Le Mannequin d’osier/XVI

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Calmann-Lévy (p. 284-313).


XVI


Madame Bergeret avait en horreur le silence et la solitude. Depuis que M. Bergeret ne lui adressait plus la parole et vivait séparé d’elle, son appartement l’effrayait comme un sépulcre ; elle n’y rentrait qu’en pâlissant. Ses filles y eussent mis du moins le mouvement et le bruit nécessaires à sa santé ; mais, à l’automne, lors d’une épidémie typhique, elle les avait envoyées chez mademoiselle Zoé Bergeret, leur tante, à Arcachon, où elles avaient passé l’hiver et d’où leur père ne songeait point à les rappeler, dans les conjonctures présentes. Madame Bergeret était une femme d’intérieur. Elle avait l’âme domestique. L’adultère n’avait été pour elle qu’une expansion de sa vie conjugale, un rayonnement de son foyer. Elle s’y était livrée par matronal orgueil autant que sur les sollicitations de sa chair épanouie et féconde. Elle avait toujours entendu que son petit commerce physique avec le jeune M. Roux demeurât une pratique secrète et bourgeoise, un adultère modéré, supposant, impliquant, confirmant cet état de mariage que le monde honore, que l’Église sanctifie, qui assure à la femme sa sécurité privée et sa dignité sociale. Madame Bergeret était une épouse chrétienne. Elle savait que le mariage est un sacrement dont les effets augustes et durables ne peuvent être détruits par une faute comme celle qu’elle avait commise, grave, il est vrai, mais pardonnable et rémissible. Sans se juger elle-même avec une grande clarté morale, elle sentait que sa faute était simple, sans malice profonde, sans la passion qui seule donne aux fautes la grandeur du crime et perd la coupable. Elle sentait qu’elle n’était point une grande criminelle, mais plutôt qu’elle n’avait pas eu de chance. Les conséquences inattendues de cette insignifiante affaire, elle les voyait se dérouler avec une morne lenteur, qui l’épouvantait. Elle souffrait cruellement d’être seule et déchue dans sa maison, d’avoir perdu sa souveraineté domestique, d’être dépouillée, pour ainsi dire, de son âme ménagère et cuisinière. La souffrance ne lui était pas bonne et ne la purifiait pas. La souffrance inspirait à son pauvre génie tantôt la révolte et tantôt l’abaissement. Chaque jour, vers trois heures de l’après-midi, elle sortait, roide, pompeusement parée, l’œil clair, les joues irritées, terrible, et gagnait à grandes enjambées les maisons amies. Elle allait en visite chez madame Torquet, la femme du doyen ; chez madame Leterrier, la femme du recteur ; chez madame Ossian Colot, la femme du directeur de la prison ; chez madame Surcoux, la femme du greffier ; chez toutes les dames de la moyenne bourgeoisie. Car elle n’était admise ni dans la noblesse ni chez les gros capitalistes. Et dans chaque salon elle se répandait en plaintes sur M. Bergeret et chargeait son mari de tous les torts bizarres que lui suggérait son imagination faible mais concentrée. Elle l’accusait notamment de la séparer de ses filles, de la laisser sans argent, et, déserteur du foyer, de courir les cafés et peut-être les tripots. Partout elle gagnait des sympathies, inspirait le plus tendre intérêt. La pitié qu’elle faisait naître grandissait, s’étendait, montait. Madame Dellion, la femme du maître de forges, qui ne pouvait consentir à la recevoir, puisqu’elles n’étaient pas de la même société, lui faisait savoir du moins qu’elle la plaignait de tout son cœur et qu’elle réprouvait la conduite odieuse de M. Bergeret. Ainsi madame Bergeret soutenait et contentait chaque jour, par la ville, son âme jalouse de considération sociale et de bonne renommée. Mais quand, le soir, elle remontait l’escalier de sa maison, son cœur se serrait. Elle soulevait péniblement ses jambes amollies. Elle oubliait son orgueil, ses vengeances, les injures, les calomnies frivoles qu’elle avait semées par la ville. Il lui venait un sincère désir de rentrer en grâce auprès de M. Bergeret, afin de n’être plus seule. Cette idée, à laquelle ne se mêlait nulle perfidie, coulait naturellement de cette âme facile. Vains désirs ! Inutile pensée ! M. Bergeret continuait d’ignorer madame Bergeret.

Ce soir-là, madame Bergeret dit dans la cuisine :

— Euphémie, allez demander à monsieur comment il veut qu’on fasse les œufs.

C’était une pensée nouvelle en son esprit de soumettre le menu au maître de la maison. Naguère, au jour de son innocence altière, elle lui imposait les plats qu’il n’aimait pas et qui rebutaient l’estomac délicat de l’homme d’étude. La jeune Euphémie avait un esprit de peu d’étendue, mais juste et rigoureux. Elle objecta fermement à madame Bergeret, comme elle l’avait déjà fait maintes fois, en de semblables occasions, qu’il était bien inutile que madame fît rien demander à monsieur qui ne répondrait rien, puisqu’il était « buté ». Mais madame, renversant la tête et abaissant les paupières en signe d’obstination, renouvela l’ordre qu’elle venait de donner.

— Euphémie, faites ce que je vous dis. Allez demander à monsieur comment il veut qu’on lui fasse ses œufs. Et n’oubliez pas de l’avertir qu’ils sont pondus du jour, qu’ils viennent de chez Trécul.

Cependant M. Bergeret, dans son cabinet, travaillait à ce Virgilius nauticus qu’un éditeur lui avait demandé pour en enrichir une édition savante de l’Énéide, préparée depuis plus de trente ans par trois générations de philologues et dont les premières feuilles étaient déjà tirées. Et le maître de conférences composait, fiche par fiche, ce lexique spécial. Il en concevait pour lui-même une sorte d’admiration, et il s’en félicitait en ces termes :

— Ainsi, moi, ce terrien qui n’a jamais navigué que sur le bateau à vapeur qui, l’été, chaque dimanche, remontant la rivière, porte les citadins aux coteaux de Tuillières où l’on boit du vin mousseux ; moi, ce bon Français qui n’a jamais vu la mer qu’à Villers, moi Lucien Bergeret, je suis l’interprète de Virgile nautique, j’explique les termes de marine employés par un poète exact, savant, précis malgré sa rhétorique, et mathématicien, mécanicien, géomètre, un Italien très avisé, que des matelots, couchés au soleil sur les plages de Naples et de Misène, avaient instruit dans les choses de la mer, qui avait peut-être bien sa birème et qui enfin, de Naples à Athènes, fendit la mer bleue sous les astres clairs des deux frères d’Hélène. J’y parviens, grâce à l’excellence de mes méthodes philologiques. Et monsieur Goubin, mon élève, y réussirait aussi bien que moi.

M. Bergeret se plaisait à l’accomplissement de cet ouvrage dont son esprit était occupé sans trouble et sans agitation. Il éprouvait une véritable satisfaction à tracer sur la feuille de carton mince des caractères menus et réguliers, images et témoignages de la rectitude intellectuelle que veut la philologie. À cette joie de l’esprit, ses sens consentaient et participaient, tant il est vrai que les voluptés qui s’offrent aux hommes sont plus diverses qu’on ne se le figure communément. Et M. Bergeret goûtait les tranquilles délices d’écrire ceci :


Servius croit que Virgile a mis Attoli malos pour Attoli vela, et la raison qu’il donne de cette interprétation, c’est que, cum navigarent, non est dubium quod olli erexerant arbores. Ascencius s’est rangé à l’opinion de Servius, oubliant ou ignorant qu’à la mer, dans de certaines occasions, on démâtait les navires. Quand l’état de la mer était tel que la mâture…


M. Bergeret en était à cet endroit de son travail quand la jeune Euphémie, ouvrant la porte du cabinet avec ce fracas qui accompagnait ses moindres gestes, vint porter au maître les paroles obligeantes de madame :

— Madame vous demande comment vous voulez manger vos œufs.

M. Bergeret, pour réponse, pria doucement la jeune Euphémie de se retirer, et continua d’écrire :


… pouvait être exposée à quelque rupture, on abaissait les mâts en les enlevant du puits où leur pied était inséré…


La jeune Euphémie resta plantée contre la porte et M. Bergeret termina sa fiche.


Et on les couchait en arrière sur une traverse ou un chevalet.


— Monsieur, madame m’a dit aussi de vous dire que les œufs viennent de chez Trécul.

Una omnes fecere pedem.

Puis il posa sa plume et se sentit rempli d’une tristesse soudaine. Il venait de découvrir tout à coup l’inanité de son ouvrage. Il avait le malheur d’être assez intelligent pour connaître sa médiocrité qui, par moments, se montrait à lui, sur sa table, entre l’encrier et le classeur, comme une petite personne maigre et sans grâce. Il se reconnaissait et ne s’aimait pas. Il aurait voulu contempler sa propre pensée sous l’aspect d’une nymphe aux belles hanches. Elle lui apparaissait en sa forme véritable, qui était grêle et sans vénusté. Il en souffrait, car il avait de la délicatesse et le goût des idées.

« Monsieur Bergeret, se disait-il, vous êtes un professeur de quelque distinction, un provincial intelligent, un universitaire fleuri, un médiocre humaniste, attardé aux curiosités infécondes de la philologie, étranger à la vraie science du langage, qui n’est pénétrée que par des esprits larges, droits et puissants. Monsieur Bergeret, vous n’êtes pas un savant, vous n’êtes capable ni de reconnaître ni de classer les faits du langage. Michel Bréal ne prononcera jamais votre nom méprisé. Vous périrez sans gloire et les louanges des hommes ne caresseront jamais vos oreilles. »

— Monsieur… monsieur, fit la jeune Euphémie d’une voix pressante, répondez-moi. Je n’ai pas le temps d’attendre. J’ai mon ouvrage à faire. Madame vous demande comment que vous voulez manger vos œufs. Je les ai pris chez Trécul. Ils sont pondus du jour.

M. Bergeret, sans tourner la tête, répondit avec une douceur impitoyable à la servante :

— Je vous prie de vous retirer et de ne plus entrer désormais dans mon cabinet, à moins d’y être appelée.

Et le maître de conférences à la Faculté des lettres retomba dans sa rêverie :

« Heureux Torquet, notre doyen ! Heureux Leterrier, notre recteur ! Nulle défiance d’eux-mêmes, nul doute indiscret ne trouble leur génie harmonieux. Ils sont semblables au vieillard Mesange, qui fut aimé des déesses immortelles, car il vécut durant trois âges d’hommes et parvint au Collège de France et à l’Institut sans avoir rien appris depuis les saintes années de son enfance innocente, et sachant toujours le grec comme à quinze ans. Il mourut au déclin de ce siècle, agitant encore dans sa petite tête les idées mythologiques mises en vers, autour de son berceau, par les poètes du premier Empire. Mais moi, d’esprit débile comme cet helléniste qui portait le nom et la cervelle d’un oiseau, aussi peu capable que le doyen Torquet et que le recteur Leterrier de méthode et d’invention, moi, triste et vain joueur de mots, d’où vient que je sens cruellement mon insuffisance et l’inanité risible de mes entreprises ? Ne serait-ce point un signe de noblesse intellectuelle et une marque de ma supériorité dans le domaine des idées générales ? Ce Virgilius nauticus, sur lequel je me juge et me condamne, est-ce vraiment mon œuvre et le produit de mon esprit ? Non ! c’est une tâche imposée à ma pauvreté par un libraire cupide, associé à des professeurs artificieux, qui, sous prétexte de délivrer la science française de la tutelle allemande, restaurent la manière frivole d’autrefois et m’imposent des amusements philologiques à la mode de 1820. Que la faute en soit sur eux et non sur moi ! L’appât du gain et non le zèle de la science m’a fait entreprendre ce Virgilius nauticus auquel je travaille depuis trois ans et qui me sera payé cinq cents francs, savoir : deux cent cinquante francs à la livraison du manuscrit, et deux cent cinquante francs le jour de la mise en vente du tome contenant cet ouvrage. J’ai voulu étancher ma soif abominable de l’or. J’ai failli, non par l’intelligence, mais par le caractère. C’est bien différent ! »

Ainsi M. Bergeret menait le chœur de ses pensées flottantes. La jeune Euphémie, qui n’avait pas quitté la place, appela le maître pour la troisième fois :

— Monsieur… monsieur…

Mais, à ce coup, sa voix, étranglée par les sanglots, s’arrêta dans sa gorge.

M. Bergeret, tournant enfin sur elle les yeux, vit des larmes couler sur deux joues rondes, rouges et luisantes.

La jeune Euphémie essaya de parler : il ne sortit de sa gorge que des sons rauques comme l’appel que les pâtres de son village tirent de leur cornet à bouquin, le soir. Réunissant sur son visage ses deux bras nus jusqu’au coude, dont la chair blanche et pleine était sillonnée de longues égratignures roses, elle passa sur ses yeux le revers de ses mains brunes. Les sanglots secouaient sa poitrine étroite et son ventre trop gros, à cause du carreau qu’elle avait eu dans sa septième année et dont elle restait déformée. Puis elle rabattit ses deux bras contre son corps, cacha ses mains sous son tablier, étouffa ses soupirs, et, dès que la parole put traverser sa gorge, cria bien âprement :

— Je ne peux plus vivre dans cette maison. Je ne peux plus. Aussi, ce n’est pas une vie. J’aime mieux m’en aller que de voir ce que je vois.

Il y avait autant de colère que de douleur dans sa voix, et elle regardait M. Bergeret avec des yeux irrités.

Et vraiment la conduite de son maître l’indignait. Ce n’est pas qu’elle eût nourri dans son cœur une longue tendresse pour madame Bergeret qui, naguère encore, dans les jours superbes et prospères, l’accablait d’injures et d’humiliations et la privait de viande. Ce n’est pas qu’elle ignorât la faute de sa maîtresse et qu’elle crût, comme madame Dellion et les dames de la bourgeoisie, que madame Bergeret était innocente. Avec la concierge, la porteuse de pain et la bonne de M. Raynaud, elle connaissait par le menu les amours secrètes de madame Bergeret et de M. Roux. Elle les avait découvertes avant M. Bergeret. Ce n’est pas non plus qu’elle les approuvât. Elle les blâmait sévèrement, au contraire. Qu’une fille, maîtresse de sa personne, eût un amant, elle n’y trouvait pas grand’chose à redire, sachant la manière dont cela se fait. Il s’en était fallu de peu qu’elle en vînt là, certaine nuit, après la fête, au bord d’un fossé où elle était serrée de près par un gars qui voulait rire. Elle savait qu’un accident est vite arrivé. Mais une pareille conduite la révoltait chez une femme mariée, d’âge respectable et mère de famille. Elle avait confié un matin à la boulangère que madame la dégoûtait. Pour elle, elle n’était pas portée là-dessus, et s’il n’y avait qu’elle au monde pour faire des enfants, le monde, disait-elle, pouvait bien finir. Puisque la bourgeoise était dans d’autres idées, elle n’avait qu’à prendre son mari. Euphémie jugeait que sa maîtresse avait fait un gros vilain péché, mais elle ne concevait pas qu’une faute, même grave, ne fût jamais remise et demeurât sans pardon. Dans son enfance, avant de se louer à des bourgeois, elle avait travaillé avec ses parents à la vigne et aux champs. Elle voyait le soleil brûler la grappe en fleur, la grêle hacher en quelques minutes tout le blé du champ, et elle voyait l’année suivante le père, la mère, les frères aînés façonner la vigne, ensemencer le sillon. Et, à cette vie, patiente et naturelle, elle avait appris qu’en ce monde brûlant et glacé, bon et mauvais, il n’y a rien d’irréparable et que, comme on pardonne à la terre, il faut pardonner à l’homme et à la femme.

Ainsi faisaient les gens de chez elle, qui valaient bien, peut-être, les gens du chef-lieu. Quand la femme à Robertet, la grande Léocadie, paya une paire de bretelles à son valet pour l’amener à faire ce qu’elle voulait qu’il lui fît, elle ne fut si fine que Robertet ne s’avisa du manège. Il surprit les galants au bon moment et corrigea sa femme à coups de chambrière si rudement qu’elle perdit à jamais l’envie de recommencer. Et depuis lors Léocadie est une des meilleures femmes de la contrée : son mari n’a pas ça à lui reprocher. C’est aussi qu’il faut marcher droit avec M. Robertet qui a de la conduite et sait mener les bêtes et les gens.

Beaucoup battue par son père vénérable, simple et brutale elle-même, Euphémie comprenait la violence et elle aurait approuvé que M. Bergeret cassât sur le dos de madame Bergeret coupable les deux balais de la maison, dont l’un avait perdu la moitié de ses crins et l’autre, plus ancien, n’en avait pas plus que le creux de la main. Il servait à laver avec un torchon le carreau de la cuisine. Mais que le maître gardât une longue et muette rancune, c’est ce que la jeune paysanne jugeait odieux, contre nature et vraiment diabolique. Et ce qui faisait sentir plus vivement à Euphémie les torts de M. Bergeret, c’est que sa conduite rendait le service difficile et compliqué. Il fallait servir d’une part M. Bergeret qui ne voulait plus prendre ses repas avec madame Bergeret et, d’une autre part, madame Bergeret dont l’existence, obstinément niée par M. Bergeret, ne se soutenait pas toutefois sans nourriture. « C’est comme à l’auberge, soupirait la jeune Euphémie. » Madame Bergeret, à qui M. Bergeret ne donnait plus d’argent, disait : « Vous réglerez avec monsieur. » Euphémie portait en tremblant, le soir, son livre à monsieur qui, ne pouvant suffire aux dépenses accrues, la renvoyait d’un geste impérieux. Et elle demeurait accablée par des difficultés supérieures à son génie. À vivre dans cet air mauvais, elle perdait sa gaieté : on ne l’entendait plus mêler, dans sa cuisine, ses rires et ses cris au choc des casseroles, au crépitement des fritures répandues sur le fourneau, aux roulements lourds du couteau hachant sur la table épaisse les viandes avec un bout de ses doigts. Elle n’avait plus ni joies, ni douleurs bruyantes. Elle disait : « Je deviens idiote dans cette maison. » Madame Bergeret lui faisait pitié. Cette dame était bonne pour elle maintenant. Elles passaient les soirées assises côte à côte sous la lampe et se faisant des confidences. C’est l’âme pleine de ces sentiments que la jeune Euphémie dit à M. Bergeret :

— Je m’en vas ; vous êtes trop méchant aussi. Je veux m’en aller.

Et, de nouveau, elle répandit d’abondantes larmes.

Ce reproche ne fâcha pas M. Bergeret. Il feignit de ne point l’entendre, ayant trop d’esprit pour ne pas excuser les libertés d’une fille ignorante. Et il sourit au dedans de lui-même, car il gardait dans le fond obscur de son âme, sous l’appareil des sages pensées et des belles maximes, l’instinct primitif, qui subsiste chez les hommes modernes de l’esprit le plus civil et le plus doux, et qui les porte à se réjouir quand ils voient qu’on les prend pour des êtres féroces, comme si la capacité de nuire et de détruire était la première force des vivants, leur vertu essentielle et leur bonté supérieure ; ce qui, à la réflexion, se trouve véritable, puisque, la vie ne se soutenant et ne s’accroissant que dans le meurtre, les meilleurs sont ceux qui font le plus de carnages, et puisque ceux qui, par instigation de race et de nourriture, donnent les plus grands coups, sont nommés généreux, et plaisent aux femmes, naturellement intéressées à choisir les plus forts et incapables de séparer dans leur esprit la force fécondante de la force destructive, qui sont, en effet, indissolublement unies dans la nature. Aussi, par l’effet de son intelligence méditative, quand la jeune Euphémie, de sa voix rustique comme une fable d’Ésope, lui dit qu’il était méchant, M. Bergeret crut entendre un murmure flatteur qui, prolongeant le simple discours de la servante, disait : « Apprends, Lucien Bergeret, que tu es méchant, au sens vulgaire du mot, c’est-à-dire capable de nuire et de détruire, en pleine possession de la vie, en état de défense, en voie de conquêtes. Sache que tu es, à ta manière, un géant, un monstre, un ogre, un homme terrible. »

Mais, comme il était enclin à douter et à ne point accepter sans examen les opinions des hommes, il s’examina lui-même pour savoir s’il était vraiment ce que disait Euphémie. Sur les premières vues qu’il jeta au dedans de lui-même, il constata que généralement il n’était pas méchant, qu’il était pitoyable, au contraire, sensible aux maux d’autrui, en sympathie avec les malheureux, qu’il aimait ses semblables, qu’il eût voulu satisfaire à tous leurs besoins, combler leurs désirs permis ou coupables, car il n’enfermait pas la charité du genre humain dans les limites d’un système moral et il avait souci de toutes les misères. Il tenait pour innocent tout ce qui ne fait de mal à personne. Aussi avait-il dans l’âme plus de douceur que n’en permettent les lois, les mœurs et les croyances diverses des peuples. Donc, s’étant regardé, il vit qu’il n’était pas méchant et il en eut quelque confusion. Il lui en coûtait de se reconnaître ces méprisables qualités de l’intelligence dont la vie n’est point fortifiée.

Avec une excellente méthode, il chercha ensuite s’il n’était pas sorti de son caractère bienveillant et de son génie pacifique en quelque circonstance et précisément à l’endroit de madame Bergeret. Et il reconnut bientôt qu’en cette occasion particulière il avait agi contrairement à ses maximes générales et à ses sentiments habituels, que sa conduite présentait sur ce point des singularités remarquables dont il nota les plus étranges.

« Principales singularités : je feins de la croire criminelle et j’agis comme si j’avais effectivement cette croyance vulgaire. Tandis que, dans sa conscience, elle se croit coupable pour avoir forniqué avec monsieur Roux, mon élève, je tiens sa fornication pour innocente, comme n’ayant fait de mal à personne. Madame Bergeret est plus morale que moi. Mais se croyant coupable, elle se pardonne. Et moi qui ne la crois pas coupable, je ne lui pardonne pas. Ma pensée à son égard est immorale et douce. Ma conduite à son égard est morale et cruelle. Ce que je condamne sans pitié, ce n’est pas son action, qui n’est que ridicule et incongrue, à mon sens ; c’est elle-même, coupable, non d’avoir fait ce qu’elle a fait, mais d’être ce qu’elle est. La jeune Euphémie a raison : Je suis méchant ! »

Il s’approuva et, roulant de nouvelles pensées, se dit encore :

« Je suis méchant parce que j’agis. Je n’avais pas besoin de cette expérience pour savoir qu’il n’y a pas d’action innocente, et qu’agir, c’est nuire ou détruire. Dès que j’ai commencé d’agir, je suis devenu malfaisant. »

Ce n’est pas sans raison qu’il se parlait de la sorte à lui-même, car il accomplissait une action systématique, continue et suivie, qui était de rendre à madame Bergeret la vie insupportable, en retranchant à cette dame tous les biens indispensables à son humanité grossière, à son génie domestique, à son âme sociable, et finalement d’extirper de la maison l’épouse importune et désobligeante qui lui avait donné l’inestimable avantage d’être trahi.

Il usait de cet avantage. Il accomplissait son œuvre avec une énergie merveilleuse dans un caractère faible. Car M. Bergeret était pour l’ordinaire incertain et sans volonté. Mais en cette occasion un invincible Éros, un désir le poussait. Ce sont les désirs, plus forts que les volontés, qui, après avoir créé le monde, le soutiennent. M. Bergeret était conduit dans son entreprise par l’ineffable désir, par l’Éros de ne plus voir madame Bergeret. Et ce pur, ce clair désir, que ne troublait aucune haine, avait la violence heureuse de l’amour.

Cependant la jeune Euphémie attendait que le maître répondît et lui adressât, du moins, des paroles irritées. Semblable sur ce point à madame Bergeret, sa maîtresse, le silence lui était plus cruel que l’invective et l’injure.

Enfin M. Bergeret parla. Il dit d’une voix tranquille :

— Je vous congédie. Vous sortirez de cette maison dans huit jours.

La jeune Euphémie ne répondit que par un cri bestial et touchant. Elle resta durant une minute sans mouvement. Puis elle regagna, stupide, désolée et douloureuse, sa cuisine, revit les casseroles bossuées, comme des armures aux batailles, entre ses mains vaillantes ; la chaise dont le siège était dépaillé sans inconvénient, car la pauvre fille ne s’y asseyait guère ; la fontaine dont l’eau, maintes fois, s’échappant la nuit, par le robinet laissé grand ouvert, inondait la maison ; l’évier, au tuyau perpétuellement engorgé ; la table entaillée par le hachoir ; le fourneau de fonte, tout mâché par la flamme ; le trou noir du charbon ; les tablettes garnies de dentelle de papier ; la boîte de cirage, la bouteille d’eau de cuivre. Et, parmi ces monuments de sa dure vie, elle pleura.

L’en demain, comme on disait jadis, l’en demain, qui était jour de marché, M. Bergeret se rendit de bon matin chez Deniseau, qui tenait sur la place Saint-Exupère un bureau de placement pour ouvriers agricoles. Il trouva dans la salle basse une vingtaine de filles rustiques, tant jeunes que vieilles, les unes courtes, rougeaudes et joufflues ; les autres longues, sèches, jaunes, diverses de taille et de visage, mais semblables toutes par l’anxieuse fixité du regard, car toutes voyaient dans chaque visiteur qui ouvrait la porte leur propre destin. M. Bergeret considéra un moment cet assortiment de filles à louer. Puis il passa dans le bureau décoré de calendriers, où Deniseau lui-même se tenait devant une table couverte de registres crasseux et de vieux fers à cheval qui servaient de presse-papier.

Il demanda une servante au buraliste, et sans doute il la voulait pourvue de qualités rares, car, après dix minutes d’entretien, il sortit découragé. Mais, en traversant de nouveau la salle commune, il avisa, dans un coin sombre, une créature qu’il n’avait pas vue la première fois. C’était une longue forme étroite, sans âge ni sexe, surmontée d’une tête osseuse et chauve, avec un front posé comme une sphère énorme sur un nez court tout en narines. La bouche ouverte laissait voir nues des dents de cheval et sous la lèvre pendante il n’y avait point de menton. Elle demeurait dans son coin, immobile et sans regards, sachant peut-être qu’elle ne trouverait pas à se louer de si tôt et qu’on prendrait les autres de préférence à elle, satisfaite pourtant d’elle-même et tranquille. Elle était vêtue comme les femmes du bas pays où règnent les fièvres. Et il y avait des brins de paille sur sa capeline tricotée.

M. Bergeret la contempla longtemps avec une sombre admiration. Enfin, la désignant à Deniseau :

— Celle-ci, dit-il, me convient.

— Marie ? demanda le buraliste, surpris.

— Elle-même, répondit M. Bergeret.