Le Mannequin/00

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le Mannequin
le Mannequin


LE MANNEQUIN, SON HISTOIRE ANECDOTIQUE

LES FEMMES DOCILES




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ORSQUE je reçus, il y a quelques mois, la visite de M. Léon Riotor, venant me prier de le documenter pour l’étude qu’il projetait d’écrire sur le Mannequin, je fus, je le dois avouer, plutôt surpris et vaguement troublé par cette idée qui m’apparaissait assez saugrenue et hétéroclite.

Une étude sur le Mannequin ! une étude sur la configuration plastique de l’être humain proportionnée au type moyen ou à l’individu pour l’exacte adaptation des costumes ! — quel singulier thème à dissertation historique ! — Que pouvait-on bien tirer d’un tel sujet ? Cela me rendait rêveur. Ces bustes de magasins, ces sommaires icones porte-manteaux, ces simulacres d’hommes et de femmes pouvaient-ils avoir une histoire intéressante ? Au premier abord, je ne le pensais point.

J’accueillis donc l’auteur de cet opuscule avec un scepticisme teinté de mauvaise humeur et je fus loin de l’encourager à poursuivre son étrange étude ; de plus, quand M. Riotor insista pour obtenir une préface, sa manie me parut hostile et je ne m’appliquai — pourquoi le nier, — qu’à me dérober à ses prières réitérées.

Ce ne fut, à vrai dire, qu’après le départ du monographe du Mannequin que je songeai, comme par un paradoxe intellectuel, à cette histoire singulière de la forme humaine imagée pour d’innombrables besoins du commerce, de l’industrie, de l’art, de la guerre et que j’entrevis l’interminable défilé des mannequins à travers les âges, depuis le cheval de Troie jusqu’aux grossières figures qui servent d’épouvantails aux oiseaux. Le Mannequin dans l’ancienne Égypte, puis à Rome, au moyen âge et aux heures de la Renaissance… Combien de formes et d’expressions ne revêtait-il point ? Puis, plus tard, avec Vaucanson, nous voyons le mannequin singer le mouvement et parodier la vie autant que l’art mécanique peut parodier la divine création.

Ah ! certes, pensais-je, l’histoire du Mannequin est curieuse à entreprendre, elle est parallèle à celle de l’humanité dont elle donne la naïve grimace et l’inconsciente caricature plastique. Tous les peuples primitifs, on pourrait l’affirmer, ont connu ou connaissent encore le mannequin, symbole du paganisme ou de la puissance royale, on le trouve aussi bien chez les nègres superstitieux que dans la Byzance décadente, chez les Indous, les Chinois et les Japonais qui sont passé maîtres dans le mannequinage de leurs dieux, de leurs idoles et de leurs guerriers.

Dans l’étude de l’heure présente, à lie regarder que la France seule, l’industrie parisienne uniquement, que d’ingénieux mannequins nous sont révélés : mannequins de confections, d’atelier, de musée ; mannequins de galeries de cire, d’enseignes, de théâtre, poupées phénoménales et innocents jouets d’enfants, cartonnages de cirque, figures anatomiques et combien d’autres représentants de notre vie active dont les vitrines des grandes villes s’emplissent confusément !

Une Histoire du Mannequin ! où avais-je la tête ! Mais ce serait un livre très falot, très plaisant, très funambulesque à écrire ; Edgar Poe, Théodore de Banville et Édouard Fournier n’auraient pas été de trop en collaboration pour y apporter originalité, caprice et érudition ! Je finis par penser que M. Léon Riotor faisait montre d’audace et de culot en abordant un tel sujet et qu’il serait impardonnable s’il ne l’effleurait pas avec grâce.

Et plus j’y réfléchissais, plus me venaient à la mémoire les souvenirs d’êtres articulés entrevus un peu partout, tant à Paris qu’au cours de nombreux voyages. D’abord les Mannequins du moyen âge, ceux qu’on voit en Allemagne et qui agissaient sur l’esprit superstitieux des foules ; figures du diable, mus par des mécanismes ingénieux, roulant des yeux terrifiants, lançant des gémissements d’une effroyable stridence et jetant le feu par la bouche, puis les Mannequins religieux d’Espagne, ceux des madones noires, si curieux, si barbaresques sous la splendeur des ornements brochés d’or et constellés de pierreries, et aussi les pastori d’Italie, ces fins, innombrables, délicieux pastori qui, sur les retables, entouraient la crèche dans une mise en scène extraordinaire aux approches de la Noël. Et les Santons provençaux qui ne sont que des pastori traditionnels et qu’on vend aux bonnes gens du populo à Marseille et ailleurs !

Combien d’autres Mannequins fantastiques dans les musées ! Ceux d’Amsterdam qui figurent en une sorte de galerie du costume, m’ont obsédé longtemps par leur gaucherie qu’on s’efforça de gracieuser pour singer les bonnes grâces et les belles manières des patineuses â manchons et des gentilshommes du siècle dernier portant à la fois l’épée au côté et le jonc volumineux à pommeau d’or.

Quelle extravagante collection n’eût-on pas faite en conservant et en léguant à de nouveaux amateurs les mannequins de magasin depuis le début du XVIIIe siècle ! Car le mannequin d’étalage remonte au moins à la fin du grand siècle et il serait curieux de retrouver aujourd’hui avec les gestes qu’on prêtait, et les attitudes familières qu’on communiquait à ces rudimentaires personnages, les types militaires et civils, aristocratiques et populaires qui se sont succédé en France dans la vitrine ou dans les boutiques des marchands et marchandes de modes, chez les coiffeurs, culottiers, bottiers et autres pourvoyeurs des élégances humaines. Quant aux Mannequins d’atelier, ils donneraient, on peut en être sûr, matière aux anecdotes les plus intéressantes. Comment Rembrandt, Rubens, Velasquez, Mignard, Van der Meulen, Boucher, Watteau, David ou Ingres se servirent-ils du Mannequin ? Quels types employaient-ils ? De quelle matière ces donneurs de gestes et de proportions étaient-ils faits ? — autant de questions qu’il serait curieux et agréable d’examiner en un livre de ce genre.

Au point de vue philosophique, le mannequin même donnerait son apport, car je crois me souvenir d’un dialogue assez célèbre dans la littérature anglaise, dans lequel un peintre, contemporain de l’incomparable Turner, dans une heure d’inquiétude sur son art, seul devant son æuvre interroge son mannequin qui, à sa grande surprise, lui répond, et émet des théories sur le beau, sur l’harmonie et sur la couleur qui sont d’une triomphale hardiesse et d’une souveraine logique. C’est ici le Mannequin qui devient le professeur du maître. — Ne l’est-il pas toujours d’ailleurs, dans son complaisant mutisme.
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Mais le Mannequin pourrait être envisagé, d’autre part, au point de vue de son rôle en amour. Il existe des Mannequins faits pour consoler les veuvages des mâles, pour tempérer les ardeurs des étalons qui souffrent des solitudes prolongées. Il existe des femmes dociles, pour tout dire confectionnées pour le confort des embrassements illusoires et agencées pour donner au contact la sensation de la peau, de sa température et de sa souplesse.

Il y a environ quinze années, me trouvant à Anvers, guidé par un aimable artiste compatriote du baron Leys, je visitai tous les coins curieux de la ville, ceux que les seuls initiés connaissent et qui valent bien les aspects pornocratiques de ce tapageur Rydeck dont je vis naguère l’agonie éclatante avant sa disparition.

Comme nous stoppions le soir sur la Place Verte, mon ami cherchait ce qui pourrait bien encore m’intéresser. Tout à coup, il sourit, et, m’interrogeant :

— Avez-vous jamais vu des femmes en caoutchouc ?

— Des femmes en caoutchouc ? Mais à quel usage ?

— Pour la Marine, pour les hommes qui restent souvent des mois et des mois sur des voiliers sans connaître les nécessaires soulagements qu’on trouve dans les petites rues de tous les ports du monde.

— Vraiment, ça existe ?… C’est réel !

— Si ça existe, voulez-vous voir ça, — il y a une bonne vieille dame, ici, à Anvers, la maman Van der Mys, qui en tient une fabrique des mieux achalandées, comme vous allez, — si ça vous goûte, — pouvoir vous en convaincre…

— Ah ! certes, je vous en prie, allons visiter ces élastiques indolentes ! Je ne croirai qu’après avoir vu. Je vous assure.

En quelques minutes, nous étions chez la marchande de Mannequins d’amour. — Une grande salle où nous fûmes introduits était remplie d’ingénieux modèles de courtisanes transatlantiques dont les prix variaient selon les perfectionnements et les rouages intérieurs qu’on nous expliqua par le menu détail.

Presque tous étaient confectionnés de caoutchouc rose et creux ; d’aucuns, revêtus d’un épiderme de satin jouant assez bien la peau ; on sentait le moulage sur nature ; la poitrine, la chute des reins, les renflements des hanches étaient parfaits ; les mollets emprisonnés dans des bas de soie noire maintenus par des jarretières éclatantes, le corps voilé d’une chemise de batiste ornée de festons et de dentelles et savamment échancrée pour laisser voir la fleur de pêcher des boutons érectiles des seins ; les têtes très bébés jumeaux avec des yeux d’émail sur lesquels tombait le store des paupières, frangées de longs cils, des lèvres voluptueuses, teintées d’incarnat, ointes de pommade au raisin, s’ouvrant sur des balustrades dentaires d’un ivoire éclatant. Quant aux chevelures, de véritables crinières noires ou rousses ainsi que toutes les blondeurs répandues sur les épaules et les oreillers, montrant toutefois des joliesses de nuque et de fines oreilles écouteuses et tombeaux de secrets.

La bonne Mme  Van der Mys nous expliqua les mystères de son Sérail d’Èves futures. Elle nous fit jouer le mécanisme des ventres, les ressorts donnant aux bras les élans de tendresse ; elle nous montra comment sur l’appui des baisers aux lèvres, certains mannequins de cent louis et plus, énonçaient les mots tendres à l’aide d’un phonographe ingénieusement caché dans la tête, et nous entendîmes des : Mon chéri ! mon doux amour ! mon trésor ! tendrement modulés d’une voix mourante. Tandis que les paupières battaient sur l’œil retourné et que tombaient les bras inertes, vaincus, à l’abandon.

J’étais stupéfait.

À la sortie de ce palais de femmes dociles, je fis à mon précieux guide les indispensables plaisanteries que pouvait me suggérer ce musée de modernes hétaïres qui épargneraient, — si on en divulguait l’existence, — à tant de fervents travailleurs des dérangements pénibles et souvent périlleux, et tout en lui vantant les avantages de ces poupées de Priape, je lui citais entre autres bienfaits l’assurance que les possesseurs de ces automates avaient d’être garantis contre la jalousie.

— Ne croyez pas cela, objecta mon compagnon, on a des preuves du contraire et dernièrement un vaisseau de Flessingue a été le théâtre d’un drame de fureur jalouse, véritable crime passionnel qui se déroula en plein océan Indien. — Le capitaine avait hospitalisé dans sa cabine un de ces tendres mannequins que vous venez de voir. Il l’avait parfumé d’odeurs spéciales, muni d’un phonographe dont les échos ranimaient ses ardeurs, une conduite d’eau d’une chaudière maintenait à 37 degrés environ la température dans ce corps caoutchouté. Le Marin semblait parfaitement heureux en ménage. — Un jour, notre homme surprit son second en conversation criminelle avec sa docile bien-aimée. Que se passa-t-il dans ce cerveau de navigateur fougueux et brutal ! on ne sait, mais il chancela, il vit rouge, il fut frappé d’une subite folie et, ce qui est certain c’est que, décrochant une hache d’une panoplie, sans mot dire, d’un geste d’indignation et de fureur, il abattit son arme : Le second roula à terre le crâne ouvert, inondant de son sang le caoutchouc satiné de sa complice qui distillait encore, entre ses lèvres, ces mots de sa voix de guignol : Mon doux amour ! mon cher trésor !

Les Mannequins ne font bas toujours rire ! aurait dit Gavarni, en légende de ce dramatique tableau.

OCTAVE UZANNE.

Ier mai 1900.

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