Le Mannequin d’osier/XII

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Calmann-Lévy (p. 220-250).


XII


Les ormes du Mail revêtaient à peine leurs membres sombres d’une verdure fine comme une poussière et pâle. Mais sur le penchant du coteau, couronné de vieux murs, les arbres fleuris des vergers offraient leur tête ronde et blanche ou leur rose quenouille au jour clair et palpitant, qui riait entre deux bourrasques. Et la rivière au loin, riche des pluies printanières, coulait, blanche et nue, frôlant de ses hanches pleines les lignes des grêles peupliers qui bordaient son lit, voluptueuse, invincible, féconde, éternelle, vraie déesse, comme au temps où les bateliers de la Gaule romaine lui offraient des pièces de cuivre et dressaient en son honneur, devant le temple de Vénus et d’Auguste, une stèle votive où l’on voyait rudement sculptée une barque avec ses avirons. Partout, dans la vallée bien ouverte, la jeunesse timide et charmante de l’année frissonnait sur la terre antique. Et M. Bergeret cheminait seul, d’un pas inégal et lent, sous les ormes du Mail. Il allait, l’âme vague, diverse, éparse, vieille comme la terre, jeune comme les fleurs des pommiers, vide de pensée et pleine d’images confuses, désolée et désirante, douce, innocente, lascive, triste, traînant sa fatigue et poursuivant des illusions et des Espérances, dont il ignorait le nom, la forme, le visage.

En s’approchant du banc de bois sur lequel il avait coutume de s’asseoir dans la belle saison, à l’heure où les oiseaux se taisent dans les arbres, et dont il avait plus d’une fois partagé le repos avec M. l’abbé Lantaigne, sous le bel orme qui entendait leurs graves entretiens, il vit qu’une main inhabile avait fraîchement tracé à la craie quelques mots sur le dossier vert. Il fut saisi d’inquiétude, craignant de lire son nom, familier désormais aux polissons de la ville. Mais il se rassura bientôt. C’était une inscription érotique et commémorative par laquelle Narcisse énonçait dans une forme concise et simple, mais grossière et malséante, les plaisirs goûtés par lui-même sur ce banc, sans doute à la faveur de la nuit indulgente, dans les bras d’Ernestine.

M. Bergeret, qui déjà s’apprêtait à gagner la place accoutumée où il avait répandu tant de pensées nobles et riantes, et tant de fois fait venir à son appel les grâces décentes, estima qu’il ne convenait pas à un honnête homme de siéger en public tout contre ce monument obscène, consacré à la Vénus des jardins. Il se détourna du banc commémoré et alla songeant :

« Ô vain désir de la gloire ! Nous voulons vivre dans la mémoire des hommes. À moins d’être très bien élevés et gens du monde, nous voulons qu’on sache nos amours et nos joies, comme nos peines et nos haines. Narcisse ne croit avoir triomphé d’Ernestine que si l’univers l’apprend. Ainsi Phidias traça un nom aimé sur l’orteil du Jupiter olympien. Ô besoin de l’âme de se répandre, de se verser au dehors ! Aujourd’hui, sur ce banc, Narcisse a… »

» Et toutefois, pensa encore M. Bergeret, la dissimulation est la première vertu de l’homme civilisé et la pierre angulaire de la société. Il nous est aussi nécessaire de cacher notre pensée que de porter des vêtements. Un homme qui dit tout ce qu’il pense et comme il le pense est aussi inconcevable dans une ville qu’un homme allant tout nu. Si, par exemple, j’exprimais chez Paillot, où, pourtant, la conversation est assez libre, les imaginations qui me viennent en ce moment à l’esprit, les idées qui me passent par la tête comme entrent dans une cheminée une nuée de sorcières à cheval sur leur balai, si je décrivais la façon dont je me représente soudain madame de Gromance, les attitudes incongrues que je lui prête, la vision qu’elle me donne, plus absurde, plus bizarre, plus chimérique, plus étrange, plus monstrueuse, plus pervertie et détournée des belles convenances, plus malicieuse mille fois et déshonnête que cette fameuse figure, introduite sur le portail nord de Saint-Exupère, dans la scène du Jugement dernier, par un ouvrier prodigieux qui, penché sur un soupirail de l’enfer, avait vu la Luxure en personne ; si je montrais exactement les singularités de ma rêverie, on me croirait en proie à une manie odieuse ; et pourtant je sais bien que je suis un galant homme, enclin de nature aux pensées honnêtes, instruit par la vie et la méditation à garder la mesure, modeste, voué tout entier aux voluptés paisibles de l’intelligence, ennemi de tout excès et détestant le vice comme une difformité. »

Tandis qu’il allait, menant ces pensées singulières, M. Bergeret reconnut sur le Mail M. l’abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire, et M. l’abbé Tabarit, aumônier de la prison, qui conversaient ensemble. M. Tabarit agitait son long corps, surmonté d’une petite tête pointue, et soutenait d’un bras anguleux le poids de ses paroles, que M. Lantaigne, la tête haute, la poitrine bombée, son bréviaire sous le bras, écoutait en regardant au loin, grave, les lèvres serrées entre des joues lourdes que le sourire n’avait jamais soulevées.

M. Lantaigne répondit au salut de M. Bergeret par un geste et une parole d’accueil :

— Monsieur Bergeret, demeurez ; monsieur Tabarit n’a pas peur des mécréants.

Mais l’aumônier de la prison, plein de sa pensée, continua son discours.

— Qui ne serait touché comme moi de ce que j’ai vu ? Cet enfant nous a tous édifiés par la sincérité de son repentir, par l’expression simple et vraie des sentiments les plus chrétiens. Son maintien, son regard, ses paroles, toute sa personne révélait la douceur, la modestie, une entière soumission à la volonté de Dieu. Il n’a cessé de donner le spectacle le plus consolant et l’exemple le plus salutaire. Ses bonnes dispositions, le réveil de la foi, trop longtemps endormie dans son cœur, son élan suprême vers le Dieu qui pardonne, tels furent les fruits bénis de mes exhortations.

Le vieillard s’attendrissait, avec la sincérité facile des âmes pures, légères et vaines. Une vraie douleur brouillait ses gros yeux à fleur de tête et son pauvre nez rouge, trop court. Après avoir soupiré durant un moment, il reprit, s’adressant cette fois à M. Bergeret :

— Ah ! monsieur, dans l’exercice de mon pénible ministère, il y a bien des épines. Mais aussi, que de fruits ? J’ai maintes fois, dans ma vie déjà longue, arraché des malheureux au démon qui s’apprêtait à les saisir. Mais aucun des infortunés que j’accompagnai à la mort ne fut aussi édifiant, dans ses derniers instants, que le jeune Lecœur.

— Quoi ! s’écria M. Bergeret, c’est de l’assassin de la veuve Houssieu que vous parlez ainsi ? Ne sait-on point ?…

Il allait dire, ce qu’attestaient unanimement les témoins de l’exécution, que le misérable avait été porté, déjà mort d’épouvante, sous le couperet. Il s’arrêta pour ne pas contrister le vieillard, qui poursuivit de la sorte :

— Sans doute, il ne faisait pas de longs discours et ne prodiguait pas les manifestations bruyantes. Mais que n’avez-vous entendu les soupirs, les monosyllabes par lesquels il exprimait son repentir ! Dans le trajet douloureux de la prison au lieu de l’expiation, quand je lui rappelai la mémoire de sa mère et le souvenir de sa première communion, il versa des larmes.

— Assurément, dit M. Bergeret, la veuve Houssieu n’est pas aussi bien morte.

M. Tabarit, ayant entendu ce propos, roula ses gros yeux de l’orient à l’occident. Il avait l’habitude de chercher, non point en lui, mais au dehors, la solution des problèmes métaphysiques. Et sa vieille servante, quand il réfléchissait à table, lui disait, trompée sur son air : « Vous cherchez le bouchon de la bouteille, monsieur l’abbé ? Vous l’avez dans la main. »

Or les regards errants de M. Tabarit rencontrèrent un gros homme barbu, en costume de cycliste, qui passait sur le Mail. C’était Eusèbe Boulet, rédacteur en chef du Phare, journal radical. Aussitôt, quittant avec un prompt adieu le supérieur du séminaire et le maître de conférences, M. Tabarit joignit à grandes enjambées le journaliste, le salua, rouge d’émotion, tira de sa poche des papiers chiffonnés et les lui remit, non sans un tremblement des mains. C’étaient des notes rectificatives et des lettres complémentaires sur les derniers instants du jeune Lecœur. Ce bon prêtre, au terme de sa vie cachée et de son apostolat obscur, était devenu avide de réclame, insatiable d’interviews et d’articles.

En voyant le pauvre vieillard à tête d’oiseau tendre ses griffonnages au journaliste radical, M. Lantaigne sourit presque.

— Voyez, dit-il à M. Bergeret, le mauvais air du siècle a gâté cet homme même qui s’achemine à la tombe par une longue voie de mérites et de vertus ; ce vieillard, humble et modeste sur tout le reste, est vain de publicité. Il veut être imprimé à toute force jusque dans la feuille anticléricale.

Et M. Lantaigne, inquiet déjà d’avoir livré un des siens à l’ennemi, reprit vivement :

— Le tort n’est pas grand. C’est un ridicule, rien de plus.

Puis il se tut et rentra dans sa tristesse.

M. Lantaigne, qui avait le génie de la domination, entraîna M. Bergeret vers le banc accoutumé. Indifférent aux phénomènes vulgaires, par lesquels le monde extérieur apparaît au commun des hommes, il dédaigna de voir, tracée à la craie sur le dossier en grandes lettres cursives, l’inscription érotique de Narcisse et d’Ernestine et, s’asseyant avec une quiétude toute spirituelle, il couvrit de son large dos un tiers de ce monument épigraphique. M. Bergeret prit place à côté de M. Lantaigne, non sans avoir déployé d’abord son journal sur le dossier de manière à masquer la partie de texte qu’il tenait pour la plus expressive : à son sens, c’était le verbe, mot qui, disent les grammairiens, indique l’existence d’un attribut dans un sujet. Mais il avait, sans y prendre garde, substitué une inscription à une autre. Le journal, en effet, portait en manchette l’annonce d’un de ces incidents communs dans notre vie parlementaire, depuis le mémorable triomphe des institutions démocratiques. Les Saisons alternées et les Heures enlacées avaient ramené en ce printemps, avec une exactitude astronomique, la période des scandales. Plusieurs députés avaient été poursuivis dans ce mois. Et la feuille déployée par M. Bergeret portait en lettres grasses cette mention : « Un sénateur à Mazas. Arrestation de M. Laprat-Teulet. » Bien que le fait en lui-même n’eût rien d’étrange et révélât seulement le jeu régulier des institutions, M. Bergeret jugea qu’il y aurait peut-être quelque affectation d’insolence à l’afficher ainsi sur un banc du Mail, à l’ombre de ces ormes sous lesquels l’honorable M. Laprat-Teulet avait joui tant de fois des honneurs que les démocraties savent accorder aux meilleurs citoyens. C’est là, sur ce Mail, que dans une tribune de velours grenat, sous des trophées de drapeaux, M. Laprat-Teulet, siégeant à la droite de M. le président de la République, avait, aux grandes fêtes régionales ou nationales, aux inaugurations diverses et solennelles, prononcé ces paroles si propres à exalter les bienfaits du régime, en recommandant toutefois la patience aux masses laborieuses et dévouées. Laprat-Teulet, républicain de la première heure, était depuis vingt-cinq ans le chef puissant et vénéré de l’opportunisme dans le département. Blanchi par l’âge et les travaux parlementaires, il se dressait dans sa ville natale comme un chêne orné de bandelettes tricolores. Il avait enrichi ses amis et ruiné ses ennemis. Il était publiquement honoré. Il était auguste et doux. Il parlait aux petits enfants de sa pauvreté, chaque année, dans les distributions de prix. Et il pouvait se dire pauvre sans se faire de tort, car personne ne le croyait, et l’on ne pouvait douter qu’il ne fût très riche. On connaissait les sources de sa fortune, les mille canaux par lesquels son intelligence et son travail avaient drainé l’argent. On savait ce que lui avaient rapporté toutes les entreprises fondées sur son crédit politique, toutes les concessions assurées par son influence parlementaire. Car c’était un grand député d’affaires, un excellent orateur financier. Ses amis savaient aussi bien et mieux que ses ennemis ce qu’il avait touché au Panama et ailleurs. Sage, jaloux de ne pas fatiguer la fortune, modéré, ce grand aïeul de la démocratie laborieuse et intelligente avait depuis dix ans, au premier souffle de l’orage, renoncé aux grandes affaires ; il avait quitté même le Palais-Bourbon et s’était retiré au Luxembourg, dans ce grand conseil des communes de France où l’on appréciait sa sagesse et son dévouement à la République. Il y était puissant et caché. Il ne parlait qu’au sein des commissions. Mais là il déployait encore ses brillantes facultés justement appréciées depuis longtemps par les princes de la finance cosmopolite. Il demeurait le défenseur courageux de ce système fiscal, inauguré par la Révolution et fondé, comme on sait, sur la justice et la liberté. Il soutenait le capital avec cette émotion si touchante chez les vieux lutteurs. Les ralliés eux-mêmes vénéraient en Laprat-Teulet une âme apaisée et vraiment conservatrice, un génie tutélaire de la propriété individuelle.

« Il a des sentiments honnêtes, disait M. de Terremondre. Et c’est dommage qu’il porte aujourd’hui le poids d’un passé difficile. » Mais Laprat-Teulet avait des ennemis acharnés à sa perte. « J’ai mérité ces haines, disait-il noblement, en défendant les intérêts qui m’étaient confiés. »

Ses ennemis le poursuivaient jusque dans l’ombre vénérable du Sénat, où ses malheurs le rendaient encore plus auguste, car il avait connu les temps difficiles et s’était trouvé jadis à deux doigts de sa perte, par la faute d’un garde des sceaux qui n’était pas du syndicat, et qui l’avait livré imprudemment à la justice étonnée. Ni l’honorable M. Laprat-Teulet, ni son juge d’instruction, ni son avocat, ni M. le procureur de la République, ni M. le garde des sceaux lui-même n’avait prévu, n’avait compris la cause de ces déclenchements subits et partiels de la machine gouvernementale, ces catastrophes burlesques comme un écroulement d’estrade foraine et terribles comme un effet de ce que l’orateur appelait la justice immanente, qui par moments culbutaient de leur siège les plus vénérés législateurs des deux Chambres. Et M. Laprat-Teulet en concevait un étonnement mélancolique. Il ne dédaigna pas de s’expliquer devant la justice. Le nombre et la grandeur de ses alliances le sauvèrent. Un non-lieu intervint, que Laprat-Teulet accepta d’abord modestement et qu’il porta ensuite dans le monde officiel comme un certificat régulier de son innocence. « Le bon Dieu, disait madame Laprat-Teulet, qui était dévote, a fait une grande grâce à mon mari : il lui a accordé le non-lieu qu’il désirait tant. » On sait que, par reconnaissance, madame Laprat-Teulet fit suspendre en ex-voto, dans la chapelle de Saint-Antoine, une plaque de marbre portant cette inscription : « Pour une grâce inespérée, une épouse chrétienne. »

Ce non-lieu rassurait les amis politiques de Laprat-Teulet, la foule des anciens ministres et des gros fonctionnaires, qui avaient traversé avec lui l’âge héroïque et les années fructueuses, connu les sept vaches maigres et les sept vaches grasses. Ce non-lieu était une sauvegarde. On le croyait du moins. On put le croire durant plusieurs années. Tout à coup, par un malheureux hasard, par un de ces sinistres survenus d’une manière sourde et perfide comme les voies d’eau qui se déclarent soudain dans les bateaux fatigués, sans raison politique ni morale, en pleine honorabilité, le vieux serviteur de la démocratie, le fils de ses œuvres, que M. le préfet Worms-Clavelin, la veille encore, aux comices, donnait en exemple à tout le département, l’homme d’ordre et de progrès, le défenseur du capital et de la société laïque, l’ami intime des anciens ministres et des anciens présidents, le sénateur Laprat-Teulet, le non-lieu, fut envoyé en prison avec une fournée de parlementaires. Et le journal de la région annonçait en grosses lettres : « Un sénateur à Mazas. Arrestation de M. Laprat-Teulet. » M. Bergeret, qui avait de la délicatesse, retourna le journal sur le dossier du banc.

— Eh bien, lui demanda M. Lantaigne d’une voix bourrue, trouvez-vous beau ce que nous voyons et pensez-vous que cela puisse durer ?

— Que voulez-vous dire ? demanda M. Bergeret. Parlez-vous, monsieur, des scandales parlementaires ? Mais, d’abord, qu’est-ce qu’un scandale ? Un scandale est l’effet que produit d’ordinaire la révélation d’une action cachée. Car les hommes ne se cachent guère que pour agir contrairement aux mœurs et à l’opinion. Aussi voit-on que les scandales publics sont de tous les temps et de tous les pays, mais qu’ils se produisent avec d’autant plus d’abondance que le gouvernement est moins capable de dissimulation. Et il est clair que les secrets d’État ne sont pas bien gardés en démocratie. Le grand nombre des complices et les haines puissantes des partis en provoquent, au contraire, la révélation, tantôt sourde, tantôt éclatante. Il faut considérer encore que le système parlementaire multiplie les prévaricateurs en mettant une multitude de gens en état de prévariquer. Louis XIV fut volé grandement et magnifiquement par un Fouquet. De nos jours, pendant que le président triste, qu’ils avaient choisi pour donner bon air à la maison, montrait aux départements attendris son visage muet de Minerve barbue, il s’effeuillait d’innombrables carnets de chèques sur le Palais-Bourbon. Le mal n’était pas grand en lui-même. Une multitude de besogneux ont part au gouvernement. Exiger qu’ils soient tous intègres, c’est peut-être trop demander à la nature humaine. Et ce que ces pauvres voleurs ont pris est bien peu de chose auprès de ce que notre honnête administration gaspille à toute heure de la journée. Un seul point est à noter. Il est capital. Les traitants de jadis, ce Pauquet de Sainte-Croix, entre autres, qui, sous Louis XV, entassa les richesses de la province dans l’hôtel même où je loge aujourd’hui, « à la troisième chambre », ces effrontés pillards dépouillaient leur patrie et leur prince sans du moins être d’intelligence avec les ennemis du royaume. Au contraire, nos chéquards du Parlement livrent la France à une puissance étrangère, la Finance. Car, il est vrai que la Finance est aujourd’hui une puissance et qu’on peut dire d’elle ce qu’on disait autrefois de l’Église, qu’elle est parmi les nations une illustre étrangère. Nos mandataires, qu’elle achète, sont donc larrons et traîtres. Ils le sont à la vérité petitement et misérablement. Chacun en particulier fait pitié. Leur pullulement seul m’effraie.

» En attendant l’honorable monsieur Laprat-Teulet est à Mazas ! Il y a été mené le matin du jour où il devait présider dans notre ville le banquet de la défense sociale. Cette arrestation, effectuée au lendemain même du vote autorisant les poursuites, a surpris monsieur le préfet Worms-Clavelin, qui a désigné, pour la présidence du banquet, monsieur Dellion, dont on estime universellement la probité, garantie par une richesse héréditaire et quarante ans de prospérité industrielle. Monsieur le préfet, tout en déplorant que les plus hautes personnalités de la République soient sans cesse en butte à la suspicion, se réjouit du bon esprit de ses administrés, qui demeurent attachés au régime, qu’on semble vouloir déconsidérer à plaisir. Il constate, en effet, que les incidents parlementaires tels que celui qui vient de se produire, après tant d’autres, laissent absolument indifférentes les laborieuses populations du département. Monsieur le préfet Worms-Clavelin voit juste. Il n’exagère pas la tranquillité de ces âmes, que rien n’étonne plus. La foule introuvable qui, sans s’émouvoir, a lu dans les feuilles que le sénateur Laprat-Teulet était mis au secret, aurait appris, avec la même quiétude, qu’il était envoyé en ambassade dans quelque cour européenne. Et l’on prévoit que, si la justice le rend à la haute Assemblée, monsieur Laprat-Teulet siégera, l’année prochaine, dans la commission du budget. Nul doute qu’il ne retrouve ses électeurs à l’expiration de son mandat.

L’abbé Lantaigne interrompit M. Bergeret :

— Ici, monsieur, vous touchez le point faible et faites résonner le creux. Le public s’accoutume à l’immoralité et ne fait plus la différence du bien et du mal. C’est le danger. Nous voyons sans cesse des hontes tomber dans le silence. Il y avait une opinion publique sous la monarchie et sous l’Empire. Il n’y en a plus aujourd’hui. Ce peuple, autrefois ardent et généreux, est devenu tout à coup incapable de haine et d’amour, d’admiration et de mépris.

— Je suis frappé comme vous de cette transformation, dit M. Bergeret. Et j’en cherche les causes sans pouvoir les trouver. Il est souvent parlé, dans les contes chinois, d’un génie fort laid, d’allure pesante, mais dont l’esprit est subtil et qui aime à se divertir. Il s’introduit la nuit dans les maisons habitées, il ouvre comme une boîte le crâne d’un dormeur, en retire le cerveau, met un autre cerveau à la place, et referme doucement le crâne. Son grand plaisir est d’aller ainsi de maison en maison, changeant les cervelles. Et quand, à l’aube, ce génie jovial a regagné son temple, le mandarin s’éveille avec des idées de courtisane et la jeune fille avec les rêves d’un vieux buveur d’opium. Il faut qu’un génie de ce caractère ait troqué de la sorte les cerveaux français contre ceux de quelque peuple inglorieux et patient, traînant sans désirs une morne existence, indifférent au juste et à l’injuste. Car enfin, nous ne nous ressemblons plus du tout.

M. Bergeret s’interrompit et haussa les épaules. Puis il reprit avec une douce tristesse :

— C’est l’effet de l’âge, et la marque d’une certaine sagesse. L’enfance a des étonnements ; la jeunesse, des colères. Le progrès des années nous a enfin apporté cette paisible indifférence que je devais mieux juger. Notre état moral nous assure la paix au dedans et la paix au dehors.

— Le croyez-vous ? demanda M. l’abbé Lantaigne. Et ne pressentez-vous pas des catastrophes prochaines ?

— La vie est, par elle-même, une catastrophe, répondit M. Bergeret. C’est une catastrophe incessante, puisqu’elle ne peut se manifester que dans un milieu instable et que la condition essentielle de son existence est l’instabilité des forces qui la produisent. La vie d’une nation, comme celle d’un individu, est une ruine perpétuelle, une suite d’écroulements, une interminable expansion de misères et de crimes. Notre pays, qui est le plus beau du monde, ne subsiste, comme les autres, que par le renouvellement de ses misères et de ses fautes. Vivre, c’est détruire. Agir, c’est nuire. Mais précisément à cette heure, monsieur l’abbé, le plus beau pays du monde agit médiocrement et ne vit point d’une vie violente. C’est ce qui me rassure. Je ne découvre point de signes dans le ciel. Je ne prévois pas de maux prochains, singuliers et spéciaux à notre douce contrée. Vous qui annoncez la catastrophe, monsieur l’abbé, dites-moi, je vous prie, si vous la voyez venir du dedans ou du dehors.

— Le péril est partout, répondit M. Lantaigne. Et vous riez.

— Je n’ai pas envie de rire, répondit M. Bergeret. Il en est peu de sujets pour moi dans ce monde sublunaire, sur ce globe terraqué dont les habitants sont presque tous odieux ou ridicules. Mais je ne crois pas que nous soyons menacés dans notre paix et dans notre indépendance par quelque puissant voisin. Nous ne gênons personne. Nous n’inquiétons pas l’univers. Nous sommes contenus et raisonnables. Les chefs de notre gouvernement ne forment point, qu’on sache, des desseins immodérés dont le succès, bon ou mauvais, assure notre puissance ou consomme notre perte. Nous n’aspirons point à l’hégémonie du monde. Nous sommes devenus supportables à l’Europe. C’est une heureuse nouveauté.

» Regardez, je vous prie, à la vitrine de madame Fusellier, la papetière, les portraits de nos hommes d’État. Et dites s’il en est un seul qui semble fait pour déchaîner la guerre et ravager le monde. Leur génie est médiocre comme leur puissance. Ils ne sont pas en état de commettre des fautes terribles. Ils ne sont pas de grands hommes, Dieu merci ! et nous pouvons dormir tranquilles. Au reste, je crois discerner que l’Europe, tout armée qu’elle est, n’est pas belliqueuse. Il y a dans la guerre une générosité qui déplaît aujourd’hui. On fait battre les Turcs et les Grecs. On joue sur eux comme sur des coqs ou des chevaux. Et l’on ne se battra pas soi-même. Auguste Comte, en 1840, annonçait la fin de la guerre. La prophétie n’était pas, sans doute, d’une vérité précise et littérale. Mais peut-être la vue de ce grand homme perçait-elle un profond avenir. L’état de guerre est l’état ordinaire d’une Europe féodale et monarchique. La féodalité est morte et les antiques despotismes sont combattus par des forces nouvelles. La paix et la guerre dépendent aujourd’hui moins des souverains absolus que de la haute banque internationale, plus puissante que les Puissances. L’Europe financière est d’humeur pacifique. Il est certain du moins qu’elle n’aime point la guerre pour elle-même et par sentiment chevaleresque. Au reste, sa force inféconde ne durera pas longtemps et elle s’abîmera un jour dans la révolution ouvrière. L’Europe socialiste sera probablement amie de la paix. Car il y aura une Europe socialiste, monsieur l’abbé, si toutefois l’on peut appeler socialisme l’inconnu qui vient.

— Monsieur, dit l’abbé Lantaigne, il n’y a qu’une Europe possible, l’Europe chrétienne. Il y aura toujours des guerres. La paix n’est point de ce monde. Puissions-nous retrouver le courage et la foi de nos aïeux ! Soldat de l’Église militante, je sais que le combat ne finira qu’à la consommation des siècles. Et je demande à Dieu, comme l’Ajax de votre vieil Homère, de combattre à la clarté du jour. Ce qui m’effraie, ce n’est ni le nombre ni l’audace de nos ennemis, c’est la faiblesse et l’indécision qui règnent dans notre propre camp. L’Église est une armée ; je m’afflige quand je découvre des creux et des vides sur son front de bataille. Je m’indigne de voir des infidèles se glisser dans ses rangs et les adorateurs du Veau d’or s’offrir à la garde du sanctuaire. Je gémis en observant la lutte engagée autour de moi dans la confusion des ténèbres, favorable aux lâches et aux traîtres. La volonté de Dieu soit faite ! Je suis assuré du triomphe final, de la défaite du crime et de l’erreur au jour dernier, qui sera le jour de gloire et de justice.

Il se leva, son regard était ferme. Mais ses joues appesanties tombaient. Il avait l’âme triste. Et ce n’était point sans raisons. Sous lui le séminaire allait à sa ruine. La caisse était en déficit. Poursuivi par le boucher Lafolie, auquel il devait dix mille deux cent trente et un francs, son orgueil redoutait les remontrances de monseigneur le cardinal-archevêque. La mitre sur laquelle il tendait la main s’évanouissait. Il se voyait déjà relégué dans quelque pauvre cure de campagne. Se retournant vers M. Bergeret, il lui dit :

— Les plus terribles calamités sont près de fondre sur la France.