mais, sa renommée vient-elle à s’éteindre, il rend avec elle, fils de Gândhâri, son dernier soupir. 7451.

» Soigne ta renommée ; accomplis le devoir, comme il est digne de ta race ; fais ce qui sied au héros, à tes ancêtres, à toi-même. 7452.

» Heureusement les fils de Prithâ vivent ! Heureusement Prithâ vit elle-même ! Heureusement Pourotchana a trouvé la mort, sans réussir dans son criminel dessein ! 7453.

» Si l’incendie eût consumé les fils de la fille du roi Kountîbhodja, je n’aurais plus désormais, fils de Gândhâri, osé lever mes yeux dans le monde des êtres animés sur un homme, à l’oreille de qui fut portée cette infortune de Kountî. Il ne faut pas que le monde te mêle à tort dans le crime de Pourotchana ; car tu es sans raison, tigre des hommes, accusé par le monde. 7454-7455.

» Cette vie, dont ils jouissent, puissant roi, te lave de cette calomnie : tu dois estimer comme un trésor la vue des fils de Pândou. 7456.

» Mais tant qu’ils vivent, ces héros, le Dieu même, qui tient la foudre, ne peut, rejeton de Kourou, assurer dans tes mains l’héritage de leur père. 7457.

» Tous, ils se tiennent fermes dans la vertu ; tous, ils n’ont qu’un même esprit, et surtout on les a rejetés d’un royaume, où leur droit était égal au tien. 7468.

» Si tu veux suivre le devoir, si tu veux faire ce qui m’est agréable, si tu veux assurer la félicité commune, donne aux Pândouides une moitié du royaume. » 7469. Drona dit à son tour :.

« Délibère, auguste Dhritarâshtra, avec tes conseillers réunis ; qu’ils disent une parole juste, convenable, d’où naisse une bonne renommée : nous sommes prêts à l’écouter. 7460.

» Mon sentiment est celui, mon père, du magnanime Bhîshma. Qu’on admette les fils de Kountî au partage : c’est l’éternel devoir. 7461.

» Qu’on envoie donc en diligence à Droupada un homme aux paroles conciliantes, noble fils de Bharata, chargé de nombreuses pien-es fines et de négocier leur affaire. 7462.

« Qu’il s’en aille, ses mains pleines de richesses ! Qu’il expose au roi la chose en particulier et l’immense accroissement de puissance, qui résulte d’une alliance avec toi !

» Qu’il dise et répète mainte fois que Douryodhana et toi, royal enfant de Bharata, vous portez beaucoup d’amour à Droupada et son fils Dhrishtadyoumna.

» Qu’il fasse goûter à diverses fois aux fils de Pândou et aux deux fils de Mâdrî, en les flattant, ce qu’il y a de digne et d’agréable dans l’union. 7463-7464-7465.

» Qu’il donne en ton nom, Indra des rois, à la belle Draâupadî des parures éblouissantes, en grand nombre et faites d’or. 7466.

» Qu’il distribue ensuite, noble enfant de Bharata, des cadeaux assortis à Kountî, à tous les fils de Droupada, à tous les fils de Pândou. 7467.

» Quand il aura dit ces choses dans un langage accompagné de flatteries à Droupada et aux Pândouides, qu’il parle sans délai à ceux-ci de revenir avec nous. 7468.

» Aussitôt que ces héros en auront qbtenu le congé, envoie, commandée par Douççâsana et Vikarna, une brillante armée pour escorter jusqu’ici les fils de Pândou.

» Que dès lors, comblés sans cesse de tes honneurs, ces Pândouides, les plus vertueux des hommes, habitent dans cette ville de leurs pères avec le consentement des citoyens. 7469-7470.

» Telle est, puissant Bharatide, la marche digne, que tu dois suivre avec tesfils ; et mon opinion s’accorde avec le sentiment de Bhîshma. » 7471.

Karna de répliquer :

» Deux conseilla si bien unis et tellement sympathiques l’un à l’autre ne devraient pas délibérer avec deux autres, animés par le seul amour de ton bien. Il n’y a rien en cela de très-étonnant. 7472.

» Comment l’orateur, qui parle d’une âme dissimulée et d’un esprit méchant, pourrait-il embrasser l’avis des gens de bien, qui proposent le seul moyen de salut ? 7478.

« Mais les amis n’ont aucune influence pour le bien ou le mal dans les crises difficiles : le plaisir ou la peine arrive à chacun des hommes par une disposition antérieure de sa destinée. 7474.

» C’est la Destinée, qui partout assigne tout à l’homme, fût-il ignorant ou savant, enfant ou vieillard, avec ou sans auxiliaires. 7475.

» La tradition nous apprend que jadis vécut un monarque, appelé Amboutchîva. Dans son palais habitait un roi, issu des souverains du Mâgadha. 7476.

» Ce roi, dépourvu de toutes choses, était nommé Outchtchhwâsaparama : il ne voyait que par les yeux de son ministre dans toutes les affaires. 7477.

» Son ministre Mahâkarni était en réalité le seul maître. Au milieu de toute sa considération, il n’avait que du dédain pour soi-même, quoiqu’il eût absorbé toute la puissance. 7478.

» Femmes, joyaux, richesses, jouissances, domination poussée jusqu’à la démence, il avait enfin tout reçu du roi. 7470

» L’acquisition de tous ces biens ne fit qu’agrandir l’avidité de cet homme naturellement cupide ; et, maître de tout, il voulut encore lui enlever son royaume. 7480.

» Mais il eut beau déployer tous ses efforts, il ne put, nous dit la renommée, ôter le royaume à cet Outchtchhwâsaparama, dépourvu néanmoins de toutes ressources.

» À quoi bon parler davantage ? Le Destin sans doute avait lié la souveraineté à sa nature. Si la couronne fut ainsi attachée par lui en ta personne, elle ne peut t’échapper, monarque des hommes. 7481-7482.

» S’il en a fait ton lot, elle te restera, en dépit de l’univers entier ; mais, s’il en a disposé autrement, tu ne l’obliendras pas, quelque soient tes efforts. 7483.

» Instruit de ces choses, accepte la science ou l’ignorance de tes conseillers et les paroles des bons et des méchants, entre lesquels il faut savoir distinguer. »

« Nous savons par le défaut de ta nature, lui répondit Drona, ce qui t’inspire ce langage : méchant, tu fais parler ton mauvais caractère au sujet des fils de Pândou. 7484-7485.

» Je donne un conseil utile, excellent, qui tend à l’accroissement de la famille ; tu le juges mauvais : eh bien, Karna, propose un avis, qui soit meilleur ! 7486.

» Si l’on fait autre chose que suivre mes paroles bonnes et salutaires, il ne s’écoulera pas beaucoup de temps avant que la race de Kourou ne s’éteigne : voilà mon sentiment. »

» Vidoura dit alors :

« Il appartient sans doute à tes parents, sire, de te parler sur ton salut ; et la parole, qui se produit maintenant, n’est pas celle d’un homme, qui ne voulut pas écouter.

» Bhîshma, le fils de Santanou et le plus vertueux des Kourouides, vient d’exprimer, sire, des paroles aimables et sages ; mais ton fils ne les accepte pas. 7487-7488-7489.

» Drona plusieurs fois a tenu un langage plein de grandeur et de bonté ; mais Karna, le fils de Râdhâ, ne l’a point cru avantageux pour toi. 7490.

» J’ai beau chercher dans ma pensée, je ne vois personne, qui soit un ami plus affectionné pour toi, sire, ou qui soit plus grand par la science que ces lions des hommes. 7491.

» Tous deux avancés en âge, en science et dans les Védas, ils sont, Indra des rois, les images de toi et des fils de Pândou. 7492.

» Ces deux ne sont inférieurs sans doute en justice et en vérité, monarque issu de Bharata, ni à Râma le Daçarathide, ni au singe Gaya. 7493.

» Ils n’ont rien exposé en ta présence, qui fût sans utilité ; On ne voit pas qu’ils aient fait tomber sur toi rien, qui soit une offense. 7494.

» Comment ces éminentes personnes, qui ont la force de la vérité, n’auraient-elles pas donné un avis, qui pût Sauver en toi, sire, un homme sans péché ? 7495.

» Doués de science, ils sont en ce monde les plus vertueux des mortels : par conséquent ils ne diront jamais un mensonge à cause de toi. 7496.

» Telle est mon opinion fixe, rejeton de Kourou : ils n’avanceront dans une discussion d’affaires aucune chose, qui tienne à l’esprit de parti. 7497.

» Voici, à mon avis, ce qu’il y a de plus excellent pour toi : c’est que les fils de Pândou ne sont pas moins tes enfants, monarque issu de Bharata, que Douryodhana et ses frères ne sont tes fils : il n’y a là, sire, aucun doute.

» Les ministres, qui, instruits de cette vérité, proposeraient une décision funeste à tes neveux, ne savent nullement distinguer ce qu’il y a de plus avantageux pour toi. 7498-7499.

» Il existe au cœur du roi une certaine différence en faveur des siens : s’ils devinent cette préférence cachée, ils ne proposeront pas, c’est évident ! l’avis qui pourrait le sauver. 7500.

« Cette considération n’a rien fait dire à ces magnanimes d’une grande splendeur, qui sentît aucune altération dans leurs sentiments : c’est là, sire, une vérité pour toi. 7501.

» Ces éminentes personnes ont dit combien il est impossible de surmonter ces héros ; que cette parole soit aussi la tienne, tigre des hommes : sur toi descende la félicité !

» En effet, comment Dhanandjaya-l’Ambidextre, le fortuné fils de Pândou, pourrait-il être vaincu, sire, dans une bataille par Maghavat lui-même ? 7502-7503.

» Comment le grand Bhîmaséna aux longs bras, qui a la force d’une myriade de Nâgas, pourrait-il succomber dans la guerre sous les Immortels eux-mêmes ? 7504.

» Comment un être, qui souhaite vivre, pourrait-il vaincre dans un combat les deux jumeaux, habiles dans les armes et semblables à des fils d’Yama ? 7506.

» Comment triompherait-il dans une bataille du fils aîné de Pândou, dont la constance, la compassion, la patience, la vérité et la force n’abandonnent jamais le cœur ?

» Quelle puissance ne peut être vaincue dans la guerre par ces héros, de qui Balarâma soutient la cause, de qui Djanârdana est le conseiller et à côté desquels se tient Sâtyaki ; 750(5-7507.

» Eux, de qui le beau-père est Droupada ; eux, de qui les beaux-frères sont Dhrishtadyoumna et ses puînés, ces héroïques frères, enfants de Droupada et petits-fils de Prishata ! 7508.

» Reconnaissant que la victoire est impossible en face d’eux et que le droit de tes neveux est antérieur au tien, noble Bharatide, suis donc à leur égard une conduite toute réglée par la justice. 7509.

» Que ta faveur, sire, accordée à ces princes, lave cette grande tache exposée à tous les yeux, que le forfait de Pourotchana a jetée sur toi. 7510.

» Ta bienveillance, répandue autour d’eux, et la vie de tous ces princes au milieu de notre famille seront pour nous le plus grand bonheur et pour la caste des kshatryas une augmentation de sa force. 7511.

» Naguère le grand roi Droupada était en guerre avec nous ; son amitié, sire, est pour toi un accroissement de puissance. 7512.

» Les Dâçârhas sont nombreux et puissants, monarque des hommes ; ils sont tous du lieu, d’où est sorti Krishna, et où est Krishna, là est la victoire. 7613.

» Quel homme, maudit par le Destin, ferait par la violence, sire, une chose, qui doit être faite par la douceur ?

« Les habitants de la ville et ceux de la campagne savent que les fils de Prithâ sont vivants ; ils seront transportés de joie à leur vue : fais donc, sire, une chose, qui leur est agréable. 7614-7515.

» Douryodhana, et Karna, et Çakouni, fils de Soubala, sont des enfants à la fausse science, que l’injustice aveugle ; sire, ne suis pas leur parole. 7516.

» Je t’ai jadis adressé, prince vertueux, ce langage : « Une offense de Douryodhana doit un jour entraîner cette génération à sa perte ! » 7517.

Dhritarâshtra lui répondît :

« Bhîshma, le sage fils de Santanou, Drona, le révérend anachorète, et toi, vous m’avez tenu des paroles vraies, utiles, excellentes. 7618.

» De même que les héros aux grands chars, lils de Prilhâ, sont les fils de Pândou ; de même ils sont aussi mes fils, suivant la loi, il n’y a là aucun doute. 7519.

» Tel que ce royadme appartient à mes fils, tel, c’est hors de doute, il appartient également aux fils de Pândou.

» Va, Kshattri, enfant de Bharata, amène-moi, comblés d’honneurs, ces princes avec leur mère, accompagnés de Krishnâ, qui a la beauté d’une Déesse. 7520-7521.

» Oh bonheur ! les fils de Prithâ vivent ! oh bonheur ! Prithâ vit elle-même ! oh bonheur ! ces héros ont obtenu pour femme la fille de Droupada ! 7522.

» Notre bien à tous, oh bonheur ! s’est augmenté ! Pourotchana, oh bonheur ! a péri ! oh bonheur ! le sujet de ma profonde douleur m’est enlevé, anachorète à la grande splendeur ! » 7623.

Ensuite, noble Bharatide, continua le narrateur, Vidoura, chargé de maintes richesses et de joyaux pour Draâupadî, son père et les Pândouides, de s’en aller, sur l’ordre de Dhritarâshtra, en la présence d’Yajnaséna et des fils de Pândou. 7624-7525.

Arrivé là, sire, le prince, qui savait les devoirs et qui était versé dans tous les Traités, s’avança, suivant l’étiquette, vers Droupada, comblé de ses présents. 7526.

Celui-ci accueillit Vidoura conformément au devoir ; puis, ils firent suivant les convenances l’échange de leurs questions sur la bonne santé de l’un et de l’autre. 7527.

Il vit là, rejeton de Bharata, les fils de Pândou et le Vasoudévide, les embrassa avec tendresse et leur demanda comment ils se portaient. 7528.

Honoré successivement par eux, l’anachorète à l’intelligence sans mesure s’enquit, d’un cœur plein d’amour, mainte et mainte fois de leur santé au nom de Dhritarâshtra ; ensuite il donna aux fils de Pândou les pierreries et les divers cadeaux. 7529-7530.

Il distribua, monarque des hommes, les présents aux Pândouides, à Kountî, à Draâupadî et aux fils de Droupada, suivant les désirs, qu’avaient exprimés les princes de Kourou. 7531.

Le noble envoyé à l’intelligence infinie dit avec modestie au modeste roi en présence de Kéça va et des fils de Pândou :

« Écoute, sire, avec tes conseillers, avec tes fils, ces paroles de moi. Dhritarâshtra, plein d’une satisfaction, que partagent ses ministres, sa famille et ses fils, te souhaite mainte et mainte fois, sire, une excellente fortune. Cette alliance de sa race avec toi le remplit d’une joie des plus vives, monarque des hommes. 7532-7533-7534.

» Bhîshma à la grande science, le fils de Santanou, demande partout les nouvelles de ta santé avec les enfants de Kourou, sans excepter un seul. 7636.

» Drona, le fils de Bharadwâdja, ton cher et savant ami, se hâte de t’embrasser et s’informe comment tu vas. 7536.

» Roi de Pântchâli, Dhritarâshtra et tous les princes, nés de Kourou, s’estiment parvenus au comble de leurs vœux dans cette alliance, que leur famille vient de nouer avec toi. 7537.

» Le royaume, qu’ils possèdent, leur cause moins de joie que cette alliance, Yajnaséna, qui les unit avec toi. 7538.

» Instruite de ces choses, que ta majesté fasse partir les fils de Pândou ; car les princes de Kourou aspirent de toute leur âme à revoir ces nobles Pândouides. 7539.

» Après une si longue absence à l’étranger, les jeunes princes doivent brûler et Prithâ avec eux de fixer leurs yeux sur notre ville. 7540.

» Toutes les épouses des chefs enfants de Kourou, et la capitale, et le royaume attendent avec impatience la vue de Krishnâ, la merveille du Pântchâli. 7541.

» Que, sans tarder, ta majesté donne aux fils de Pândou congé pour faire ce voyage avec leur épouse : telle est ici mon opinion. 7542.

» Aussitôt que les magnanimes Pândouides auront, sire, obtenu ta permission, j’expédierai, moi ! à Dhritarâshtra de rapides messagers ; 7543.

» Et les fils de Kountî se mettront en route, accompagnés de Kountî et de Krishnâ. 7544.