Le Mannequin d’osier/XVIII

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 328-340).


XVIII


Marie entra dans la maison comme la mort. Madame Bergeret connut à sa vue que les temps étaient révolus.

La jeune Euphémie, qui avait pour ses maîtres et pour la maison de ses maîtres une amitié profonde, ignorée d’elle-même et sûre, ne dépendant point de la raison, un attachement de chien, demeura longtemps assise sur sa chaise dépaillée, immobile et muette, la joue écarlate. Elle ne pleurait pas, mais des boutons de fièvre lui venaient aux lèvres. Elle fit à madame ses adieux avec la gravité d’une âme rustique et religieuse. Durant les cinq années de son service, elle avait subi les violences injurieuses et la dure avarice de madame, qui la nourrissait chichement ; elle avait eu, de son côté, des éclats d’insolence et de révolte, et elle avait médit de madame parmi les servantes. Mais elle était chrétienne et, dans le fond de son cœur, elle honorait ses maîtres comme ses père et mère. Elle dit tout enrhumée de douleur :

— Adieu, madame. Je prierai bien le bon Dieu pour vous, qu’il vous donne le bonheur. J’aurais bien voulu dire adieu à vos demoiselles.

Madame Bergeret sentait qu’avec cette pauvre fille elle était elle-même chassée de la maison. Mais elle crut qu’il était de sa dignité de ne laisser paraître aucune émotion.

— Allez, ma fille, dit-elle, allez régler votre compte avec monsieur.

M. Bergeret lui ayant remis son gage, elle compta longuement la somme, et recommença trois fois ses calculs en remuant les lèvres comme dans ses prières. Elle vérifia les pièces avec l’inquiétude de ne pas se reconnaître parmi tant d’effigies diverses ; elle mit ce petit bien, le seul qu’elle eût au monde, dans la poche de sa jupe, sous son mouchoir. Et elle enfonça sa main dans la poche.

Ces soins étant pris, elle dit :

— Monsieur, vous avez toujours été bon pour moi. Je vous souhaite bien du bonheur. Mais, pas moins vrai, vous m’avez chassée.

— Vous me croyez méchant, répondit M. Bergeret. Pourtant, si je me sépare de vous, ma bonne Euphémie, c’est à regret et parce qu’il le fallait. Si je puis vous aider en quelque chose, je le ferai bien volontiers.

Euphémie se passa le revers de la main sur les yeux, renifla et dit avec douceur, en répandant de grosses larmes :

— Personne n’est méchant ici.

Elle se retira et ferma la porte sur elle en faisant le moins de bruit possible. Et M. Bergeret la vit en imagination chez l’agent Deniseau, au fond de la salle, en coiffe blanche, son parapluie de coton bleu entre les genoux, le regard anxieux, tourné vers la porte, dans la morne troupe des filles à louer.

Cependant Marie, fille d’étable, qui n’avait jamais soigné que des bêtes, étonnée et stupide chez ces bourgeois, éprouvant la terreur qu’elle inspirait, restait tapie dans sa cuisine et contemplait les casseroles. Elle ne savait faire que la soupe au lard et n’entendait que le patois. Elle n’avait pas même de bons certificats. Il apparaissait qu’elle se livrait aux bergers et buvait de l’eau-de-vie et même de l’esprit-de-vin.

Le premier visiteur à qui elle ouvrit la porte fut le commandeur Aspertini qui, de passage dans la ville, venait donner le bonjour à son ami M. Bergeret. Elle fit sans doute une forte impression sur l’esprit du savant italien, car celui-ci, tout de suite après les compliments, parla d’elle avec cet intérêt qu’inspire la laideur, quand elle est grande et terrible.

— Votre servante, monsieur Bergeret, dit-il, me rappelle cette figure expressive que Giotto a peinte sur une voûte de l’église d’Assise, lorsque, s’inspirant d’un tercet de Dante, il a représenté Celle à qui personne n’ouvre la porte en souriant.

» À ce propos, ajouta l’Italien, avez-vous vu le portrait en mosaïque de Virgile que vos compatriotes viennent de découvrir à Sousse, en Algérie ? C’est un Romain au front large et bas, à la tête carrée, à la forte mâchoire, qui ne ressemble pas au bel adolescent qu’on nous montrait naguère. Le buste qui passa longtemps pour un portrait du poète est en réalité une réplique romaine d’un original grec du quatrième siècle, représentant un jeune dieu, adoré dans les mystères d’Éleusis. Je crois avoir le premier défini le vrai caractère de cette figure, dans mon mémoire sur l’Enfant Triptolème. Mais avez-vous connaissance du Virgile en mosaïque, monsieur Bergeret ?

— Autant qu’on peut en juger par la photographie que j’ai vue, répondit M. Bergeret, cette mosaïque africaine semble la copie d’un portrait qui ne manquait pas d’accent. Ce portrait paraît bien représenter Virgile, et il n’est pas impossible que ce soit un portrait ressemblant. Vos humanistes de la Renaissance, monsieur Aspertini, se représentaient l’auteur de l’Énéide sous les traits d’un sage. Les vieilles éditions vénitiennes de Dante, que j’ai feuilletées dans notre bibliothèque, sont pleines de gravures sur bois où l’on voit Virgile portant la barbe philosophique. Depuis, on l’a vu beau comme un jeune dieu. Maintenant, voici qu’il a la mâchoire carrée et qu’il porte les cheveux en frange sur le front, à la mode romaine. L’idée produite par son œuvre sur les esprits des hommes n’a pas moins varié. Toutes les époques littéraires s’en firent des représentations qui ne se ressemblent point entre elles. Et, sans rappeler les contes du moyen âge sur Virgile sorcier, il est certain que le Mantouan est admiré pour des raisons qui changent avec les temps. Macrobe reconnaissait en ce poète la sibylle de l’Empire. Dante et Pétrarque prisaient sa philosophie. Chateaubriand et Victor Hugo découvraient en lui un précurseur du christianisme. Pour mon compte, n’étant qu’un joueur de mots, je ne trouve dans ses œuvres que des amusements philologiques. Vous, monsieur Aspertini, vous lui reconnaissez une vaste connaissance des antiquités romaines, et c’est peut-être le mérite le plus solide de l’Énéide. Nous accrochons nos idées à la lettre des vieux textes. Chaque génération imagine à nouveau les chefs-d’œuvre antiques et leur communique de la sorte une immortalité mouvante. Mon collègue Paul Stapfer a dit à ce sujet de bonnes choses.

— Des choses très considérables, répliqua le commandeur Aspertini. Mais il n’a pas, sur l’écoulement des opinions humaines, un sentiment si désespéré que le vôtre.

Ainsi ces deux hommes excellents agitaient entre eux ces images de gloire et de beauté qui ornent la vie.

— Qu’est devenu, je vous prie, demanda le commandeur Aspertini, ce soldat latiniste que j’ai rencontré chez vous, cet aimable monsieur Roux qui semblait estimer à son prix la gloire militaire ? Car il dédaignait d’être caporal.

M. Bergeret répondit en termes concis que M. Roux avait réintégré son corps.

— Lors de mon dernier passage en cette ville, reprit le commandeur Aspertini, le deux janvier, si je ne me trompe, je surpris ce jeune savant dans la cour de la bibliothèque, sous le tilleul, conversant avec la jeune concierge, qui avait l’oreille rouge. Vous n’ignorez pas que c’est signe qu’elle l’écoutait dans un trouble favorable. Il n’y avait rien de joli comme cette fine conque vermeille attachée au-dessus d’un cou blanc. Je feignis de ne les pas voir, par discrétion et pour ne pas faire le personnage de ce philosophe pythagoricien qui, dans Métaponte, troublait les amoureux. Cette jeune fille est fort agréable, avec ses cheveux rouges, pareils à des flammes, et sa peau délicate, marquée de légères taches de rousseur, si blanche, et qui semble éclairée du dedans. L’avez-vous remarquée, monsieur Bergeret ?

M. Bergeret, qui l’avait beaucoup remarquée et qui la trouvait fort à son gré, répondit par un signe de tête. Il était trop honnête homme, respectait trop son état et gardait trop de discrétion pour avoir jamais pris aucune liberté avec la jeune portière de la bibliothèque. Mais la délicate couleur, la forme mince et souple, la vénusté gracile de cette fille avaient plus d’une fois, dans les longues séances, flotté sous ses yeux devant les feuillets jaunes de Servius ou de Domat. Elle se nommait Mathilde et passait pour aimer les jolis garçons. M. Bergeret était d’ordinaire plein d’indulgence pour les amoureux. Mais l’idée que M. Roux plaisait à Mathilde lui fut désagréable.

— C’était le soir, après la séance, poursuivit le commandeur Aspertini. J’avais copié trois lettres inédites de Muratori, qui ne figurent point au catalogue. En traversant la cour où sont rangés les débris des monuments antiques de votre ville, je vis, sous le tilleul, près du puits, non loin de la stèle des Bateliers gallo-romains, la jeune concierge aux cheveux d’or qui, les yeux baissés, écoutait, en balançant ses grosses clefs au bout de ses doigts, les propos de monsieur Roux, votre élève. Ce qu’il disait n’était pas bien différent sans doute de ce que disait à la chevrière le bouvier de l’Oaristys. Et l’effet de ce discours n’est guère douteux. Je crus comprendre qu’il lui donnait un rendez-vous. Grâce sans doute à l’habitude que j’ai acquise d’interpréter les monuments de l’art antique, j’ai pénétré tout de suite le sens de ce groupe.

Il sourit et dit encore :

— Monsieur Bergeret, je ne sens pas, dans leur finesse, toutes les nuances de votre belle langue française. Mais les mots de fille ou de jeune fille ne me contentent pas pour désigner une enfant telle que cette concierge de votre bibliothèque municipale. On ne peut employer celui de pucelle qui a vieilli et mal vieilli. Et, je le dis en passant, c’est dommage. Il serait disgracieux de l’appeler une jeune personne ; je ne vois que le nom de nymphe qui lui convienne. Mais, je vous prie, monsieur Bergeret, ne répétez pas ce que je vous ai dit sur la nymphe de la bibliothèque, de peur de lui nuire. Il ne faut point que ces secrets soient connus du maire ni des bibliothécaires. Je serais désolé si je causais, même involontairement, la moindre peine à votre nymphe.

« Il est vrai qu’elle est jolie, ma nymphe, pensa M. Bergeret. »

Il était d’humeur chagrine, et ne savait plus bien en cette minute s’il ne reprochait pas plus âprement à M. Roux d’avoir plu à la concierge de la bibliothèque que d’avoir séduit madame Bergeret.

— Votre nation, dit le commandeur Aspertini, est parvenue à la plus haute culture intellectuelle et morale. Mais il lui reste, de la longue barbarie où elle a été plongée, une sorte d’indécision et de gaucherie à considérer les choses de l’amour. En Italie, l’amour est tout pour les amants et ce n’est rien pour le monde. La société ne se croit pas intéressée dans cette affaire qui n’est une affaire que pour ceux qui la font. Un sentiment juste de la passion et de la volupté nous préserve d’être hypocrites et cruels.

Le commandeur Aspertini entretint longtemps encore son ami français de divers sujets de morale, d’art et de politique, puis il se leva pour prendre congé. Il revit Marie dans l’antichambre et dit à M. Bergeret :

— Ne prenez point en mauvaise part, je vous prie, ce que je vous ai dit de votre cuisinière. Pétrarque avait aussi une servante d’une laideur rare et singulière.