Le Mangeur de poudre/11

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A. DEGORCE-CADOT (p. 201-218).
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CHAPITRE XI

CATASTROPHE

Au moment où M. Perkins se retirait, la conscience tranquille, avec la satisfaction du devoir accompli, le vieux Sedley gravissait à cheval les dernières rampes qui s’élevaient du fleuve à la forêt entourant Adrianopolis.

Sa monture, effrayée par un serpent qui avait surgi sous ses pieds, fit un écart qui faillit désarçonner le cavalier. En voulant maîtriser l’animal, le vieux gentilhomme rompit une rêne et fut obligé de mettre pied à terre pour réparer cet accident.

Pendant qu’il se livrait à cette occupation, il entendit une sonnette mêlée au roulement d’une voiture, et aperçut Nathan Dodge, le colporteur qui revenait d’une de ses tournées mercantiles.

— Eh ! qu’y a-t-il donc, voisin Sedley ? lui demanda-t-il en s’arrêtant près de lui. Je parierais qu’il y a quelque chose de cassé dans votre harnachement.

— Ah ! Nathan, répliqua le vieillard, vous êtes justement l’homme que j’aurais désiré rencontrer. Dites-moi donc ! n’auriez-vous rien pour raccommoder ma bride qui s’est rompue ? Je serai content, si elle peut me ramener jusqu’à la maison.

Le colporteur plongea la main dans une de ses vastes poches et la retira pleine de chiffons et de débris de toute espèce. Sedley put y choisir à l’aise, après quoi Dodge remit toutes ses loques dans leur gîte. Eu même temps, ses yeux toujours en activité tombèrent sur l’étrier du vieillard : il tressaillit et passa de l’autre côté du cheval pour examiner l’autre étrier.

— Oh ! oh ! voilà qui est étrange marmottat-il entre ses dents.

Et il revint à sa voiture pour prendre dans le caisson le bout de courroie qu’il avait subtilement ramassé près du cadavre d’Édouard Overton : mais en se rapprochant de Sedley il cacha cet objet sous un pan de sa veste.

Sedley était, du reste, trop occupé à l’arrangement de sa bride pour faire attention à lui.

— Dites donc, voisin Sedley, lui demanda-t-il ; je parierais que vos étriers n’ont pas des courroies appareillées. Celle de ce côté-ci n’a certainement pas sa sœur.

— En effet, j’ai perdu l’autre dans les bois, il y a longtemps, fit Sedley mécontent de cette question.

— C’est malheureux, car on ne trouve pas en pleine forêt des lanières de cette qualité. Où l’avez-vous perdue ?

— À dix-huit ou ving milles en remontant la rivière, ou même plus loin, balbutia le vieillard embarrassé.

— Votre courroie est la sœur de celle-ci, dit le colporteur en exhibant brusquement celle qu’il tenait cachée sous son vêtement ; voyez comme elles sont pareilles ; deux gouttes d’eau ne se ressemblent pas davantage je parie tout ce que vous voudrez que ce morceau figurait à votre selle avant de venir en mes mains.

Parlant ainsi, Nathan enveloppait Sedley d’un regard perçant et inquisiteur.

— Peuh ! Peuh ! je vous dis que ma courroie est perdue depuis longtemps, répliqua le vieillard.

— Oui ! elle a été perdue mais on l’a retrouvée en un lieu étrange, où on ne se serait guère attendu à la voir. Elle était accrochée au pied du cadavre de Ned Overton.

— Ah ! laissez-moi voir ça ! fit une troisième personne intervenue sans que son approche eût été remarquée.

Sedley et Nathan se retournèrent surpris ; ils aperçurent le sombre visage de Hugh Overton qui se penchait avec une expression sinistre pour regarder par dessus leurs épaules.

Il revenait d’une expédition de chasse, et portait des mocassins, chaussure indienne qui permet de marcher sans bruit.

Saisissant rudement le bout de courroie, il le compara avec l’étrier de Sedley ; après un court examen qui le convainquit de leur parfaite ressemblance

— Ah ! assassin ! s’écria-t-il en sautant à la gorge du vieillard ; tu es le digne complice de cet infâme Dudley. Mais, vous ne mourrez tous les deux que de ma main !

Vainement Sedley se débattit vainement le colporteur chercha à lui faire lâcher prise ; le terrible forestier enleva sa proie et se mit en route, à grands pas, vers la Block-House.

Nathan le suivit de près, désireux de prévenir un nouveau crime, s’il était possible.

En arrivant à la forteresse. Hugh Overton garrotta Sedley à un poteau et se mit en devoir d’enfoncer la porte à grands coups de hache.

— Viens donc ! coquin d’étranger ! viens donc, Dudley l’assassin vociférait-il ; viens voir ton complice, et recevoir avec lui la récompense de tes crimes.

Un profond silence régnait dans la sombre demeure Dudley ne se montra pas.

— Il se cache, le lâche ! il se cache sous ses couvertures, et je serai obligé de le tuer dans son lit ! poursuivit Hugh Overton en redoublant ses assauts forcenés contre la porte. Oh ! je leur mangerai le cœur à tous deux !

En le voyant armé, et animé d’une telle fureur, Nahan Dodge avait pris la fuite et avait couru chercher du secours au village.

Bientôt l’énorme serrure, détachée de ses clous, vola en éclats ; la porte s’ouvrit en tremblant sur ses gonds ; Overton se rua dans l’intérieur, et courut au compartiment où était te lit du prisonnier.

Sedley eut un moment d’angoisse cruelle :

— Oh ! mon Dieu ! se dit-il ; si Charles ne s’est pas encore évadé, il est mort si cette bête féroce s’aperçoit de l’évasion, les fugitifs seront aussitôt poursuivis, repris ! et alors !…

Il n’eut pas le temps d’achever les mains crochues d’Overton se cramponnaient à lui, après avoir coupé ses cordes, et l’entrainaient au fond de la prison.

— Maudit ! traître hurla le forestier, au comble de la fureur, viens contempler ton ami !

Il le traina ainsi jusque vers le lit. Sous les draps se dessinait vaguement une forme humaine : Overton tira brusquement la couverture ; un mannequin en paille apparut aux regards anxieux de Sedley.

Un triste sourire erra sur les lèvres décolorées du vieillard

— Ciel juste ! sois béni ! ils sont sauvés.

— Fou ! imbécile ! rugit Overton, tu crois ça ! tu prends Hugh Overton pour un enfant qui ne connaît pas les sentiers des bois et les détours de la rivière !… Je les retrouverai, tes complices, je les vois d’ici ! là bas, derrière End-West-Wood, sur ce petit bateau noir et blanc qui hier se cachait sous les ronces ! Ah ! ah ! ah ! ta vieille âme toute rouillée de sang frissonnera quand elle verra les corps des deux fiancés coupés en morceaux ! Oui ! je les tuerai devant toi ! misérable ! et chacun de leurs cris, chacun de tes soupirs, sera un écho à la voix de mon frère criant vengeance.

Sedley resta muet et glacé sans pouvoir dire une parole.

— Je vais d’abord te rompre les deux jambes, pour te dégoûter de fuir, reprit Overton avec un ricanement sauvage ; comme ça, de deux coups de pistolet, ajouta-t-il en sortant les armes de la ceinture, et les posant à côté de lui sur la table ensuite, j’irai avertir mes amis pour les lancer ri la poursuite de tes fuyards. Puis… ah ! la fête sera bonne alors ! puis… quand on les tiendra, ce qui ne sera pas long, je me charge de vous trois.

Il étendit la main pour prendre ses pistolets : au même instant Sedley se jeta sur la table pour les lui arracher, et parvint à en saisir un. L’action du vieillard avait été si soudaine qu’Overton n’avait pu la prévenir. Il bondit en arrière dans un coin obscur, et se cacha derrière un baril renversé par terre.

Les deux adversaires se trouvaient à six pas l’un de l’autre, Sedley debout au milieu de la chambre, Overton tapi dans son refuge improvisé, mais ayant toujours la tête et la poitrine exposées au feu de son antagoniste.

Chacun d’eux resta pendant quelques secondes immobile, le pistolet au poing, épiant son ennemi et prêt à faire feu au moindre mouvement.

— Un mot ! Overton ! dit Sedley, écoutez un seul mot : nous aurons bien le temps de nous entretuer tout à l’heure. Eh ! bien oui, c’est moi qui ai tué Édouard mais ce meurtre a été involontaire, il s’est jeté lui-même sur son propre couteau. Dudley n’est pour rien dans cette affaire, il est innocent, croyez-moi.

— Vieux lâche ! qui déshonore ses cheveux blancs par la couardise et le mensonge ! gronda Overton ; tu ne sauras même pas mourir en homme.

Sedley continua comme s’il ne l’eut pas entendu

— Oui ! le sang appelle le sang, je le sais. Que je sois puni, quoique innocent, j’y consens ! mais pourquoi faire tomber le châtiment sur celui qui ne mérite aucun reproche ? Overton, je vais jeter à tes pieds ce pistolet désarmé si tu me jures de ne rien faire contre Dudley, mon fils adoptif, le seul protecteur de Lucy, le seul innocent dans cette affaire, je te l’affirme ; j’en fais serment sur ma tête !

— Où donc est-il ? pourquoi a-t-il fui, s’il est sans reproche ?

— J’ai facilité son évasion, la justice des hommes lui a fait défaut, il en a appelé à celle de Dieu… et Dieu à entendu sa prière.

— Où est-il ?

— Je l’ignore.

— Prends garde, vieux drôle ! Je t’arracherai ta langue fourchue avant que tu meures.

— Jure-moi de ne rien entreprendre contre mes chers enfants, et je suis ta victime.

— Bas les armes et je verrai.

— Un serment ! Overton, il me faut un serment sur les cendres de ton frère !

— Ah ! assassin ! tu oses prononcer ce nom ! eh ! bien, meurs ! va annoncer au diable l’arrivée prochaine de tes enf…

Overton n’acheva pas : en commençant sa phrase, il avait fait feu et sa balle avait frappé le vieillard en pleine poitrine. Mais soudain, une traînée de flamme entoura le forestier, et la montagne entière trembla sous une détonation foudroyante.

Une étincelle jaillie du pistolet avait fait sauter la poudrière.

Pendant quelques secondes l’air fut obscurci des débris de la forteresse qui, lancés en l’air à des hauteurs prodigieuses, retombaient au loin, dans le fleuve, sur les bois, jusqu’au milieu du village.

Quand, épouvantés par ce tonnerre inattendu, les habitants du village accoururent sur le lieu du désastre, ils ne retrouvèrent que des pieux calcinés ou rompus en morceaux, un sol nu et noirâtre exhalant des fumées sulfureuses comme le cratère d’un volcan.

Le vieillard et son ennemi avaient disparu broyés en atomes, anéantis, lancés dans l’espace.

Partout régnait un silence de mort : çà et là craquait un arbre demi-foudroyé, pétillait un buisson en feu, roulait une pierre arrachée aux flancs de la colline.

Perkins avait été un des premiers à arriver. Le maître de poste, le cordonnier et le tailleur l’avaient suivi de près.

— Quelle catastrophe s’écria le maître d’école, sur un ton désolé et levant les bras au ciel avec une majesté antique. Comment cela a-t-il pu arriver ? J’étais ici il y a quelques instants ; j’avais trouvé tout en ordre ; j’avais laissé le prisonnier endormi.

— Bah ! observa judicieusement le tailleur ; ce scélérat, pour n’être pas pendu, se sera fait sauter.

— Impossible ! il n’avait pas de feu !

— Que vous êtes simples ! interrompit avec autorité le cordonnier ; et les amis ou complices du dehors ?

— Ah ! vous m’ouvre les yeux ! s’écria Perkins ; j’ai vu rôder autour de la prison, ce maudit n6gre de Sedley ! Il aura procuré du feu à ce misérable, après avoir vainement essayé de le faire évader.

— C’est juste, ce que vous dites là, mes amis, déclama sentencieusement le maître de poste, et j’ajoute…

Ici, il aspira silencieusement une énorme prise de tabac, promena autour de lui un regard circulaire pour s’assurer qu’on recevait ses paroles avec une attention convenable, et poursuivit :

— J’ajoute que ce nouveau forfait a été imaginé par les complices du jeune homme ; — car il avait des complices, j’ai, là, une voix qui me le dit ! — ils ont anéanti le prisonnier pour s’assurer de son silence ; ils ont craint ses révélations au moment du supplice !

— Serait-il possible ! murmura la foule attentive.

Le maître de poste hocha magistralement la tête :

— Cela est !

! ajouta-t-il avec force. Le coupable aurait fait des révélations au pied de la potence : M. Scroggs, dans une intimité dont je m’honore…

Ici le maître de poste salua le Grand Homme absent.

—…M. Scroggs m’avait prédit des révélations… Eh bien, Gentlemen d’Adrianopolis, maintenant que la tombe est muette pour nous, maintenant que le néant seul nous répond ! je vais parler, moi ! Je décrète d’accusation Sedley, le vieux et farouche solitaire qui n’avait pas craint de choisir pour sa fille un gendre tel que ce Dudley ! Le vieillard prénommé a dû être complice du meurtre Une preuve bien forte confirme mes paroles !… Seul il a craint de se réunir à notre foule désolée ! Donc, il est coupable, lui aussi !

L’estimable orateur crut devoir s’essuyer le front, après avoir terminé ce remarquable speech ; et, avec un bénin sourire, il daigna recevoir les félicitations de ses admirateurs les plus proches. Après quelques instants d’agitation murmurante, la foule s’écria d’une seule voix :

— Sedley ! oui ! Sedley est coupable : allons le chercher pour lui faire avouer son crime et le punir aussitôt.

Sur le champ, tous se ruèrent dans la direction du cottage mais, à peine eurent-ils fait une centaine de pas que le colporteur apparut hors d’haleine, escorté par le ban et l’arrière-ban du village.

— Qu’est-il arrivé ? quelle explosion ai-je entendue ? s’écria-t-il ; où sont Hugh Overton et Sedley ?

Il y eut un moment de confusion inexprimable, pendant lequel tout le monde parla sans écouter personne. À la fin, les poumons plus exercés de Dodge remportèrent la victoire et imposèrent silence.

Il raconta ce qu’il venait d’apprendre et revint sur le théâtre de l’explosion avec tout le cortège.

Après examen et discussion on tomba d’accord que le vieux Sedley avait dû se faire sauter avec Overton et Dudley pour échapper à la justice et ne pas mourir sans vengeance.

— J’avais bien dit que Sedley était coupable ! s’écria triomphalement le maître de poste.

— Oui vous avez été bien près de la vérité, sauf quelques exceptions, hasarda le timide tailleur.

Soudain il rougit et essaya d’éternuer pour cacher son trouble ; le sévère directeur des postes, mécontent du mot «  exceptions,   » venait de lui lancer un regard terrible.

Bientôt toutes hypothèses furent élucidées par l’arrivée de quelques jeunes gamins — néophytes de M. Perkins — qui exhibèrent à ce dernier divers débris calcinés qu’ils avaient ramassés dans les environs.

Parmi ces objets on reconnut la crosse d’un pistolet d’Overton, et la moitié d’une veste de chasse que Dudley portait habituellement.

M. Perkins fit leur oraison funèbre en citant un verset de la Bible :

— Ainsi périssent les ennemis de Sion !

— Amen ! répondit la foule en se dispersant lentement.