Le Mari confident/Texte entier

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Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. --tdm).


LE


MARI CONFIDENT


PAR


SOPHIE GAY




PARIS


MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS


rue vivienne, 2 bis, et boulevard des italiens, 15


À LIBRAIRIE NOUVELLE



1866


Tous droits réservés




LE
MARI CONFIDENT



I


Chaque siècle a ses vices, ses travers, ses ridicules favoris. Prétendre les corriger par la critique, est l’ambition la plus sotte, le temps seul en triomphe, ou pour mieux dire, c’est l’inconstance humaine qui en fait adopter de nouveaux ou ressusciter d’anciens, quand elle a suffisamment subi le règne de ceux que la mode lui avait imposés. Ce n’est donc pas pour en faire la satire, que nous rappelons ici l’influence que l’amour de l’argent, le besoin de spéculer, le plaisir de duper, exerce sur notre époque. C’est uniquement pour raconter un fait qui est la conséquence d’un de ces travers du jour, enfin de ce goût pour la fraude qui après avoir passé par le charlatan, le marchand, le négociant, le spéculateur et la coquette, arrive aux classes les plus élevées de la société.

Celle dont nous relatons l’histoire, est sans contredit l’une des plus innocentes ; et pourtant elle coûta bien des larmes à la femme qui s’en rendit coupable par pure obéissance.

François Thomassin, fils d’un brave paysan du fond de la Bretagne, cumulait le profit de faire valoir la plus petite ferme de son châtelain avec l’honneur d’être le maire de sa commune. Il avait un de ces caractères actifs, ambitieux, décidés à gravir, n’importe par quel sentier, jusqu’au plus haut point d’un sommet quelconque. Élevé pour guider le soc d’une charrue, pour rentrer les récoltes, additionner les frais et bénéfices de sa petite exploitation, il s’était demandé plus d’une fois si l’intelligence nécessaire au succès des moindres intérêts pécuniers, n’était pas la même que réclament les plus grandes affaires ; et si le temps qu’il mettait à diriger, à régler les comptes de sa modeste ferme, ne pourrait pas s’employer avec plus d’avantage à de grandes spéculations !

Un homme ne se questionne jamais à ce sujet, sans se répondre par quelque coup de tête. C’est ce que fit François Thomassin, encouragé par les avis d’un gros marchand de toile qui passait tous les mois dans le village, en allant vendre ses serviettes et ses nappes dans les châteaux environnants. François partit un beau matin, avec une petite somme moitié à lui, moitié à son père, et il lui laissa pour adieu ce billet d’une orthographe de fantaisie :

« Ne t’enguiete pas de moi je va à Paris, fère fortune. »

Nous ne le suivrons pas dans la route qu’il prit pour arriver à son but ; mais vingt-cinq ans après avoir écrit ce peu de mots, il écrivait en fort bon français une lettre au marquis de Bois-Verdun, par laquelle il lui offrait d’acquérir pour quatre cent mille francs comptant, le château des Bruyères avec toutes ses dépendances, dont la petite ferme du père Thomassin faisait partie. Cet héritage, qui avait passé par tous les chefs de sa noble famille avant d’être l’unique patrimoine du vieux marquis, il se voyait contraint à le vendre pour payer quelques dettes, pour subvenir aux frais qu’exigeaient les études de son fils, et son séjour à Paris.

L’ancienne famille des Bois-Verdun, ruinée comme tant d’autres par suite de toutes nos révolutions, s’était retirée dans la seule terre qui lui restât, pour y jouir encore des vestiges de cette féodalité qui, sans avoir rien conservé de sa puissance, a gardé dans de certaines provinces toutes les formes dont elle était revêtue. Le seigneur des Bruyères avait son banc à l’église, son fauteuil au conseil municipal. Les notables du village le complimentaient le jour de sa fête. Il rendait le pain bénit à Pâques, et les charrettes s’arrêtaient quand son carrosse allait passer. Ces petits priviléges le consolaient de la perte des grands, et ce ne fut pas sans de vifs regrets qu’il se résigna à en faire le sacrifice.

Se voir remplacé dans ces honneurs de châtelain par le fils de son fermier, ajoutait encore à son chagrin ; car des motifs d’économie l’obligeant à habiter une maison très-modeste qu’il avait fait bâtir autrefois dans les environs de son château pour y loger une vieille tante, il aurait sans cesse sous les yeux la prospérité du nouvel enrichi, comparée avec sa propre déchéance,

Il se consola bientôt, en apprenant que ce François Thomassin, qui n’était pas revenu dans le pays depuis qu’il avait jeté sa blouse aux orties, était ce qu’on appelle un assez bon diable, rusé comme un paysan, vain comme un parvenu, mais très-facile à vivre dès qu’on se résignait à le croire sur parole et à le prendre pour ce qu’il se donnait, c’est-à-dire comme le Bonaparte de la finance.

Ce ridicule le sauvait de celui de chercher à dissimuler son origine pauvre ; loin d’en rougir, il s’en vantait, et c’était pour prouver combien, l’attribuant à son génie, il s’en enorgueillissait, qu’il venait étaler sa fortune là où l’on avait vu sa misère.

À peine établi dans son château, il invita à dîner ce qui restait dans le village de camarades de son père, mort depuis deux ans. Il leur fit l’accueil le plus cordial, tout en leur rappelant, par ses manières protectrices, la distance que l’argent mettait entre eux.

Le maire, le curé eurent les places d’honneur à côté de la maîtresse de la maison, femme ni belle, ni laide, d’un cœur noble, d’un esprit timoré, dont le premier mérite était aux yeux de son mari dans une soumission à toute épreuve. Il l’avait épousée à New-York, c’était la fille d’un négociant américain avec lequel il était associé. Sa dot, employée dans d’heureuses spéculations, avait triplé la fortune de Thomassin ; dès qu’il s’était vu assez riche pour tenir une bonne maison dans son pays, il avait projeté d’y revenir ; et pour être plus sûr de n’être pas contrarié dans ce dessein par sa femme, il avait confié sa fille unique à une vieille Française de ses amies, avec l’injonction de la mettre dans le couvent le plus à la mode de Paris ; c’est-à-dire celui dont les élèves tenaient aux familles les plus aristocratiques.

— Il faut, disait-il, qu’elle prenne de bonne heure les manières des gens avec lesquels elle est destinée à vivre.

Cela faisait pressentir la résolution de Thomassin ; il avait pour principe que l’argent n’est bon qu’à acquérir ce qui manque. Or, possédant tous les biens qu’on envie, excepté un beau nom et un titre, il était décidé à acheter l’un et l’autre pour en parer son héritière.

Madame Thomassin, que ce projet contrariait visiblement, hasardait bien, de temps en temps, quelques observations sur l’inconvénient d’établir ses enfants dans un monde où l’on n’est admis qu’à la condition de payer ses dettes et de l’amuser par ses ridicules bourgeois. À cela, Thomassin répondait qu’on ne se moquait pas longtemps des gens riches. Qu’avec un bon cuisinier, des concerts bruyants, des bals resplendissants, on avait le choix parmi les plus insolentes beautés qui donnent la mode, et les plus vieux seigneurs, les plus jeunes roués qui donnent le ton.

— Enfin, chacun a sa manie, ajouta-t-il, vous ne trouviez rien de comparable à vos cercles américains, où le thé fait tous les frais de la conversation. Eh bien ! moi, je mets avant tout le plaisir de voir journellement des gens mieux élevés que moi, et de pouvoir appeler mon cher un marquis ruiné. Grâce à notre jolie Clotilde, c’est un honneur fort à ma portée. Avec ses beaux yeux, son teint, sa taille et sa dot, je trouverai sans peine à lui donner pour mari un de ces jeunes héritiers de grands noms, tout prêts à les mésallier pour de grands revenus. Je compte sur vous pour la disposer à entrer dans mes vues, cela sera d’autant plus facile, qu’élevée avec toutes les demoiselles du faubourg Saint-Germain, elle a dû entendre souvent parler de leurs frères : pourvu qu’elle n’ait pas déjà fait un choix !

— Ah ! je répondrais bien que la pauvre enfant n’a encore aucune idée de ce genre. Vous oubliez qu’elle a eu beaucoup à souffrir de la moquerie de ses nobles camarades, dit madame Thomassin. Que toutes, plus ou moins envieuses de sa beauté, de son esprit et de ses talents, s’en vengeaient à coups de plaisanteries sur la couleur de ses cheveux. Comme si une foule de jolies femmes du siècle dernier et du siècle présent, ne s’étaient pas fait admirer et adorer, malgré leur chevelure d’or, ainsi que disent les poëtes !

— C’est un fait incontestable, reprit M. Thomassin, et je n’ai jamais compris le préjugé établi en France contre les cheveux roux. D’abord la plupart deviennent en vieillissant d’un blond foncé fort agréable à l’œil ; et même, en gardant tout leur éclat, ils ne sauraient nuire à un beau visage ; mais il n’est aucun moyen d’aller contre une sottise consacrée par le temps, il faut se contenter d’agir avec elle comme avec les puissances imbéciles. Il faut ruser. L’industrie nous y engage ; grâce à ses progrès, chacun peut se donner aujourd’hui l’âge qu’il veut et la couleur qu’il préfère. Les feuilletons, les vaudevilles ont beau se moquer des inventions réparatrices, elles n’en sont pas moins très-estimables ; car s’il est permis de se livrer à de profondes études dans l’art de plaire, on doit encore plus encourager les soins, les ruses mêmes qui ont pour but de ne pas déplaire. Je trouve fort simple que la femme dont les cheveux grisonnent avant le temps, ait recours à ces teintures miraculeuses qui lui assurent des vieux jours semés d’œillades et de propos galants. Enfin, le talent de cacher ses défauts en faisant valoir ses agréments, étant le premier mérite des femmes, il est de leur devoir de dissimuler ce qu’à tort ou à raison on critique chez elle : aussi ferez-vous bien, lorsque nous sortirons Clotilde de son couvent, de la mener chez cette fameuse madame M… qui ne demande que deux heures et une somme fort modique pour teindre la plus abondante chevelure.

— À seize ans, vous voulez qu’elle se résigne à subir une semblable opération ! Ah ! je doute qu’elle y consente.

— Soyez tranquille, elle y consentira, surtout si vous lui dites que la couleur de ses cheveux peut l’empêcher de trouver un mari, et il n’y a pas de fille qui résiste à cette raison-là.

Madame Thomassin n’insista pas contre l’avis de son mari, sachant par expérience qu’elle n’avait pas le pouvoir de l’en faire changer ; elle espéra dans l’influence qu’aurait probablement sa fille sur l’esprit de son père, pour obtenir de lui de ne pas s’astreindre à une suggestion fatigante à tous les âges et ridicule au sien.

Espérance vaine, M. Thomassin resta inébranlable dans sa résolution, et Clotilde, sortie de son couvent parée des couleurs de l’aurore, arriva au château des Bruyères dans tout l’éclat d’une brune à peau blanche, mais avec l’air triste et confus d’une personne qui porte avec elle un secret humiliant.

Thomassin, ravi du succès de sa petite fraude et de l’admiration que la beauté de sa fille inspirait à tous ses voisins, ne pensa plus qu’à la marier selon ses vœux. L’occasion s’en présentait naturellement dans le fils de son ancien châtelain, Adalbert de Bois-Verdun, jeune homme beau, bien fait, spirituel, qu’une bonne éducation rendait propre à se distinguer dans plusieurs carrières, mais que son père s’obstinait à garder près de lui, dans la crainte de le voir servir un gouvernement dont il niait la légitimité. Cette inaction, le chagrin de se sentir inutile à son pays et de ne pouvoir employer dignement ses facultés spirituelles, inspiraient à Adalbert un tel dégoût pour sa vie campagnarde et monotone, qu’il était prêt à accepter toutes les conditions pour en sortir.

Thomassin ne l’eut pas plutôt aperçu un matin à la grand’messe, qu’il se dit : « Voilà mon affaire, » puis, se faisant annoncer chez le vieux marquis, il lui proposa, sans aucun préambule, de marier le jeune comte de Bois-Verdun à la belle et riche Clotilde.

La proposition méritait d’être approfondie, la fierté du marquis s’en arrangeait mal, mais sa raison y voyait de si grands avantages pour l’avenir de son fils, qu’elle devait l’emporter sur toutes les répugnances aristocratiques. L’orgueil d’Adalbert, portant sur des motifs moins intéressés, était plus difficile à soumettre ; l’idée de devoir sa fortune à sa femme lui déplaisait vivement, il se sentait incapable de sacrifier l’indépendance de son caractère aux exigences de tous genres que le plus riche d’un ménage se croit en droit d’exiger de l’autre. Doué, ou plutôt affligé de cette loyauté chevaleresque qui donnait jadis à la parole d’un gentilhomme toute la valeur d’un acte notarié, il avait en horreur la tolérance moderne pour tout ce qui dupe, et les mauvaises plaisanteries que lui attirait sa prétention de n’être pas trompé ne l’empêchaient pas d’y persister. Je sais bien, disait-il, qu’on ne changera pas le monde pour me faire plaisir, et que le nombre des mystifiés et des mystificateurs y sera toujours le même ; mais du moins m’appliquerai-je à fuir de mon mieux ces menteuses de profession qui se maintiennent dans l’habitude d’une foule de petites tromperies en attendant les grandes.

Son père savait se jouer des manies en homme qui en connaît la puissance, il se servit avec adresse de celle d’Adalbert, et lui prouva que s’il y avait quelque chance d’échapper au malheureux sort de la plupart des maris, c’était bien certainement dans le choix d’une femme modeste, n’ayant encore aucune idée des travers, des ruses et des plaisirs du monde, et toute disposée à se laisser gouverner par un mari aimable.

Cette considération, et plus encore l’idée, qu’affranchi par le mariage, il pourrait se consacrer à des travaux sérieux, soit pour entrer dans la diplomatie ou dans l’armée, soit pour arriver à la députation, déterminèrent Adalbert à céder aux avis de son père.

L’entrevue eut lieu à la satisfaction des deux fiancés, qui se trouvèrent réciproquement fort beaux, mais que l’embarras de leur situation rendit fort gauches, Clotilde surtout, stupéfiée par ces paroles de son père :

— Mets ta plus belle robe, ta plus jolie guirlande, car l’on te présentera ce soir celui que tu dois épouser.

Le trouble que cette nouvelle avait jeté dans l’esprit de la jeune fille la rendait si confuse, qu’elle perdait toute sa grâce ; il lui semblait impossible de plaire par ordre ; quant à aimer par devoir, elle n’en avait pas même l’idée, elle éprouvait cette terreur de l’inconnu si contraire à tout épanchement ; l’approche d’Adalbert la faisait trembler ; elle lui répondait à peine, et avec si peu de suite, qu’il pouvait également mettre ses bévues sur le compte de la sottise ou de l’émotion.

Les deux pères, d’accord sur les articles du contrat, s’empressèrent de fixer le jour du mariage. On fit venir de Paris un riche trousseau ; Adalbert aurait voulu y répondre par une corbeille aussi magnifique, mais sa fortune y mettant obstacle, il se borna à faire monter les diamants que lui avait légués sa mère, il chargea le premier joaillier de Paris de les convertir en élégante guirlande, et l’offrit à sa future, en lui disant combien il serait charmé de la voir briller sur ses beaux cheveux noirs.

À ce compliment Clotilde s’était sentie rougir de honte, et dans l’excès du malaise qui la paralysait à la seule idée que son futur pouvait découvrir son innocent secret, elle vint dire à sa mère qu’elle ne se sentait pas le courage de le tromper plus longtemps, et qu’elle préférait lui confier sa petite fraude avant le mariage que de la lui voir découvrir après.

Madame Thomassin se récria contre ce projet, avec autant de véhémence que la colère de son mari lui inspirait de terreur. Clotilde se sentant plus de force à braver le ressentiment de son père, que les reproches humiliants de l’homme qu’elle commençait à aimer, parlait de céder à sa noble franchise, lorsque madame Thomassin fondit en larmes en disant :

— Eh ! ce n’est pas toi seule que ton père accuserait, c’est moi, dont il se rappellerait la résistance lorsque j’ai tenté de combattre sa volonté à ce sujet, et Dieu sait ce qu’il me faudra souffrir. Ah ! par pitié pour moi, chère enfant, ne fais rien qui puisse l’irriter. Tu sais que la moindre injure de sa part me bouleverse, et que ma pauvre santé me met hors d’état de supporter une scène un peu vive ; ne m’y expose pas. D’ailleurs, il est dans ton intérêt d’attendre que tu aies acquis la confiance de ton mari, que son attachement pour toi soit consolidé par la connaissance de ton caractère, pour lui faire l’aveu de cette simple supercherie, que lui-même t’aurait sans doute conseillée, si ton père ne te l’avait ordonnée.

À la vue des larmes de sa mère, Clotilde s’était jetée dans ses bras, en lui promettant de ne rien faire et rien dire qui pût lui attirer le moindre chagrin.

Dans l’inquiétude que lui donnait la maladie de poitrine dont madame Thomassin avait tous les symptômes, Clotilde se serait fait un crime d’ajouter à la souffrance de sa mère par la moindre contrariété. Elle renferma dans son cœur le tourment d’être par une misérable ruse en contradiction avec son caractère loyal, et se résigna à toutes les conséquences d’un mensonge qui n’avait pour but que le désir de plaire.

Le jour de la cérémonie arrivé, elle laissa poser la guirlande de diamants sur sa belle tête, sans avoir révélé le terrible mystère de sa longue chevelure.



II


Il n’est pas, dit-on, de jeune fille laide en costume de mariée, tant le voile virginal et le bouquet symbolique ajoutent aux charmes de celles qui en possèdent, et en donnent à celles qui en manquent. On peut d’après cela s’imaginer tout ce que la beauté de Clotilde gagnait à ce costume à la fois riche et simple. Adalbert ne pouvait la regarder sans être ému de crainte et d’orgueil ; il se représentait l’effet que produirait dans les brillants salons de Paris, cette taille élégante, ce profil grec, cette grâce française ; et l’admiration conjugale qui le transportait lui en faisait redouter de moins honnêtes. Sans cet excès de modestie, il aurait trouvé dans son propre mérite des raisons de croire à la préférence qu’il devait naturellement obtenir sur tous les adorateurs ; mais avec sa nature orgueilleuse et méfiante, il regrettait que sa femme n’eût pas une de ces figures d’héritières qui attirent les épouseurs et éloignent les amants.

Les compliments qu’on lui adressait de tous côtés sur la beauté de sa future ajoutaient encore à ses craintes, surtout ceux de son oncle, le baron de Croix-Neuve, vieux grognard de l’Empire, qui avait passé sa vie à faire beaucoup de bien et à dire beaucoup de mal, professant l’immoralité par ton et la bienfaisance par caractère ; aussi était-il chéri et détesté.

— Ma foi ! tu as bien fait de la prendre jolie, disait-il à son neveu, car il n’en est ni plus ni moins, et il y a toujours plus de profit à être trompé par une belle que par une laide ; vois Saint-Irène, il a cru se mettre à l’abri de tout malheur en épousant un petit monstre sans esprit, eh bien, sa bossue en a tout juste assez pour se faire courtiser par un jeune ambitieux qui l’adorera tant qu’elle aura un oncle au ministère.

— Par grâce, cher oncle, n’ajoutez pas à mon effroi conjugal par vos réflexions désolantes. Vous savez tout ce que j’ai tenté pour ôter à mon père l’idée de me marier si tôt ; ne rendez pas mon obéissance plus pénible.

— En vérité, n’es-tu pas bien à plaindre ? tu épouses une fille charmante, riche, bien élevée, que son origine plus que bourgeoise te soumettra comme une négresse est soumise à un blanc dans nos colonies ; une Agnès qui ne connaît pas le monde, à qui tu peux faire accroire tout ce qu’il te plaira tant que tu la garderas dans tes forêts de la Bretagne. Va, je te garantis au moins trois ans de bons. C’est plus que le Ciel n’en accorde à la plupart des maris heureux.

Thomassin avait exigé que la noce se fît le plus discrètement possible, et ne se souciait pas de réunir à cette solennité les rejetons de la noble famille des Bois-Verdun aux humbles parents qui lui restaient ; pourtant il avait employé une assez forte somme à sortir ces derniers de leur condition plus que modeste ; mais en les habillant comme lui, il n’avait pu changer leur langage, seulement la recommandation qu’il leur répétait sans cesse, de parler en bons termes, en avait fait de grossiers beaux parleurs.

L’idée de s’allier à de braves gens de cette espèce avait détourné Adalbert d’entrer dans la diplomatie, et d’accepter l’offre que lui faisait le ministre de Danemark de l’emmener avec lui comme attaché à l’ambassade de France. Cependant il n’avait pas fait un refus positif, et s’était réservé cette occasion de servir son pays, si les fatigues d’un long voyage et l’absence des plaisirs de Paris n’effrayaient pas sa femme. Au peu de mots qu’il avait dits à Clotilde de ce projet, elle avait répondu avec une grâce si affectueuse qu’elle le suivrait sans peine partout où il voudrait la conduire, qu’il s’était senti moins d’empressement à la priver du bonheur de vivre près de sa mère, et que le bonheur de commander à une jolie personne aussi soumise avait triomphé un moment de sa méfiance et de ses préventions.

Nos pères, en instituant les fêtes de noces et en soumettant ce jour solennel à toutes les folies de la joie, rendaient un grand service aux mariés qui se connaissent peu et à ceux qui se connaissent trop. Que se dire d’un pareil jour en présence d’un petit nombre de parents dont le sérieux ennui et dont la plaisanterie blesse ? Dans l’ivresse du banquet nuptial tout s’excuse, le bruit général couvre les propos trop légers et permet aux oreilles chastes de ne pas les entendre. La surveillance des amis, des garçons de noce, forçant les mariés à ne se parler que furtivement et devant témoins, ajoute à leurs amours tout le piquant de la contrainte ; en voyant tant de personnes célébrer leur bonheur, ils se croient heureux et attendent le moment du tête-à-tête conjugal avec plus de patience ou de résignation.

On se moque de ces vieux usages qui remontent aux temps fabuleux, et quand on examine ceux que la philosophie moderne leur a substitué, on s’aperçoit qu’on y perd, car rien n’est si mortellement ennuyeux qu’une noce en petit comité. Pour celles dont les mariés montent en voiture de poste au sortir de l’église, elles sont sans prestige pour les imaginations poétiques et impudiques à l’œil ; ce tête-à-tête forcé, au grand jour, entrecoupé de cahots, de hennissements de chevaux, des claquements du fouet des postillons, des regards des passants curieux de voir les voyageurs qu’on entraîne aussi vite ; tout cet appareil de fuite n’a rien de solennel et ressemble trop à un enlèvement pour ne pas faire craindre qu’il en ait les tristes suites.

Malgré le soin qu’avait pris Thomassin, de couper la journée par un excellent repas, elle parut longue à tous les assistants. Le marquis de Bois-Verdun et son frère avaient beau exciter à causer les vieux parents de la mariée, ils semblaient humiliés par la différence de leur langage ; cependant ils étaient fiers du luxe qu’étalait leur neveu, leur cousin, et se promettaient bien de se parer d’une manière tant soit peu insolente auprès de leurs amis, d’une si noble alliance. Mais la présence de leurs anciens seigneurs leur imposait en dépit de la peine que le marquis se donnait pour établir entre eux une camaraderie impossible.

Adalbert restait près de Clotilde, autant pour l’admirer que pour l’apprivoiser, blâmant l’usage qui livre une jeune fille à un homme qu’elle connaît à peine ; il cherchait à lui inspirer quelque confiance en la flattant sur sa beauté, en l’approuvant dans ses goûts simples et élégants ; enfin, en lui donnant l’idée d’une sympathie qu’il espérait faire naître.

D’abord entraînée par le charme d’une conversation douce et timidement spirituelle, Clotilde y avait répondu avec toute la franchise, la grâce naïve de son âge et de son caractère à la fois sérieux et enjoué. Puis, tout à coup, arrêtée par une idée importune, elle achevait sa phrase dans la contrainte ; son visage changeait d’expression, l’embarras succédait à l’épanchement. Elle semblait sous l’empire d’une arrière-pensée douloureuse, d’un mauvais pressentiment, et Adalbert, qu’un mystère quelconque alarmait toujours, se levait alors et s’éloignait de Clotilde, pour lui cacher l’impression pénible qui le dominait.

Enfin, ce jour solennel et éternel finit. Madame Thomassin, le visage noyé de larmes et avec toute la résignation d’une mère qui abdique, conduisit sa fille dans l’appartement destiné aux nouveaux époux. La richesse de l’ameublement, la réunion des objets les plus précieux qui font aujourd’hui l’envie des jeunes maîtresses de maison, n’attirèrent pas même les regards de Clotilde. Sa mère pleurait, elle pleura. Elle douta d’un bonheur qui coûtait des larmes à sa mère, et c’est tremblante de douleur et de crainte qu’elle entendit fermer et bientôt après ouvrir la porte de la chambre nuptiale.


III


Le lendemain, le dernier coup du déjeuner était sonné, on n’attendait plus que les nouveaux mariés pour se mettre à table, lorsque mademoiselle Joséphine, la femme de chambre, passée du service de madame Thomassin à celui de sa fille, entr’ouvrit la porte du salon et fit signe à son ancienne maîtresse qu’elle avait quelque chose d’important à lui dire.

— Ah ! mon Dieu ! vous m’effrayez ! s’écria madame Thomassin en voyant l’altération du visage de Joséphine, qu’est-il arrivé ?

— Je n’en sais rien, Madame ; mais Lapierre m’ayant dit que M. le comte avait été se promener de bonne heure ce matin, à cheval, et voyant que Mademoiselle, qu’est-ce que je dis donc, que Madame ne sonnait pas, j’ai craint qu’elle ne fût malade, et je suis entrée tout doucement dans sa chambre, pour ne pas la réveiller si elle dormait encore. Ah ! bien oui, dormir ! elle n’y pensait guère, vraiment ! Assise sur son lit sans être habillée, elle tenait une lettre à la main et sanglotait de tout son cœur. J’ai fait du bruit en refermant la porte, pour lui apprendre que j’étais là. Elle ne m’a pas entendue, seulement ; elle se disait à elle-même toutes sortes de choses.

— Mon père l’a voulu !… Ah ! je l’avais prédit… Il n’est pas d’innocentes tromperies, quand on s’aime… Que vais-je devenir ? Oh ! mon Dieu !…

Madame Thomassin n’entendit pas la fin du récit de Joséphine, elle courut chez sa fille, la pressa dans ses bras, et mêla ses larmes aux siennes, sans oser la questionner.

— Lisez, dit Clotilde en lui remettant la lettre qu’elle avait trouvée sur son lit en se réveillant ; lisez, car je n’en crois pas mes yeux. Passer de tant d’amour à tant de barbarie… m’abandonner sans pitié… sans regrets… avec l’idée que je suis vaine, perfide, menteuse… Ah ! j’en mourrai.

Pendant que Clotilde exhalait sa douleur, madame Thomassin interrompait sa lecture par des exclamations injurieuses pour Adalbert.

— C’est infâme ! s’écriait-elle, pour une cause semblable… livrer une honnête fille aux soupçons les plus flétrissants… violer ses serments, désoler toute une famille… le monstre.

Voici ce que renfermait la lettre, cause de tant de douleurs chez Clotilde et de tant d’indignation chez sa mère :


À Madame la comtesse de Bois-Verdun.

« À votre âge ! douée de tant de beauté, d’agréments, avoir recours à la fraude quand il vous serait si facile de plaire sans ruse, tromper avant de savoir aimer ? Ah ! Madame, quel avenir promet ce début dans la vie… que de chances de supplices pour un mari méfiant par nature et trop fier pour payer la fortune par une tolérance dégradante. Ma philosophie ne saurait aller jusque-là, et c’est pour nous soustraire tous deux à une existence semée de reproches, de soupçons, de mots amers, de prévisions offensantes, que je me décide à vous abandonner à votre fortune, en vous priant de me laisser suivre tranquillement la carrière où je puis espérer quelque succès.

» Comme je ne me dissimule point le tort que notre séparation peut vous faire, je m’engage à ne m’opposer d’aucune façon à vos projets, à ne contrarier aucune de vos volontés par le moindre acte de l’autorité que la loi me donne et que l’honneur, la justice m’interdisent à jamais. En m’affranchissant des torts et des malheurs d’un mari trop exigeant, je ne mets pour condition à votre entière liberté que le respect dû à votre rang et au nom de ma noble famille.

» Le motif de cette séparation ayant un côté fort ridicule, je crois que nous sommes également intéressés à en garder le secret. J’accepterai toutes les raisons qu’il vous plaira de lui donner, sans jamais trahir la véritable. J’hésitais à suivre notre ministre en Danemark. Je m’y décide. Je pars à l’instant et je serai bientôt si loin de vous, que vous me pardonnerez en m’oubliant. Adieu, Madame, puissiez-vous trouver le bonheur que j’espérais vous offrir, et qu’une misérable supercherie a rendu impossible.

» Adalbert de Bois-Verdun. »


IV


Le ton de cette lettre, les regrets qui s’y cachaient sous les reproches, l’entière liberté qu’elle laissait à sa fille de disposer de sa fortune et de ses volontés à des conditions peu sévères, rien ne calma le ressentiment maternel de madame Thomassin, elle espérait le faire partager à son mari, et l’engager à courir après M. de Bois-Verdun pour le ramener ou le tuer.

Mais comme elle entremêla ses plaintes, ses prières, d’imprécations contre la déplorable idée de n’avoir pas permis que Clotilde parût aux yeux de son mari telle que le bon Dieu l’avait faite avec ses cheveux d’or, M. Thomassin ne voulut pas se reconnaître un tort, encore moins s’en trouver puni.

— Eh ! pourquoi tout ce désespoir ? dit-il, n’avons-nous pas de ce beau Monsieur tout ce que nous en voulions avoir ? son titre et son nom ? que nous importe le reste. Sont-ce ces airs de gentilhomme et les politesses insolentes de ses parents qu’il nous faut regretter ? Ah ! mon Dieu, il nous rend peut-être un grand service, en allant mourir de faim avec ses pareils, plutôt que de dépenser ici notre argent en nous humiliant pour amuser ses amis. Je prends très-philosophiquement mon parti de son absence, et Clotilde finira par s’en arranger très-bien. L’essentiel est d’éviter l’éclat, et de réduire ces torrents de larmes à la juste proportion de celles qu’exigent un adieu ordinaire. Clotilde va s’établir pendant quelques jours malade, nous ne recevrons personne, cela nous donnera du temps, et nous verrons ensuite ce qui conviendra le mieux à la situation.

Hélas ! il ne fallait pas inventer de motifs pour se soustraire aux visites. Madame Thomassin, affligée depuis une année d’une maladie de foie, succomba en trois semaines à une irritation dont tous les secours de la vieille et nouvelle médecine ne purent triompher.

Frappée d’un si grand malheur, Clotilde oublia le sien, et laissa son père disposer d’elle à son gré, sans même lui témoigner le moindre dégoût, la plus petite préférence pour les différents projets qu’il lui proposait. Il est un degré de douleur où la contrariété comme le plaisir sont sans effet. M. Thomassin ne pouvant obtenir de sa fille un seul avis qui pût le guider dans son zèle à la consoler, espéra qu’en mettant un grand espace entre sa nouvelle habitation et celle où elle avait tant pleuré, elle serait moins en proie à ses tristes souvenirs. Il l’emmena avec lui aux États-Unis. Il y avait encore d’immenses intérêts à soigner. Il lui persuada qu’elle lui serait nécessaire. C’est l’unique moyen de rendre le courage aux âmes nobles et abattues.

Clotilde se ranima en donnant des soins aux propriétés de son père, en l’aidant à gérer les établissements qu’il fondait autant par charité que par spéculation. Mais on devine qu’en se soumettant de si bonne grâce à tout ce qu’il désirait, elle s’était révoltée contre la complaisance qui lui avait coûté si cher, et n’avait plus recours à aucune ruse moderne pour embellir sa beauté.

Quand elle revenait sur ce triste sujet de rupture, en comparant les jeunes gens qu’on lui présentait dans les fêtes de New-York avec son mari, dont la distinction en tous genres était le plus doux comme le plus amer de ses souvenirs, lorsqu’elle accusait son père de lui avoir fait perdre à jamais la confiance et l’affection de celui qu’elle aimait, il lui répondait aussitôt :

— Va, ne le pleure pas si longtemps. Il n’était pas mal tourné, j’en conviens ; et sans faire fi de bons bourgeois comme nous, il avait des manières de prince ; mais l’homme qui t’a plantée là pour une semblable cause ne peut être qu’un mauvais sujet. Il aura craint les plaisanteries de quelques merveilleux sans le sou, tels que lui, et il a sacrifié le bonheur d’une honnête femme à cette sottise. C’est un procédé infâme ; il viendrait t’en demander pardon, là, à genoux, que je te dirais de le repousser et de me laisser lui prouver que le pistolet d’un parvenu tire aussi bien que celui d’un seigneur ruiné. Mais n’y penses plus, car il mérite encore plus l’oubli que la colère. Nous sommes ici dans un pays superbe, on y roule sur l’or, amusons-nous, et ne nous inquiétons pas de ce qui se fait et se dit de bêtises en France.

Amusons-nous ! voilà le difficile ! un beau pays et de l’or cela suffit aux besoins de la vie, mais ceux de l’esprit ne sont pas moins exigeants, et M. Thomassin lui-même ne trouvait pas à remplacer ces bonnes causeries françaises du coin du feu. Ces théâtres où l’on va rire ou pleurer, à son choix, ces réunions brillantes où toutes les célébrités se donnent rendez-vous, où sans être obligés à aucun frais d’esprit, on jouit de celui des gens les plus aimables. Enfin, ces plaisirs variés, délicats, qui font du séjour de Paris un bonheur indispensable. Le climat de New-York était contraire à sa santé, et après deux ans d’habitation, il laissa Clotilde orpheline et riche héritière.

On pense bien qu’elle ne manqua pas de gens empressés de la servir en cette douloureuse occasion ; les premiers mois de son deuil accomplis, elle confia le soin de sa fortune à un vieil ami de son père et se disposa à revenir en Europe le plus tôt possible. Y revenir seule lui sembla très-pénible ; elle se rappela le projet qu’avait formé la marquise d’Almédarès d’aller passer l’hiver en Italie, qu’elle voulait visiter avant de rentrer en Espagne. Elle lui offrit de l’y accompagner, et la marquise accepta avec joie.

La marquise d’Almédarès avait un fils de vingt-deux ans que ses devoirs retenaient à la cour de Madrid, et sa mère, craignant pour les intérêts de fortune qu’il avait à La Havane, s’était décidée courageusement à faire le voyage, en compagnie d’un vieux serviteur et d’une jeune femme de chambre. Elle revenait assez mal récompensée de sa peine, et de plus atteinte d’une faiblesse de poitrine qui lui avait fait prescrire par les médecins le séjour de l’Italie pendant un hiver au moins.

La marquise d’Almédarès avait tout ce qui commande le respect sans nuire à la confiance. D’abord, son visage, encore beau, portait les traces du calme que laissent les succès ; on la voyait fière, on la devinait indulgente. En effet, sans pitié pour l’égoïsme, la mauvaise foi, la licence, elle était pleine de commisération pour la faiblesse. Sa part avait été si belle en amour, que l’envie lui était étrangère ; elle aurait pu, mieux que tant d’autres, prolonger son existence romanesque ; mais un noble orgueil l’avait fait abdiquer de bonne heure de peur de compromettre son empire. Elle se consolait de cette retraite prématurée en s’intéressant aux émotions qu’elle ne voulait plus éprouver, aussi son amitié se portait-elle particulièrement sur les personnes dont l’esprit distrait, les manières nonchalantes, trahissaient un cœur tristement occupé.

Guidée par ce bon sentiment, elle ne tarda pas à se lier avec la comtesse des Bruyères, nom qu’avait pris Clotilde au moment de quitter la France, d’abord parce que c’était celui de sa terre, et puis, qu’en le prenant, elle s’épargnait toutes les questions embarrassantes qu’on n’aurait pas manqué de lui adresser sur son mari ; elle s’était de plus établie comme veuve, et rien ne devant malheureusement la démentir, elle souffrait de tous les inconvénients du veuvage sans profiter de la liberté qu’il donne.

Le mystère répandu sur son passé, bien qu’il ne fût pas long, ayant piqué la curiosité de la marquise, elle avait essayé de l’éclairer ; mais en voyant la tristesse profonde qui s’emparait de Clotilde au moindre souvenir qui la reportait à l’époque où elle perdit sa mère, madame d’Almédarès changeait aussitôt de conservation et se contentait de plaindre son amie, sans jamais l’interroger : il en résulta entre elles une intimité qui rendait souvent à la marquise une fille qu’elle avait vu mourir, et à Clotilde la mère qu’elle pleurait.

Un vieil oncle d’Isidora d’Almédarès, autrefois attaché à l’ambassade d’Espagne en France, l’ancien général Vascova, venait d’écrire à sa nièce que, ne pouvant se faire à l’idée de la savoir ainsi seule en pays inconnus par elle, il se décidait à aller l’attendre à Naples ; il la suppliait de ne pas se faire désirer trop longtemps.

— J’ai de grandes obligations à mon oncle, dit madame d’Almédarès à Clotilde, c’est un de ces hommes qui nés dans une classe supérieure, ont subi toutes nos révolutions et les vôtres, ce qui leur a donné de fréquentes occasions d’employer leur courage, leur esprit et leur philosophie. La perte de ses priviléges et d’une grande partie de sa fortune, n’a point altéré son humeur, ni ses manières ; c’est un général auquel il ne manque qu’une armée, un grand seigneur sans cour élégante, un homme du monde qui sait fort bien s’en passer, un vieillard plus jeune que la plupart de nos lions fatigués et blasés. Je suis sûre que vous l’aimerez, chère Clotilde. Le général Vascova a vécu autrefois à Paris, vous pourrez en causer avec lui, car il parle français mieux que moi, malgré l’habitude que nous avons été forcés de prendre dans ma jeunesse, car c’était plaire au frère de Napoléon que de s’exprimer dans cette langue. Allons, suivez-moi, venez demander à l’Italie ce qu’elle ne refuse à aucune douleur, un air pur, des sites enchanteurs et de grands souvenirs ; n’ajoutez pas à vos regrets ceux d’une séparation qui nous serait à toutes deux bien cruelle. Vous avez besoin d’être aimée, vous avez droit à l’amitié la plus dévouée ; abandonnez-vous à la mienne ; je désire si vivement votre bonheur, que je me crois destinée à vous y conduire.

— Ah ! quelle que soit l’influence d’un si doux sentiment de votre part, je m’y livre avec reconnaissance, s’écria Clotilde ; sans vous, mon amie, je serais seule au monde, disposez de moi. Vous suivre, vous obéir, vous aimer, voilà ce qui va m’aider à passer une vie sans intérêt, sans but, à m’empêcher de l’éteindre dans les regrets et l’ennui.

— Vraiment je saurai bien vous en empêcher : à votre âge, les premiers chagrins ont une apparence d’éternité effrayante ; mais, grâce au ciel, il en vient d’autres qui les font oublier, puis de nouvelles illusions, puis des plaisirs qui consolent de tout. Laissez-moi l’espoir d’un meilleur temps pour vous, et sachez-moi gré de ma discrétion à rester dans l’ignorance des causes de votre mélancolie. Je les devine du reste, cela me suffit pour vous aider à les oublier.

— Ah ! que je vous remercie de me rappeler ainsi le bon despotisme de ma mère !

— J’accepte de grand cœur l’autorité que vous m’offrez, reprit la marquise, et je vais vous le prouver en faisant tout disposer pour notre embarquement.


V


Quinze jours après cet entretien, Clotilde et la marquise d’Almédarès naviguaient sur un bâtiment anglais qui devait relâcher à Naples.

Dans sa piété filiale, madame des Bruyères avait fait ramener en France les vieux serviteurs de son père, après leur avoir assuré une honnête existence par des pensions ; ne voulant pas garder près d’elle aucun témoin de son mariage, aucun domestique qui pût trahir le secret de son veuvage simulé.

Le gérant des nombreuses propriétés de M. Thomassin, à la probité duquel on lui avait conseillé de se fier en toute assurance, l’avait seul suivie en Italie. M. Édouard Fresneval jouissait d’une réputation d’intégrité très-honorable à son âge, car il était à peine âgé de vingt-cinq ans, et l’on prend d’ordinaire ses intendants plus mûrs.

Édouard avait été recommandé, disait-on, à M. Thomassin, par un de ses parents. Cela expliquait pourquoi il était employé si gravement, bien qu’on le trouvât trop jeune. Clotilde savait céder au vœu de son père, en conservant à son protégé la place dont M. Thomassin l’avait cru digne, et elle le chargea de toucher ses revenus et d’administrer tous ses biens.

Les ennuis d’une longue traversée rendent avide de conversation. Celle de l’intimité épuisée, on a recours à celle des passagers et même des marins de l’équipage. Là où la lecture est au premier rang des plaisirs et des fatigues, un bon lecteur est un être précieux ; la marquise ayant plusieurs fois prié M. Fresneval de lui lire des notes imprimées en trop petits caractères, s’était aperçue qu’il lisait à merveille, talent fort rare, et elle conçut aussitôt l’idée de l’employer. Édouard se prêta de bonne grâce à ce désir. Il fut convenu que chaque soir, après avoir pris le thé, il lirait à ces deux dames les nouveaux ouvrages français auxquels l’étranger accorde l’honneur de la contrefaçon, certain qu’ils doivent être les meilleurs.

Rien ne révèle mieux la profondeur, la légèreté, la finesse ou la lourdeur de l’esprit, qu’une lecture en commun. Les réflexions qu’on ne peut s’empêcher de faire sur l’ouvrage, sont autant de professions de foi littéraire, de certificats d’ignorance, ou de connaissance des hommes et de la société, d’indices de froideur ou de sensibilité, de grossièreté ou de délicatesse. Édouard sortit de cette dangereuse épreuve à sa gloire, et madame d’Almédarès félicita franchement Clotilde d’avoir pour ministre de ses finances un homme aussi distingué par ses talents et sa probité, que par ses manières nobles et gracieuses.

Clotilde rendait justice à Édouard, et le remerciait chaque soir de sa complaisance à leur lire ; mais sans cesse préoccupée du même souvenir, elle ne s’intéressait qu’à ce qui l’en rapprochait, soit par la comparaison, soit par la différence. Elle interrompait souvent le lecteur par des acclamations singulières, et qu’elle se refusait à expliquer. La marquise et M. Fresneval se regardaient alors comme pour se demander s’ils la comprenaient ; il se faisait un moment de silence, dont Clotilde ne s’apercevait même pas, tant elle était absorbée dans sa rêverie ; puis Édouard continuait sa lecture d’une voix oppressée, avec l’esprit distrait et des intonations monotones qui prouvaient que son obstination à lire ailleurs le captivait tout entier.

Employer les loisirs d’une longue traversée à soigner, à désennuyer deux femmes belles, spirituelles, et ne pas devenir amoureux de la plus jeune, serait de la part d’un homme agréable et bien élevé, une impolitesse dont M. Fresneval était incapable. Mais tout en cédant au charme invincible qui le rendait si heureux d’obéir aux moindres volontés de la comtesse des Bruyères, il n’avait pas la présomption de pouvoir l’aimer autrement qu’en esclave. La voir souvent, l’adorer en secret, lui semblait une condition préférable à tous les bonheurs faciles auxquels il avait droit de prétendre.

Pour les imaginations poétiques, pour les âmes délicates, un amour sans espoir, bien placé, rapporte plus d’émotions enivrantes qu’un sentiment réciproque obtenu sans peine et cultivé sans gloire. Édouard ne se fit aucune illusion sur le sort qui l’attendait ; mais préférant un noble malheur à des plaisirs communs, il s’enferma dans sa passion comme un avare dans son trésor, et non moins soigneux d’en cacher l’existence, il la revêtit de tant de froideur et de respect, qu’il la crut pour jamais à l’abri du soupçon.

Nulle tempête, nul danger ne vint lui offrir une occasion de se dévouer ni de se trahir. Au débarquement, la marquise jeta un cri de joie en reconnaissant sur la Santa Lucia, au milieu de la foule qui venait saluer leur navire, le général Vascova ; il avait fait de sa canne et de son mouchoir un drapeau pour lui apprendre qu’il était là avec son carrosse prêt à la conduire, ainsi que son amie, dans la belle maison qu’il leur avait retenue, et dont les fenêtres donnaient sur le Jardin-Royal et sur la mer de Naples.

Il n’y a pas de tristesse, de mauvaise humeur qui puissent résister à cet enchantement des yeux qu’on éprouve à la vue du port et des îles de Naples. Édouard en doubla l’effet sur Clotilde, en récitant, comme malgré lui, les beaux vers de Lamartine sur cette terre aimée de Dieu.

— Merci, lui dit-elle, au moment où il l’aidait à descendre dans le canot qui devait les conduire au port ; et ce seul mot le rendit à moitié fou de joie, car il avait deviné le poëte qu’elle préférait, et c’était une sympathie qui en pouvait faire espérer une autre.

Ce fut bientôt la nouvelle de toute la ville, que l’arrivée d’une jeune, belle et riche veuve venant passer l’hiver à Naples, en compagnie d’une amie malade et d’un vieux seigneur espagnol. Le choix qu’on avait fait pour elle du plus magnifique appartement qui fût situé sur la Chiaja, laissait supposer qu’elle avait le projet d’y donner des fêtes, et on se disputait d’avance l’honneur de lui être présenté ; mais la comtesse des Bruyères, bien loin de maintenir cette espérance, ne sortait que pour aller voir, avec ses deux amis, tout ce que Naples et ses environs offre de beautés pittoresques et d’intéressants souvenirs ; puis elle se renfermait chez elle, où la famille de M. d’Acosta, son banquier, et le ministre de France, devaient seuls être admis.

Édouard logeait, à ses frais, dans le même hôtel ; il cumulait les fonctions d’intendant et de secrétaire, et les remplissait dignement ; sa place aurait été marquée à la table de la comtesse, si elle n’avait préféré assurer plus d’indépendance à Édouard et à elle, en doublant ses émoluments pour lui donner la faculté de vivre chez lui, ce que leur jeunesse à tous deux rendait plus convenable.

La marquise d’Almédarès avait reçu la duchesse Monterosso à Madrid, lorsqu’elle y était venue visiter la cour, et cela avec une si gracieuse hospitalité, qu’elle ne pouvait se refuser aux soins que prendrait la duchesse de s’acquitter envers elle.

D’abord il fallut accepter pour elle et son amie les places que la duchesse leur réservait dans sa loge au théâtre Saint-Charles. Clotilde tenta, vainement, de se soustraire à ce plaisir mondain ; mais bientôt le ravissement causé par une si bonne musique si bien exécutée, et de plus écoutée dans une de ces loges discrètes où l’on se montre et se cache à volonté, devint un puissant adoucissement à la tristesse de Clotilde ; elle ne l’arrachait pas à ses cruels souvenirs, mais elle en changeait l’amertume en langueur, et les malheureux savent toute l’étendue de ce bienfait.

Il est d’usage, en Italie, de n’écouter que les morceaux saillants d’un opéra ; pendant le récitatif, on prend des sorbets, on ferme le rideau des loges et l’on cause comme dans son salon. Les visiteurs choisissent ce moment pour aller répandre ou chercher des nouvelles et prodiguer leurs adorations.

Ce soir-là, il n’était bruit que de la prochaine arrivée du nouvel ambassadeur de France. La duchesse de Monterosso s’en réjouissait d’autant plus qu’elle connaissait depuis longtemps le duc de Tourbelle, l’un de nos plus aimables diplomates.

Le général Vascova profita d’un entr’acte de la Semiramide, pour aller recueillir des informations positives sur ce fait, et il revint bientôt demander à la duchesse la permission de lui présenter le fils de l’ambassadeur et l’un des secrétaires d’ambassade, qui avaient précédé le duc de Tourbelle d’un jour, et s’étaient empressés, comme tous les étrangers, de venir admirer les beautés de Saint-Charles.

À cette proposition, madame des Bruyères s’était retirée dans le coin le plus obscur de la loge, évitant toujours les regards des gens qu’elle ne connaissait pas et ne désirait pas connaître.

— Ce cher petit Sosthène !… dit la duchesse, nous n’allons pas retrouver le moindre souvenir de ce que nous étions quand je le faisais danser sur mes genoux et qu’il voulait manger toutes les pastilles de ma bonbonnière ; il y a plus de quinze ans de cela, il est devenu un beau jeune homme, et moi une bonne vieille femme.

En ce moment la ritournelle annonça le grand air de la prima-dona, on repassa sur le devant de la loge. Bientôt après, la porte s’ouvrit, M. Vascova, tenant par la main le jeune marquis de Tourbelle, le présenta à la duchesse, puis se tournant de l’autre côté, en lui montrant le premier secrétaire d’ambassade, il lui nomma le comte de Bois-Verdun.


VI


À ce nom du comte de Bois-Verdun, il se fit une telle révolution dans le sang de Clotilde, qu’elle éprouva un étourdissement complet ; elle porta son mouchoir sur ses yeux comme pour expliquer son aveuglement, et crut un moment avoir mal entendu ; mais le son d’une voix dont les accents étaient restés vivants dans son souvenir, la sortit bientôt de son incertitude. Oui… c’était Adalbert, c’était bien son mari, c’était bien l’homme dont l’injustice, l’abandon, l’avaient livrée aux regrets les plus déchirants, aux soupçons les plus calomniateurs ; c’était le bourreau de son existence, celui qui en rendait le bonheur impossible.

La situation était dramatique et pouvait devenir dangereuse, Clotilde en vit, tout d’un trait, les difficultés, elle se décida, en personne courageuse, à les braver dignement et à se laisser guider dans sa conduite par celle que tiendrait M. de Bois-Verdun.

D’abord tout occupé de répondre aux politesses de la duchesse qui l’engageait à prendre place dans sa loge, le comte ne fit nulle attention aux autres personnes qui se trouvaient là. Il commençait à regarder avec quelqu’intérêt les restes de beauté qui se voyaient encore sur le visage de la marquise d’Almédarès, et devinait son esprit gracieux à son regard fin et doux, lorsque Sosthène s’approcha de son oreille en disant :

— Ah ! mon ami, quelle belle personne.

— Où la vois-tu ?

— Là, dans le fond de la loge.

Adalbert porta aussitôt les yeux sur la femme qu’on lui désignait, et resta dans un étonnement mêlé d’incertitude qui ne lui permit pas de répondre un mot.

— Eh bien, qu’en penses-tu ?

— Oui… oui… fort belle… mais…

— Un peu trop blonde, n’est-ce pas ? voilà ce que tu veux dire ; mais moi j’adore cette couleur, continua M. de Tourbelle, surtout quand elle s’harmonise avec des traits si admirables, un teint si resplendissant.

Pendant ce temps, Adalbert, frappé des changements avantageux qui s’étaient faits dans Clotilde depuis qu’elle avait atteint l’âge où la beauté des femmes est dans tout son éclat, se demandait s’il n’était pas dupe d’une illusion, et si la personne qui lui imposait autant par la noblesse de son profil, son maintien fier et son air calme, était bien la même que cette jeune fille timide, embarrassée, dont le regard toujours baissé ôtait toute expression à son visage et dénotait un secret embarrassant. Il avait peine à croire que cette métamorphose se fût opérée en trois années.

Le silence qu’il gardait en se livrant à ces réflexions, Sosthène le mit sur le compte d’une admiration excessive, et Clotilde l’interpréta comme la preuve d’une indifférence que rien ne pouvait troubler.

— Cette rencontre ne lui donne seulement pas un peu d’humeur, pensa-t-elle ; peut-être m’a-t-il complétement oubliée ? Nous nous sommes vus si peu de temps !… peut-être trouve-t-il plus amusant de n’avoir pas l’air de me reconnaître. Eh bien, qu’il en soit comme il voudra ; et moi aussi je le traiterai en inconnu, aussi bien je ne pourrais faire autrement sans dénoncer son infâme conduite envers moi, sans lui attirer la haine, le mépris des gens qui me portent de l’amitié, et il en résulterait ici quelque scène fâcheuse. Ayons du courage… Il me saura gré, sans doute, de ma discrétion, et de plus, je suis curieuse de voir le parti qu’il prendra dans cette étrange circonstance.

— Je vous trouve bien froide aujourd’hui pour mon opéra favori, cara contessina, dit la duchesse en s’adressant à Clotilde ; pourtant il Matrimonio Segreto vous ravit ordinairement ; peut-être commence-t-il à vous ennuyer ?

— Ah ! je n’ai pas eu le temps ni l’occasion de m’en ennuyer, reprit Clotilde en s’efforçant de sourire, car je l’ai toujours vu et applaudi avec vous. Mais j’ai mal à la tête ce soir, et il faut que vous m’excusiez d’être maussade.

— Soyez tout ce que vous voudrez, nous ne serons pas fâchés de vous voir autrement qu’adorable, dit le général, et cela est peut-être fort heureux pour ces jeunes Messieurs, car on leur a tant vanté la beauté, l’esprit, les grâces de madame la comtesse des Bruyères, qu’ils en avaient déjà la raison fort troublée.

— On la perdrait à moins, dit Adalbert à demi-voix.

Quant à M. de Tourbelle, il était dans une contemplation muette qui en exprimait plus qu’il n’aurait pu dire. La duchesse lui avait déjà parlé deux fois sans qu’il l’eût entendue. Adalbert fut obligé de le tirer par le bras, en disant :

— Madame la duchesse te demande quand arrivera ton père.

— Demain soir, Madame, il a voulu se reposer un jour de plus à Rome ; s’il avait pressenti le bonheur qui l’attendait ici…

— Il ne serait pas venu un moment plus tôt, dit la duchesse en interrompant Sosthène. Le temps passe si vite et si agréablement à Rome. La comtesse de M… y est-elle toujours ?

— Oui, Madame, elle y reste pour prouver à tous ceux qui visitent l’Italie, qu’une femme du monde peut avoir le talent d’un artiste, et qu’une Française aimable est ce qu’il y a de plus aimable sur terre, ajouta Sosthène en regardant madame des Bruyères.

— Voilà qui est plus flatteur pour vous que pour nous, dit la marquise à Clotilde, mais comme nous sommes de l’avis de Monsieur, nous ne nous en fâcherons point, seulement vous êtes forcée de le justifier.

— Ou de me taire, dit Clotilde avec modestie, ce qui me paraît plus facile et plus sûr.

— Ah ! Madame, ne me punissez pas d’une partialité que vous rendez si excusable, s’écria Sosthène, empressé de se mettre en communication directe avec la comtesse. Mais la ritournelle du fameux duo bouffe vint suspendre la conversation. Clotilde l’écouta les yeux baissés, ce qui permit à Sosthène et à son ami de la considérer tout à leur aise.

Pendant cet instant de réflexion obligée, Clotilde s’avoua que le ressentiment lui donnait seul la force de faire bonne contenance, et commença à s’effrayer du danger de sa situation ; elle méditait le projet de partir la nuit même pour Florence, en motivant ce brusque départ sur la maladie grave d’un parent ; puis la crainte du bruit qui résulterait de cette démarche, des conjectures qu’elle ferait naître, la maintenait dans une irrésolution pénible ; elle en était fort tourmentée lorsque M. de Bois-Verdun fit signe à Sosthène qu’il était convenable de terminer leur visite, et que tous deux se retirèrent pour aller voir finir la représentation dans la loge de l’ambassadeur de France.

À peine furent-ils sortis de celle de la duchesse, que chacun donna son avis sur les jeunes secrétaires d’ambassade.

La marquise montra une vive préférence pour M. de Tourbelle, ses regards brillants, son visage fin et sa taille élégante, lui rappelaient certains seigneurs espagnols dont les hommages avaient jadis flatté son amour-propre.

La duchesse, tout en rendant justice aux agréments qui distinguaient Sosthène, à son esprit animé, à ses manières gracieuses, penchait pour la beauté plus sérieuse, la tournure plus noble et les manières plus réservées de M. de Bois-Verdun.

— Je conviens qu’il a l’air d’un homme très-comme il faut, reprit la marquise ; mais vous conviendrez aussi qu’on ne saurait juger de son esprit par son silence, et de sa bienveillance par son sourire.

— N’importe, dit le général, j’aimerais mieux avoir l’autre pour rival. Ces beaux silencieux se font aimer de toutes les femmes. Elles leur supposent autant de mérite que de discrétion, et je vous prédis que le comte de Bois-Verdun aura ici beaucoup plus d’aventures galantes et de succès que son ami ; ne pensez-vous pas comme moi ? ajouta-t-il en s’adressant à Clotilde.

— Je les ai à peine vus, répondit-elle avec embarras, et je ne saurais porter un jugement sur ces messieurs ; pourtant M. de Tourbelle m’a paru fort agréable.

En parlant ainsi, elle éprouva un malaise tel qu’elle demanda la permission de se retirer.

La marquise d’Almédarès, effrayée de la pâleur de Clotilde, voulut l’accompagner jusque chez elle. Ses soins ne furent pas inutiles, car dès que madame des Bruyères ne fut plus soutenue par la présence d’Adalbert, elle se trouva mal au point de perdre connaissance, il fallut la transporter dans son appartement ; le repos du lit lui rendit un peu de calme. Elle se dit beaucoup mieux qu’elle ne l’était effectivement pour empêcher la marquise de la veiller toute la nuit.

Lorsqu’elle fut seule et livrée aux différentes réflexions que devait lui inspirer l’événement de la veille, elle s’excita de nouveau au courage, à la résolution de supporter bravement les inconvénients d’une situation qu’elle n’avait pas choisie ; mais chaque bonne raison qu’elle trouvait pour ne pas fléchir, était accompagnée d’une tout aussi bonne raison pour laisser le champ libre à l’homme dont elle avait trop à se plaindre pour n’en pas redouter encore quelque mauvais procédé.

Le jour la surprit dans ses calculs interminables, et il était déjà tard, lorsqu’ayant sonné sa femme de chambre, celle-ci entra une lettre à la main.

— De quelle part ? demanda Clotilde.

— Je l’ignore, Madame, seulement c’est un domestique portant la livrée de l’ambassadeur de France qui a remis cette lettre à Richard.

À la vue des armes du cachet, Clotilde se sentit oppressée, un nuage passa devant ses yeux, il lui fallut attendre un moment avant de pouvoir lire ce peu de mots :

« Ne craignez rien de mon indiscrétion, Madame, vous avez ma parole, je saurai la tenir, lors même qu’il faudrait tout quitter pour vous ôter la crainte de m’y voir manquer ; un mot de vous sera un ordre de départ.

» J’ai l’honneur d’être, etc.

» Adalbert de Bois-Verdun. »

Clotilde relut plusieurs fois ces lignes en se disant :

— Pas un mot de regret, pas une expression qui laisse supposer qu’il ne recommencerait pas aujourd’hui sa fuite, l’abandon qui a fait mourir de chagrin, il y a trois ans, ma mère, mon père, et qui m’a condamnée à une existence éternellement malheureuse… Sans doute, abusé par son exemple, il me croit consolée… infidèle peut-être !… Laissons-lui son erreur, qu’elle soit ma vengeance. Non, je ne lui donnerai pas la joie de penser que sa présence me trouble au point de ne pouvoir vivre dans la même ville qu’il habite. Je laisserai ce billet sans réponse. Ce sera lui prouver que je n’exige rien de lui, qu’il peut rester ici ou partir sans que je m’en inquiète ; d’ailleurs, si j’ai moins de force que je ne le crois, je serai toujours à temps d’avoir recours à ce mot auquel il jure d’obéir ; mais cet ordre l’enlèverait à son devoir, à sa carrière, au noble but qu’il ne peut manquer d’atteindre, il perdait avec sa place toute espérance, tout moyen de rétablir sa fortune, et ma haine est trop généreuse pour lui vouloir tant de mal.



VII


En acceptant sa situation avec tout ce qu’elle avait de périlleux et de piquant, Clotilde ne croyait céder qu’à la raison et à la clémence ; mais un sentiment qu’elle ne cherchait pas à définir, lui faisait trouver un grand intérêt aux plus petits incidents qui devaient naître d’un tel secret, gardé par deux personnes entourées de tant de piéges et de séductions.

La nouvelle de l’indisposition subite de la comtesse des Bruyères s’étant aussitôt répandue dans la société de Naples, Sosthène entra chez son ami le lendemain, le visage altéré ; il sonna fortement et dit à un domestique :

— Qu’on aille à l’instant même s’informer, de ma part, des nouvelles de madame la comtesse des Bruyères.

— Que lui est-il donc arrivé ? demanda M. de Bois-Verdun avec une vive sollicitude.

— Tu l’as vue hier belle, fraîche, brillante de santé ; eh bien, à peine avions-nous quitté sa loge, qu’elle s’est trouvée mal, qu’il a fallu la ramener chez elle, et qu’elle est tombée dans un état fort inquiétant, à ce que prétend son amie, madame d’Almédarès.

— Sait-on la cause de ce mal subit ?

— Non, c’est le général Vascova que j’ai rencontré fumant son cigare dans le Jardin-Royal, qui m’a donné ces détails, et j’en ai eu bien d’autres vraiment, par le chevalier Stradelli, sur cette adorable comtesse des Bruyères.

— Eh bien ! qu’en dit-on ?

— Ce que l’on dit de toutes les jolies femmes, un peu de bien et beaucoup de mal.

— Il y a donc longtemps qu’elle est ici ?

— Déjà quelques mois, et il n’en faut pas tant pour connaître et juger une femme dont la beauté fixe tous les regards.

— On lui donne sans doute des amants ?

— Pas trop, on l’accuse plutôt de s’amuser à plaire sans qu’il lui en coûte aucun sacrifice, pour l’unique plaisir de faire des malheureux, et ils sont en grand nombre.

— Ce n’est pas là un crime, et si son mari ne s’en fâche pas…

— Son mari ! interrompit Sosthène, elle n’a pas eu le temps de l’aimer, vu qu’il a eu la politesse de mourir très-peu de jours après sa noce.

— Ah ! elle est veuve… dit Adalbert d’un ton moqueur.

— Oui, et de plus très-riche, aussi est-ce à qui fera le plus d’efforts, non pour la séduire, la compromettre, mais pour s’en faire aimer au point de lui inspirer le désir de se remarier.

— Et en donne-t-elle l’espérance à ses adorateurs ? demanda Adalbert en souriant.

— Je ne le sais pas ; mais ils paraissaient très-décidés à garder cet espoir, lorsqu’ils ont découvert une petite passion domestique, toute modeste, toute discrète, qui pourrait bien expliquer les rigueurs de la dame.

— Ah ! ah ! dit Adalbert en pâlissant et d’un ton grivois. Ces vertus de haut parage aiment souvent à déroger.

— Il n’est pas sûr qu’elle en soit à ce point d’humilité ; mais elle a ramené d’Amérique un certain gérant de ses propriétés, jeune et assez bien tourné, qui en est amoureux fou. Les uns prétendent qu’elle ne s’en aperçoit pas, les autres assurent qu’elle est fort indulgente pour ce travers, et qu’après avoir confié sa fortune à ce M. Édouard Fresneval, elle pourra bien pousser la confiance encore plus loin.

— Jusqu’à l’épouser, peut-être ? dit avec un rire amer le comte.

— Elle a trop d’esprit pour faire une pareille sottise ; c’est déjà bien assez de laisser supposer une inclination si déplacée ; mais du reste je n’en suis pas fâché, l’accueil qu’elle fait à cet amour bourgeois donne à penser qu’elle ne serait pas sans pitié pour une passion de meilleure compagnie, et cela m’encourage ; car tu sauras que l’image de cette ravissante personne m’a poursuivi toute la nuit ; je méditais déjà une foule de démarches pour la rencontrer le plus souvent possible, pour me faire présenter chez elle, lorsque j’ai appris par madame d’Almédarès, qu’elle était encore fort souffrante et ne recevrait qui que ce soit de la semaine.

— Excepté son homme d’affaires, sans doute ; ces Messieurs, qu’on affecte de regarder comme étant sans conséquence, ont toujours leurs petites entrées chez les prudes, et se vengent d’avance, dans les confidences matinales, des dédains qu’on leur réserve pour les cercles du soir.

— C’est ce que je veux savoir, reprit Sosthène, et ce que l’adroit Gervais m’aura bientôt découvert. C’est un Scapin moderne qui en remontrerait à ceux de Molière. Il sera avant deux jours lié avec tous les gens de madame des Bruyères et le meilleur ami de sa première femme de chambre, si ce n’est mieux.

— L’idée est excellente, cela nous amusera de savoir comment se gouverne une intrigue de ce genre, et ce qu’il faut penser des airs pudiques de ta belle, ajouta Adalbert avec une gaieté convulsive ; autrement tu pourrais rester longtemps dans l’ignorance de ce qu’elle fait ; car son indisposition subite va lui servir de prétexte pour s’enfermer chez elle : tu ne la rencontreras plus.

— Que cela ne t’inquiète pas, je trouverai bien moyen de parvenir jusqu’à elle, il ne sera pas dit qu’une si ravissante personne soit la proie d’un amour si bourgeois, et dussé-je y sacrifier tout ce que je possède, j’espère bien lui prouver, avant peu, que le dévouement d’un bon gentilhomme vaut bien le servage d’un commis. Tu as l’air de douter de mon succès ? Eh bien ! établissons un pari.

— Moi, parier contre la chute de cette idole, ce serait trop plaisant.

— Pourquoi pas ? tu es de sang-froid dans cette affaire, je m’en fierai à ton jugement.

— Je craindrais pour son impartialité. J’ai en grand mépris les liaisons domestiques, et ne pardonne même pas à une femme de s’en laisser soupçonner.

— Raison de plus pour justifier madame des Bruyères de ce ridicule par une liaison plus sortable. Tu verras si je m’y prends bien. Je compte sur toi pour me guider. Mais mon père doit arriver dans une heure, allons au-devant de lui.

Les deux amis montèrent à cheval pour se rendre sur la route de Rome, par laquelle devait venir l’ambassadeur. Adalbert mettait son cheval au grand trot, lorsque Sosthène lui dit :

— Pas si vite, nous allons passer sous son balcon ; elle demeure là, à dix portes de notre maison… sur la Chiaja. Ah ! mon Dieu ! la voilà, ajouta-t-il d’une voix étouffée en apercevant Clotilde lisant près d’une fenêtre.

Le bruit d’un cheval qui se cabrait et menaçait de jeter par terre son cavalier, plutôt que de s’astreindre à marcher au pas, fit lever les yeux de Clotilde ; elle éprouva un instant de frayeur en voyant Adalbert aux prises avec sa monture ; mais la force et l’adresse du cavalier n’ayant pas laissé longtemps la victoire douteuse, madame des Bruyères reprit son attitude calme, et rendit avec assez de froideur le salut respectueux que ces Messieurs lui adressèrent.

— Tu vois bien qu’elle n’est pas si malade qu’on le prétend, dit Adalbert d’un ton ironique…

— Ah ! mon ami, quelle pâleur ravissante ! cette femme-là a un mélange de vivacité dans le regard et de langueur dans toute sa personne, qui inspire un grand désir de s’expliquer l’une et l’autre, ajouta Sosthène. Va, je m’y connais, l’amour a passé par là et il y aura fait une de ces blessures…

— Qu’un autre amour seul guérit, interrompit Adalbert ; ah ! vraiment, il faut avoir de la pitié de reste pour en accorder à ces belles victimes, toujours accablées de malheurs qu’elles pouvaient éviter, et qui leur servent d’attraits pour s’attirer des consolateurs.

En cet instant une calèche élégante passa rapidement près d’Adalbert et alla s’arrêter à la porte de madame des Bruyères. Les deux amis s’arrêtèrent aussi presqu’involontairement, pour voir descendre de ce bel équipage une jeune et jolie femme, qui s’élança du marchepied et disparut aussitôt sous la voûte de la porte.

— Mais toutes les beautés de l’Europe se donnent donc rendez-vous ici ? s’écria M. de Bois-Verdun, car celle-ci me paraît aussi ravissante, pour le moins, que ta belle blonde.

— Eh bien ! j’en suis charmé, pendant que tu admireras cette belle Italienne, car si j’en juge par sa chevelure et son teint, elle est du pays, tu me laisseras adorer l’autre en paix ; il faut bien se créer des occupations à nos âges. La diplomatie n’est pas absorbante par le temps qui court, et pour n’en pas perdre l’habitude, il faut l’employer, à défaut d’intérêts politiques, à des intérêts de cœur. Je vais mettre tous nos espions en campagne, comme s’il s’agissait de la découverte d’un grand secret d’État, et avant deux jours nous saurons le passé, le présent et peut-être un peu l’avenir de ces deux jolies femmes.

Adalbert trouva le projet hardi, mais il l’encouragea vivement, car il n’était pas moins curieux que Sosthène de savoir à quoi s’en tenir sur l’emploi que Clotilde faisait de sa liberté. Le désir de la rencontrer lui fit suivre son ambassadeur dans toutes les réunions, à la cour, à la ville, aux théâtres, aux promenades ; mais il se passa deux semaines entières sans que madame des Bruyères sortît de chez elle. Les instances de ses amies ne pouvaient parvenir à lui faire quitter sa retraite, lorsque la princesse Ercolante vint lui dire, un jour, qu’elle avait d’autant plus tort de fuir la société de Naples, que l’arrivée de l’ambassadeur de France y jetait beaucoup d’agrément.

— D’abord parce que lui-même est un homme d’esprit, d’une conversation brillante, et qu’il a, dit-elle, pour attachés à son ambassade les jeunes gens les plus aimables ; il en est un surtout qui m’a frappée par son beau visage et ses manières distinguées. Vous qui trouvez les miennes trop franches, trop vives, vous êtes surprise de me voir si bien apprécier celles de vos élégants diplomates ; cependant c’est l’usage, on n’aime rien tant que ce qu’on n’a pas. Avant même que le duc de Tourbelle me l’eût présenté, vous pensez bien que j’avais demandé le nom du bel Francese, l’ambassadeur m’a répondu en riant que si le comte de Bois-Verdun avait l’honneur d’être remarqué par moi, il le devait sans doute à sa profonde admiration pour ma personne. Eh bien ! vous l’avouerais-je ? j’ai été charmée d’apprendre qu’il me trouvait agréable, et cela m’a fait l’accueillir le plus gracieusement possible lorsque le duc de Tourbelle me l’a présenté, ainsi que le marquis de Tourbelle son fils, celui-ci m’aurait paru charmant s’il n’avait été à côté du comte de Bois-Verdun ; mais vous devez le connaître, ajouta la princesse, car il s’est vanté, à moi, d’avoir eu le bonheur de vous voir l’autre soir au théâtre ?

— Il est vrai… je le connais… répondit Clotilde fort troublée.

— Vous devez savoir qu’il est aussi spirituel que beau ?

— Je n’ai pas eu le temps de juger de son mérite.

— Eh bien ! moi je n’en doute pas, avec ce regard-là on n’est jamais un sot. Au reste, je n’ai pas d’intérêt à vous le vanter, car s’il vous plaisait un peu, il vous aimerait beaucoup, et j’ai dans l’idée que cela me ferait de la peine. Voilà de ces aveux que vous autres Françaises ne faites qu’à la dernière extrémité, c’est-à-dire quand ils ne sont plus bons à rien. Moi, je préfère vous laisser voir ma faiblesse dans l’espoir que vous la ménagerez, et qu’elle vous détournera du désir fort naturel de tourner la tête à un si charmant compatriote.

— Je crois que j’aurais bien peu de chances, dit Clotilde avec un sourire amer.

— N’importe, n’essayez pas, et pour me rassurer tout à fait, venez avec moi, ce soir, chez la duchesse de Monterosso, elle donne un grand concert, et compte sur vous, car elle sait par moi que vous n’êtes plus malade. Vous me direz loyalement si je ne me fais pas d’illusion, si ce que je prends pour des soins particuliers, ne sont que de simples politesses parisiennes, si la préférence dont je me flatte est réelle ?

— C’est beaucoup exiger de ma pénétration, dit Clotilde, émue d’un sentiment dont elle ne se rendait pas compte ; mais puisque vous voulez savoir par moi à quel point M. de Bois-Verdun vous aime, je tâcherai de le deviner, ajouta-t-elle du ton dont on prend une résolution courageuse.

Au sortir de cet entretien, madame des Bruyères ordonna de lui préparer une robe élégante et la guirlande qui venait d’arriver de France, pour s’en parer le même soir. Elle s’effraya de ce mouvement de coquetterie, puis cherchant à le justifier :

— Au fait, pensa-t-elle, pourquoi ne ferais-je pas valoir le peu d’agréments que le ciel m’a donnés, lorsqu’il tire un si grand parti des siens ? Lorsqu’il s’applique à séduire, je puis bien m’amuser à plaire ; d’ailleurs je n’ai rien à perdre à ce jeu : ou mes succès lui seront indifférents, et je n’aurai pas lieu de me les reprocher, ou ils lui donneront de l’humeur, et cela me ravira.

Pendant que la comtesse cédait à son dépit, en croyant obéir à la raison et à l’amitié, Sosthène racontait à son ami tout ce qu’il savait de la princesse Ercolante.

Elle était née à Bologne, d’une famille noble et ruinée par les différentes révolutions du pouvoir en Italie. Son père s’était vu réduit à l’implorer pour le sauver de la misère, ainsi que trois autres enfants qu’il avait à élever ; et la belle Herminia, dans l’âge où l’on n’a pas la moindre idée des joies de l’amour et encore moins des ennuis du mariage, avait consenti, sans nul effort, à épouser le prince Ercolante, quoiqu’il fût laid, vieux et goutteux. Le prince était riche, il s’engageait, en épousant Herminia, à assurer le sort de son père et de ses sœurs ; elle n’en vit pas davantage, et c’est dans toute l’exaltation de la reconnaissance qu’elle le suivit à l’autel et qu’elle lui jura de bonne foi une fidélité impossible.

— Après avoir subi le martyre d’un dégoût insurmontable, ajouta Sosthène, elle est parvenue à réduire les transports conjugaux du vieux prince en amour paternel. Sa goutte ne lui permet pas de sortir ; elle le soigne toute la matinée, puis elle le confie le soir à quelques vieux amis qui font sa partie, pendant qu’elle va dans le monde. Cette manière d’être les arrange tous deux, et permet à la princesse d’accepter les hommages de ses adorateurs, ce qui rend ta position bien meilleure que la mienne. Avoir pour rival un mari plus que désagréable, c’est déjà la moitié d’une bonne fortune, et puis tu rencontres ta princesse tous les jours ; elle ne manque pas une fête, pas un spectacle ; moi j’en suis encore à ma première entrevue. On dirait que mon idole s’enferme dans son temple pour redoubler mon fanatisme.

— Ou pour n’écouter que les prières de son premier desservant.

— Non, c’est une calomnie, je le vois tous les soirs à Saint-Charles, et voilà quinze jours qu’elle n’y est venue. Tâches de savoir par ta princesse ce qui retient son amie prisonnière ?

— Moi, lui parler d’une autre que d’elle ? ah ! ce serait une faute impardonnable, et qui me ferait chasser avant d’avoir été admis. Je me garderai bien d’entraver ton bonheur ; mais, vrai, je n’y saurais contribuer. Dirige-toi par tes propres inspirations, et tiens-moi au courant de tes progrès, j’y prendrai un intérêt extrême, tu peux en être certain.

— Si elle continue à se séquestrer ainsi, je n’aurai pas beaucoup de choses à te raconter.

— Sois tranquille, elle est trop jolie pour se cacher longtemps.

Et le soir même, la prédiction d’Adalbert s’accomplit. Soit que l’absence de la comtesse des Bruyères eût attristé la haute société de Naples, soit qu’elle y reparût plus belle que jamais, son retour y produisit un grand effet.

— Enfin, elle nous est rendue, dit lord Warington à M. de Bois-Verdun, allant à lui.

— Qui cela ? demanda le comte.

— Notre adorable Française, la comtesse des Bruyères. Ah ! pour cette fois je lui crois des projets de séduction ; car nous ne l’avons jamais vue si brillante. À sa parure on juge qu’elle est armée de pied en cap.

Et le seigneur anglais, enchanté de sa comparaison chevaleresque, que son accent rendait encore plus piquante, en rit si longtemps, qu’Adalbert crut pouvoir se dispenser d’y répondre. Il chercha des yeux Clotilde, la devina au groupe d’élégants qui l’entouraient et empêchaient de la voir.

Préoccupé des hommages que Clothilde recevait, le comte passa à côté de la princesse Ercolante sans y faire attention. Sosthène lui en fit la remarque, et bientôt, empressé de réparer son impolitesse, Adalbert, après avoir salué la maîtresse de la maison, revint sur ses pas, et s’établit derrière le fauteuil de la princesse de manière à pouvoir causer avec elle, à travers le bruit du salon, dans les intervalles du concert, et malgré le silence que l’on gardait pendant que Rubini ou la Nini chantaient.

Aux premiers accords du piano, les hommes se retirèrent pour laisser les femmes au premier rang, c’est alors que madame des Bruyères parut dans tout son éclat. Adalbert lui-même en fut ébloui, et l’idée qu’il avait abandonné volontairement une si belle personne l’attrista ; mais le mal était fait, et comme les conséquences lui en paraissaient inévitables, il s’exhorta à la résignation. Seulement il éprouvait une curiosité ardente de savoir quel heureux mortel ferait battre ce cœur que lui-même avait si sottement dédaigné.

Sosthène, à force de soins, de petites ruses, était parvenu à occuper, près de madame des Bruyères, la même place qu’Adalbert avait près de la princesse Ercolante. Le voisinage de son père lui avait servi de prétexte pour arriver jusque-là.

La duchesse, après avoir présenté réciproquement l’ambassadeur de France et la comtesse, les fit assoir l’un près de l’autre. Il s’établit entre eux une conversation dans laquelle le duc s’étonna qu’une si charmante Parisienne n’eût aucune idée de Paris. Elle lui en dit en partie la cause, et comme elle laissa entendre que le souvenir de la mort de sa mère lui rendrait le séjour de Paris douloureux, le duc n’insista pas pour en savoir davantage.

Le duc de Tourbelle était un de ces anciens modèles d’hommes de cour dont la race commence à se perdre, d’une politesse imperturbable, recherché dans ses idées, simple dans ses expressions, procédant par ironie, soit pour critiquer ou pour flatter. Ne s’animant jamais sur aucun sujet, prenant l’avis de tout le monde, sans jamais donner le sien ; affectant la plus parfaite indifférence pour les intérêts qui le dominaient ; galant dans toute l’acception du vieux mot avec toutes les femmes et toutes les puissances, mettant la coquetterie d’esprit en tête des devoirs d’un diplomate, gardant sa franchise et ses pensées pour sa correspondance.

Ce qu’il avait entendu dire de la comtesse des Bruyères, de sa fortune et de l’estime qu’on lui portait généralement, lui inspirait un vif désir de la connaître, et de voir lui et son fils bien accueillis par elle ; raison de plus pour lui parler avec toute la froideur du respect ; mais Sosthène qui était très-ignorant dans cette tactique de salon, déconcertait le savant manége de l’ambassadeur par les aveux imprudents du jeune attaché. On aurait pu traduire chacune des phrases qu’il adressait à Clotilde sur les sujets les plus insignifiants, par ces mots :

— Vous êtes la plus belle, la plus aimable, et je suis décidé à vous adorer ! dût-il m’en coûter la vie.

On ne s’irrite contre les aveux de ce genre qu’autant qu’on les croit dangereux. Clotilde resta longtemps sans les comprendre. Son attention, fixée sur les agaceries de la princesse Ercolante et sur la manière gracieuse dont Adalbert y répondait, ne lui permettait pas de témoigner ni plaisir ni mécontentement de tout ce que lui disait Sosthène, et comme l’amour-propre aime à se flatter, tant de complaisance à l’écouter semblait au jeune de Tourbelle d’un bon augure, il en tressaillait d’espérance lorsque, à la fin d’un trio fort applaudi, la comtesse se leva tout à coup en le priant de lui donner le bras pour l’aider à passer dans un autre salon. Qu’on juge de sa joie ! lui demander un service après l’avoir entendu dire le prix qu’il attacherait à la moindre faveur d’elle. Disposer de lui avec ce despotisme charmant que les femmes emploient particulièrement envers ceux qu’elles préfèrent. Se montrer à son bras devant tant de gens qui lui portaient envie. C’était plus de bonheur que la raison de Sosthène n’en pouvait porter ; aussi lorsqu’il passa près de son ami, dans la galerie où celui-ci promenait de même, à son bras, la princesse Ercolante, ne put-il s’empêcher de serrer la main d’Adalbert en signe de contentement.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria la princesse, comme la belle Clotilde est fière aujourd’hui, elle ne daigne pas me dire bonsoir ! Est-ce parce qu’elle est mise à ravir ! Mais nous n’avons pas l’idée de rivaliser sur ce point avec une Française de bon goût : heureusement qu’en lui accordant le don de plaire, nous nous en réservons un autre qui a bien son mérite.

— Comment faire pour le savoir ? demanda en souriant Adalbert.

— Il faut être sensible, bon, franc, n’en pas dire plus qu’on n’en éprouve, et ne pas se faire un jeu d’un sentiment vif et profond.

La conscience d’Adalbert fut troublée de cette réponse. Il bénit la ritournelle qui mit fin à l’entretien, que le peu de dissimulation de la princesse allait rendre décisif, la crainte de le voir se renouer après la cantate, et de se trouver engagé à son insu dans une liaison sérieuse, lorsqu’il ne cherchait qu’une aventure amusante, le fit s’éloigner de la princesse pour aller rejoindre son ambassadeur.

— C’était se rapprocher de Clotilde, et partant de Sosthène qui ne la quittait pas. En passant près de ce dernier, Adalbert lui dit à voix basse :

— Il me semble que cela marche assez bien ?

— À merveille. Elle a consenti à recevoir mon père demain, et je dois être de la visite. Comme c’est une présentation presque diplomatique, tu peux en faire partie.

— Merci, répondit vivement Adalbert, je n’ai pas grand goût pour les visites de corps, et j’en ai une plus agréable en vue.

— Je devine ; mais prends garde, les beautés italiennes ne badinent pas ; elles veulent être aimées beaucoup et toujours, sinon, elles poignardent.

— Cela vaut mieux que d’être tué à coups d’épingles, selon la coutume de nos charmantes Parisiennes.

— Tu prends mal ton moment pour en médire. Jamais je n’ai mieux reconnu leur supériorité sur toutes les femmes de l’Europe.

— Eh bien ! j’attendrai que tu les aies adorées convenablement pour t’en parler, alors, je le prédis, c’est moi qui prendrai leur défense contre toi.

Sans pouvoir entendre un mot de ce que se disaient les deux amis, Clotilde, soupçonnant être le sujet de leur entretien, s’empressa de l’interrompre, en demandant à Sosthène le nom d’une Française placée en face d’elle, et qui l’observait d’un œil assez malveillant.

— C’est la comtesse d’Ermoval, une femme bien née, veuve d’un brave gentilhomme, et qui n’en devient pas moins très-embarrassante à recevoir, par l’espèce de gens qui sont à sa suite, ou pour mieux dire à la suite desquels elle voyage. Mon père, qui la connaît depuis plusieurs années, prétend que malgré son indépendance, sa fortune et ses autres moyens de bonheur, c’est la plus malheureuse femme de la terre, par le peu de succès de tout ce qu’elle tente pour arriver à produire de l’effet. Elle s’est faite, tour à tour romanesque, sans imagination ; bel esprit, sans système ; dévote, sans religion ; et politique, sans opinion. Cela n’a étonné personne, elle s’est accrochée à tout ce qu’elle a pu attraper de gens marquants, sans parvenir jamais à s’acquérir la moindre partie de leur célébrité, on dirait que la malice du public aime à déconcerter les vices bruyants et les ridicules ambitieux.

— Il se dédommage bien de cette insouciance-là, sur les personnes qui cherchent l’ombre, vous en conviendrez, dit Clotilde.

— Et il a raison, quand un artiste fait un chef-d’œuvre, c’est pour le livrer à l’admiration générale, pourquoi Dieu serait-il moins fier, moins généreux de ce qu’il a fait de plus beau ?

— Ton père est fatigué, il désire se retirer, dit Adalbert à Sosthène en l’attirant vers lui.

— Eh bien, fais-moi le plaisir de l’accompagner. Cette musique est ravissante, et je n’en voudrais rien perdre.

— Ni moi non plus. À la manière dont tu l’écoutes, ajouta Adalbert en riant, il me semble que tu peux en faire le sacrifice sans beaucoup de regrets.

— Sans doute, et ce n’est pas toi que je veux tromper à ce sujet, mais moins j’écoute la musique, et plus j’ai d’intérêt à rester au concert. Tu comprends ?

— Oh ! parfaitement, je te jure.

— Songe que je puis te rendre, d’un instant à l’autre, le même service, et que je me mets à ta disposition pour tout ce qui secondera tes projets auprès de la princesse.

— C’est bien le moins ; mais comme je n’abuserai pas de ta complaisance, n’exige pas trop de la mienne.

— Maudit soit ton bavardage. La voilà qui se lève, reprit Sosthène avec humeur, et en courant offrir son bras à madame des Bruyères, pour l’aider à traverser la foule élégante qui remplissait le salon ; mais le duc de Tourbelle l’avait devancé ; et son fils en fut réduit à le suivre pour ne pas quitter la comtesse.

— Adalbert avait peine à cacher le plaisir que lui causait le désappointement de son ami.

— Dieu me pardonne, dit Sosthène, j’ai pour rival mon père !

— Oh ! la bonne découverte ! reprit Adalbert, respecte, je t’en supplie, ce nouveau Mithridate ; il ne se tuerait pas pour te laisser le champ libre, et tu te ferais simplement déshériter.

— Tu ris de ma situation ; mais elle n’est pas amusante pour moi ; mon père est encore fort aimable, il a tout ce qui peut flatter la vanité d’une femme ; et je ne serais pas surpris qu’on le préférât à un jeune homme tout bêtement amoureux.

— Celle qui fera un pareil choix ne sera pas à regretter.

— Cela est bien facile à dire ; mais à tort ou à raison, on pleure toujours ce que l’on aime.

En cet instant, on vint avertir l’ambassadeur et la comtesse que leurs carrosses étaient avancés. Le duc, se retournant vers son fils et M. de Bois-Verdun, leur dit :

— Vous n’êtes point obligés de me suivre, Messieurs, restez, le bal va succéder au concert ; il sera charmant, car il y a beaucoup de monde.

— Il n’y a plus personne pour moi, dit Sosthène en aidant madame des Bruyères à monter dans sa voiture.

Et, malgré les instances de l’ambassadeur, Adalbert et Sosthène rentrèrent avec lui au palais de France.



VIII


Plusieurs jours se passèrent en observations réciproques qui affermirent seulement Adalbert et Clotilde dans l’opinion que l’amour de la princesse Ercolante et celui de Sosthène, loin d’être découragés, devenaient de plus en plus vifs et menaçaient de tourner à la passion.

Gervais, adroit agent de police amoureuse, instruisait son maître des moindres démarches de la comtesse. Il lui apprit un soir, en le déshabillant, qu’elle allait souvent le matin, à l’heure où l’on ne fait pas de visite, dans une petite rue de Naples, assez mal famée ; que là, elle entrait dans la maison d’un charpentier, dont la cour assez vaste était remplie de bois de construction, qu’elle gagnait un petit escalier fort sale qu’on apercevait de la porte d’entrée, mais que cette porte n’étant gardée par personne, il n’avait pu demander par qui cette vieille masure était habitée ; seulement, en faisant le guet près de là, il avait aperçu M. Fresneval qui se glissait furtivement vers le petit escalier. Gervais aurait bien désiré savoir le temps que durerait la visite du beau gérant ; mais son service le rappelant près de son maître, il remit à un autre moment son fidèle espionnage.

— Que dis-tu de cet épisode ? demanda Sosthène à son ami, en lui faisant part du récit de Gervais.

— Mais cela me semble assez clair, répondit Adalbert avec impatience.

— Tu crois qu’ils ont choisi cet horrible temple pour s’adorer plus commodément, et surtout plus secrètement. Ah ! si j’en étais sûr…

— Eh bien, que ferais-tu ?

— Je tuerais ce freluquet d’homme d’affaires.

— Pour te faire aimer ! beau moyen, vraiment !

— C’est que tu ne te doutes pas de la fausseté de cette femme. À voir son regard si pur, ses manières si naturellement chastes ; le plaisir qu’elle semble prendre à se laisser adorer, on la croirait un ange. Non, tant de franchise, de grâce ne saurait s’allier à de si basses intrigues. Gervais aura mal vu, il se sera laissé tromper par de fausses apparences ; peste soit de la mission que me donne mon père, et qui m’oblige à me rendre à l’instant même à Bologne chez le cardinal L… J’aurais été moi-même chez le charpentier de la rue P…, et là, à force de questions et d’argent j’aurais su la vérité du fait.

— On la sait toujours trop tôt.

— Ah ! si cruelle qu’elle puis être, j’en souffrirai moins que de mon incertitude ; tu ne peux te représenter l’état où je suis depuis que Gervais est venu me faire son rapport.

— Tu es donc bien amoureux ?

— Ah ! mon ami, à en devenir fou, à faire la plus grande des extravagances, à braver la colère de mon père, si tu ne viens pas à mon secours.

— Et que puis-je ?…

— M’empêcher de rester ici en dépit de ma mission, me donner le courage de remplir un devoir sacré, en me promettant de te résigner au triste métier que je regrette tant de ne pouvoir faire, en l’informant toi-même de ce qui attire madame des Bruyères dans cette abominable maison ; en employant tout ce que tu as d’esprit, de bonté, d’adresse même, pour qu’à mon retour de Bologne, je sache s’il me faut la haïr ou lui consacrer ma vie.

— La commission est délicate, mais je me sens de force à la remplir. Je suis curieux par nature, et je te dispense de toute reconnaissance pour la peine que je vais prendre. Pars en toute confiance, et crois que je ne négligerai rien pour nous fixer sur l’estime qui est due à cette jolie femme.

Le zèle d’Adalbert dépassa, en cette circonstance, tout ce qu’en pouvait attendre son ami. Il s’introduisit chez le charpentier de la rue P…, sous prétexte de la commande de pièces de bois de tout un pavillon, puis il entra en conversation italienne avec l’ouvrier. L’espoir d’un grand bénéfice redoublant la cupidité du charpentier, il se plaignit des langueurs de son commerce et de la peine qu’on avait à tirer de l’argent de ses débiteurs, même de ses locataires.

— Est-ce que vous n’habitez pas seul cette jolie maison ? demanda M. de Bois-Verdun, en désignant le vilain corps de logis qui menaçait ruine.

— Eh mon Dieu ! non, reprit le charpentier ; j’ai cru faire une excellente affaire en en louant la moitié à une famille française qui paraissait honnête (Ce qui voulait dire assez riche, dans la bouche del signor Giacomo) ; mais je m’en suis bientôt repenti en voyant où ces gens-là sont tombés pendant la maladie du père. C’est un vieux capitaine de votre Bonaparte, qui s’est fait chasser de France à force de crier : Vive Napoléon ! Vive le roi de Rome ! et qui s’obstine à ne pas croire morts, ni l’un, ni l’autre. Il gagnait de quoi nourrir lui, sa femme et ses enfants dans je ne sais quelle maison de banque, lorsqu’une attaque de paralysie l’a forcé de garder le lit ; et Dieu sait ce que cette famille serait devenue sans une brave dame qui leur donne de quoi vivre et leur apporte, de temps en temps, de quoi se vêtir. Hier encore, ne pouvant venir elle-même, elle leur a envoyé de l’argent par son homme de confiance ; mais pas assez pour acquitter le loyer qui m’est dû. Sans doute que la mère et les enfants, déjà bien heureux de ce qu’on leur donnait, n’ont pas osé avouer ce qu’ils devaient ; mais moi, qui gagne aussi mon pain et qui n’en ai pas de trop, je ne peux pas attendre davantage, et je vais leur signifier…

— Accordez-moi encore quelques jours de délai, interrompit Adalbert, si cette famille mérite l’intérêt de la jeune dame qui la secoure, elle sera bientôt protégée par l’ambassadeur de France, que des Français dans la misère n’ont jamais imploré en vain.

— Ah ! bien oui ! l’ambassadeur de France payer les dettes d’un bonapartiste enragé, qui répète toute la journée que la France n’a été glorieuse et heureuse que sous Napoléon ! C’est comme si vous demandiez la protection de nos ministres pour un Napolitain fanatique de Murat.

— N’importe, voici de quoi vous faire prendre patience, dit Adalbert en mettant sa bourse dans la main de Giacomo. Donnez-moi les moyens et le temps de savoir positivement ce qui a réduit cette famille à une si complète misère, et je me rendrai caution de tout ce qu’elle vous doit.

À cette promesse, le charpentier répondit par une foule de bénédictions, et il s’étendit sur le bonheur qu’allait éprouver madame Raymond et sa jeune fille en apprenant qu’elles ne seraient pas forcées de mettre leur cher malade à l’hospice. Il parla de la beauté de la jeune personne, en laissant entendre que la mère en aurait pu tirer un grand parti si elle n’était pas si prude. Enfin, il laissa Adalbert convaincu des vertus de cette pauvre famille et de l’innocence de sa bienfaitrice.


IX


Le lendemain vers midi lorsque, sous le nom de madame Lefebvre qu’elle prenait d’ordinaire pour cacher ses bonnes œuvres, Clotilde se rendit à pied chez madame Raymond ; elle trouva toute la famille dans une joie folle. Une lettre était tout ouverte sur la table qui, avec trois chaises de paille et le lit du malade composaient tout le mobilier de la chambre ; auprès de la lettre était un sac de toile grise rempli de piastres, et le reçu du propriétaire. La lettre sans signature était ainsi conçue :

« Monsieur,

» Un compatriote qui prend le plus vif intérêt à votre situation, vous supplie de lui permettre de la rendre moins pénible, en vous offrant les moyens de vous guérir et par conséquent de reprendre les travaux qui serviront bientôt à vous acquitter. »


— C’est encore à vous, je le devine, que nous devons ce bienfait, chère dame, s’écria madame Raymond en baisant les mains de Clotilde, tandis que les enfants se prosternaient devant elle.

— Non, mes amis, répondit-elle, et vous m’en voyez non moins surprise que vous. Comment aurais-je pu vous obtenir ce reçu de votre propriétaire, je ne lui ai jamais parlé et j’ignorais votre dette envers lui ; vous aviez eu le tort de me la cacher.

— C’est que vous faisiez déjà tant pour nous… dit le malade. Et puis j’espérais toujours reprendre mes travaux.

— Je ne connais pas cette écriture, reprit Clotilde en relisant la lettre… ni ce cachet, il n’a ni armes… ni chiffre… On veut rester inconnu… Peut-être avez-vous fait savoir votre triste position à l’ambassadeur de France ?

— Moi, Madame, demander l’aumône à un ennemi, à un renégat de l’empereur Napoléon, s’écria le vieillard en soulevant sa casquette en signe de respect pour le nom qu’il proférait. Ah ! je verrais plutôt là mourir de faim mes pauvres enfants et leur mère, que de…

— Si c’était… interrompit Clotilde… mais non… mes domestiques eux-mêmes ne m’accompagnent jamais jusqu’ici… je les laisse toujours avec ma calèche à la grille du parc. Et quant à Édouard… je connais sa discrétion… Mais…

« Qu’importe de quel bras Dieu daigne se servir ! ajouta-t-elle en souriant. Prêtez-moi cette lettre, elle m’aidera sans doute à découvrir ce bienfaiteur anonyme. J’apportais une petite robe à Mélanie pour qu’elle fût convenablement habillée lorsqu’elle ira à l’école de dessin, où j’ai retenu sa place. Elle a tant de dispositions que je lui prédis un grand talent ; et, par conséquent, une fortune très-honorable. L’exemple de madame de Mirbel, de mademoiselle Godefroy, de madame Hersent et de bien d’autres sont là pour la guider, et je mets pour prix de mes faibles encouragements, qu’elle me donnera un jour son portrait peint par elle-même.

En finissant ces mots, madame des Bruyères sortit brusquement pour se soustraire aux remerciements et aux bénédictions de la famille Raymond.

Rentrée chez elle, Clotilde fit appeler M. Fresneval, lui raconta le bonheur dont elle venait d’être témoin, et l’accusa à tout hasard d’y être pour quelque chose.

— Je voudrais, Madame, pouvoir m’avouer complice d’un si noble crime, répondit Édouard, je m’en trouverais aussi fier que d’être l’instrument de vos bienfaits ; mais je n’ai pas cet honneur, et je ne soupçonne même pas qui peut vous disputer le bonheur de secourir cette pauvre famille… Je n’ai jamais rencontré personne chez elle… Je n’ai confié, à qui que ce soit, la douce émotion qui m’enivrait à la vue des transports de reconnaissance de ces malheureux, qu’un message de vous rendait à la vie. Seulement, la dernière fois que je leur ai porté ce dont m’avait chargé madame la comtesse, j’ai reconnu à quelque distance de la porte du charpentier, le valet de chambre du marquis de Tourbelle, il s’est caché dans une allée aussitôt qu’il m’a aperçu. Ce même valet de chambre vient souvent à l’hôtel voir mademoiselle Augustine, et j’ai dans l’idée qu’il lui est ordonné par son maître de savoir ce qui se passe chez madame la comtesse.

— Quoi ! vous pensez ?… ah ! si j’en étais sûre, je le ferais mettre à la porte… Mais au fait… je n’ai rien à craindre de sa curiosité… Il s’ennuiera bientôt de la vie monotone qu’il doit raconter, la mienne offre si peu d’intérêt… Oui… c’est cela, Augustine aura bavardé sur la robe qu’elle vient de faire pour Mélanie… Et le fils de l’ambassadeur, instruit par son domestique de la misère où se trouvait une famille parisienne, aura cru de son devoir de la secourir. Brave jeune homme, ajouta-t-elle avec attendrissement ; je lui sais bon gré de cet acte généreux et de la manière délicate dont il l’a accompli.

— C’est déjà un grand bonheur que d’en être soupçonné par vous, Madame, dit Édouard en pâlissant ; mais nous l’accusons de charité sur un bien faible indice.

— Il n’en faut pas davantage pour arriver à savoir la vérité, reprit la comtesse. D’abord je vais lui tendre un piége dont il ne se méfiera point. Son père et lui doivent venir prendre des glaces chez moi ce soir après l’Opéra. Je le prierai de m’écrire quelques mots sur mon album, et je verrai bien si c’est la même main qui a écrit la lettre. Ne trouvez-vous pas le moyen excellent ?

Édouard garda le silence. Hélas ! c’était son unique recours contre le danger de trahir sa pensée ; il se retira convaincu du désir qu’avait la comtesse de trouver dans le jeune homme qui l’aimait, celui qui venait de s’acquérir son estime et peut-être plus encore par une preuve de générosité.

Peu lui importait que Sosthène méritât une telle faveur. Celui qu’une femme préfère n’a-t-il pas toutes les vertus qu’elle lui souhaite ?



X


Clotilde attribuait aux petits événements qui animaient sa vie depuis quelque temps, l’espèce de fièvre qui l’agitait jour et nuit, et la livrait à une activité involontaire, dont l’effet tournait souvent en mauvaise humeur, en dépit, et parfois en gaîté.

En s’observant mieux, elle aurait découvert que les accès de cette fièvre redoublaient à l’aspect de M. de Bois-Verdun ; qu’à peine était-il entré dans le salon, dans la loge où elle se trouvait, une sorte de délire s’emparait de son esprit, qu’elle parlait à tort et à travers sans désir de plaire, sans crainte d’ennuyer, comme poussée par une force surnaturelle. Cette crise morale et nervale, toujours funeste aux gens d’une mauvaise nature, est très-favorable aux personnes dont un fonds de mélancolie et de timidité neutralisent souvent l’esprit et l’imagination poétique ; dans sa déraison charmante ou son éloquence sans prétention, Clotilde se faisait vivement applaudir de ses amis. Loin de la déconcerter, l’attention maligne qu’Adalbert mettait à l’écouter, semblait exciter sa verve ; et lorsque de certains apologues se présentaient tout naturellement dans la conversation, elle ne se refusait pas le plaisir d’en faire un instrument de vengeance.

Rien ne revient plus souvent dans toutes les causeries que les lieux-communs sur les mauvais ménages ; les galanteries conjugales, les ruses réciproques qui alimentent les caquets de la bonne compagnie. À chaque nouvelle aventure, vraie ou fausse, il se trouve toujours à travers un grand nombre d’accusateurs, quelqu’avocat de la faiblesse humaine qui se met à la place du mari outragé ou de la femme trahie, et plaide de tout son esprit pour la mauvaise cause. Lorsque ces occasions se présentaient, Clotilde ne manquait pas à demander l’avis particulier des personnes qui se trouvaient là pour arriver à celui d’Adalbert.

Un soir que l’on discourait, chez la duchesse de Monterosso, sur le célèbre empoisonnement d’un brave mari par sa tendre moitié, Sosthène déclama contre les sentiments philanthropiques et surtout aristocratiques, qui avaient fait admettre des circonstances atténuantes en faveur de la coupable.

— Soyez bien persuadés, ajouta-t-il, que sans les jolis yeux et le nom honorable que portait l’empoisonneuse, elle aurait subi la peine de mort. Quant à moi, si j’avais fait partie de ses juges, je n’aurais pas été si indulgent. Et toi ? demanda Sosthène à Adalbert.

— Moi, je l’aurais acquittée tout de suite.

— Après un tel crime ! s’écria involontairement Clotilde.

— J’en connais de plus grands qui restent impunis, Madame ; au vrai, sauf les derniers moments de ce mari qui ont été douloureux comme le sont la plupart des derniers moments, soit qu’on meure de sa belle mort ou des poisons de la médecine, il a joui tant qu’il a vécu du plaisir de posséder une jolie femme, de la douce illusion de s’en croire aimé ; c’est entouré des plus tendres soins qu’il a rendu son âme à Dieu, sans crainte que nul sentiment amer, ni nulle vengeance ne lui fermât les portes du ciel. Il a quitté une vie agréable avec l’espérance d’une meilleure. On ne saurait le plaindre. C’est le mari visiblement trompé, celui que la conduite de sa femme condamne à la privation éternelle du bonheur intérieur, des joies de la famille ; celui qui se voit réduit à l’isolement, à une existence toute personnelle, sans avenir, sans ambition pour ce qu’il aime. Ah ! croyez-moi ! celui-là, seul, mérite votre pitié, car tout lui est refusé, jusqu’aux douceurs du pardon ; la honte est là pour lui interdire la clémence.

Cette sortie véhémente blessa sensiblement Clotilde. Tant d’injustice la révolta, et la crainte de laisser deviner, à l’émotion de sa voix, l’indignation qu’elle éprouvait, lui donna seule la force de garder le silence.

En effet, cet excès de dureté ne pouvait s’expliquer que par l’entretien qui avait eu lieu le matin même entre Adalbert et son ami, et dont Clotilde ne pouvait se douter.


XI


Les amoureux se divisent en deux classes, composées de ceux qui croiraient profaner leur amour en le confiant, et de ceux qui ne peuvent pas parler d’autre chose. Sosthène était de ces derniers. Son caractère ardent, sincère, enjoué, le portait à s’abandonner facilement à ses impressions. Chéri de sa famille, gâté par les femmes et les amis qui s’attachent toujours aux jeunes gens riches, il était naturellement enclin à voir les événements, les gens et les choses de leur beau côté, et à se flatter du succès là où un autre n’aurait vu que des obstacles insurmontables. Habitué à réussir dans des projets souvent déraisonnables, il ne doutait pas de la protection du ciel pour le vœu le plus honnête qu’il eût jamais formé, et prenant ses espérances pour autant de réalités, il crut devoir faire partager à son ami la joie qu’il ne pouvait contenir.

— Tu vois l’homme du monde le plus heureux, dit-il en rencontrant Adalbert au parc.

— Quoi ! déjà ! s’écria M. de Bois-Verdun d’un air dédaigneux.

— Ah ! voilà bien nos Don Juan modernes ! ne connaissant qu’un bonheur, et regardant comme nuls tous ceux qui le précèdent.

— Je n’en méprise aucun, sois-en persuadé ; mais enfin quel est donc celui qui te réjouit tant ?

— En vérité, j’aurais peine à le raconter, car il n’a pour source que des niaiseries ; mais, tu me l’as répété souvent, il n’est rien d’insignifiant en amour, quand la moindre démarche peut dire : « Vos soins me plaisent ou m’ennuient, » on a le droit de s’en désespérer ou d’en être fou de joie.

— Et ces charmantes niaiseries qui te font délirer ? demanda Adalbert avec impatience.

— Ce sont des questions qui d’abord m’ont effrayé sur ma police secrète… sur les découvertes qu’elle me faisait faire. J’ai pensé que Gervais avait commis des indiscrétions, et que la comtesse était justement offensée du rôle qu’il remplissait chez elle ; mais elle a ajouté en voyant ma confusion :

— Pourquoi rougir d’un fait qui vous honore, je dis plus… qui vous fait aimer ?…

— Serait-il vrai, me suis-je écrié avec un battement de cœur qui m’étouffait ; mais non…, vous vous trompez…, je ne mérite pas…

— Je m’attendais bien à vous entendre tout nier, interrompit-elle. N’importe, vous mentez fort mal, grâce au ciel, je n’en veux pour preuve que l’embarras qui vous domine. Vous tremblez comme un criminel… C’est vous… oui, c’est vous… Et pour vous épargner la fatuité d’en convenir, je vais m’en assurer par tous les moyens qu’une femme curieuse peut employer, je vous en avertis.

En ce moment, mon père et la duchesse se sont approchés de nous, et je suis resté si complétement anéanti sous le poids de tant de réflexions, de suppositions et d’émotions, que la duchesse m’ayant adressé la parole sans obtenir aucune réponse, mon père a demandé à madame des Bruyères ce qu’elle avait pu me dire pour me rendre si complétement imbécile ; les rires excités par cette question m’ont sorti de mon rêve ; on me l’a répétée, et après m’être confondu en excuses, j’ai répondu qu’effectivement la comtesse m’avait fortement intrigué à propos d’une aventure dont je n’ai pas l’honneur d’être le héros, mais qu’elle m’avait valu un si joli mot de sa part, que j’étais décidé à usurper et à profiter de tous les avantages qui résulteraient de son erreur. Alors on a voulu savoir l’aventure. La comtesse a dit en riant que c’était un secret entre nous deux. On l’a plaisantée sur la nature des secrets qui existaient d’ordinaire entre les personnes de notre âge, elle ne s’est point récriée contre le soupçon d’un mystère amoureux. Enfin, tu le sais, je suis confiant, mais point fat, et il faut que la belle Clotilde m’ait laissé clairement voir son indulgence pour ma folie, autrement je n’aurais jamais osé lui en parler si franchement. Cependant j’ai failli me brouiller avec elle pour avoir résisté à un de ses caprices, et cela au moment où je me croyais le plus sûr de sa bienveillance. Il lui a pris fantaisie de me faire écrire quelque chose sur son album. Je n’étais pas préparé à cette attaque, et, dans la terreur, très-fondée, de mettre quelque lourde sottise à côté de vers signés Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Musset et autres noms célèbres, j’ai refusé net. « Très-bien, » m’a dit mon père à voix basse, avec les jolies femmes, il faut refuser pour obtenir.

— Ah ! vous ne voulez pas me laisser une preuve de votre complaisance ; ceci est désobligeant et maladroit, car votre refus est un aveu, mais je vous le pardonne, a dit la comtesse du ton le plus affectueux ; vous pouvez vous donner bien des torts envers moi, avant de détruire la bonne opinion que j’ai de vous. Le sourire presque tendre, le regard caressant qui accompagnaient ces mots ont achevé de me tourner la tête. À dater de ce moment, j’ai déraisonné sur tout avec le plus grand succès. On a fait de la musique ; j’ai chanté un duo avec elle ! oui, mon ami, sa voix, sa ravissante voix s’est mêlée à la mienne ; jamais je n’ai tant béni ma pauvre mère de m’avoir forcé à prendre des leçons de Rubini. Ah ! combien j’ai regretté que tu ne fusses pas là, témoin des applaudissements qu’on nous prodiguait et de la joie que je ne pouvais contenir. Chanter un duo d’amour avec la femme que l’on aime ! s’entendre appeler par elle : Caro-bene, amor mio ! Deviner, à sa manière d’exprimer la passion, toute la chaleur de son âme ! est-il au monde rien de plus enivrant ! Mais qu’as-tu donc fait hier soir ? pourquoi n’es-tu pas venu chez madame des Bruyères ?

— Parce qu’elle ne m’a point invité, et que je n’ai pas l’habitude d’aller chez les gens qui ne se soucient pas de moi, répondit sèchement Adalbert.

— Cela ne peut être qu’un oubli de la part de la comtesse, elle a reçu ta carte avec toutes celles de l’ambassade, tu lui as été présenté dans toutes les règles du cérémonial par la duchesse et par mon père ; elle te croit sans doute compris dans les invitations qui nous sont faites.

— Je ne le pense pas ; d’ailleurs je vaux bien la peine d’une politesse particulière ; mais si je prends mon parti très-philosophiquement sur les rigueurs de madame des Bruyères, je n’en suis pas à ton point d’adoration pour elle. C’est fort simple, tu lui plais, et moi je la crois très-mal disposée en ma faveur.

— Qui peut t’en donner l’idée ?

— Ces mêmes niaiseries qui t’ont révélé sa préférence. Si tout sert de langage à l’amour, la malveillance n’a pas moins de moyens de s’exprimer.

— Au fait, je n’en sais rien, quand on parle de toi, elle garde toujours le silence ; peut-être lui a-t-on fait quelque sot rapport sur ton compte, peut-être on t’a prêté quelque méchant propos sur elle. J’éclaircirai cela.

— Garde-t’en bien, je t’en conjure, ne lui parle jamais de moi ; j’ai des raisons pour ne pas chercher à vaincre ses préventions.

— Je devine, tu t’en fais un mérite auprès de la princesse Ercolante, reprit Sosthène d’un air malin.

— C’est possible… enfin, je ne contrarie pas tes projets ; ne cherche pas à ébranler mes résolutions. Raconte-moi tes succès amoureux sans me contraindre à en être témoin ; j’en verrai toujours assez dans les occasions qui s’offrent journellement de me rencontrer avec madame des Bruyères.

— Je suis fâché de ton éloignement pour elle ; tu m’aurais donné de bons conseils.

— Cela n’est pas certain. J’ai mal débuté en amour, et il m’en est resté un fond de rancune contre les jolies femmes qui me rend parfois injuste envers elles ; je les crois toutes plus ou moins perfides, et si cette idée ne m’empêche pas de profiter de leurs bontés, elle me sauve du danger d’y attacher trop de prix.

— C’est-à-dire qu’en faisant tout ce qu’il faut pour leur plaire, tu te dispenses de les aimer ! Voilà le principe fondamental de la nouvelle école ! je te félicite d’y pouvoir rester fidèle ; mais un cœur sans prétentions ne saurait atteindre à ces grandes manières ; il se laisse prendre tout d’abord à la moindre cajolerie, et lorsqu’on y joint quelques mots encourageants, il succombe à l’espoir d’être aimé. Voilà où j’en suis ; peut-être me trouves-tu trop prompt à me flatter ? c’est ce que tu pourras me dire ce soir, après avoir vu madame des Bruyères dans la loge de la duchesse ; ton œil exercé aura bientôt distingué la coquetterie de l’émotion.

— Je ne doute pas de sa faiblesse pour toi, et si elle doit en avoir une, elle ne saurait la mieux placer.

— Voilà ce que tu lui aurais dit sans ta ridicule susceptibilité, et ce qui aurait bien avancé mes affaires.

— Ah ! c’eût été jouer un rôle par trop étrange ; je veux bien lui paraître désagréable, mais ridicule, non.

— Eh bien, continue à ne pas lui adresser la parole, puisque cela t’amuse ; mais observe-la pour me dire franchement ce que je puis attendre d’elle.

— La froideur de nos rapports l’engagera à se contraindre devant moi ; n’importe, je te promets de la regarder t’adorer avec toute l’attention dont je suis capable.


XII


Adalbert tint parole, et c’est par suite de cette inspection et trompé par les marques de bienveillance dont Clotilde pensait devoir récompenser une action charitable, que M. de Bois-Verdun supposa Sosthène plus heureux qu’il ne l’était réellement. Tout autre à sa place aurait dissimulé le résultat de ses observations ; mais Adalbert s’imaginant qu’il était de sa loyauté d’en convenir, et qu’un esprit fort conjugal devait se mettre au-dessus de ces petites misères, n’hésita pas à mettre le comble au bonheur de son ami en lui disant qu’il le croyait vivement préféré par sa belle. Seulement une ironie amère, sur un succès si vite obtenu, prouvait le désir d’en diminuer tellement la valeur aux yeux de Sosthène qu’il en deviendrait peut-être dédaigneux.

Il n’en fut pas ainsi ; confiant dans ce qu’il appelait le sang-froid d’Adalbert, et partant certain de voir ses soins bien accueillis, Sosthène les redoubla. Dans son besoin de tout dire à celle qu’il aimait, il alla jusqu’à lui raconter comment, doutant des raisons qui l’autorisaient à espérer, il avait eu recours à l’esprit pénétrant de son ami pour savoir si son adoration n’était pas importune.

— Ah ! c’est à M. de Bois-Verdun que vous vous adressez pour savoir si l’on vous trouve aimable, dit en riant Clotilde.

— Que voulez-vous, quand on a tant de motifs pour douter de soi, quand on a la tête perdue, il faut avoir recours au jugement des sages.

— Et c’est le sage comte de Bois-Verdun qui vous a conseillé de persister dans votre folie ?

— Me laisser croire qu’elle ne vous déplaisait pas… c’était m’y encourager.

— Et c’est tranquillement qu’il vous donnait cet avis ? qu’il vous portait à toutes les extravagances de la passion ; certain que je la trouverais irrésistible ?… C’est me juger un peu légèrement, vous en conviendrez ; et je ne pense pas avoir donné à personne le droit de me supposer si facile à entraîner.

— Aussi n’a-t-il pas eu un moment l’idée de vous offenser par une semblable supposition ; mais vous êtes libre, Madame, et l’on peut, sans crime, prévoir qu’entourée des hommages de tant d’hommes distingués et empressés de vous plaire, il s’en trouvera un assez heureux pour vous dégoûter du veuvage.

— Je vous l’ai déjà dit, j’ai juré de ne jamais me remarier.

— C’est un tort, mais qui n’oblige pas à s’en donner un plus grand.

— Lequel ?

— Celui de vivre uniquement pour soi, de se refuser à faire le bonheur d’un être dévoué.

— Ah ! je comprends ; phrase à part, cela veut dire que la femme qui redoute la puissance d’un mari, peut essayer de l’obéissance d’un amant ! Est-ce aussi M. de Bois-Verdun qui vous affermit dans cette belle morale ?

— Oubliez, je vous en conjure, ce qu’il m’a dit et ce que vous interprétez si mal, que je suis au désespoir de vous en avoir parlé, Madame ; mais toutes mes actions, mes pensées aboutissant à vous, je croirais vous tromper en vous cachant ce que j’imagine pour alimenter mon espoir. Oui, mon espoir ; vous avez beau sourire d’un air moqueur, je ne vous suppose pas assez méchante pour vous amuser à me rendre fou sans avoir quelque pitié de ma démence, et comme je ne suis pas exigeant, je ne vous demande qu’un peu d’indulgence pour mon amour.

— Votre amour, interrompit Clotilde avec gaîté ; mais je vous assure qu’il m’est fort agréable !

— Vraiment ! s’écria Sosthène en s’emparant de la main de la comtesse.

— Oui, d’autant plus agréable que je compte m’en servir pour me débarrasser de tous les ennuyeux soupirants qui se font un devoir de tenter la chance d’un mariage lucratif, comme ils tenteraient une spéculation à la Bourse ; mais ne vous faites point illusion, ajouta Clotilde en retirant sa main de celle de Sosthène, tout en vous avouant ma profonde estime pour votre caractère et l’affection que m’inspire…

— Je ne veux pas entendre un mot de plus, s’écria le marquis en se levant tout à coup ; le bonheur qui m’enivre fût-il un rêve, je ne veux pas le savoir, dussé-je mourir de regret au réveil, j’aurai toujours joui un instant de l’enchantement d’une vision céleste, ne me l’enlevez pas.

Alors Sosthène s’enfuit, malgré tout ce que madame des Bruyères lui dit pour le retenir ; et l’on peut se figurer le rayon lumineux qui brillait sur son front lorsque, en entrant dans la grande allée du parc pour y savourer son bonheur, il rencontra M. de Bois-Verdun.



XIII


Le sentiment amer qui se mêlait aux plaisanteries et même aux éloges qu’Adalbert faisait souvent à propos de madame des Bruyères, n’avait point échappé à l’observation de Sosthène ; n’en pouvant deviner la cause, il l’attribuait à ces sortes d’antipathies qui naissent uniquement de la différence des goûts et des caractères entre personnes qui ne se connaissent point ; mais comme l’idée de cette prévention lui était désagréable, il se promit de ne plus la mettre à l’épreuve et de ne plus exposer ses confidences amoureuses aux railleries de l’amitié.

— Eh bien ! comment s’est passée la visite de ce matin ? demanda Adalbert ; elle a été assez longue, si tu es resté chez la comtesse depuis l’heure où tu nous as quittés, car tes chevaux étaient encore à sa porte il n’y a qu’un instant.

— C’est vrai, mais je l’ai trouvée avec du monde.

— Ah ! c’est gênant ; et quels étaient ces heureux importuns ?

— M. Fresneval.

— Tu appelles cela du monde ? une espèce de secrétaire qu’on renvoie à volonté.

— C’est le compter pour trop peu ; d’ailleurs c’est le filleul du père de la comtesse, et elle a tant d’égards pour lui, qu’on ne saurait le traiter en subalterne.

Sosthène disait vrai, Édouard était effectivement chez Clotilde lorsqu’on annonça le marquis de Tourbelle, mais ce dernier n’ajouta point, qu’après l’avoir salué poliment, ainsi que la comtesse, Édouard s’était retiré sous prétexte d’aller écrire la lettre d’affaires qu’elle venait de lui dicter.

Adalbert adressa encore plusieurs questions à son ami, auxquelles il n’obtint que des réponses évasives.

— Ah ! tu en es déjà à l’obligation d’être discret, même envers moi ! je t’en fais mon compliment, dit Adalbert du ton dont il aurait fait une menace ; puis, s’efforçant de paraître calme, il ajouta : mais, dans cette circonstance, ton silence en dit plus que tu n’aurais à avouer peut-être ? Songe qu’après m’avoir tant parlé de ton amour, je dois supposer qu’en le recompensant on t’a défendu de m’en rien dire.

— Quant à cela, je puis t’affirmer le contraire ; j’ai fait part à madame des Bruyères des conseils que tu me donnais ; elle a commencé par s’en étonner, puis elle a fini par en rire. Elle est si franche, si naturelle, qu’on voit passer sur son beau front ses impressions l’une après l’autre. D’abord, elle a trouvé singulier qu’un homme, dont elle était si peu connue, se mêlât de prédire ses faiblesses ; mais sur l’observation que la sachant parfaitement libre, on pouvait, sans l’injurier, prévoir qu’elle échangerait bientôt sa liberté contre un bonheur plus doux, elle s’est apaisée, et loin de me mettre en garde contre tes conseils, elle m’a laissé croire qu’ils l’amusaient.

— J’en suis très-flatté, dit le comte avec ironie, c’est dommage que tu n’en aies plus besoin.

— Quelle erreur ! jamais ils ne m’ont été si nécessaire. Il ne s’agit pas ici d’un de ces sentiments que le même mois voit naître et mourir, d’une de ces aventures plus ou moins amusantes qui ornent un voyage sans nuire en rien aux plaisirs du retour, je sens qu’il y va de ma destinée, et qu’après avoir aimé une femme dont la beauté, l’esprit, le charme dépassent tout ce qu’on rêve de plus adorable, il n’y a plus moyen d’être heureux d’aucun autre amour. Oui, je me sens capable de préférer le tourment que celle-là peut me donner, à toutes les joies qui me seraient offertes par une autre.

— Illusion commune à tous les amoureux. Tu en diras autant de la première femme qui te vengera de madame des Bruyères.

— Non, j’ai déjà fait plus d’une fois l’épreuve de mon courage, car elle ne m’épargne pas les tortures de la jalousie. La manière dont elle accueille les soins de lord Richard Needman, me plonge souvent dans des accès de rage d’autant plus douloureux que je les comprime. Le prince Doria, ce beau Romain, arrivé depuis quelques jours tout exprès pour l’adorer, me donne souvent l’envie de le jeter par la fenêtre ; mais au plus fort de mes craintes, de mes fureurs, un mot d’elle, le regard le plus insignifiant, suffisent pour me calmer. Je me dis que son esprit, si complétement français, lui fera toujours préférer un homme de son pays au plus aimable étranger.

— C’est lui supposer un singulier patriotisme. Mais depuis le temps que tu l’observes, que tu l’espionnes même, tu dois savoir à quoi t’en tenir sur ses goûts. Ceux qu’elle avoue doivent aider à découvrir ceux qu’elle dissimule. Te parle-t-elle quelquefois de son mari… défunt ? demanda Adalbert avec un peu d’hésitation ?

— Jamais, et je m’en étonne ; car les jeunes veuves ne tarissent pas d’ordinaire sur les qualités et les agréments du mari qu’elles pleurent…

— Et qu’elles auraient trompé avec délices, interrompit Adalbert. C’est une manière de prouver leur reconnaissance, elles leur savent si bon gré de ne plus les gêner.

— Il est vrai de dire que madame des Bruyères n’affecte pas des regrets amers sur son état de veuvage, et que sa patience à en supporter l’ennui, m’a souvent donné l’idée que son mari était un de ces freluquets bien nés, que le collége range dans les fruits secs, que la diplomatie repousse, que l’armée effraye, et que leur oisiveté, leur incapacité, réduisent à chercher dans un mariage lucratif une existence honnête.

— Ah ! c’est là l’idée qu’elle donne de son mari ?

— Non, mais c’est celle que je m’en fais. Comment expliquer autrement sa répugnance à parler de lui ; va, pour être aussi discrète, il faut qu’elle ait à s’en plaindre.

— Ne peut-on savoir son crime, par quelques serviteurs de la maison ? sa femme de chambre, par exemple, a dû connaître le défunt ?

— Tu penses bien que je m’en suis déjà informé ; mais, en suivant son père aux États-Unis, elle ne s’est fait accompagner d’aucun de ses gens, et ceux qu’elle a maintenant sont moitié Français transplantés et moitié Américains. Pas un d’eux n’a connu M. des Bruyères. Augustine, ayant surpris plusieurs fois sa maîtresse dans la contemplation d’un médaillon renfermant une miniature, espérait profiter d’un moment de distraction pour s’emparer du médaillon, et jeter un coup d’œil furtif sur le portrait qu’il renferme ; mais ce portrait, attaché par une petite chaîne, ne quitte ni jour ni nuit le beau col de la comtesse, elle le cache aussitôt qu’elle entend venir quelqu’un, et la curiosité d’Augustine n’a pu encore se satisfaire. Pourtant je la paie assez bien.

— C’est de l’argent jeté par la fenêtre, le soin que prend sa maîtresse de cacher cette miniature à tous les yeux, prouve assez l’illégitimité du modèle. Si ce culte muet était adressé à l’objet d’un pieux souvenir, d’un amour conjugal, pourquoi en ferait-elle mystère ? On ne dissimule aussi bien que les adorations qu’on se reproche.

— Oh ! si je pouvais, par quelque ruse, tenir là, un moment, ce médaillon ?

— Eh bien, que verrais-tu ? un grand niais d’Américain, tout réjoui du succès galant que lui vaut sa richesse, souriant à l’espoir de revenir bientôt au pied de sa belle Parisienne chercher le prix de sa constance. Que gagneras-tu à cette découverte ? l’avantage d’être le premier à reconnaître ton rival quand l’amour le ramènera près de ta Dulcinée. Voilà tout.

— En vérité, je ne sais quel démon t’inspire toutes les suppositions qui doivent le plus me désespérer. Certes, je ne me crois pas un séducteur irrésistible ; mais je vaux bien un intendant romanesque, ou, comme tu le dis, un niais d’Amérique. Je n’ai pas la prétention d’être le premier qui ait parlé d’amour à madame des Bruyères, elle est trop ravissante pour ne s’être pas fait adorer du nouveau monde comme de l’ancien ; mais en t’accordant qu’elle ne soit pas restée insensible aux hommages d’ennuyeux millionnaires, ce n’est pas une raison de leur consacrer sa vie et de ne pas leur préférer un adorateur plus amusant. Comment, toi ! le plus entêté négateur de la fidélité des femmes, te fais-tu, tout à coup, l’avocat de celle de la spirituelle Clotilde pour un sot absent ? Est-il donc si rare de voir la présence triompher de l’éloignement ? Oui, malgré tes oracles désolants, je me fie à mon dévoûment de toutes les minutes, à cette constante étude de ses désirs, de ses moindres caprices ; à propos de caprices, il faut que tu m’aides à en satisfaire un nouveau ; hier, en nous promenant à Capo di Monte, nous avons rencontré la princesse Ercolante avec sa sœur, elles étaient suivies d’un de ces jolis chiens dont notre grand poëte a, dit-on, perfectionné la race, madame des Bruyères s’est récriée sur le bonheur de posséder une si charmante levrette, elle a ajouté que probablement la princesse la tenait de vous, et j’ai deviné sans peine, au ton dont elle a fait cette réflexion, qu’elle regrettait de n’avoir pas une petite chienne semblable ; toi, qui as l’honneur d’être l’ami de l’auteur des Harmonies et des Méditations, ne pourrais-tu obtenir de lui qu’il te donnât l’un des enfants de sa belle Fida.

— Ce serait une indiscrétion impardonnable, reprit Adalbert vivement, et je t’avoue que si je m’en donnais le tort, ce serait pour en avoir le profit ; tenir un joli chien qui vous aime, un compagnon fidèle d’un ami de génie, c’est quelque chose de trop doux, de trop intime pour en faire le sacrifice.

— Ainsi, je ne dois pas compter sur ton crédit pour cette grande négociation ? c’est dommage, car on réussit plus par les caprices qu’on devine que par les importants services qu’on rend.

— Ah ! quand le but est si beau, les moyens ne manquent pas, et tu en trouveras bien de plus puissants pour te faire adorer.

En finissant ces mots avec l’expression d’une gaieté fort peu naturelle, Adalbert quitta brusquement Sosthène pour se rendre chez la princesse Ercolante.

— C’est singulier, pensa M. de Tourbelle en cherchant à s’expliquer la manière étrange dont Adalbert recevait ses confidences, je ne saurais douter de son amitié pour moi, de l’intérêt qu’il prend à ce qui me réjouit ou m’afflige, il m’en a donné cent fois la preuve, et l’on dirait maintenant que je l’importune en répondant aux questions qu’il m’adresse. Tout à l’heure encore, connaissant ses préventions contre madame des Bruyères, je voulais me taire, c’est lui qui m’a forcé à lui en parler, et à peine lui ai-je eu prononcé le nom de la comtesse, qu’il a pris un air de mauvaise humeur et ne m’a plus dit que des choses désobligeantes. Serait-il vrai que le meilleur des amis n’écoute jamais avec plaisir les confidences d’un bonheur qui, bien qu’en espérance, excite plus son envie que son intérêt ? Non, je ne veux pas soupçonner d’une telle turpitude le plus noble caractère que je connaisse ; mais pour rester dans cette douce croyance, je n’ennuierai plus Adalbert des craintes, des prévisions qui m’affligent ou me ravissent tour à tour, ni des projets que je médite ; par exemple, celui de la petite fête antique que, grâce à mes instances, mon père veut donner à la comtesse dans la maison de Salluste, à Pompéi, je crois fort inutile d’en faire part à Adalbert. D’abord il voudrait qu’on y invitât sa jolie princesse, et il me semble que l’amitié qui régnait entre elle et la belle Clotilde est très-refroidie. Mon père prétend qu’elles sont trop jolies toutes deux pour s’aimer longtemps ; je croirais plutôt que madame des Bruyères trouve la princesse trop peu dissimulée dans ses amours ; le fait est qu’elle a une manière d’aimer tout haut Adalbert parfois embarrassante pour les personnes qui fuient les confidences, et même pour lui. Il est une sorte de mystère que l’amitié la moins prude a le droit d’exiger ; mais une Italienne passionnée ne comprend rien à ces charmantes hypocrisies qui ajoutent tant de charmes à l’amour, décidée à ne vivre que pour celui qu’elle aime, ou à le poignarder s’il la trahit ; peu lui importe ce qu’on dit de son bonheur ou de son désespoir.

En expliquant ainsi le soin que mettait Clotilde à diminuer ses relations avec la princesse Ercolante, Sosthène était loin d’en deviner la véritable cause.



XIV


Fidèle à son projet de ne plus s’exposer aux railleries d’Adalbert, le marquis évitait toute espèce de confidence, sans discontinuer son servage auprès de madame des Bruyères ; il s’était déjà passé plus de quinze jours dans ce silence, lorsque M. de Bois-Verdun lui dit un soir en revenant de chez la duchesse :

— C’est fort bien d’être discret, mon cher, et je méprise autant que toi le bonheur bavard ; mais quand on te donne l’occasion de te plaindre, je te demande la préférence, certain que tu ne trouveras jamais personne mieux disposée à t’écouter et à prendre intérêt à tes peines.

— Je suis fort touché de cette preuve d’amitié, répondit Sosthène avec contrainte et amertume ; seulement j’ignore à quoi je la dois.

— Non, tu le sais fort bien ; la scène de ce matin est encore trop vivante dans ton souvenir ; je n’en veux pour preuve que l’agitation qui t’en reste, et cette mauvaise humeur que je brave pour venir à ton secours.

— Qui peut t’avoir dit ?…

— Que dans ta fureur jalouse tu as voulu étrangler cette pauvre petite bête, soupçonnée d’être donnée par un rival peu digne de ta colère ? Mais ce que les domestiques d’une maison savent, est bientôt connu de tout le quartier. Et madame des Bruyères, en mettant son chien sous la protection d’un valet de chambre qui a sa confiance, n’a pu dissimuler le danger que la pauvre bête courait ; enfin, on sait que la comtesse, ravie de trouver hier soir en rentrant le joli chien que je m’étais refusé à demander pour elle, t’a cru l’auteur de cette agréable surprise, qu’elle t’en a remercié, et que tu as si mal pris ses remerciements qu’il en est résulté une scène violente…

— Et dont je suis inconsolable, s’écria Sosthène, heureux de pouvoir exhaler tous les sentiments qui l’oppressaient. Eh bien ! oui, tu vois le plus malheureux des hommes, ajouta-t-il en prenant la main de son ami, je voulais te cacher mes sottises, mes ennuis, mais puisque le hasard t’en a appris une partie, tu sauras tout.

À ces mots qui comblaient le désir curieux d’Adalbert, il frissonna, et se sentit tout à coup pris de l’envie d’échapper à la confidence, mais il n’y avait pas moyen de la fuir après l’avoir provoquée ; il se résigna.

— Tu te rappelles mes inquiétudes sur ce Fresneval, que tu prétends être placé trop bas pour mériter l’honneur d’une rivalité dont il faudrait rougir, reprit Sosthène. Eh bien ! l’excellente tenue de cet homme, son application à se rendre utile à la comtesse, sans jamais lui parler de son dévouement, son art à laisser deviner son adoration à travers son respect, son esprit à travers son silence, son bonheur à travers son désespoir, tout cela, joint à d’autres observations faites sur Clotilde, m’a inspiré je ne sais quelle fièvre de jalousie qui m’a donné le délire. Cependant, j’en dois convenir, pas un fait, pas un mot n’autorisa mes soupçons ; mais en amour on est plus éclairé par ce qu’on sent que parce qu’on voit, et je ne sais quel démon a fait germer cette idée dans ma tête ; mais j’ai la certitude qu’un amour profond, violent et tourmenté, agite depuis quelque temps le cœur de Clotilde.

— Vraiment, rien n’est si croyable, dit en souriant Adalbert, et ta passion est bien digne de troubler cette jeune âme.

— Plût au ciel, mais je ne saurais m’en flatter ; je suis trop son esclave pour lui coûter une larme ! et quand je la surprends les yeux encore humides de celles qu’elle vient de verser, quand je la vois me sourire sans pouvoir obtenir de son beau visage la gaîté qu’elle veut feindre, quand je la vois m’écouter sans trouble, sans crainte ni joie, et comme absorbée dans une pensée qui la rend indulgente pour ma folie, qui lui fait prendre en pitié les tortures d’un amour non partagé ; je me sens dévoré de l’affreux soupçon qu’elle en aime un autre, de l’idée qu’un obstacle insurmontable l’oblige à sacrifier, à étouffer le sentiment qui la domine, et que c’est à ce qu’elle souffre que je dois sa patience à supporter mes plaintes, sa grâce affectueuse à recevoir mes soins ; enfin cette bonté qui lui a fait tant de fois pardonner mes reproches, mon dépit, mes injures. Ah ! pourquoi ai-je perdu tant de biens pour le triste plaisir de lui avouer mes soupçons ? Pourquoi, dans ma démence, lui avoir dénoncé l’amour de cet homme, l’avoir accusée d’y être sensible, quand elle l’ignorait peut-être ?

— L’ignorer, interrompit Adalbert, ah ! la moins pénétrante ne se trompe jamais sur ce qu’elle inspire.

— Au reste, tout a concouru à me prouver ce que je redoutais. Il y a douze jours que ce Fresneval est parti tout à coup pour Florence, sur un ordre de madame des Bruyères ; elle l’y envoyait, me dit-elle, pour y faire l’acquisition d’un tableau attribué à l’un des plus grands maîtres de l’école italienne. Ce tableau, il en fallait constater l’origine avant de donner la forte somme qu’on en demandait, et M. Fresneval étant un grand connaisseur en ce genre, la comtesse l’avait chargé de s’assurer de la valeur de l’ouvrage, et de l’acheter pour elle, s’il le trouvait digne de son prix. Moi, j’expliquais ce départ d’une tout autre manière, je pensais qu’à la suite d’un entretien où ce nouveau Saint-Preux avait un peu trop laissé deviner son amour, on l’avait prié d’aller porter ses soupirs assez loin pour n’être pas entendus d’ici ; la mesure était bonne, et je l’approuvais sincèrement, quand je me suis aperçu que la tristesse de Clotilde s’augmentait de jour en jour pendant l’absence de ce monsieur, qu’elle semblait moins en garde contre sa préoccupation, et j’en conclus qu’ayant eu le courage d’éloigner le héros de son roman domestique, elle le continuait en imagination et se livrait d’autant plus au bonheur d’être aimée à la Jean-Jacques, qu’elle pensait être mise à l’abri de tout danger par le grand moyen de l’exil. Cette supposition m’était déjà assez pénible, mais ce fut bien pis vraiment, lorsqu’en arrivant ce matin chez la comtesse, je la vis toute joyeuse et caressant une petite levrette couchée à ses pieds.

— « Qui vous l’a donnée ? me suis-je écrié.

— » Ah ! vraiment, vous le savez mieux que moi, a-t-elle dit, vous qui êtes le seul à qui j’ai parlé du désir que j’avais.

— » Je l’ignore, je vous jure.

— » Eh bien ! je ne veux pas le savoir plus que vous. » Alors elle m’a fait admirer le collier élégant et simple de la jolie petite bête, l’attention qu’on avait eue d’y faire graver sa demeure à Naples.

— Mais elle n’est pas venue toute seule ici ? qui l’a amenée ? ai-je demandé ; à quoi madame des Bruyères a répondu qu’en revenant hier soir du théâtre, elle avait trouvé cette jolie chienne sur le coussin de sa bergère, et qu’en dépit de toutes les questions adressées à ses gens, aucun n’avait pu lui dire comment, ni à quel moment on était entré dans sa chambre pour y déposer la jolie Fida.

— « À vous parler vrai, je n’ai pas insisté dans mon interrogatoire, a-t-elle ajouté, tant j’étais persuadée que vous aviez payé leur discrétion ; mais peu importe l’auteur d’une si charmante surprise, je m’obstine à placer ma reconnaissance sur vous, acceptez-la de bonne grâce, ce ne doit pas être un effort au-dessus de votre courage. »

Et, séduit par ces gracieuses paroles, j’oubliais mes mauvaises pensées, lorsqu’elle me dit de la suivre dans sa galerie ; là, un chevalet portant un grand tableau frappa mes yeux, je ne pus contenir un cri moitié de surprise et moitié d’admiration, car cette vierge de Carlo Dolci a le double mérite d’être belle et de ressembler à la comtesse, comme si elle avait servi de modèle au peintre.

— « Vous trouvez ce tableau admirable, n’est-ce pas ? me dit-elle, M. Fresneval l’a rapporté hier de Florence, je crois qu’il m’a fait faire là une très-bonne acquisition.

— Si bonne, repris-je, que si vous voulez me céder ce tableau, je le paierai de tout ce que je possède. Maintenant je ne m’étonne plus du zèle que ce Monsieur a mis à vous le faire acheter, sa place chez vous lui donne le droit de se promener dans votre galerie à presque toutes les heures ; et c’était s’assurer le bonheur d’être encore avec vous que de pouvoir contempler à loisir votre image.

— Je ne sais pas de quel ton amer j’accompagnai ces mots, mais la comtesse s’en offensa au point de me défendre de remettre les pieds chez elle ; en vain j’ai renié mes soupçons, j’ai prié, supplié, elle est restée immuable dans son ressentiment et dans l’idée que c’était autoriser la calomnie que de ne pas sévir contre elle. Enfin, ne pouvant me mettre elle-même à la porte, elle est entrée dans son appartement particulier, en me faisant signe de ne pas la suivre.

Un moment après je l’ai entendu dire à un domestique :

— Faites prévenir les gens de M. le marquis de Tourbelles, et je suis parti au désespoir. Ah ! si j’avais rencontré ce Fresneval sur l’escalier, que j’aurais eu de plaisir à l’assommer !

L’amour, ce doyen des aveugles, ne doit son éternelle cécité qu’à son égoïsme imperturbable. Renfermé dans son intérêt personnel, il ne voit que ce qu’il imagine, et sent trop pour observer ; sans cela Sosthène aurait été frappé des impressions qui assombrissaient le visage d’Adalbert, de la colère qui fronçait ses sourcils et décolorait ses lèvres chaque fois que le nom de Fresneval revenait dans son récit ; il aurait deviné à l’immobilité, à l’oppression d’Adalbert, son application à paraître calme et la peine qu’il avait à se taire. Mais, tout à son regret d’avoir perdu en un moment de dépit le fruit de tant de soins, le trésor de tant d’espérances, Sosthène ne vit dans l’air sombre, dans le regard farouche de son ami, que la juste indignation d’une âme loyale contre ces sortes d’intrigues si communes chez les femmes qui espèrent concilier les avantages d’une conduite austère avec les plaisirs d’un amour clandestin ; et cela en choisissant leur adorateur dans une condition assez humble pour échapper aux soupçons.

— Je le vois, dit-il, malgré la pitié qui te retient, tu partages mes craintes ; tu n’oses me dire ce que je me répète sans cesse, qu’il est des rivalités inacceptables, qu’il faut obtenir le renvoi de cet homme ou lui céder la place.

— Non, ce n’est pas mon avis, répondit vivement Adalbert, ce serait risquer de ne jamais savoir la vérité ; car il n’est pas de femme assez patiente pour se laisser ordonner même ce qu’elle veut faire, à plus forte raison ce qui la contrarie. Cela peut tout au plus se tenter quand on règne, mais quand on aspire il faut souffrir pour arriver. Avant de compromettre l’autorité que tu n’as pas encore, en exigeant le renvoi de ce bel intendant, il faut t’assurer de ses droits à ta colère.

— Quant à cela, je les crois trop fondés, car si je n’ai que des soupçons sur la manière dont son amour est accueilli, je sais très-bien à quoi m’en tenir sur sa passion et ses désirs ambitieux.

— Que t’importent ses soupirs, tu n’as pas la prétention d’empêcher une jolie femme de se laisser aimer sans qu’il lui en coûte rien. L’important est de voir, par tes propres yeux, l’effet de ce double servage sur madame des Bruyères, dit Adalbert en hésitant comme si ce nom lui était désagréable à prononcer, et tu ne peux t’éclairer sur ce fait, qu’en tolérant la présence de ce Fresneval, et même qu’en faisant naître des occasions de le rencontrer. Tu as déjà commis une grande faute en lui sauvant, par ta fureur jalouse, l’embarras d’une déclaration qu’il n’aurait sans doute jamais osé risquer ; mais le mal est fait, il faut s’en servir pour persuader à la comtesse le peu d’importance que tu attaches à cette adoration domestique, et lui demander pardon d’avoir pu la soupçonner un instant d’y répondre autrement que par l’indulgence qu’on doit à la folie, et la protection qu’on doit aux malheureux que leur naissance et leur pauvreté mettent dans notre dépendance.

— Elle ne me croira jamais si raisonnable, si généreux. Si tu savais à quel point je me suis laissé emporter par la jalousie ; tout ce que j’ai osé lui dire sur sa tolérance pour un amour dégradant, sur son audace à braver les soupçons d’une intrigue honteuse ; enfin, ne sachant qu’imaginer pour l’humilier dans sa faiblesse, j’ai été jusqu’à citer le mépris qu’elle t’inspirait ; je ne sais plus ce que je t’ai fait dire, mais elle en a paru plus offensée que de toutes mes injures.

— Quelle folie ! interrompit Adalbert, et pourquoi me mêler dans vos querelles ? Madame des Bruyères a raison de trouver très-mauvais que j’y veuille jouer un rôle. Je désire… je dois y rester étranger… Elle est libre de faire ce qui lui plaît, mais moi aussi, je suis libre d’en penser ce que je veux.

— C’est ce que je n’ai jamais pu lui faire comprendre, j’avais beau lui répéter que les indifférents ne jugeaient que sur les apparences, et qu’elle leur donnait le droit de lui supposer un amant peu digne d’elle.

— Ce droit appartient à mes ennemis, mais M. de Bois-Verdun ne l’a point, a-t-elle dit pâle de colère. Laisser accuser d’inconduite une femme… une compatriote qu’il devrait protéger ; joindre ses calomnies à celles d’un public méchant, ses plaisanteries aux propos malins dont on accable toujours une femme jeune et sans mari pour la défendre… c’est une lâcheté de sa part.

En vain j’ai aggravé mes torts, pour disculper les tiens ; en vain j’ai soutenu la justice de tes arrêts, j’ai prétendu qu’ils étaient ceux de tout le monde, qu’elle en subirait les conséquences, je n’ai pas plus gagné par l’intimidation que par la prière. Elle a parlé de fuir à jamais un monde si impitoyable. De quitter Naples…

— Diable ! il ne faut pas le souffrir ! s’est écrié le comte avec véhémence, elle partirait avec lui, et ce serait leur faire trop beau jeu.

— Sans doute, mais comment l’apaiser maintenant ? comment oser me présenter chez elle ?

— Rien de si facile ; tu la rencontreras ce soir dans la loge de la duchesse, prends un air accablé, lance quelque sentence générale sur le malheur de se laisser entraîner par la fougue de ses passions, au point de dire des choses exagérées, ridicules ; parles du regret d’avoir déplu, des douleurs attachées au repentir (les femmes sont toutes sensibles au repentir), et tu rentreras bientôt en grâce.

— Ah ! mon ami, avec cet espoir tu me rends la vie ! Comment puis-je jamais m’acquitter de tout ce que ton amitié imagine pour me guider, me consoler !

— En ne mettant pas de bornes à ta confiance ; tu en as beaucoup dans les mauvais moments, et je ne m’en plains pas ; mais dans les bons tu n’as pas le même épanchement, et c’est un tort…

— Dans lequel je n’ai pas souvent l’occasion de tomber… Mais, grâce à toi, j’espère faire plus de progrès, mes fautes m’y aideront ; un pardon obtenu est déjà une faveur. Adieu, puissé-je bientôt t’apprendre la fin de mon exil.

Dès qu’Adalbert se trouva seul, il réfléchit naturellement sur l’étrangeté de sa position, sur ce qu’il arriverait le jour où Sosthène découvrirait à quel confident il livrait tous ses secrets d’amour, à quel protecteur il demandait conseil ; il sera furieux pensa-t-il, il m’accusera d’avoir provoqué sa confiance, de ne l’avoir point détourné du piége qu’on lui tendait, il m’appellera traître, infâme. Eh bien ! je me défendrai en l’attaquant à mon tour, je lui reprocherai d’avoir voulu séduire ma femme, je l’appellerai libertin, suborneur, il s’emportera et nous nous couperons la gorge… N’est-ce pas là le dénouement des plus belles amitiés du monde ?



XV


Le lendemain Adalbert fut réveillé par son valet de chambre beaucoup plus tôt qu’à l’ordinaire.

— Eh bien ? que viens-tu m’apprendre ? demanda M. de Bois-Verdun les yeux à peine ouverts.

— C’est un domestique du pays qui veut à toute force voir monsieur le comte, j’ai beau lui répéter qu’il est trop matin pour parler à Monsieur, il prétend, dans son baragouin moitié italien et moitié français, qu’il vient sur un ordre donné par Monsieur lui-même, et que son service ne lui laissant que cette heure-ci de libre, il faut qu’il en profite.

— Ah ! c’est Ricardo ; il a raison, fais-le entrer.

Ricardo, valet de chambre de bonne mine, plus spirituel que brave, plus beau que propre, indolent pour le travail et tout zèle pour l’intrigue, était un de ces Frontins italiens que les voyageurs prennent ordinairement pour leur servir de guide, et que les étrangers, dont le séjour à Naples doit se prolonger, adjoignent à leurs domestiques pour les aider à se faire comprendre des naturels du pays et pour les diriger dans le choix de leurs emplètes. C’est en cette qualité que Ricardo était depuis quelque temps au service de madame des Bruyères.

Adalbert ayant deviné à son allure que Ricardo n’était pas incorruptible, l’avait mandé un beau matin dans son cabinet, à l’Ambassade de France ; et là, sous prétexte d’intérêts politiques de la plus haute importance, il lui avait fait subir un interrogatoire sur les questions les plus étrangères à celles où il voulait en venir, et avait fini par lui faire accroire que le gouvernement français attachant un grand prix à savoir les moindres démarches de la comtesse des Bruyères, celui qui en rendrait un compte exact serait généreusement payé, surtout s’il joignait à ce service une discrétion à toute épreuve.

La convention faite, et le traité ratifié par un pour-boire d’une dizaine de louis, les conditions en furent exactement remplies de part et d’autres.

— Je suis content de toi, dit M. de Bois-Verdun à Ricardo dès qu’ils furent seuls ; tu t’es fort bien tiré de ma commission.

Corpo di Bacco ! cela n’a pas été sans peine, signor comte, répond le Napolitain ; ce maudit Germain, qui est toujours sur mon dos, rendait la chose impossible ; mais je me suis aperçu qu’il courtisait la fille du glacier de la cour ; je l’ai tout simplement envoyé chercher l’autre soir de la part de la Picola Ninetta, et pendant qu’il se faisait beau pour l’aller voir, j’ai pu me glisser jusques dans la chambre de la padrona pour y déposer la canina que vous m’aviez confiée ; puis j’ai vite couru au théâtre pour m’y trouver à la sortie et faire avancer la voiture de la signora comtesse, c’était un sûr moyen de n’être pas soupçonné.

— Et qu’a-t-elle dit en voyant la jolie Fida ?

— Elle s’est récriée dix fois sur sa gentillesse, sa couleur, l’expression de ses yeux de gazelle, sur la finesse de ses pattes, la grâce de ses mouvements, et l’on aurait dit que la petite chienne comprenait ses flatteries, car elle sautait après sa maîtresse et la caressait comme si elle l’eût connue depuis longtemps.

— Vraiment, tu penses que cette surprise lui a fait plaisir ?

— Ah ! jamais je n’ai vu tant de joie dans les beaux yeux de la comtesse. Elle disait : « Enfin, je ne serai plus seule, j’aurai une petite amie dont le regard me plaindra dans mes jours de tristesse, et que je pourrai gronder, ennuyer sans crainte d’en être abandonnée. Comme je vais la soigner, la gâter pour en être aimée. Mais à qui dois-je cette gentille compagne ? »

Elle a fait venir tous les gens de la maison, excepté moi et le cocher qui l’avait conduite, pensant bien que nous ne pouvions pas être en même temps à la casa et à Santo-Carlo. Elle a questionné tous les autres domestiques sans en tirer le moindre renseignement sur la personne qui avait apporté le petit chien.

— M. Fresneval était-il là lorsque la comtesse a questionné ses gens ?

— Non, signor comte, M. Fresneval, revenu de Florence sans s’arrêter, s’était retiré dans sa chambre, où je pense bien qu’il venait de se mettre au lit à moitié mort de fatigue. Pourtant il y avait encore de la lumière chez lui à deux heures après minuit. Ah ! c’est un singulier cavaliere que ce bel Édouard, on ne sait ni quand il dort, ni quand il mange ; excepté les jours où il dîne avec Madame, il ne reste jamais plus de dix minutes à table, et passe la plus grande partie de la nuit à écrire ou à lire, puis il se lève avec le jour. Hier matin, à peine reposé de son voyage, il était dans la galerie à faire déballer, encadrer et accrocher le tableau qu’il venait d’apporter et cela pour que la signora comtesse le trouvât tout placé à son réveil.

— C’est, dit-on, un personnage mystérieux que ce jeune intendant. Quelle est son attitude dans la maison ? qu’en pensent tes camarades !

Il poverino ! reprit Ricardo en soupirant.

— Tu le plains ? ne serait-il plus aussi bien traité par ta maîtresse ?

— Au contraire, vraiment ; comme elle prend sa langueur pour de la maladie, elle a toutes sortes d’égards pour lui ; elle s’informe de ses nouvelles, l’engage à ne pas se fatiguer par trop de travail, lui parle toujours avec une bonté, une grâce charmante, et voilà ce qui le tue.

— Quoi ! tu as l’idée qu’il aimerait…

— Pardine, est-ce qu’on est maître de ça ? On est là tous les jours près d’une madona belle comme celle de San-Piétro, à Rome. On l’adore, c’est dans l’ordre.

— Oui, mais ce qui n’est pas si simple, c’est que la madone vivante supporte patiemment les adorations du pécheur.

— Elle ne les voit pas peut-être.

— C’est ce que tu ne devrais pas ignorer, car cette connaissance doit naturellement apporter quelques changements dans les manières de ta maîtresse envers M. Fresneval.

— Ah ! c’est donc pour cela que je lui ai trouvé ce matin un air presque joyeux.

— À qui ? demanda vivement Adalbert.

— À M. Édouard.

— Quoi ! il t’aurait parlé de…

— Lui, parler ; ah ! vous le connaissez bien vraiment, est-ce qu’il dit jamais une parole ? cela n’empêche pas, tout de même, de savoir ce qu’il pense.

— Eh bien ! de quoi t’a-t-il paru si content ?

— Des compliments que Madame lui a faits à propos de ce tableau qu’il a acheté pour elle ; on aurait dit que c’était lui qui l’avait peint. Elle vantait son bon goût, le remerciait si gentiment de la peine qu’il s’était donnée pour empêcher que ce tableau ne fût acheté par un autre amateur, qu’il a dû en avoir le vertige.

— Et penses-tu que, dans ces remerciements de la comtesse, il y ait plus que de la reconnaissance ?

— Écoutez donc, signor comte, nous avons un proverbe de notre pays qui dit : « qu’en amour le jour veut des titres et de l’argent, et la nuit de la beauté. » Le bel Édouard, qu’on ne voit pas en brillants équipages, qu’on ne remarque pas à la cour, dans les salons, au théâtre, n’en est pas moins un garçon de mérite ; la première qui le devinera pourra peut-être bien vouloir le mettre à l’épreuve ; nous ne manquons pas d’exemples de ces amours-là, ajouta Ricardo avec fatuité.

— Ainsi, tu ne doutes pas que ses soupirs, ses airs de patito ne plaisent à ta maîtresse !

— À vrai dire, Monsieur, j’étais si occupé à guetter les progrès que faisait M. le comte de Tourbelles dans la maison, ainsi que Monsieur me l’avait commandé, que je n’ai pas donné grande attention à la manière dont on traitait M. Édouard ; mais à présent que cette aventure-là semble amuser monsieur le comte, je vais m’appliquer à savoir ce qui en est.

— Songe que je la veux connaître dans tous ses détails et que je te la payerai double.

— Que votre Excellence se fie à ma pénétration, il n’est pas de secrets pour votre serviteur.

Peu de jours après ce rapport, Ricardo en vint faire un autre, dans lequel il avait réuni une foule de petites circonstances, moitié vraies, moitié fausses, qui devaient faire soupçonner une bienveillance très-marquée de la part de madame des Bruyères pour les soins respectueux et l’adoration muette de M. Fresneval.

— Mais où peut-on le voir, ce beau Monsieur, interrompit Adalbert avec impatience ; je l’ai à peine aperçu quand Sosthène me l’a montré dernièrement à Saint-Charles. Je voudrais savoir où l’on a quelques chances de le rencontrer ?

— Rien n’est si facile ; il va tous les soirs prendre une glace au café Francese ; il se place d’ordinaire derrière le comptoir, dans le seul endroit obscur de la salle ; on disait que c’était pour être plus près de la gentille Ninetta, qui trône là dans son comptoir, comme la reine dans son palazzo reale ; mais je crois qu’on se trompe, il vise à plus haut que çà.

— Et à quelle heure va-t-il dans ce café ?

— À celle où les élégants le quittent pour se rendre au théâtre. Il y est venu tout ces jours-ci. Madame n’étant point sortie de chez elle, il s’est dispensé d’aller se planter dans l’endroit où le carrosse de la comtesse doit passer. Il n’est pas moins exact à se trouver à l’église chaque fois qu’elle y va prier. Ah ! c’est un vrai fidèle !

— Mais il est impossible que tant d’affectation à se trouver partout où il peut l’apercevoir, ne frappe point Clo… ta maîtresse, dit Adalbert en se reprenant aussitôt, et si elle voyait sans plaisir toutes ces simagrées, il les cesserait bientôt.

— Ma foi, je commence à le croire, d’abord parce que Madame l’ayant fait questionner par mademoiselle Augustine, sur le cadeau qu’elle voulait lui donner en manière de bona mancia pour le récompenser de l’excellent marché qu’il lui avait fait faire. M. Édouard a répondu que si la comtesse daignait lui permettre de faire copier le fameux tableau par un jeune élève de l’académie de Rome, qui se trouve en ce moment à Naples, il regarderait cette faveur comme le plus beau présent qu’elle pût lui donner.

— Et cette permission ?…

— Lui a été accordée sans la moindre difficulté.

— Malgré la ressemblance qui frappe tout le monde ?

— Excepté Madame, car elle prétend qu’on invente cette ressemblance pour lui donner un ridicule et faire ressortir les défauts de son visage, que cette belle tête et la sienne n’ont de rapport que dans la couleur des cheveux.

— Mais c’est tout bonnement donner à ce Monsieur son portrait…

— Tiens, vous dites comme M. le marquis de Tourbelles ! Ah ! c’est lui qui est d’une belle colère !

— Moi je le trouve d’une patience héroïque ; à sa place, il y a longtemps que j’aurais…

Et un geste expressif acheva la phrase d’Adalbert.

— Sans la crainte de se brouiller avec Madame, reprit Ricardo, je crois qu’il ne s’en gênerait pas, mais je pense qu’il n’y gagnerait rien et qu’on le chasserait plutôt que l’autre.

— C’est ce qu’un gaillard placé comme tu l’es ne peut pas être longtemps à découvrir.

— Je me doute bien, Monsieur, que cette femme-là a quelqu’amour en tête, cela se voit sans peine ; elle reste quelquefois des soirées entières à regarder les étoiles et à essuyer ses yeux par intervalle comme s’il en tombait des larmes ; chaque fois qu’on raconte à table une de ces histoires de nos amants du port qui se tuent par amour, elle leur trouve toujours quelqu’excuse ; tenez, ce povero Mareschino, qui va être pendu pour avoir poignardé sa femme, la belle gondolière, Madame lui fait porter tous les matins, en cachette, des secours, et quand on lui reproche de s’intéresser à un jaloux si féroce, elle répond : que lorsqu’on a une jeune femme, il vaut mieux la tuer que l’abandonner.

— Il suffit, dit Adalbert en se levant tout à coup. Revenez demain matin.



XVI


Ricardo n’avait garde de manquer à l’ordre de M. de Bois-Verdun, car s’il était soudoyé par lui pour lui rendre compte des moindres démarches de madame des Bruyères, il était aussi bien payé par elle pour l’instruire de toutes les actions du comte. Elle voulait surtout qu’il la tînt au courant des progrès de la passion de la princesse Ercolante pour Adalbert ; et comme il lui semblait impossible que celui-ci n’en fût pas touché, elle l’accusait, à bon droit, d’y répondre par une reconnaissance sans bornes.

L’esprit féminin est si étrange, qu’elle aurait également blâmé M. de Bois-Verdun dans sa résistance ou son entraînement ; aussi lui pardonnait-elle son servage auprès de la princesse, malgré tout ce qu’elle souffrait à la vue des soins auxquels elle avait seule des droits ; mais ce qui lui importait de savoir, c’était si dans cette liaison, l’amour était réciproque, si le cœur d’Adalbert subissait le despotisme de cette passion italienne, avec autant de complaisance que sa personne ; enfin s’il aimait la femme dont il était adoré.

Le vague espoir qui survit aux plus vifs regrets, ce besoin de se tromper sur ce qu’on redoute, avaient quelquefois jeté dans l’esprit de Clotilde l’idée que son mari se reprochait sa conduite envers elle et qu’il ne voyait pas sans déplaisir les hommages qu’elle recevait ; cette idée la plongeant dans un trouble insupportable, elle résolut de sortir de son incertitude à tout prix.

Dans ces sortes d’anxiétés le cœur n’est pas ingénieux, il a recours au moyen qui réussit le plus souvent et s’inquiète peu qu’il soit commun, pourvu qu’il ne manque pas son effet.

— Au terme où nous en sommes, pensa-t-elle, notre indépendance mutuelle aussi bien établie et ma liberté autorisée par celle qu’il prend, il doit lui être indifférent de me voir plus ou moins sensible aux sentiments que j’inspire. Eh bien ! feignons de profiter du loisir qu’il me laisse. Il ne tient qu’aux apparences, mettons à les ménager tous les soins qui font d’ordinaire soupçonner une liaison coupable ; à force de mystères, de précautions maladroites, ne lui laissons aucun doute sur mon amour pour celui qu’il lui plaira de croire digne de ma préférence. Si le bonheur veut qu’il s’en afflige, peu m’importe son mépris, ses injures, la joie que j’en ressentirai me justifiera du reste. S’il se montre juste, tolérant envers moi, j’en mourrai de chagrin, mais je ne serai plus en proie à l’incertitude qui me dévore.

À dater de ce moment, Clotilde, sans encourager positivement les espérances de ses adorateurs, se montra flattée de leur culte. Sosthène avait la première place dans ces innocentes coquetteries. Édouard lui-même, retranché dans son secret, le crut un instant découvert par celle à qui il s’efforçait de le cacher, tant elle mettait de douceur dans ses commandements et de délicatesse à lui sauver tous les dégoûts d’une situation presque subalterne.

— La coquetterie mène quelquefois à l’amour, se disait M. de Tourbelles.

— La pitié mène souvent à un intérêt plus tendre, se disait M. Fresneval. Et tous deux, stimulés par une illusion ravissante, s’abandonnaient à tous les prestiges de l’espoir.

Ce petit manége avait lieu dans l’absence de madame d’Almédarès, qui, accompagnée du général Vascova, était allée visiter une de ses parentes retirée à Perugia. Leur retour, loin de rien changer au projet de Clotilde, lui donnait plus d’occasions de rencontrer M. de Tourbelles et son ami ; car la marquise avait cette activité des vieilles voyageuses qui veulent tout voir et tout revoir, et elle forçait madame des Bruyères à la suivre, sous prétexte qu’on ne s’amuse de rien qu’avec les gens qu’on aime.

Ce jour-là, son goût pour les antiquités avait conduit la marquise au Musée-Bourbon, autrement dit au Studi, et Clotilde, qui trouvait dans sa passion pour les arts la seule distraction à ses peines, s’était empressée de l’accompagner.

Rien ne calme les agitations présentes comme la vue de ce qui reste des agitations passées. L’aspect de ces dieux de marbre auxquels on sacrifiait Iphigénie, sans avoir égard pour le rang de son père et les cris de sa mère ; ce Néron, trouvé à Telese, dont la pose, l’expression rappellent les férocités de son règne sanglant ; cette belle statue dont les traits altérés, vieillis sur un corps jeune, font deviner la veuve éplorée de Germanicus ; tant de grands souvenirs, de regrets, de désespoirs, inspiraient à Clotilde pour ses propres ennuis, cette patience qui tient lieu de résignation, ce dédain qui supplée au courage.

Elle ne fut pas très-surprise de rencontrer Sosthène au milieu du grand escalier.

— Que faites-vous là ? dit la marquise en lui donnant sur l’épaule un coup d’éventail.

— Je regardais cette statue colossale, madame, en cherchant à m’expliquer comment il était possible qu’un homme de génie tel que Canova, ait jamais eu l’idée de représenter ce vieux roi Ferdinand en Minerve ; cela justifie bien l’opinion de madame de Staël, qui prétendait qu’il n’était point de grand talent à qui la flatterie n’ait fait dire ou faire une énorme bêtise.

— On ne saurait reprocher celle-ci à Canova, dit la comtesse, car il ne pouvait passer près de cette statue sans s’indigner contre elle et sans lui jeter son bonnet à la tête.

— C’est dommage, reprit Sosthène, que le regret d’avoir fait une sottise ne la détruise pas. Heureusement les miennes ne courent pas le risque de passer à la postérité, elles s’arrêtent à vous, ajouta-t-il de manière à n’être entendu que de Clotilde ; aussi Dieu sait comme j’en suis puni.

— Ce qui ne vous rend pas plus sage, reprit-elle en riant ; mais comme votre folie est au fond très-flatteuse et très-amusante, je suis décidée à ne plus m’en fâcher.

— Ah ! je vous amuse ! eh bien, c’est toujours cela de bon, faute de mieux, j’accepte l’emploi de votre bouffon, à condition que vous me laisserez toutes les prérogatives de la place, dont la première est, comme vous le savez, de dire la vérité dans toute son étendue.

— Soit, puisque c’est encore le seul moyen qu’on ait trouvé de la dire aux rois et aux femmes. Habillez-la de manière à nous la faire paraître agréable.

— C’est difficile, d’abord vous ne voulez pas qu’on vous parle d’amour.

— Eh bien ! qu’est-ce que cela prouve ?

— Ah ! s’écria Sosthène les yeux brillants de joie, vous permettez qu’on passe outre la défense…

Une question de la marquise à Clotilde vint très à propos délivrer celle-ci de l’embarras de répondre à M. de Tourbelles, la conversation redevint générale, mais tout à son idée fixe, Sosthène trouvait sans cesse quelque moyen de la rendre complice de sa pensée ; il avait cette gaieté, ce piquant dans l’esprit que donnent la confiance, le vague espoir de plaire.

Cette heureuse disposition fut un moment troublée par la rencontre de M. Fresneval, que Sosthène aperçut le premier en entrant dans la salle de la bibliothèque, malgré le soin d’Édouard à se tenir la tête presque entourée dans un gros manuscrit latin qui semblait le captiver entièrement.

À l’instant même où M. de Tourbelles se disait avec humeur : « Cet homme-là est donc inévitable ! » il le vit lever brusquement la tête au nom de Clotilde prononcé à haute voix et répété par l’écho de la salle. Cet écho, très-connu des Napolitains et fort peu des voyageurs, a la propriété de répéter trente-deux fois le mot qu’on lui adresse.

D’abord, madame des Bruyères, étonnée de s’entendre appeler si familièrement, se retourna tout à coup, mais n’apercevant personne derrière elle et son nom ne cessant pas de frapper ses oreilles, elle demanda à Sosthène l’explication de cette mauvaise plaisanterie, de manière à prouver qu’elle l’en accusait. Il s’offensa du reproche et montra du doigt M. Fresneval, qui, de son côté, s’indignait d’entendre un nom si révéré livré au rabâchage de l’écho miraculeux.

Le gardien de la bibliothèque, consulté sur ce phénomène acoustique, en démontra tant bien que mal la cause ; mais il ne dit rien qui pût apprendre comment et par qui le nom de Clotilde avait été jeté à l’écho. La comtesse se reprocha l’émotion involontaire qu’elle venait d’éprouver à l’appel de cette voix anonyme, et persista dans l’idée que Sosthène, encouragé par quelques mots d’elle, s’était permis cette plaisanterie, au fond très-innocente.

Elle passa près d’Édouard en le saluant à peine, comme par crainte de l’arracher à ses recherches scientifiques ; puis elle rejoignit madame d’Almédarès qui était dans l’admiration de l’écho bavard et comptait sur ses doigts le nombre de fois qu’il avait déjà répété le nom de Clotilde.

— Heureusement que les tendresses se disent tout bas, observa la marquise, car cet écho-là serait d’une indiscrétion perfide.

— Ou d’un grand secours, interrompit Sosthène. Essayons :

Alors il s’écria : « Je t’aime ! » et l’éclat de sa voix mâle, l’accent passionné, l’inflexion tendre de ce mot sorti de son cœur, retentit avec tant de promptitude et de force, que l’écho fit l’effet d’une réponse ; et qu’enivré par cette illusion, Sosthène devint aussi joyeux, aussi spirituel qu’un homme aimé peut l’être.

Les manuscrits, les médailles, les objets les plus sérieux servaient d’interprètes à sa gaîté amoureuse. Clotilde commençait à chercher le moyen de la tempérer et d’empêcher l’imagination de Sosthène de s’abandonner à plus d’espérances qu’elle n’en voulait réaliser, lorsqu’après avoir parcouru les principales salles dei Shidi, et revenant sur ses pas, elle aperçut la princesse Ercolante et Adalbert qui entraient dans la bibliothèque.

Ils paraissaient servir tous deux de cicérone à lord Needman et à sa femme ; emploi que l’esprit de M. de Bois-Verdun et son goût pour les antiquités lui rendaient facile, mais qui semblait ennuyer mortellement la princesse. Le fait est que pour les naturels du pays, montrer sans cesse les mêmes chefs-d’œuvre aux étrangers qui se succèdent, voir les mêmes admirations, entendre les mêmes exclamations plus ou moins dictées par l’enthousiasme vrai, ou par cet enthousiasme de convention que les plus ineptes et les moins sensibles se croient obligés d’exprimer en face d’un tableau ou d’une statue célèbre, c’est un de ces ennuis dont la société ne tient aucun compte, mais, qui peut trouver sa place dans les petites misères de la vie si bien dépeintes par un de nos philosophes modernes.

La princesse Ercolante était loin de posséder cette charmante hypocrisie française qui aide nos Parisiennes à cacher leur aversion sous une politesse flatteuse, leur dépit sous une gaîté piquante, et leur ennui sous un sourire gracieux ; elle quitta, brusquement le ménage anglais pour venir se joindre à madame d’Almédarès.

Aux questions qu’on lui adressa sur lord et lady Needman, elle répondit que tous deux étaient de ces nobles curieux dont l’Angleterre meuble chaque année l’Italie, et qui, munis de lettres de recommandation, se font amuser gratis par les notables du pays.

— Ceux-là, ajouta-t-elle, sont assez aimables, mais je les livre sans regret à la patience et à la science d’Adalbert, à qui leurs éternelles questions ne paraissent ni assommantes, ni embarrassantes.

Ce nom d’Adalbert, dit si naïvement, cette familiarité si indiscrète, produisit sur madame des Bruyères une sorte d’impression qui la mit en colère contre elle-même ; de toutes les prétentions, la plus pénible à voir déconcerter est la prétention à l’indifférence. Bien que ce nom, prononcé avec un ton d’autorité, n’apprît rien à Clotilde, elle en fut blessée comme d’une insulte à son malheur. Indignée de se voir si sensible à l’abandon de l’un et si peu émue de l’amour de l’autre, elle imagina de laisser croire à Sosthène que sa résolution de fuir tout attachement romanesque était la seule cause de sa froideur envers lui, et qu’elle lui savait gré de la persévérance qu’il mettait à lui plaire.

Sosthène n’était pas difficile en espoir, il accueillit les premières coquetteries de Clotilde comme autant de serments d’amour ; son visage s’illumina de tous les feux de la reconnaissance, et en passant près d’Adalbert, il ne put s’empêcher de lui serrer la main avec toute l’effusion d’un homme dont le bonheur dépasse jusqu’à la force de le dissimuler.


XVII

Le soir de ce même jour, Adalbert se sentant dominé par une tristesse, une mauvaise humeur invincible, prétexta des lettres importantes à écrire pour se dispenser d’accompagner la princesse Ercolante à l’Opéra, et il s’enferma chez lui pour se raisonner et se prouver à lui-même qu’ayant perdu, par sa volonté, tous ses droits sur le cœur de Clotilde, il devait trouver tout simple qu’elle en disposât en faveur d’un autre ; qu’en sacrifiant à son indépendance personnelle le bonheur de sa femme et tous ses devoirs envers elle, la justice voulait qu’il ne s’offensât point de la voir profiter de la liberté à laquelle il l’avait condamnée. Mais que peuvent la raison et la philosophie contre les mouvements du cœur ?

— Comment n’ai-je pas deviné, se répétait-il, sous cette froideur pudique, la délicatesse de cette âme si noble ; dans cette grande coquette l’obéissance d’une jeune fille pour les vieilles idées de son père ; dans ce sourire divin, la grâce d’un esprit enchanteur. Comment ai-je pu immoler tant de mérite, tant de charmes, à la sotte rancune d’avoir été trompé sur un fait de si peu d’importance ; mais l’orgueil n’est pas moins aveugle que l’amour, et les fautes qu’il fait commettre sont les plus irréparables. Le mal est fait, j’en dois subir les conséquences avec courage ; en provoquant sa haine, je n’ai pas eu la prétention de l’obliger à haïr tout ceux qui l’aimeraient, mon autorité se borne à lui interdire certains choix que le monde réprouve ; mais les hommages d’un homme tel que le marquis de Tourbelles ne peuvent qu’honorer une femme de bonne compagnie, qui passe pour être libre, et que je ne puis démentir, moi qui l’ai forcée à cacher sa position pour laisser ignorer mon indigne conduite. J’ai été sottement barbare ; eh bien ! ne soyons pas lâche, supportons bravement les tristes inconvénients d’un rôle que j’ai adopté et que tant de maris jouent sans se plaindre !

Adalbert avait passé toute sa soirée dans ces méditations où l’esprit et le cœur plaident tour à tour sans rien gagner l’un sur l’autre ; lorsque Sosthène, inquiet de l’absence de son ami, vint en sortant du théâtre s’informer de ce qui l’avait empêché de s’y rendre : il le trouva assis sur son balcon, les yeux fixés sur les vagues de la mer dont la lune faisait autant de diamants flottants.

— Je conviens, dit M. de Tourbelles, que ce spectacle vaut tous les autres ; cependant Ronconi et Nini ont chanté ce soir mieux que jamais, et tu aurais pu les entendre à côté des personnes que tu aimes. Qui t’a fait renoncer à ce plaisir ?

— Des affaires indispensables.

— Ce n’est pas pour l’ambassade ; car il n’est point arrivé de courrier, et mon père nous a dit qu’il ne t’avait chargé d’aucun travail extraordinaire ; cela nous a fait craindre que tu ne fusses malade, et m’a déterminé à venir te voir malgré l’heure avancée.

— Il n’est que minuit, reprit Adalbert, c’est ici la plus belle heure du jour ; surtout lorsqu’on peut, comme toi, l’employer à récapituler tous les bénéfices de la journée.

— En voilà un sur lequel je ne comptais pas, dit Sosthène en montrant un flacon qu’il tenait dans sa main et qu’il cacha aussitôt entre sa chemise et son gilet.

— Qu’est-ce ? un billet doux ?

— Mieux que cela vraiment, un billet ne se montre pas, on le cache, on l’oublie ; mais ce flacon qu’elle portait sans cesse, qui la ranime quand la chaleur l’accable, qui la soutient dans une émotion vive, est mille fois plus précieux, aussi j’en raffole !

— Ah ! vous en êtes aux gages ! s’écria Adalbert d’un ton moqueur, voilà une passion qui marche à pas de géant !

— À dire vrai, je ne suis pas mécontent des progrès de la semaine, malgré la peine qu’on prend de déprécier le peu de faveurs qu’on m’accorde ; car la comtesse n’a pas plus tôt fait quelque chose de gracieux pour moi, qu’elle emploie tout son esprit à me prouver qu’il ne faut y attacher aucune importance. Mais je ne suis pas dupe de cette ruse, et lui sais bon gré de tout ce qu’elle imagine pour gâter mon bonheur, c’est me forcer à y croire. Par exemple, en me remettant ce flacon, qu’elle emporte chaque soir au théâtre et que l’air de la salle rend fort nécessaire, elle me dit : gardez-le, il est trop lourd, j’en prendrai demain un plus léger.

— Est-ce un acte de confiance ou de générosité ? lui ai-je demandé bien timidement.

— Ah ! mon Dieu, s’il vous est agréable, je vous le donne sans regret, m’a-t-elle répondu, car ce flacon me vient de quelqu’un que je déteste.

— Montre-le-moi, je t’en prie ? s’écria vivement Adalbert.

— Non, ces reliques ne se montrent qu’aux vrais croyants, et tu es d’un septicisme en amour qui ne permet pas d’exposer les miennes à ta moquerie.

— Moi, douter de l’amour qu’on te porte ! Ah ! c’est m’injurier à plaisir, car j’en suis plus convaincu que toi-même, et tu peux être confiant sans rien m’apprendre ; d’ailleurs l’indiscrétion est commise, je sais de qui tu tiens ce flacon ; que t’importe de me le laisser voir ?

— J’ai peur d’avoir l’air d’en être fat, même à tes yeux d’ami.

— Quel enfantillage ! ne voudrais-tu pas savoir quel est celui dont on reçoit de semblables présents, bien qu’on le déteste.

— Tu m’y fais penser ! Au fait ce flacon est richement monté, et pour avoir osé l’offrir il fallait être intimement lié avec la comtesse, ah ! c’est quelque grand parent, je le gagerais.

— C’est ce que nous reconnaîtrons bientôt au mauvais goût de la monture.

— Alors je me trompe, car c’est un bijou charmant, vois plutôt.

Et Sosthène ouvrit sa main où se trouvait un flacon garni d’émeraudes qu’Adalbert reconnut pour être celui qu’il avait mis dans la corbeille offerte à sa femme le jour où leur contrat de mariage fut signé.

À cette vue, Adalbert pâlit de rage et s’empara du flacon d’une manière si convulsive que Sosthène s’écria :

— Tu le reconnais ! soupçonnerais-tu la personne qui l’a… — Non, interrompit Adalbert dans un grand trouble ; j’avais cru d’abord… mais je m’abusais… en le regardant de plus près… je vois que ce sont des émeraudes… et je me souviens que… Ah ! s’écria-t-il, que je suis maladroit !…

En jetant ce cri de détresse, M. de Bois-Verdun laissait tomber le flacon sur le pavé de la chiaia, et se confondait en excuses près de son ami, mais Sosthène ne l’entendit pas. À peine le bruit de la chute du flacon a-t-il frappé son oreille, qu’il s’élance vers l’escalier, dans l’espoir d’arriver assez à temps pour empêcher une calèche menaçante de broyer sous ses roues ce qui restait de la relique précieuse ; peut-être même la retrouverait-il intacte, car il était loin de soupçonner avec quelle force musculaire le flacon avait été lancé du balcon sur le pavé. Il pensait qu’ayant glissé des mains d’Adalbert il n’était pas entièrement brisé.

Sosthène resta anéanti en voyant scintiller les rayons de la lune sur chacun des morceaux de cristal épars devant la porte cochère et les ramassa avec soin, les réunit à la monture, qui était elle-même en fort mauvais état, et il remonta en soupirant chez son ami. Celui-ci n’avait pu dissimuler au point de l’aider dans ses recherches, il se dit accablé par le regret de la sottise qu’il venait de faire, et sur ce point il disait vrai ; car il se reprochait sincèrement d’avoir cédé à un mouvement de dépit impardonnable.

— Laisse-moi cette monture, dit-il avec instance, je vais l’envoyer par un courrier à Fossin, ce bijou était de trop bon goût pour n’être pas sorti de chez lui. Je lui écrirai d’en faire un pareil, si exactement que tu pourras t’y méprendre.

— Ce ne sera pas celui qu’elle tenait sans cesse, celui qu’elle m’a donné ! Et puis que pensera-t-elle en ne le voyant pas dans mes mains !… Ah ! combien il faut que je t’aime pour te laisser vivre après m’avoir joué ce tour-là !

— Par ma foi, s’il ne faut, pour t’en consoler, que de me laisser donner un coup d’épée par toi, je t’offre ce plaisir de grand cœur, je ne serais pas fâché d’avoir à soigner une blessure grave, cela me désennuierait.

— C’est possible ; mais comme cela ne me rendrait pas ce que je pleure, j’aime autant accepter ton autre proposition ; et avoir recours à ton bijoutier. Ah ! pourquoi ai-je cédé à ta curiosité !… à tes ridicules instances… qu’avais-je besoin de me vanter à toi de mon bonheur ? C’était une fatuité… le ciel m’en a puni… pourvu qu’elle aussi ne m’en punisse pas.

— Quelle idée ! comment saurait-elle ce qui se passe entre nous deux seuls.

— Je l’ignore, mais un démon familier l’instruit de tout ce que nous faisons ; et je ne serais pas étonné que malgré le mystère que je vais mettre à commander à Fossin un flacon tout semblable au défunt, elle ne me dise un beau jour :

— Eh bien, vous avez donc jeté mon flacon par la fenêtre ?

— Si cela arrivait, je ferais aussitôt maison nette, dit Adalbert, car j’aurais la preuve d’un espionnage domestique que je ne pourrais tolérer.

— C’est bien plutôt le bavardage des gens de la princesse qu’on peut accuser d’apprendre à tout le monde ce qui se passe entre nous. Tu n’es pas très-confiant par nature, et tu ne m’as rien dit de ta dernière scène avec ton Hermione, ce qui ne t’empêche pas d’en savoir tous les détails.

— C’est elle qui, dans sa colère, t’aura fait ses plaintes contre moi ; les femmes de ce pays-ci se croient toujours trahies lorsqu’on n’est pas jaloux d’elles.

— Non, je n’ai pas l’honneur d’avoir sa confiance ni sa bienveillance, elle me parle rarement et fort sèchement, surtout quand elle est mécontente de toi. C’est la comtesse, à qui je faisais remarquer cette malveillance particulière, qui me l’a expliquée ainsi.

— Elle vous accuse sans doute, m’a-t-elle dit, de chercher à tempérer l’amour qu’elle inspire à M. de Bois-Verdun ; les amis les plus fous ont toujours assez de raison pour combattre la folie de leur ami, et vous venez d’être la cause, sans vous en douter, d’une scène très-vive entre ces deux tendres amants.

— Quoi ! vraiment, elle a dit : ces deux tendres amants ?

— Oui, mais en souriant, et de ce ton de plaisanterie qu’on met d’ordinaire à parler des aventures galantes dont l’héroïne dédaigne le mystère.

— N’importe, je trouve l’expression fort inconvenante.

— Ne vas-tu pas t’offenser de ce qu’on te suppose trop bien élevé pour ne pas répondre à la passion qu’une jolie femme a pour toi ? en vérité, tu deviens d’une humeur par trop difficile, et que tu trouverais insupportable chez moi, même en ce moment, où, sans reproche, tu m’as donné le droit d’en avoir.

— Eh bien, oui, j’en conviens, reprit Adalbert en se levant brusquement, l’idée de t’avoir fait de la peine par ma sotte maladresse, me donne tant d’humeur contre moi, que tout ce que je pense, tout ce que je dis s’en ressent ; et puis, je ne sais quelle souffrance m’agite, je suis malade, l’air de Naples ne me vaut rien, je vais prier ton père de me donner un congé, une mission, enfin une occasion de quitter l’Italie.

— Quoi ! tu me laisserais là au moment où mon sort se décide, au moment où j’ai l’espérance de voir cette femme adorable répondre à mon amour.

— Ah ! ton bonheur peut se passer de ma présence, interrompit Adalbert avec ironie.

— Non, jamais je n’aurai plus besoin de ton amitié, de tes conseils, car, je le sens, je n’ai plus ma tête, on ne saurait la garder en aimant Clotilde, et je tenterais en vain de te faire comprendre le charme attaché à toute sa personne ; c’est un mélange de sensibilité, d’esprit, de séduction, de retenue, de vivacité, de langueur, qui vous plonge dans un enchantement continuel. En voyant ses beaux yeux s’animer, son front se colorer d’une pudique rougeur, ses lèvres s’entr’ouvrir pour laisser tomber sa parole divine, on n’a plus qu’une idée, qu’un vœu, qu’une ambition : lui plaire, et toujours lui plaire ; on ne veut plus qu’arriver, à force d’amour, à posséder cet ange, à s’acquérir le droit de couvrir d’adorations chacune de ses beautés, de vivre, de mourir pour elle. Ah ! mon cher Adalbert ! combien je suis heureux que ma bonne étoile t’ait conduit vers une autre femme ; car je me rends justice, tu es plus beau, plus aimable que moi, tu as par-dessus tout cette froideur apparente dont l’amour-propre féminin aime tant à triompher. Si tu l’avais connue avant d’être enchaînée à la princesse Ercolante, tu aurais subi comme moi l’effet de ce charme invincible, tu n’aurais pu la voir s’approcher sans l’adorer, et, trop fière de ton hommage, elle ne se serait pas même aperçue de ma passion. Je rends grâce au ciel de m’avoir épargné un rival tel que toi.

— Pardon si je te chasse, dit Adalbert d’une voix brisée, mais j’ai la fièvre, et je vais me mettre au lit.

— Ah ! mon Dieu ! tu trembles, tu as le frisson, s’écrie Sosthène, surpris de l’altération peinte sur le visage décoloré d’Adalbert ; et moi qui ai la cruauté de te tenir là, debout, à entendre mes confidences. Je cours chez le docteur Corona, je le ferai réveiller, il sera ici dans un quart d’heure.

— Garde-toi bien de me l’envoyer, interrompit Adalbert, j’ai en horreur les médecins, et tout leur art ne peut rien contre ce que je souffre. D’ailleurs, ce mal n’est pas inquiétant, quelques moments de repos m’en délivreront.

— Eh bien, tu as tort de le traiter si légèrement. Certes, tu n’es pas en danger, mais je te vois depuis plusieurs jours si soucieux, si dégoûté de la vie, que j’accuse ta santé de ce changement dans ton humeur ; comment l’expliquer autrement, tu as tous les biens qu’on envie, un beau visage, un beau nom, l’esprit et les talents qui mènent à la fortune, et par-dessus tout cela, la plus jolie femme de Naples pour maîtresse. Vraiment tu ne saurais accuser le sort sans ingratitude.

— Aussi, n’ai-je pas le tort de me plaindre.

— Alors pourquoi cette tristesse, ce dédain des plaisirs ? serait-ce la princesse qui te défendrait de t’amuser loin d’elle ; elle en serait vraiment bien capable, on la dit si jalouse. Cependant je ne vois pas qui pourrait exciter sa fureur, elle est sans contredit la plus belle des beautés de notre société, à l’exception de madame des Bruyères, et l’on ne t’accusera point de faire ta cour à celle-ci et d’être l’objet de sa coquetterie, car vous êtes à peine polis l’un pour l’autre.

— Je la connais si peu !

— Parce que tu le veux bien. Qui t’empêche de te faire présenter chez elle par mon père ? elle te recevrait à merveille, j’en suis certain.

— Et moi j’en doute, j’ai trop raison de croire à son antipathie ; d’ailleurs, elle ne se donne pas beaucoup la peine de la dissimuler.

— Tu sais bien que la femme la plus indulgente ne pardonne pas l’indifférence, et ton peu d’empressement à te lier avec madame des Bruyères, l’affectation que tu mets à fuir toutes les occasions de te rencontrer avec elle, est, je le parie, la seule cause de sa froideur pour toi ; mais il est temps que cela finisse, et ce soin me regarde… Je vous aime trop tous deux pour ne pas souffrir de cette étrange malveillance, et je vais lui demander…

— Ah ! par grâce ! ne lui parle pas de moi, s’écrie Adalbert ! ne tente pas de détruire ses préventions contre moi ; elle a raison de me trouver ennuyeux… détestable ; laisse-lui me haïr à son gré ; aussi bien je ne saurais profiter de ses bontés, lors même qu’elle reviendrait à de meilleurs sentiments.

— Je comprends, tu la fuis par ordre. Si c’est ainsi, je n’insiste plus sur ta désobéissance ; on sait comment une amante napolitaine agit en pareil cas, et j’ai trop peur d’exposer la vie de madame des Bruyères.

— Que dis-tu, moi exposer sa vie…

— Et ne vois-tu pas tous les jours ici le poignard ou le poison faire justice d’une rivale importune.

— Quelle horreur, l’idée seule en ferait abhorrer la plus belle femme du monde.

— Oui, mais quand on a eu le tort d’accepter un instant son amour, il en faut subir les conséquences. La princesse Ercolante est accoutumée à te voir très-froid, presque dédaigneux près de la comtesse. Si demain tu changeais d’allure, Dieu sait ce qui en arriverait ! mais tu souffres, ta pâleur redouble, et moi qui ai la cruauté de te tenir là, à t’étourdir de mon bavardage. Ah ! pardon, cher ami, c’est qu’en parlant d’elle, les moments passent si vite ! Adieu, j’espère te retrouver demain mieux portant.

Et Sosthène quitta son ami, très-alarmé de l’état où il le laissait.



XVIII


La fièvre pernicieuse régnait alors dans un faubourg de Naples. On en crut atteint M. de Bois-Verdun. L’inquiétude de M. de Tourbelles, dont tous les sentiments allaient jusqu’à l’extrême, ne laissait aucun doute sur le danger qui menaçait son ami. Ce fut la nouvelle des salons, on s’abordait en se demandant si le malade passerait la journée, et l’on proportionnait ses homélies aux preuves d’intérêt que lui donnait l’ambassadeur de France. Ce fut par ce dernier que le bruit en parvint à madame des Bruyères, et tout son courage à comprimer ses plus douloureux sentiments faillit l’abandonner ; à peine eut-elle la force d’adresser au duc quelques questions sur ce que pensait le docteur Corona sur l’état du comte, et son trouble n’aurait point échappé à l’observation de Sosthène, si dans sa véhémence à peindre l’inquiétude qui le dévorait, il eût été capable de s’occuper d’autre chose. En vain son père disait à la comtesse :

— N’en croyez pas sa terreur, Adalbert n’est pas aussi mal qu’on le dit, les convulsions ont cessé…

— Mais la fièvre continue, répondit Sosthène, et moi qui l’ai veillé toute cette nuit, je sais que le délire ne l’a pas quitté.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Clotilde avec effroi.

— Oui, le délire le plus cruel à supporter, le plus pénible à voir. Celui d’un criminel déchiré de remords, ayant sans cesse devant les yeux sa victime adorée, l’accablant tour à tour de tendresses, de menaces, de supplications et d’injures, voulant tuer tous ceux dont elle est aimée, puis se frapper lui-même.

— Qu’est-ce que cela prouve ? dit le duc, que la princesse lui a donné quelque sujet d’alarme.

— Ah ! la pauvre femme n’y pense guère, je vous l’affirme, si vous la voyiez elle vous ferait pitié, surtout depuis qu’Adalbert a refusé de la recevoir, elle est là dans sa voiture, à la porte du malade, guettant tous ceux qui sortent de chez lui, les interrogeant, cherchant à lire sur leur front abattu, dans leurs yeux plus ou moins attristés, ce qui leur reste d’espérance.

— Et pourquoi la laisse-t-on se désoler ainsi loin de celui qu’elle pleure ?

— Le docteur prétend que la moindre émotion pouvant être funeste au malade, il faut avant tout lui en éviter, et ne pas laisser approcher de lui les personnes dont l’inquiétude visible pourrait l’éclairer sur son état ; c’était proscrire la princesse dont le visage est sans cesse inondé de larmes.

— Mais qui donc le soigne ? demanda Clotilde d’une voix oppressée.

— Son valet de chambre, brave garçon très-intelligent, très-dévoué, et puis la mère du concierge de l’ambassade ; mais ces pauvres gens sont si fatigués du service qu’ils font jour et nuit, qu’on va leur adjoindre une sœur de charité ; c’est le cardinal Belmonte, l’ami d’Adalbert, qui s’est chargé de la demander à la supérieure des dames de la Miséricorde et de nous l’envoyer ce soir. Elle aura pour tout emploi de veiller le malade pendant son sommeil et d’aller prévenir de son réveil ses gardiens ordinaires ; par ce moyen ces pauvres diables pourront profiter des moments de repos dus aux calmants dont on abreuve le malade, et se mettre au lit pendant quelques heures.

— J’espère que tu feras comme eux, dit le duc ; car vous saurez, Madame, que depuis l’instant où la fièvre s’est emparée de M. de Bois-Verdun, Sosthène n’a point passé une nuit dans notre maison, aussi voyez comme il est pâle, défait…

— Eh ! qui ne serait ému de voir à la mort un ami si jeune, si parfait ! il faut le connaître intimement ainsi que je le connais pour se douter de tout ce que son cœur renferme de sentiments nobles, profonds, de tout ce que son esprit peut concevoir d’idées généreuses, d’aperçus piquants, de réflexions touchantes ! jamais tant de sensibilité n’a été unie à tant de légèreté, de grâce ; jamais la force de caractère, le courage, le dévouement n’ont été mieux dissimulés sous des manières froidement polies, sous un langage frivole ; c’était l’idéal d’un ami. Ah ! lorsqu’on a goûté un seul jour le charme d’une semblable amitié, on en doit pleurer éternellement la perte !

En parlant ainsi, Sosthène cachait sa tête dans ses mains, voulant cacher les larmes qu’il ne pouvait retenir.

— Mais quelle rage as-tu de te désespérer d’avance, disait le duc, ne voit-on pas s’opérer journellement des cures miraculeuses ! La jeunesse d’Adalbert, la bonne santé dont il a joui jusqu’à présent, tout doit faire présumer qu’il résistera à cette crise, c’est du moins l’opinion du docteur Corona.

— Oui, mais ce n’est pas celle de notre médecin de l’ambassade, qui a vu succomber hier deux de nos compatriotes à la fièvre pernicieuse, et qui reconnaît dans l’état d’Adalbert tous les symptômes de cette affreuse maladie.

— Nous le sauverons, te dis-je, j’en ai le pressentiment ; mais il faut te calmer et te bien garder de lui montrer la terreur peinte sur ton visage, il se croirait à l’agonie.

On devine dans quelles angoisses était la malheureuse Clotilde pendant ce débat, n’osant ni faire un mouvement, ni proférer une parole qui pût trahir son inquiétude, et méditant une foule de projets plus insensés l’un que l’autre, pour arriver à savoir positivement ce que l’état de M. de Bois-Verdun pouvait donner de crainte ou d’espoir.

— Je n’en croirai que moi, pensait-elle, il faut que je le voie. Ah ! je suis trop sûre de deviner aux battements de mon cœur si le sien doit battre encore !

Et toute à cette idée, elle ne faisait plus attention à ce qui se disait autour d’elle ; le duc, prenant l’immobilité de la comtesse pour de l’indifférence, lui demanda pardon de l’ennuyer si longtemps de ses chagrins d’amitié, et il se retira suivi de Sosthène, pour retourner près d’Adalbert.

À peine Clotilde se vit-elle seule, qu’obéissant à une de ces pensées soudaines que le ciel jette dans le cerveau des malheureux et qui y produit l’effet d’un rayon de soleil dans un cachot ; elle envoya chercher une mauvaise caratella[1] et se fit conduire au couvent des sœurs della Carita. Elle en connaissait la supérieure, femme que sa haute naissance et ses nobles vertus mettait en rapport avec toute l’aristocratie de Naples, et que l’on chargeait ordinairement de distribuer ses aumônes.

Ministre habituel des bienfaits de madame des Bruyères, la mère santa Valentina ne s’étonna point de sa visite, quoiqu’elle fût un peu tardive, car le jour commençait à baisser ; mais elle fut frappée de l’altération des traits de Clotilde, de son tremblement, de son air égaré, de sa respiration pénible.

— Vous souffrez, ma pauvre enfant ? dit la supérieure.

— Oui, je souffre le martyre ! s’écria Clotilde en tombant à genoux ; j’ai besoin de secours, je n’ai plus de mère, j’ai besoin de confier à un bon cœur les tortures du mien, il me faut une protection, un guide, une voix qui m’ordonne au nom de Dieu ce que je dois faire. Vous qu’il a douée de tant de vertus, de sagesse, vous qui n’habitez la terre que pour le faire aimer, aidez-moi à fléchir sa colère, à deviner sa volonté dans les différents projets qu’il m’inspire ; ils tiennent à la fois de la haine, de l’amour, de la terreur, du délire ; je sens que je perds tout avec sa vie, et pourtant elle est à une autre ! Je le vois sans cesse près de cette femme déhontée, lui prodiguer des soins qui n’appartiennent qu’à moi, c’est elle qui recevra son dernier soupir, ou qui verra son premier sourire en revenant à l’existence. Mais, non ! le ciel ne souffrira pas tant d’injustices, je le verrai, n’est-ce pas ? Il saura que je lui pardonne, et c’est à vous que je devrai de pouvoir parvenir jusqu’à lui.

Voyant à quel point ces discours paraissaient inintelligibles à la mère Santa-Valentina, Clotilde lui en donna l’explication dans le récit complet de tous les événements qui l’avaient amenée dans l’étrange situation où elle se trouvait.

Confier ses peines à une âme généreuse, à un esprit éclairé, c’est déjà une consolation. Mais se soumettre à ses avis, les regarder comme autant d’arrêts émanés de la justice divine, c’est se décharger d’une pénible responsabilité envers soi et envers le monde. Dès que madame des Bruyères eut déposé son secret douloureux dans le temple de la charité, elle se sentit plus calme et attendit avec résignation la décision qui devait en résulter.

— La conduite de votre mari est on ne saurait plus coupable, ma fille, et vous voyez que le ciel l’en punit ; mais la miséricorde de Dieu égale sa justice, et celle-ci une fois satisfaite, le repentir obtient beaucoup de l’autre. Vous voulez avant tout sauver, dites-vous, à M. de Bois-Verdun, une émotion trop vive, son état de faiblesse ne lui permettant pas de supporter la moindre crise. Eh bien ! quand le but est louable, le Seigneur est indulgent sur les moyens d’arriver. D’ailleurs celui que vous proposez n’est nuisible à personne. Le cardinal Belmonte a requis une de nos sœurs pour veiller cette nuit votre cher malade. J’ai désigné la sœur Santa-Margarita pour remplir ce devoir ; elle est à peu près de votre taille, et quoique moins jeune que vous, rien n’empêche que vous ne la remplaciez ; sous son habit de laine, sous sa guimpe et son voile épais, on ne vous reconnaîtra pas.

— Ah ! ma bonne mère, s’écria Clotilde en embrassant les genoux de la supérieure ; votre charité lit dans mon âme, elle y voit le seul vœu que je forme, et, semblable à Dieu, elle n’attend pas la prière pour apporter le secours. Je pourrai donc le revoir, le soigner, deviner à sa respiration, à son regard éteint, son front décoloré, ce qui me reste à vivre !

— C’est votre devoir, reprit la mère Santa-Valentina. Le Seigneur a dit : La femme quittera père et mère poursuivre son mari, » et saint Paul ajoute : « Car que savez-vous, ô femme ! si vous ne sauverez point votre époux ? » Si Dieu vous réserve, comme je l’espère, cette sainte gloire, ma fille, il protégera notre ruse innocente, il vous pardonnera d’employer ce déguisement pour reconquérir votre place auprès d’un lit de douleur ; il vous donnera la force de braver tant de rudes épreuves, et celle de vous humilier, s’il le faut, devant la femme qui usurpe vos droits, plutôt que d’exposer la vie de votre mari. Il doit ignorer votre présence, car Dieu sait l’effet qu’elle produirait sur le pauvre mourant.

— Ne craignez rien, interrompit Clotilde, je saurai tout endurer avant de lui laisser voir qui l’assiste, avant de lui laisser reconnaître dans la main qui étanche ses larmes de souffrance, la main qu’il a repoussée ; dans cette sœur si humble, si charitable, la femme parée de son nom et digne de son amour. Mais la nuit vient, ajouta-t-elle en se levant, les moments sont précieux ; par grâce, donnez vos ordres. Ô ma mère, prenez pitié du trouble où me jette tant de crainte, de joie, de désespoir. Soyez ma raison, ma providence ; je m’abandonne à votre charité.

Alors la supérieure fît appeler la sœur Santa-Margarita, et toutes trois combinèrent les moyens les plus sûrs de faire entrer la comtesse chez M. de Bois-Verdun, à la place de la sœur de charité. On convint de l’heure où Clotilde reviendrait au couvent, après avoir prévenu ses gens qu’elle y passerait la nuit près d’une religieuse malade. À son retour, elle essaya l’habit qui devait la cacher. Certaine qu’il la rendrait méconnaissable, elle se rendit à la chapelle où le directeur des dames du couvent l’attendait. Là, comme si elle touchait à ses derniers moments, elle réclama du saint homme tous les secours de la religion, et c’est prosternée devant l’autel, plongée dans le recueillement de la prière, dans l’extase d’un rêve céleste, que la voix de la supérieure la ramena brusquement sur terre, par ces simples mots :

— Le carrosse de monseigneur le cardinal Belmonte attend la sœur Santa-Margarita.



XIX


Nous renonçons à peindre les tortures du martyre volontaire qu’allait subir Clotilde ; l’imagination d’un être aussi dévoué, aussi passionné qu’elle, peut seule s’en faire une idée.

— C’est vous qui êtes la sœur Santa-Margarita ? dit le concierge de l’ambassade en la voyant descendre de voiture, j’ai l’ordre de vous laisser monter.

— Comment va-t-il ? demanda le valet de pied du cardinal.

— Je ne sais trop, reprit le concierge, mais le docteur avait l’air bien triste lorsqu’il est sorti tout à l’heure, et s’il faut en croire le signe qu’il nous a fait en passant, le malade n’a…

— Mais viens donc, Stéphano, cria un domestique de l’hôtel, c’est toi qui dois conduire la sœur jusque dans le salon où l’attend monseigneur le cardinal.

Et Clotilde, obligée de suivre Stéphano, n’en put savoir davantage. À peine entrée dans la galerie où se trouvaient réunis plusieurs amis du malade, elle vit le cardinal venir au-devant d’elle, puis la conduire sur le divan placé près d’une fenêtre d’où elle pourrait, disait-il, respirer l’air de la mer et attendre au frais le moment d’entrer dans la chambre du malade.

— Il est encore trop éveillé, trop agité pour vous montrer à lui, dit-il, nous profiterons de l’effet des calmants qu’il vient de prendre, et qui vont bientôt l’assoupir, pour vous introduire sans bruit et vous cacher derrière les rideaux de son lit. Là, vous aurez pour unique soin de lui faire boire d’heure en heure une cuillerée de la potion qu’on va vous apporter ; puis, vous guetterez le bruit de sa respiration, et dans le cas où elle deviendrait très-oppressée, vous appellerez du secours. Le docteur Corona couche ici, nous l’aurons bientôt réveillé.

— Quant à moi, dit Sosthène en s’approchant du cardinal, je ne quitterai point cette porte, et au moindre signe que fera la sœur, j’accourrai…

— Pour effrayer le malade par ta présence, interrompit le duc de Tourbelles, pour lui apprendre son danger ; car comment serais-tu là, au milieu de la nuit, s’il n’était à la mort ?

À ces mots, Clotilde, saisie d’un tremblement général, fut obligée de s’asseoir et craignit un moment de ne pouvoir accomplir sa mission périlleuse. Se trouver ainsi entourée des gens qui la voyaient tous les jours et n’en pas être reconnue, entendre sortir de leur bouche les plus cruels arrêts sur le sort d’Adalbert et leur cacher ses larmes ; subir toutes les convulsions du désespoir sans exhaler une plainte, c’était plus qu’il n’en fallait pour abattre son courage, si elle n’avait trouvé de nouvelles forces dans l’excès de son amour ; mais ces paroles du Christ revenaient sans cesse à son esprit : Que savez-vous, ô femme, si vous ne sauverez pas votre mari ? Et cette espérance, descendue des cieux, lui rendait toute son énergie.

Elle en eut grand besoin lorsqu’un domestique vint dire à Sosthène qu’il n’y avait plus moyen de s’opposer à la fureur, aux cris de la princesse Ercolante, qui voulait à toute force savoir par elle-même l’état où se trouvait M. de Bois-Verdun, et s’il était vrai, comme le laissaient entendre les médecins, qu’il ne dût point passer la nuit.

— Ah ! mon Dieu ! s’écrie Sosthène, nous somme perdus, elle va faire quelque scène, il faut que je lui parle, il faut que je la conjure au nom d’Adalbert de ne point hâter ses derniers moments, de respecter la paix de son âme.

— Elle ne t’écoutera point, la pauvre femme n’a plus sa tête, dit l’ambassadeur, tâche d’obtenir seulement qu’elle suspende les cris, les sanglots qu’on entend d’ici. Peut-être la crainte de tuer le malade calmera-t-elle un moment son délire.

En effet, les cris cessèrent, et l’on vit bientôt le marquis rentrer dans le salon tenant à son bras une femme pâle, défaite, le visage baigné de larmes, et dont les vêtements en désordre démontraient assez le désespoir qui troublait sa raison.

— Oui… je vous le jure, disait-elle d’une voix étouffée, si vous me permettez de rester là, près de sa chambre, à prier le Seigneur de nous le conserver, à compter les minutes qu’il doit vivre encore, je serai muette, immobile, il ne m’entendra pas gémir ; mais je saurai s’il respire, je saurai si la vie lui revient, et je ne mourrai pas dans les tourments de l’inquiétude.

En parlant ainsi, elle alla se réfugier dans l’endroit le plus obscur du salon, espérant se soustraire à tous les regards, et surtout à ceux du cardinal.

— Pourquoi nous l’amènes-tu ? dit avec un ton de reproche le duc à son fils.

— Pour la calmer, la surveiller surtout, répond Sosthène, il n’y avait pas d’autre moyen de l’empêcher de faire mille extravagances ; je me suis servi de sa dévotion pour modérer sa folie. Je lui ai dit qu’appelée par le cardinal, cette sœur de charité qui était là devait réciter vingt fois son chapelet pour obtenir de Dieu la résurrection d’Adalbert ; mais que cette résurrection ne lui serait accordée qu’autant qu’elle ne serait point interrompue dans sa longue prière. La princesse a cédé aussitôt à cette bonne raison et s’est engagée à attendre en silence l’effet du chapelet.

Comme il achevait ces mots, la porte de la chambre à coucher s’entr’ouvrit, et une voix s’écria :

— Il se trouve mal, que faire ?

Aussitôt Sosthène se précipite dans la chambre, chacun veut l’y suivre, mais le cardinal conjure les amis d’Adalbert de ne pas lui montrer leur effroi.

— Vous êtes trop émus pour pouvoir le secourir, dit-il, laissez ce soin à la sœur Santa-Margarita, elle est calme, elle sait mieux que vous ce qu’exige l’état de faiblesse des malades. D’ailleurs, le docteur a ordonné une potion qui doit tempérer ces spasmes, il a de plus laissé par écrit tout ce qu’il fallait faire en cas d’un évanouissement complet. Cela servira de guide à la sœur, ajouta-t-il en entraînant madame des Bruyères dans la chambre d’Adalbert.

Malgré l’émotion qu’elle avait prévue, et sa résolution de la surmonter avec courage, elle faillit y succomber à la vue de ce beau mourant, la tête penchée sur le sein du valet de chambre qui le soutenait, les yeux fermés, les lèvres blanches, inanimées, enfin dans toute l’immobilité de la mort.

Trop tard !… s’écria Clotilde d’une voix étouffée par les larmes, et, tombant à genoux près du lit, elle se cacha la tête dans les plis du couvrepieds. On la crut en prière.

— Que l’on courre après le docteur, s’écria Sosthène, et nous, tâchons de le ranimer.

En parlant ainsi, il secouait la manche de serge de la sœur pour la sortir de son extase religieuse et pour lui remettre le liniment qu’elle devait étendre sur le front du malade, pendant qu’on chercherait à ramener la chaleur aux extrémités par la vertu des sinapismes.

Clotilde hésita un instant avant de porter la main sur cette belle tête dont l’image lui était apparue tant de fois dans ses jours de regrets ; mais, surmontant bientôt sa faiblesse, elle exécuta tout ce qu’avait ordonné le docteur avec tant d’habileté, tant d’exactitude, que ses soins éclairés, son zèle intelligent, la déguisèrent autant que son costume.



XX


Dans les situations extrêmes, l’idée de ne pas survivre au malheur qu’on redoute, rend capable des actions les plus héroïques ; on les accomplit sans effort et pour ainsi dire avec l’insensibilité d’outre-tombe. Aussi Clotilde retrouva-t-elle toutes ses forces lorsqu’il fallut remplir son emploi de sœur de charité, et frotter le front du malade, le couvrir d’essence spiritueuse, tout cela dans l’espérance d’en chasser la pâleur.

Si, comme le disait un grand général « le danger a ses voluptés, » le désespoir a aussi les siennes, et c’est dans tout le ravissement d’une admiration douloureuse, que Clotilde contemplait cet homme adoré qu’elle disputait à la mort. La douleur de le retrouver dans un état si déplorable disparaissait sous le plaisir de le revoir, de sentir ce beau front perdre de sa froideur à mesure qu’elle y ramenait la vie.

Encouragée par la certitude de n’être pas reconnue, elle posa sa main sur le cœur d’Adalbert ; il battait faiblement, mais sa respiration devenait par degrés plus facile et faisait prévoir la fin de l’évanouissement ; c’était un moment à la fois craint et désiré.

— Passez par ici, dit Sosthène en attirant Clotilde derrière la tête du lit, il ne faut pas qu’il vous voie en rouvrant les yeux, il devinerait le danger qui nous fait réclamer vos secours.

Elle obéit sans répondre, car elle avait peur de mal déguiser sa voix. Prévoyant l’effet que celle d’Adalbert allait lui produire, elle s’empressa de réunir les plis de son voile pour le rendre plus épais, et attendit de cœur ferme les premiers mots que prononcerait son mari.

— Sosthène… tu es là… dit-il d’un ton si bas qu’on l’entendait à peine… tu ne me laisseras pas mourir… seul… toi !

Et il cherchait de sa main défaillante celle de son ami.

— Non, tu as trop aimé pour mourir, s’écriait Sosthène, si tu savais jusqu’où va l’intérêt que tu inspires, on dirait que notre existence à tous dépend de la tienne ; mon père est ici près avec plusieurs de tes amis, chacun veut être le premier à savoir que tu souffres moins ; je vais les rassurer.

Alors Adalbert, se croyant seul avec Germain, fit un effort pour élever la voix et lui commander d’aller demander au concierge la liste des personnes qui s’étaient fait inscrire dans la journée ; l’espoir de trouver le nom de la comtesse des Bruyères parmi ceux des gens qui envoyaient prendre de ses nouvelles lui faisait lire cette liste tous les soirs avec attention. Clotilde s’étonna d’abord de lui voir attacher tant d’importance à une simple formalité qui ne prouve rien, sinon le savoir-vivre de la société qu’on fréquente ; le seul titre de premier secrétaire d’ambassade lui répondait de toutes les marques de déférence en usage. Ce désir ne pouvait être qu’une fantaisie de malade ; mais elle perdit bientôt cette idée en entendant Adalbert s’écrier après avoir parcouru des yeux la liste que rapportait Germain :

— Quoi ? pas même une politesse !…

— Serait-il blessé de mon indifférence ? pensa-t-elle, ah ! si je pouvais le croire !… mais je me flatte ; c’est le nom de sa princesse qu’il s’indigne de ne pas trouver parmi ceux de toutes les grandes dames de Naples : il ignore qu’elle est là, chez lui, à recueillir de ses nouvelles de minute en minute, et qu’on est si exact à lui en donner qu’elle se croit dispensée d’en faire demander. Ah ! s’il est vrai qu’il l’aime ainsi, qu’elle ait tant d’empire sur lui, je lui pardonne, oui, qu’elle vienne lui ordonner de vivre… qu’elle l’arrache à la mort… et je la bénirai en dépit de ma haine.

En cet instant le malade, épuisé par l’effort qu’il venait de faire en lisant cette liste, retomba dans un accablement complet : sans les mouvements convulsifs qui agitaient de temps en temps ses membres et lui tiraient quelques plaintes, on aurait pu le croire plongé dans un nouvel évanouissement. L’heure du redoublement de la fièvre approchait : Corona avait prédit que cet accès serait le dernier de toutes manières, soit que le malade y succombât, soit que les convulsions cédant aux calmants, l’ordre se rétablît après la crise et sous l’influence d’un sommeil régénérateur. Le docteur arriva pour ce moment décisif, et Clotilde ne vit plus, n’entendit plus que lui ; les yeux attachés sur les siens, elle y guettait en vain un rayon d’espérance. Elle devinait à son air morne, au ton languissant dont il donnait ses ordres, qu’il n’employait les ressources de son art que par pure conscience et sans nul espoir de succès.

Dans la violence de l’accès, en proie au plus affreux délire, Adalbert criait sans cesse : Je veux la voir… elle est là… j’en suis sûr… je le sens à ma joie… laissez-la venir ou je vous tue ! » Et, s’armant de son flacon de sel, il voulait le jeter à la tête du docteur.

— Puisqu’il la désire avec tant de rage, dit ce dernier, il faut essayer de l’effet de sa présence, peut-être en obtiendrons-nous quelques moments de calme dont nous profiterons pour le saigner de nouveau. Faites entrer la princesse ; mais recommandez-lui bien de contenir son émotion, point de cris, point de larmes, et s’il se peut un visage souriant ; dites-lui qu’il y va de la vie du malade.

Avoir recours à ce moyen extrême, c’était prouver le peu de confiance du docteur pour tous ceux qu’il avait employés. Il n’avait point hésité à reconnaître la princesse Ercolante, dans la femme qu’Adalbert appelait de tous ses vœux. Elle seule était aimée, d’elle seule on attendait quelqu’adoucissement aux douleurs du mourant, et la malheureuse Clotilde, dont chaque battement du cœur suivait les convulsions du malade, dont la vie s’éteignait avec celle d’Adalbert, était là, témoin des honneurs rendus à sa rivale, car le secours qu’on attendait de sa présence faisait redoubler d’égards envers la princesse. Dès que le docteur l’aperçut, il fit signe à la sœur de lui céder sa place à la tête du lit, voulant préparer Adalbert à cette vue ; un sentiment de révolte bien naturel la rendit un instant sourde à cet ordre ; puis, ramenée à la résignation par la crainte d’une scène violente, elle se retira à quelque distance du lit, pendant que la princesse, oubliant tout ce qu’elle avait promis de modération, se précipitait sur le sein d’Adalbert et l’étouffait dans ses bras.

— Reconnais-moi ! s’écriait-elle, c’est bien moi, c’est ta chère Antonia qui vient te rendre à la vie, au bonheur, rappelle-toi ces moments de félicité, de délire, qui m’ont enchaîné à toi pour jamais ; vis pour les retrouver encore, Adalbert !… Amor mio !… Ah ! mon Dieu ! il ne m’entend plus ! dit-elle avec l’accent du désespoir ; et en voyant qu’Adalbert ne répondait à toutes ces exclamations passionnées que par un regard stupide.

En effet, à sa fièvre convulsive, avait succédé tout à coup une sorte d’insensibilité qui tenait de la paralysie. Le docteur en profita pour lui faire avaler la potion que, dans son accès, le malade s’était constamment refusé à prendre, puis déclarant que, dans l’effet de ce calmant, était sa dernière espérance, il supplia tous ceux qui se trouvaient là de se retirer, pour ne point échauffer l’air de la chambre, et ne troubler en rien le silence profond que la situation exigeait.

— Moi-même, j’irai vous rejoindre dans le salon, ajouta-t-il, dès que j’aurai donné à la sœur Santa-Margarita les instructions nécessaires ; je ne la connais pas, mais elle parait intelligente ; d’ailleurs, la supérieure de son couvent ne l’aurait pas recommandée au cardinal, si elle n’avait pas l’habitude de bien soigner les malades. Elle restera seule près du nôtre, et je m’en fie à son observation pour suivre, par le mouvement du pouls, l’effet de la potion. S’il est tel que je l’espère, elle en doublera la dose ; sinon, elle viendra me chercher.

En achevant ces mots, le docteur leva les yeux au ciel en signe de détresse.

D’abord, la princesse protesta de toute sa puissance contre l’avis du docteur.

— Je ne le quitterai pas, disait-elle en se cramponnant au lit d’Adalbert. Dieu l’inspirait quand il a voulu me voir, et vous oseriez résister à sa dernière volonté, barbares que vous êtes ? de quel droit nous séparez-vous ? Et les noms les plus injurieux venaient soulager sa colère, mais personne n’y prenait garde ; enfin, elle eut une attaque de nerfs qui servit de prétexte pour la transporter hors de la chambre, et Corona resta maître de la place.

— Grâces au ciel ! dit-il, les cris de cette folle n’ont pas agité le malade ; on dirait que, dans son accablement, il ne les a pas entendus ; je n’y comprends rien, dit-il… il l’appelait avec ardeur, il l’a vue sans émotion ; sa pulsation est restée la même à l’aspect de cette femme… serait-il déjà engourdi par… ou… Voilà ses yeux qui se ferment… sa respiration est moins haletante… Ah ! s’il pouvait dormir !…

En se parlant ainsi, le docteur plaçait un fauteuil près du lit, de manière à ce que la sœur de charité qui devait s’y asseoir, pût avoir les yeux sans cesse fixés sur le malade et la main sur son poignet, afin de juger, par les pulsations, du degré de la fièvre.

— Songez, dit-il à la sœur, que dans ce moment de calme est notre unique espérance, et qu’il faut, avant tout, éviter de le troubler, le malheureux n’en sortirait que pour entrer dans les douleurs de l’agonie.

À ces mots, Clotilde sentit un frisson mortel parcourir ses veines, elle vint s’établir, tremblante, à la place disposée par le docteur, et lui promit de suivre religieusement ses ordonnances.

Quelle épreuve pour son courage, pour sa raison ! Être seule avec cet Adalbert si coupable et si adoré, le voir livré à ses soins, pouvoir prier près de lui, pour lui, dans toute la sainteté de son âme, attendre, de la pureté de ses vœux, de la cruauté de son martyre, la pitié du ciel pour ce jeune mourant ; bénir ses propres souffrances comme autant de droits à la miséricorde de Dieu en faveur du coupable, et tout cela sans nul espoir de récompense. Ah ! ce désintéressement sublime, cet héroïsme sans pareil ! l’amour d’une femme en est seul capable ?…

Avant de se retirer, le docteur avait mis sa montre sur le lit, et posa lui-même la main de Clotilde sur le bras du malade qui venait de tressaillir à cette approche ; elle devait compter le nombre des pulsations par minute ; elle le fit d’abord avec toute l’attention de l’inquiétude, puis s’apercevant que la fréquence des battements s’apaisait d’une manière sensible, elle interrompit son calcul par des actions de grâce. Il n’était pas douteux que le sommeil tant désiré ne fût la cause de cette diminution de fièvre, un instinct secret, une joie indéfinissable semblait avertir Clotilde du succès de ses prières, et, ne pouvant contenir les transports de sa reconnaissance, elle tomba à genoux et fondit en larmes.

Un mouvement d’Adalbert lui fit craindre de l’avoir réveillé, elle se relève aussitôt, se rassied, et feint d’être endormie. En effet, il avait les yeux entr’ouverts et se trouvait dans cet état de somnolence, suite assez ordinaire de l’effet de l’opium, et dans lequel on croit rêver ce qu’on voit.

En renversant sa tête sur le dos de son fauteuil, Clotilde sentit glisser son voile de chaque côté de sa guimpe, ainsi son visage restait à découvert ; tenter de ramener le voile sur son front, c’était prouver qu’elle ne dormait point, c’était risquer de troubler le calme qu’éprouvait le malade et l’empêcher de retomber dans son assoupissement ; elle resta immobile et tellement maîtresse d’elle-même, que nulle marque d’émotion ne la trahit lorsqu’elle entendit ces mots incohérents sortir de la bouche d’Adalbert :

— Est-il bien vrai ?… est-ce elle ?… est-ce son ombre qui vient me chercher ?… Attends-moi… je te suis… suspends ta… malédiction… va, je suis… trop puni… je ne veux pas mourir… sans… emporter… ton… pardon… viens…

Et le pauvre malade faisait de vains efforts pour se soulever et pour se traîner aux pieds de Clotilde. Saisie d’effroi à la vue de ce transport et redoutant de l’accroître en se faisant reconnaître, Clotilde appelle du secours, et profite de l’empressement de Sosthène et du docteur à se rendre près d’Adalbert, pour se soustraire à leurs regards et aller se réfugier dans le salon. Là, elle se livre à un désespoir qui tient du remords.

— C’est moi qui le tue, disait-elle, moi, qui donnerais cent fois ma vie pour le sauver ! comment n’ai-je pas prévu que cette apparition lui rendrait son délire… qu’en me voyant là, près de lui, à ses derniers moments, il se croirait poursuivi par un démon vengeur, que je ne pouvais plus être, à ses yeux, que l’instrument de la colère divine ! Ô fatale imprudence !… maudite curiosité !…

— Silence ! dit Sosthène en ouvrant doucement la porte, il est endormi, son pouls est moins agité, et le docteur attend beaucoup de l’effet de ce calme. Mais, de peur qu’il ne soit troublé par aucun bruit, il ne veut pas que personne reste dans ce salon, il dit qu’on entend, de la chambre à coucher, tout ce qui s’y fait et s’y dit.

Alors, Clotilde se leva pour se conformer à l’ordre du docteur.

Le jour commençait à poindre, il fallait traverser la ville pour se rendre au couvent, elle demanda par quel chemin elle devait prendre, et cela, d’un air si craintif, si embarrassé, que le domestique auquel elle s’adressa, voyant bien qu’elle n’avait pas l’habitude de se trouver dans les rues à pareille heure, s’offrit pour la reconduire aux Dames de la Miséricorde. Madame des Bruyères accepta avec empressement, heureuse de quitter l’hôtel de l’Ambassade de France, en emportant une lueur d’espoir.



XXI


Arrivée au couvent, Clotilde, qui s’était munie de quelques pièces d’or au moment d’entreprendre son pèlerinage nocturne, en donna une à son conducteur pour le payer de sa peine, sans penser que cet excès de générosité pourrait sembler étrange de la part d’une pauvre religieuse. Elle trouva la mère Santa-Valentina déjà levée et prête à la reconduire.

— Pourquoi ne m’avoir pas attendue ? dit-elle, il était convenu que j’irais vous prendre à sept heures dans la voiture du cardinal, et que je vous ramènerais chez vous, sans nul mystère, comme ayant passé la nuit ici, près d’une sœur malade… qu’est-il donc survenu ?

Clotilde raconta à la supérieure comment elle s’était vue forcée d’abandonner son rôle, et le dangereux effet qu’avait produit sa présence ; heureusement, ajouta-t-elle, je ne lui suis apparue qu’un instant, comme un songe, dont il a sans doute déjà perdu le souvenir ; mais, au trouble qu’il a ressenti, à l’état de spasmes où il est retombé, j’ai trop bien compris que mon aspect lui était odieux, mortel peut-être, et je n’ai plus pensé qu’à m’éloigner de lui. Quelle triste épreuve, ô ma mère ! j’en reviens le cœur brisé, car, lors même que le ciel accorderait sa vie à mes prières, je ne serai jamais pour lui qu’un objet de remords ; une autre aura sa reconnaissance, son amour !… et je verrais tant d’ingratitude sans en mourir !… oh ! non, Dieu aura pitié de mes souffrances, j’y succomberai.

La supérieure employa toute l’éloquence de la religion pour calmer ces plaintes, hélas ! trop légitimes ; puis, démontrant à Clotilde la nécessité de laisser ignorer la démarche qui lui avait si mal réussi, elle la ramena chez elle, ce qui dissipa naturellement tous les soupçons qu’aurait pu faire naître son absence nocturne.

La comtesse reprit son existence de la veille comme si rien ne l’avait troublée, elle y ajouta seulement la politesse d’envoyer demander, en son nom, des nouvelles du comte de Bois-Verdun, bien que Sosthène fût venu lui en donner, selon son habitude.

— Notre pauvre malade, dit-il en entrant, a passé une nuit fort orageuse, mais le sommeil du matin a produit un bienfait merveilleux, Corona en attendait la fin de toutes nos inquiétudes lorsque, tout à l’heure, en me voyant, Adalbert a été repris du délire.

— Et, dans ce délire, que dit-il ? demanda imprudemment Clotilde.

— Il parle d’un être imaginaire qu’il a entrevu, qu’il veut revoir… qui l’attend dans le ciel ; il affirme que cette femme lui est apparue, la nuit dernière, sous les habits de la sœur de charité qui l’a veillé, il mêle à tout cela les mots d’abandon, d’infortuné, de remords ; il veut se punir, se tuer, enfin, il extravague, et ce retour au délire renverse toutes nos espérances.

— Quoi ! dit Clotilde avec l’accent de la terreur, vous pensez que cette vision ?…

— Est l’enfant de sa fièvre, interrompit Sosthène ; mais le docteur ne sait à quoi attribuer cette recrudescence, il s’obstine à la croire provoquée par quelque incident que nous ignorons et qu’il maudit de tout son cœur ; aussi est-il résolu à ne plus quitter Adalbert tant qu’il ne le verra pas moins agité. Je retourne près d’eux, là j’attendrai le moment qui doit m’accabler de douleur ou de joie ; faites des vœux pour que nulle peine ne vienne empoisonner le bonheur que je trouve à vous adorer.

Alors Sosthène baisa la main de madame des Bruyères, et sortit sans s’apercevoir qu’il la laissait plus morte que vivante.

Le même soir, après une crise bienfaisante, M. de Bois-Verdun fut déclaré par Corona hors de danger. L’âge du malade, sa bonne constitution lui assuraient une convalescence rapide ; ses amis en témoignèrent une joie extrême et voulurent la fêter. Le duc de Tourbelles s’offrit pour lui donner un dîner antique dans la maison de Salluste à Pompéi. Il fallut tout le crédit de l’ambassadeur de France pour en obtenir la permission. Dès qu’il l’eut, Sosthène courut en prévenir son ami.

— La cour de Naples, dit-il, y a mis beaucoup de bonne grâce, seulement la reine exige que les convives, maîtres et gens, soient vêtus en costumes romains, et que l’on imite le mieux possible un des festins qui se sont donnés à l’ombre de ces colonnes du temps de Salluste. L’époque du carnaval, qui touche à sa fin, rend cette mascarade fort simple, et nous comptons sur toi pour nous seconder dans ce projet.

— Je ne suis pas encore très-vaillant, dit Adalbert en témoignant le désir de ne pas faire partie des convives.

Alors Sosthène lui prouva qu’il ne pouvait refuser un dîner donné en son honneur.

— Cette réunion de l’antique société de Rome, dans les ruines de Pompéi, doit être piquante, ajouta-t-il, et mon père ne te pardonnerait pas d’y manquer. Nous venons de faire la liste des convives, ils seront peu nombreux, mais tous parés de noms célèbres. La reine, désirant les voir et jouir du spectacle de ce banquet renouvelé des anciens, nous avons décidé, pour en doubler l’illusion, que les curieux ne seraient admis à le voir qu’autant qu’ils consentiraient à revêtir la tunique romaine. Ce sera charmant, le sort disposera des rôles, et j’espère bien qu’il m’en réserve un propice à mon amour. Cher Adalbert, soigne-toi bien pour être fêté dignement ce jour-là ; ne sois ni malade, ni triste par égard pour mon bonheur !

— Sois tranquille, il m’est trop cher pour lui nuire, répondit M. de Bois-Verdun avec ironie.

Et Sosthène alla porter à son père l’assurance de voir Adalbert accepter le rôle que le hasard lui destinait dans la mascarade historique.

Un plaisir nouveau dans un monde blasé sur tous ceux que la richesse et la vanité lui prodiguent, doit nécessairement y produire beaucoup d’effet ; aussi toute la ville de Naples s’occupa-t-elle du choix des personnes qui assisteraient au festin de Salluste. Chacun des invités, soit acteur ou témoin, voulant adopter le costume qui conviendrait le mieux à son âge, sa figure et son caractère, consulta M. Fresneval, qui, en qualité de jeune antiquaire, devait les guider mieux qu’un autre. Sosthène les y invita par son exemple. Il pensa que c’était un moyen d’éprouver les sentiments généreux ou désintéressés du savant Édouard ; car ce serait par trop d’héroïsme que de se refuser le plaisir d’accoutrer son rival d’une manière ridicule lorsqu’il vient de lui-même vous en offrir l’occasion.

M. de Tourbelles ignorait à quel point une passion sans espoir rend dédaigneux des petites ruses de l’amour-propre ; il s’étonna de recevoir de M. Fresneval, le lendemain même du jour où il le lui avait demandé, un dessin des plus gracieux et fait avec tout le soin possible ; c’était celui du costume que portait Talma dans Brutus, il se faisait remarquer par son austère simplicité et par sa coquetterie à faire valoir les avantages personnels de celui qui s’en vêtirait.

Réclamer d’Édouard un tel service, c’était le charger de tous les soins à prendre pour faire de ce diner la parodie exacte d’un repas antique ; c’était s’obliger à se mettre au nombre des convives ; aussi fut-il un des premiers invités.

On convint que chacun se soumettrait sans murmurer au rôle qui lui serait assigné par le sort ; mais, lorsqu’à une soirée chez le duc, on vit échoir celui de Jules-César à M. de Bois-Verdun, celui de Lucullus au prince de T***, le plus riche et le plus gourmand des seigneurs de Naples, celui de Salluste à Sosthène, chargé par son père de faire les honneurs du festin, on eut peine à ne pas soupçonner la loyauté de l’ambassadeur, cependant personne n’osa en faire tout haut l’observation. Sosthène pria les futurs convives de ne faire aucune allusion ni flatteuse, ni critique des talents et des défauts du célèbre historien, à son mérite et à ses défauts personnels ; chacun réclama pour lui la même faveur, et le duc avec plus d’instance que tout autre.

— Car il me serait fort pénible, dit-il, si la chance me donne le rôle de Brutus, de penser tout le temps du dîner à l’obligation d’assassiner mon cher Adalbert.

— Le sort vous en dispense, mon père, dit Sosthène en lisant le nom du consul Pison qui venait de sortir de l’urne en même temps que celui du duc de Tourbelles, mais il faut suspendre le tirage jusqu’à l’arrivée de madame des Bruyères, elle pourrait nous accuser de fraude, surtout si elle doit représenter la plus belle femme de l’ancienne Rome.

Il avait à peine achevé ces mots qu’on annonça la comtesse. Chacun remarqua l’élégance de sa parure. C’était la première fois qu’elle se trouvait avec Adalbert depuis la nuit où elle l’avait tenu mourant dans ses bras et, bien qu’elle fût préparée à cette rencontre, elle se sentit prête à s’évanouir ; mais sa fierté la soutint ; mourir plutôt que de laisser soupçonner sa faiblesse, mourir avec son secret était l’unique vœu de son âme. Heureusement pour elle, le tirage des autres noms captivait l’attention générale. Voici dans quel ordre ils sortirent :

TÉRENCIA (femme de Salluste) La princesse Ercolante.

BRUTUS. Lord Needman.

SERVILIE. (mère de Brutus, sœur de Caton d’Utique) La duchesse de Monterosso.

CASSIUS. Édouard Fresneval.

PORCIA (femme de Brutus). La marquise d’Almédarès.

ANTOINE. Le chevalier d’Isolabella.

Ce dernier, jeune négociant de Naples, dont la taille élancée et le noble visage convenaient très-bien à l’idée qu’on se fait du bel amant de Cléopâtre.

On attendait avec impatience le nom de la dame romaine qui allait échoir à madame des Bruyères, lorsque M. de Tourbelles proclama celui de… Calpurnie.

Une exclamation se fit entendre, et tous les regards se tournèrent vers un coin retiré du salon, où se trouvait M. de Bois-Verdun. Mais Adalbert, rendu par l’attention qui se portait sur lui au calme qu’il voulait montrer, n’eut pas l’air de s’apercevoir de l’effet produit par l’exclamation qu’il n’avait pu retenir au moment où Clotilde était désignée pour être la femme de César.

Ainsi, le hasard lui rendait sa place près de lui ; elle allait être encore un jour aux yeux de tous son épouse légitime, sa compagne chérie, il lui faudrait la protéger, l’aimer tout haut. Cette idée le troublait beaucoup, et celle du dépit qu’éprouverait Clotilde de cette malice du sort, ne lui était pas moins pénible.

— C’est dommage, pensait-il, cette charmante fête l’aurait amusée, elle paraissait y prendre un vif intérêt. C’est tout simple, elle est belle, et le plaisir de se faire admirer du bavard Sosthène sous le costume dessiné par son esclave muet. Cette coquetterie à double détente, qui ne pouvait manquer d’atteindre ses victimes, la petite ruse d’employer les talents de l’un à l’embellir aux yeux de l’autre, lui souriait d’avance ; et, bien que cette réunion ne soit en réalité qu’une soirée de carnaval, une vraie mascarade, la pensée d’y jouer le rôle de ma femme, de cette Calpurnie qui aurait sauvé Jules-César s’il avait cru aux songes de cette veuve qui l’a tant pleuré, va sensiblement la gêner… je devrais peut-être lui épargner cet ennui, en me récusant, comme indigne de tant d’honneur ? Oui, je le devrais.

L’idée pouvait être généreuse, mais le dépit d’un mari ne le rend guère susceptible de charité, et puis, à défaut de mieux, on préfère donner de l’humeur aux gens qui intéressent à ne leur rien inspirer du tout. Alors, mettant son véritable projet à la place de ce qu’il croyait convenable de faire, Adalbert chercha à se justifier vis-à-vis de lui-même.

Eh ! pourquoi, pensa-t-il, me saurait-elle mauvais gré de jouer le rôle de son mari devant toutes personnes qui ne savent pas mes droits à ce triste emploi ? En n’acceptant pas ma proposition de quitter l’ambassade, de m’éloigner d’elle, de la laisser libre de vivre loin de moi où il lui plaira, elle a accepté tous les inconvénients de notre position. Celui-ci n’était pas à prévoir, j’en conviens, mais moi aussi, j’en supporte tous les jours de plus désagréables encore à commencer par les confidences de ses adorateurs. N’est-il pas bien divertissant de suivre pas à pas la marche des passions qu’elle excite, des espérances qu’elle donne ? elle peut bien se résigner à passer un moment, et sans danger, pour ce qu’elle est réellement, quand je me donne tant de peine chaque jour pour empêcher qu’on ne le devine.

Enfin de bonnes en mauvaises raisons, Adalbert arriva à se prouver qu’il était de son devoir de faire ce qu’il désirait. Résultat assez ordinaire des méditations d’un jeune philosophe.

Il saisit cette occasion pour se mettre en rapport avec M. Fresneval, dont le caractère fier et discret, lui inspirait une curiosité malveillante qu’il voulait satisfaire. Pour arriver à ce but, il se décida à se faire écrire chez Édouard avant d’aller l’aider à choisir son costume ; car M. de Bois-Verdun était de ces hommes chez lesquels l’éducation domine les sentiments, et que la haine la plus féroce n’empêche pas d’être polis avec leurs ennemis. Il n’en faut rien conclure contre l’énergie de ses passions ; il en est du savoir-vivre chez les hommes distingués, comme de la pudeur chez les femmes qui se tuent ; en s’inquiétant, pour dernière pensée, de tomber morte décemment, elles n’en ont pas moins eu le courage de préférer l’honneur à la vie.



XXII


M. Fresneval, flatté de la démarche du comte et se doutant qu’elle avait dû lui coûter beaucoup, voulut y répondre par une politesse non moins marquante ; il se rendit chez le marquis de Tourbelles pour mettre son faible talent de dessinateur érudit à la disposition de toute l’ambassade. Chacun en profita pour le conjurer de ne pas le rendre trop ridicule, et même de faire valoir le peu d’avantages qu’il avait reçus du ciel ; car, tout en paraissant s’immoler de la meilleure grâce, ces messieurs ne manquaient pas de coquetterie. C’est, dit-on, la maladie des grands hommes, et Napoléon, lui-même, aimait à laisser admirer sa belle main.

Dans cette espèce de répétition, Sosthène demandait une tunique qui couvrît bien ses épaules, dont les contours lui semblaient un peu aigus.

Adalbert laissait voir complaisamment son bras, qui était d’une beauté remarquable ; son cou, digne support de sa belle tête, et dans l’essai qu’on fit des costumes commandés, on décida qu’il était, de tous les déguisés, celui qui représenterait le mieux un lion de l’ancienne Rome.

— C’est dommage que vous soyez trop jeune, lui disait Édouard, Jules-César était plus vieux que vous, Monsieur, lorsque Salluste lui donnait à dîner.

— Et il n’avait pas une si belle femme, interrompit Sosthène en voyant entrer Clotilde, vêtue à l’antique.

En effet, les traits si corrects, l’expression noble de son visage, sa riche taille, son attitude, sa démarche, tout en elle rappelait un de ces camées admirables qui nous ont transmis les costumes et les usages des dames romaines.

Son apparition fut, pour Adalbert, un vrai coup de théâtre, car il était encore incertain du parti qu’elle prendrait, et il comprit sans peine comment l’embarras de se trouver un instant aussi intimement liée à lui, avait cédé au désir de se montrer si belle.

La princesse Ercolante arriva couverte de toutes les perles de l’orient et de tuniques brodées en or, qui protestaient contre les lois somptuaires. Elle seule avait voulu présider au choix de ses vêtements antiques, s’imaginant qu’une princesse sicilienne en devait savoir plus, en fait de parure et d’élégance romaine, qu’un Français sans titre.

L’ambassadeur reçut de sincères compliments sur sa tenue sévère et la manière imposante dont il représentait le sénateur Pison ; chacun reçut sa part de compliments sur l’illusion qu’il produisait, grâce à l’exactitude et au bon goût qui caractérisaient les dessins de M. Fresneval ; mais celui, de tous ses Romains, qui obtint le plus de succès, il faut en convenir, ce fut lord Needman, il portait le même costume que Talma dans Manlius, c’est-à-dire qu’il en avait le moins possible, et que cette simplicité antique, jointe à un fond de tenue anglaise, inaltérable chez un vrai gentleman, en faisait le personnage le plus grotesque, pourtant, il était grand, bien fait, porteur d’un visage régulier, calme, froid et illisible, comme disait une femme d’esprit en parlant de celui de M. Talleyrand ; on ne s’expliquait pas comment tant de détails parfaits en eux-mêmes formaient un tout si ridicule, et l’on profitait, sans nul scrupule, du plaisir de louer de bonne foi chacun de ces avantages incontestables, en riant tout bas du Junius Brutus anglais.

— Eh bien ! vous ne me faites pas de compliments sur mon costume ? dit la princesse Ercolante en passant près d’Adalbert.

— Il n’est vraiment que trop beau, répondit-il en souriant avec malice ; mais son intention critique ne fut même pas soupçonnée, et la princesse s’en serait réjouie comme d’une flatterie, si la femme qui aime, si peu fine qu’elle soit, pouvait se tromper sur ce qu’elle inspire. Les soins que lui rendait M. de Bois-Verdun auraient dû la rassurer sur l’inquiétude incessante qui la tourmentait, d’abord parce qu’il ne cherchait à plaire à aucune femme, puis qu’il n’adressait jamais la parole à madame des Bruyères ; mais la princesse, née dans un pays où l’impossibilité de contraindre ses passions dispense d’aucun effort pour les cacher, loin de savoir gré à Adalbert de la réserve qu’il mettait dans ses soins, lui en faisait un crime. Tant de raison ne pouvait s’allier qu’à très-peu d’amour, prétendait-elle ; et partant de là, pour se livrer à toutes les agitations d’une jalousie sans cause, elle avait souvent le tort de lui adresser, en plein salon, des reproches fort embarrassants à écouter devant témoins.

Ce jour-là, se voyant la plus brillante de toutes, elle se crut la plus jolie, et elle traita madame des Bruyères avec une sorte de protection qui fit sourire Sosthène et son ami ; malheureusement, ce sourire n’échappa point à la princesse et la rendit à tous les soupçons qui troublaient son esprit, sans se rendre compte de ce qu’elle éprouvait de peine à la vue de Clotilde, sans se demander si l’admiration qu’Adalbert semblait avoir pour la comtesse, n’était pas l’effet de sa complaisante amitié pour Sosthène.

— Il aime cette femme, pensa-t-elle… cette femme… qu’adore son ami ; dont Sosthène est aimé… cette femme qui le dédaigne… Il espère la séduire, la rendre parjure… infâme !… Ah ! si j’en étais certaine !…

Et la princesse porta machinalement la main à l’endroit de sa ceinture, qui recouvrait d’ordinaire un de ces jolis stylets en forme de flacon gothique, dont la mode n’est pas encore perdue en Italie.



XXIII


On se trompe souvent sur ce qu’on espère, et rarement sur ce qu’on craint ; mais comment se nier l’évidence ? comment s’affermir dans une croyance que tout dément ? L’observation alors combat l’instinct, et sans en triompher complétement, le réduit au silence. C’est ce qui calma momentanément la colère jalouse de la princesse Ercolante. La conduite si également insignifiante de Clotilde et d’Adalbert, leurs manières si froides, leur politesse réciproque si peu affectueuse, ne permettaient pas de supposer la moindre intimité entre eux.

Une circonstance particulière vint encore ajouter aux sentiments amers qu’Adalbert nourrissait contre Clotilde, et contribuer à maintenir l’illusion de la princesse en dépit de ses avertissements secrets. En réclamant le zèle et les talents de M. Fresneval, pour donner à son repas antique toute la vérité et l’éclat possible, l’ambassadeur de France avait nécessairement établi de fréquents rapports entre Édouard et les personnes attachées à l’ambassade. Or, on ne pouvait le voir souvent sans être frappé de son caractère à la fois digne et modeste, de son esprit fin, gracieux, bien qu’un peu grave, et particulièrement de ses manières distinguées qui dénotaient l’éducation d’un homme destiné à vivre dans le monde et à y occuper une place supérieure à celle qu’il remplissait. Cependant, il s’appliquait avant tout à paraître jaloux de conserver le titre de gérant des propriétés de la comtesse des Bruyères, bien moins pour les profits pécuniers attachés à la gestion, que pour le bonheur d’être utile à l’objet de son culte ; mais en dépit de ses soins à prouver qu’il avait besoin de son emploi pour vivre, Adalbert avait surpris de certaines générosités de la part d’Édouard, de certaines dépenses qui, sans être fastueuses, ne viennent jamais à l’idée des gens que leur modique revenu force à l’économie, il en conclut que l’amour seul le réduisait à l’état subalterne qu’il exerçait, et qu’il préférait son humble condition chez madame des Bruyères, au plaisir de vivre plus confortablement dans le monde. La beauté, l’esprit de Clotilde, rendaient cette supposition très-probable, et ce n’est pas cela qui tourmentait Adalbert, il lui importait seulement de savoir si la comtesse ignorait la ruse de M. Fresneval, ou bien si elle la tolérait.

Dans cette pénible incertitude, il résolut de se servir de la jalousie de Sosthène pour éclairer la sienne ; il lui fit part de sa remarque, de ses soupçons, et comme les amoureux adoptent facilement les bonnes ou mauvaises raisons qu’on leur donne de s’alarmer, M. de Tourbelles se promit d’exercer une telle surveillance sur les moindres actions d’Édouard et de Clotilde, qu’il saurait bientôt si elle était sa dupe ou sa complice.

La mascarade romaine devait lui faciliter les moyens de se convaincre, par les fréquentes occasions qu’il allait avoir de les rencontrer ensemble. Cet incident jeté à travers une partie de plaisir en redoubla l’intérêt, et la plupart des invités étaient loin de se douter des événements dramatiques qui pouvaient résulter de cette innocente fête.

Le lundi-gras arrivé, plusieurs chars construits et drapés à l’antique, traînes par de beaux chevaux à tous crins, et conduits par un bras vigoureux à peine couvert des plis d’une toge, vinrent s’arrêter à la porte de la brillante Térencia, de la belle Calpurnie et des autres dames romaines destinées au banquet de Pompéi. Il devait commencer à sept heures, à la tombée du jour.

Une de ces nuits que le ciel réserve au printemps de Naples[2], éclairait le cortége, au point de rendre inutiles les torches enflammées que portaient les esclaves. La lune semblait s’être rapprochée de la terre pour mieux voir ce peuple qui l’avait adorée jadis ; un grand nombre de Napolitains, désirant jouir de la vue de cette fête curieuse, s’étaient résignés au déguisement exigé et ajoutaient beaucoup à l’illusion ; c’était la nouvelle de Naples, chacun venait reconnaître son parent, son ami sous la toge, dans le vrai costume de son aïeul. En voyant passer ces chars entourés d’une troupe de Romains qui se disputaient l’honneur de les précéder ou de les suivre, on pouvait se croire au temps où Salluste réunissait à Pompéi ses illustres amis.

Grâce aux soins intelligents de M. Fresneval, la maison du célèbre historien complétait le prestige. Le triclinium, autrement dit la salle à manger, n’étant pas assez grand pour contenir la table du festin, les convives et leurs spectateurs, on avait disposé à cet effet l’atrium, espèce de forum intérieur où les anciens recevaient leurs hôtes en plein air. L’intervalle des colonnes qui entoure ce cavedium, était rempli par des draperies écarlates suspendues à des patères en bronze. Une petite forêt d’orangers ayant bravé l’hiver fictif de Naples, embaumaient le péristyle de leurs fleurs hâtives, en réjouissant les yeux par leurs fruits d’or.

Mais tout en s’astreignant le plus possible aux recherches d’une imitation pédante, on s’était révolté contre certains usages romains ennemis du plaisir, tel que celui qui excluait les femmes des grands festins, à cause de la manière dont les hommes se plaçaient sur les lits pour prendre leur repas. De plus, on avait décidé la suppression des lits remplacés par des chaises de forme antique, telles que les bas-reliefs nous en ont transmis les modèles.

Une belle table carrée en bois de cèdre, à pieds d’ivoire, attendait les convives, déjà couverte d’un premier service composé d’une sargue[3] entourée d’huîtres, de hérissons de mer, d’olives, d’œufs et d’autres mets plus propres à exciter l’appétit qu’à le satisfaire[4]. On commença par tirer au sort le roi du festin. Le hasard, ou plutôt l’adresse des serviteurs, donna ce titre au sénateur Pison. Salluste, en le mettant à la place d’honneur, désigna la duchesse de Monterosso et la princesse Ercolante, pour être à côté du roi de la fête, se réservant le plaisir de se placer entre l’austère Servilie et la belle Calpurnie.

La présence du sénateur Pison chez Salluste prouvait leur réconciliation ; mais le temps des folies du jeune historien et des rigueurs du Sénat envers lui était passé, et puis, dans ce siècle-là comme dans le nôtre, on pardonnait beaucoup de choses aux gouverneurs de provinces conquises qui revenaient de leurs missions lointaines avec assez d’argent pour étaler un grand luxe et tenir une bonne maison.

Un jeune poète français, arrivé de la veille et présenté par Édouard à l’ambassadeur de France, avait été invité par lui au repas de Pompéi. Brutus devait l’amener, ainsi qu’il amena jadis le jeune Horace en qualité de tribun à son armée, et comme le talent et les goûts de M. Alfred de*** lui donnaient des droits à porter ce beau nom du poëte romain, on le lui prêta d’un commun accord[5].

L’admission d’un homme jeune, agréable, spirituel, dans une société quelconque, y fait toujours plusieurs mécontents. Aussi, Alfred, accueilli avec toute la politesse habituelle aux gens comme il faut, ne fut-il reçu avec empressement et cordialité que par lord Needman ; cela tenait à un motif particulier qu’on était loin de soupçonner. Jaloux de jouer Junius-Brutus avec tout ce que l’érudition pouvait fournir à la vérité du personnage, Mylord s’était donné la peine d’apprendre par cœur tout le rôle de Brutus dans la tragédie de la Mort de César, par Voltaire, et il se flattait que les vers du philosophe français, ornés de sa déclamation anglaise, seraient doublement appréciés par un auteur. Tout autre aurait été arrêté dans ce projet par la difficulté d’amener à propos les citations, surtout les tirades républicaines, embarrassantes à réciter devant Jules César ; mais lord Needman, autorisé par les conversations rimées de César avec son assassin, et par ces vers :

     « Je déteste César avec le nom de roi ;
     » Mais César citoyen serait un Dieu pour moi. »

se promettait le plus grand succès dans son application à faire parler Brutus par la voix de Voltaire.

Ce succès, il l’obtint : car il n’y avait pas moyen de résister au comique de cette déclamation, à la fois brève, saccadée et ampoulée, dont les imitations de Levassor peuvent seules donner une idée. Il fallait en rire en dépit de toutes ses préoccupations. Ce qui ajoutait au burlesque de la situation, était le soin que chacun prenait d’interrompre ses éclats moqueurs par des éloges fanatiques sur la diction du lord et sur le génie qui l’avait inspiré dans le choix de ce rôle.

La gaieté des convives ayant gagné les spectateurs, on fit des libations générales en l’honneur de l’Apollon britannique. À mesure que les esclaves apportaient les plats, l’architriclin[6] les plaçait avec symétrie sur la table, réservant toutefois une grande place au milieu, que devait occuper le sanglier classique. En effet, on vit bientôt arriver quatre esclaves, porteurs d’une grande civière, sur laquelle reposait majestueusement un sanglier, rappelant celui d’Érymanthe, couronné de lauriers, et ayant suspendus à ses longues défenses deux petits paniers remplis de dattes.

— Vous offrirai-je de ce sanglier à la troyenne ? dit Salluste ; il tire son nom de sa ressemblance avec le cheval de Troye, et vous allez voir s’il en est digne.

Alors, l’esclave tranchant commença à découper en cadence l’énorme sanglier ; il tira d’abord de ses entrailles un chevreuil ; dans celui-ci était un lièvre qui renfermait un faisan, et ainsi de suite jusqu’à un rossignol. Cet oiseau, mis sur un plat d’argent, fut présenté à Calpurnie comme le morceau d’honneur, ce qui choqua visiblement la jalouse Térencia et fit sourire le grand Jules César, moitié par dépit, moitié par amour-propre, car il était censé avoir sa part dans cette marque de distinction. Il n’était pas moins sensible à toutes celles qu’obtenait Clotilde. L’admiration des peuples du Midi est fort expansive, aussi, entendait-on les Romains, citoyens ou esclaves, s’extasier de tous côtés sur la beauté, la noble élégance de la femme de César. Entraîné par l’exemple de ces nombreux flatteurs, et craignant qu’on ne remarquât le silence qu’il gardait avec Calpurnie, Adalbert hasarda de lui adresser un compliment sur la grâce et l’exactitude de son costume, ajoutant qu’un semblable éloge de la part d’un mari avait bien peu de valeur ; mais qu’il n’avait pu résister à son admiration.

— Je reçois d’autant mieux cet éloge, répondit Clotilde, qu’il est entièrement dû au farouche talent de Cassius.

— C’est dommage, reprit sèchement Adalbert.

Et, se tournant aussitôt vers sa voisine, il affecta de ne pas écouter ce que disait sa femme des jolis dessins de M. Fresneval.

— Il faut qu’elle en ait la tête perdue, pensa-t-il, pour oser vanter ainsi ses talents à tous propos. C’est une manière fort maladroite de le recommander à la bienveillance des gens qui l’admettent avec grand’peine dans leur société ; car plus elle exalte les moyens de séduction, plus elle se compromet et le rend haïssable aux personnes qui ne sauraient lui pardonner de la déshonorer.

Malheureusement, une foule d’autres observations vinrent confirmer la pensée d’Adalbert. Encouragé par les questions de l’ambassadeur, par le désir que chacun avait d’imiter de son mieux le personnage qu’il représentait, ce qui forçait à avoir souvent recours à lui, Édouard laissait aller son esprit avec cette facilité piquante que donne l’envie de se faire écouter de la femme qu’on aime. Armé de son Plutarque, il en plaçait les discours, les anecdotes, les mots avec une adresse telle, qu’elle servait de modèle aux autres causeurs et qu’il en résultait une conversation très-divertissante, où les apologues, les citations, les flatteries, les épigrammes, inspiraient tour à tour l’intérêt ou la gaieté. Jamais le pauvre Édouard n’avait eu l’occasion de se montrer si aimable ; et la vérité oblige à dire que Clotilde semblait jouir de son succès. Adalbert en était visiblement contrarié et cherchait à le déconcerter par tous les moyens que la malice fournit ordinairement à l’envie ; il naissait de ce combat, assez bien motivé par les mauvais sentiments de Cassius pour César, un feu roulant d’injures polies, de plaisanteries ironiques, qui auraient pu devenir très-sérieuses, si les tirades voltairiennes de lord Needman n’étaient venues les interrompre, et réunir sur elles seules l’attention et la malignité de tous les convives.

— En vérité, ma chère Calpurnie, dit Servilie, j’admire votre sang-froid en écoutant ces discussions, moitié philosophiques, moitié républicaines, et dont le dénouement doit vous coûter si cher. Comment résistez-vous au besoin de défendre de tant de sottes accusations un héros aussi adorable que ce beau César. Ah ! il me semble que si le ciel m’accordait l’honneur d’être seulement vingt-quatre heures sa femme, j’en profiterais pour confondre tous ses ennemis, pour le soustraire à leurs coups, ou bien en mourir avec lui.

— Vingt-quatre heures ! répéta Clotilde stupéfaite et tremblante à l’idée que le hasard seul ne pouvait avoir fourni à Servilie un rapprochement aussi exact. Elle crut son secret trahi et lança sur Adalbert un regard de mépris et d’indignation, qui l’aurait accablé s’il n’eût été soutenu par le calme de sa conscience.

— Vingt-quatre heures ! dit à son tour Adalbert, c’en est assez pour voir le héros en robe de chambre et pour perdre toutes ses illusions sur lui. N’est-il pas vrai, Madame ?

Clotilde, un moment déconcertée par cette interpellation directe, hésita à répondre ; craignant de laisser soupçonner sa pensée, elle cherchait à la cacher sous quelque expression froide et dédaigneuse, lorsque Salluste, frappé de l’embarras qu’elle éprouvait, lui dit à voix basse :

— Allons, jouez mieux votre rôle ; dissimulez un peu votre malveillance pour ce pauvre Adalbert ; ne voyez en lui que l’immortel César, le vainqueur de tant de nations et de belles femmes ; songez que ce nom de Calpurnie vous oblige à l’aimer au moins jusqu’aux dernières libations du festin ; vous serez toujours libre de quitter votre tendresse conjugale avec cette tunique qui vous va si bien.

— Et si cette honnête passion survivait au déguisement ?

— Ah ! mon Dieu ! gardez-vous bien d’en faire seulement la plaisanterie, dit Sosthène avec effroi, la princesse vous tuerait.

— Vous croyez ? Ah ! ce serait amusant.

— Par grâce, n’en faites pas l’épreuve. Vous autres, charmantes Françaises, qui ne pensez qu’à plaire, vous ne sauriez prévoir jusqu’où peut aller la jalousie d’une Sicilienne. Élevée dans l’ignorance de tout ce qui captive l’esprit, rien ne la distrait de son amant ; et, tenez, dans ce moment même où Adalbert devine peut-être que nous parlons de lui, voyez de quel air elle le surveille, et comme elle supporte avec impatience l’attention qu’il nous donne. Elle ne lui pardonne pas de vous regarder si longtemps. Jugez si elle pouvait craindre qu’il vous vît des mêmes yeux que les miens.

— À la gloire de César ! s’écria le sénateur Pison en levant sa coupe d’or remplie de vin des Gaules.

Et les acclamations du peuple ayant répondu à cet appel, les cris de vive Jules César ! l’emportèrent sur la conversation des convives. Alors César se leva et témoigna sa reconnaissance dans un discours si éloquent, si bien semé d’idées ingénieuses, d’images poétiques, de termes précis et harmonieux, que l’on crut un moment entendre la parole entraînante, le génie persuasif du vainqueur de Pompéi. Il parla des présages qui menaçaient sa vie, des rêves de Calpurnie, des pleurs qu’il avait vu couler de ses beaux yeux endormis, des gémissements qu’elle avait poussés au milieu de ce sommeil léthargique où elle voyait César assassiné et mourant dans ses bras[7], il fit du désespoir de Calpurnie, de celui des Romains, une peinture admirable, et finit par conclure que l’honneur d’inspirer de tels pressentiments, de tels regrets, valait bien qu’on le payât de sa vie.



XXIV


Ramener à des idées sérieuses, à des sentiments touchants, des convives livrés à la gaieté et que le Brutus anglais maintenait dans un rire continuel, était une de ces victoires qui n’étonne pas moins celui qui la remporte que ceux qui l’applaudissent. Mais Adalbert en se laissant aller à l’émotion qui le dominait, à la pensée d’être chéri, d’être pleuré par Clotilde, était parvenu sans s’en apercevoir à faire passer dans l’âme de ses auditeurs une partie des sentiments qui l’agitaient ; déjà pour le plus grand nombre des assistants le marquis de Bois-Verdun avait disparu. César, le beau César, le conquérant, le civilisateur du monde, la terreur de l’ennemi, l’amour de ses soldats, le supplice des envieux, l’idéal des femmes, César seul était là avec tout le génie, toutes les séductions qui lui soumettaient les peuples et les rois, enfin, tel que la gloire l’a fait, tel que l’histoire le montre.

L’effet de cette évocation ne saurait se peindre ; voir naître tant d’impressions vives, nobles, tant d’enthousiasme du fond d’une mascarade, était une chose si imprévue, que ceux mêmes qui en étaient témoins ne se l’expliquaient pas. Mais comme le beau agit en dépit du raisonnement, ainsi que le vrai en dépit des apparences, les convives, les spectateurs, transportés par enchantement dans l’époque où l’éloquence plaçait un orateur au rang des dieux, couvrirent d’applaudissements le discours de César et lui décernèrent à l’unanimité les honneurs du triomphe.

Cassius seul gardait, au milieu de ces acclamations délirantes, un silence menaçant. Car Brutus, entraîné par l’admiration générale, avait oublié son rôle d’assassin, et se répandait en éloges plus ou moins burlesques sur le talent de M. de Bois-Verdun à imiter un grand homme. Sosthène, jaloux malgré lui d’un succès qui plaçait si haut son ami dans l’opinion des assistants, voulut savoir si les préventions de Clotilde contre Adalbert n’étaient pas vaincues par ce succès. Il se pencha vers elle pour lui demander ce qu’elle pensait de cette improvisation ; n’obtenant aucune réponse, il leva les yeux sur ceux de Clotilde et en vit tomber de grosses larmes.

— Vous souffrez, s’écria-t-il avec inquiétude ; voulez-vous prendre l’air ?

— Non, je ne souffre pas, répondit en souriant Calpurnie, de l’air d’une personne qu’on réveille en sursaut.

— Mais vous pleurez ?

— Se peut-il ? dit-elle en portant vivement la main sur ses yeux et confuse de la sentir baignée des pleurs qui en coulaient à son insu.

— Quelle triste pensée vous occupait donc ?

— Je ne sais… Je rêvais… Toute à mes souvenirs… j’oubliais le présent. Mais ce rêve n’était pas douloureux, et je pleurais sans m’en douter quand vous m’avez tirée de ma léthargie.

Ces larmes répandues sans qu’elle s’en aperçût, n’avaient point échappé à l’observation passionnée d’Adalbert ; c’est à elles qu’il devait ses plus belles inspirations et ce délire éloquent qui, venant droit du cœur, arrive de même à ceux qu’on veut émouvoir. Que de fois à la vue de ces pleurs, espérant en être la cause, il s’était senti prêt à tomber aux genoux de Clotilde, à révéler publiquement ses torts envers elle pour en obtenir le pardon ; mais, aussitôt retenu par la crainte d’un éclat dont les suites pouvaient être funestes à Clotilde elle-même, il s’ordonnait le sacrifice de toutes ses espérances, le silence de toutes ses impulsions. L’orgueil aussi lui en donnait le courage. Si les accents plaintifs échappés de son âme, avaient simplement ouvert celle de Clotilde aux sentiments de pitié, de tendresse qu’un autre amour méritait ; s’il avait ému son cœur, exalté son imagination au profit d’un amant malheureux ; s’il avait servi d’interprète à un rival timide ; ah ! combien de résolutions énergiques, féroces mêmes, puisait-il dans ce soupçon.

L’espoir de l’éclaircir tenait ses regards fixés sur la comtesse. C’était la livrer au ressentiment de la princesse Ercolante ; quelque chose avertissait celle-ci que ce brillant succès d’Adalbert ne lui était pas dédié, qu’elle n’était pour rien dans son trouble, dans sa joie ; et de cette humble pensée à celle qu’une autre en avait l’honneur, il n’y avait pas d’intervalle. La princesse, subitement illuminée par les torches de la jalousie, lut dans le cœur d’Adalbert tout ce qui s’y passait, sans chercher même à comprendre d’où venait l’amour qui le dominait, ni comment les froideurs de Clotilde pouvaient l’inspirer. Elle les accusa tous deux de trahison ; et, nourrissant sa haine des moindres découvertes qui venaient confirmer ses soupçons, elle arriva à ce degré où la rage muette oppresse au point de suspendre la respiration. À sa place, une coquette se serait évanouie, d’abord par excès de souffrance, ensuite pour faire de l’effet et ramener sur elle une partie de l’intérêt usurpé par sa rivale. Mais la fière Sicilienne, trouvant dans sa passion même la force d’en supporter les tortures, rouvrit ses yeux presque aussitôt que la douleur les lui fermait ; et, ranimant ses esprits par toutes les visions de la vengeance, elle obtint d’elle le courage et la dissimulation propres à l’accomplir.

Un amant amoureux ne s’y serait pas trompé, il aurait deviné, au sourire diabolique de sa maîtresse, l’enfer qui régnait dans son cœur ; mais les infidèles ne regardent jamais en arrière. Le bonheur qu’ils ambitionnent les empêche de voir les tourments qu’ils causent, et c’est dans toute l’innocence de leur âme qu’ils joignent la barbarie à l’inconstance : Féroce comme un indifférent, a dit une femme d’esprit. En effet, on a plus d’un exemple des exploits vengeurs inspirés par cette férocité involontaire.

Pendant que la princesse choisissait parmi tous les coups que peut porter la jalousie, celui qui devait le mieux frapper le cœur d’Adalbert, lui, non moins préoccupé de l’intérêt que Clotilde semblait accorder à Édouard, choisissait parmi tous les piéges que la ruse peut tendre à la passion, celui où devait tomber infailliblement une âme sans défiance et dominée par un sentiment qu’elle n’osait s’avouer. Certain que Clotilde se défendrait mal de sa faiblesse si on l’en accusait franchement, sans lui laisser le temps de prévoir l’attaque, il pensait à se servir de l’amour de Sosthène pour provoquer entre eux une explication, une scène, une brouille même, qui le sortirait de son incertitude dévorante.

Quant à Édouard, passant tout à coup des enivrements d’un succès inaccoutumé, au désespoir d’une affreuse découverte, il ne voyait plus rien de ce qui se passait autour de lui, et n’entendait plus que la voix intérieure qui lui criait :

— Quoi ! ce sentiment que rien n’expliquait, cette profonde mélancolie dont nulle présence ne triomphait, ce culte mystérieux voué à une puissance inconnue, cette idole, ce rival occulte… c’était lui !… C’était le seul de nous tous qui ne fût pas à ses pieds… le seul qu’un autre amour sauvât de la séduction qu’elle exerce, qui lui soumet également le cœur, la raison, la vie de tous ceux qui la connaissent… Ah ! l’adoration du sauvage pour le soleil, du dévot pour la Vierge, le dévouement de l’esclave pour son maître, du martyre pour son Dieu, tout ce que le ciel a mis de noble dans le cœur de l’homme, ne pouvait rien sur cette âme de glace. Les froideurs, le dédain, ces armes dont elle se sert avec tant de succès, ces poignards tournés contre elle, devaient seuls la blesser ; et je resterais témoin d’une faiblesse aussi déshonorante pour moi que pour elle ? Je la verrais subir le supplice humiliant qu’elle m’impose ?… Non, dès demain je m’éloigne d’elle à jamais, je la laisse en proie au vautour qui va la dévorer… Mais avant de la livrer au malheur qui l’attend, elle saura ce qu’elle perd dans un amour sans exemple, qui ne demandait que la faveur de souffrir, de mourir pour l’objet de son culte ! d’un amour qui la voulait parfaite comme la divinité pour avoir le droit de l’adorer de même !

On ne se parle pas ainsi sans que le visage ne trahisse quelque peu les sentiments qui bouleversent le cœur ; et M. de Tourbelles, dont grâce aux inductions d’Adalbert, l’observation se portait particulièrement sur M. Fresneval, s’aperçut de l’état violent qu’Édouard s’efforçait de dissimuler, était-ce le trouble du dépit ou de l’espoir, de l’inquiétude ou de la reconnaissance ; voilà ce qu’il ne devinait point, et ce qu’il était résolu de savoir à tout prix.

Ainsi les convives dont on vantait les manières antiques, la grâce dans l’imitation, la malice enjouée et surtout la liberté d’esprit, étaient secrètement torturés par une idée plus ou moins douloureuse.

Pourtant, la fête s’animait de plus en plus. Les innocents, tels que Williams Brutus, Cechino Lucullus, s’épuisaient en frais d’érudition, pour prouver qu’ils savaient leurs rôles. Les malins, tels que Marc-Antoine, Pison, Cassius, suppliaient Salluste d’écrire l’histoire de ses convives, et, sans préciser l’époque qu’il devait choisir, prédisaient pour cette œuvre, légèrement critique, autant et plus de succès qu’en avaient obtenus la Conjuration de Catilina et la Guerre de Jugurtha.

— Pour être plus sûr d’intéresser et d’amuser, tu pourrais commencer par les aventures de ta femme, dit en riant le sénateur Pison à Salluste ; car en épousant la femme répudiée de son ennemi, on veut apprendre jusqu’à ses moindres défauts, jusqu’aux torts qu’il cache le mieux, et la vie de Térencia[8], si longtemps liée à celle de Cicéron, doit renfermer plus d’un mystère piquant ; quant à celle de César, ajouta-t-il en se tournant vers Calpurnie, il ne faut pas badiner ; car chacun sait qu’il n’est pas endurant et qu’il ne veut pas même qu’elle soit soupçonnée.

— Ce qui prouve plus d’orgueil que d’amour, dit Calpurnie en lançant un regard d’indignation à l’infidèle César. Je sais qu’il ne m’appartient pas de plaider la cause de cette pauvre Pompéia, à laquelle Calpurnie devait succéder ; mais la justice l’emporte, et toutes les gloires de César, depuis celles qui le font craindre jusqu’à celles qui le font aimer, sont obscurcies par sa conduite, sa barbarie envers sa première femme. La livrer aux accusations les plus flétrissantes, au mépris général, et cela sur un soupçon que lui-même ne partageait pas ; sur l’apparence d’une trahison dont sa jeunesse, la pureté de son âme devaient la rendre incapable. Faire d’un motif puéril la base d’un malheur éternel, le prétexte d’une injustice révoltante, réduire à l’abandon, à l’exil, la femme qu’il avait juré de protéger et de défendre, c’est un crime envers la famille, envers la société, un crime que la conquête du monde ne saurait absoudre.

— Ah ! mon Dieu ! la belle colère ! s’écria Salluste, frappé de l’animation qui brillait dans les yeux de Calpurnie et donnait à sa voix l’accent d’une fureur concentrée ; jamais l’on n’a mieux combattu pour l’opprimée, mais avant de condamner si rigoureusement l’oppresseur, il faudrait l’entendre.

Alors il s’adressa à César qui, tout en ayant l’air d’être fort occupé des agaceries de sa voisine, n’avait pas perdu un mot de la diatribe conjugale que sa femme, entraînée par un sentiment invincible, avait improvisée malgré elle, sans s’apercevoir que le masque de Calpurnie ne cachait plus assez les traits altérés de Clotilde. Étonné de le voir si calme, Salluste lui répéta les accusations foudroyantes dont on l’accablait, et lui demanda quels étaient ses moyens de défense.

— Ah ! vraiment, je n’en ai qu’un, répondit César, mais il suffit pleinement à ma justification.

— Tu nous le diras, j’espère, et tout de suite, car nous ne voulons pas te laisser le temps de le chercher ?

— Il ne le trouverait pas, dit Calpurnie du ton le plus amer.

— J’aimerais autant que vous eussiez la bonté de le deviner, reprit en souriant l’accusé ; mais je pense que le bonheur de la victime doit obtenir la grâce du bourreau.

Et se laissant aller, à l’exemple de Clotilde, au danger de l’apologue, il ajouta :

— On ne saurait plaindre la belle Pompéia, en la voyant si bien entourée d’hommages et d’adorations de tous genres, on doit même la féliciter de pouvoir recueillir tant de soupirs amoureux, sans avoir à craindre la jalousie d’un mari, et c’est sur sa bonne foi, sa franchise même, que je compte pour plaider en ma faveur ; comment me ferait-elle un crime de l’avoir rendue à la liberté dont elle use si bien !

Heureusement pour l’imprudent César, qui commençait à confondre son rôle avec sa situation, il fut interrompu par les instances réitérées que chacun adressait au jeune Horace pour en obtenir quelques vers, c’était à qui lui prouverait la nécessité de justifier son nom par un sacrifice aux allusions.

Alors, faisant remplir sa coupe d’un vin des Gaules rapporté par César, et s’inclinant avec toute la modestie d’un lauréat en herbe, il entama la première ode d’Horace ; mais les femmes s’écrièrent à la fois :

— À bas le pédant et vive le poëte ! qu’Horace nous parle dans la langue que tout le monde entend ici.

— J’obéis, reprit Alfred, sans paraître embarrassé de satisfaire à cet ordre, et il improvisa la traduction de l’ode : a Crispum Sallustium[9], en ajoutant celle des premières strophes de l’ode : à ses amis[10], et ces beaux vers philosophiques et bachiques furent traduits avec tant d’exactitude, avec tant de bonheur et d’harmonie, que Salluste, s’emparant d’une des couronnes de fleurs qui ornaient les flambeaux du festin, la posa sur la tête du jeune poëte. On le proclama l’Horace moderne, sauf à prouver plus de courage et autant de talent que son modèle. On but à sa future gloire, on l’autorisa à en réclamer un prix, et se fiant à sa discrétion on s’engagea d’avance à le lui accorder.

Alors, s’adressant à César, le jeune poëte lui demanda la permission d’embrasser la belle Calpurnie.

À cette proposition imprévue, Adalbert fit un mouvement involontaire qui pouvait s’interpréter par un refus ; mais, réprimant aussitôt sa première répulsion, il répondit :

— En votant avec vous la récompense due au poète que nous venons de couronner, j’ai abjuré tous les droits de César sur la belle Calpurnie ; c’est à elle à disposer de la faveur qui doit servir de prix.

Cette phrase n’était pas achevée, que déjà l’amoureux Horace, doublement enivré par l’éclat du festin, les vins de Chypre et de Lesbos, le bruit des applaudissements et surtout par le bonheur de les obtenir en présence de Clotilde, s’était précipité à ses genoux, et déposait sur son bras d’albâtre un baiser brûlant.

— Ah ! c’est ainsi, dit-elle un peu confuse, que vous attendez ma permission ?

— Vous ne me l’auriez pas donnée, répondit Alfred, et je vous ai épargné une mauvaise action. Ah ! ne vous en repentez pus ; qui sait ce que le souvenir de ce divin moment peut sur ma destinée !

Ces derniers mots d’Horace furent également désagréables à Salluste, à César et à Cassius. Le premier regretta d’avoir aidé au succès d’un nouveau rival, et l’autre se dit avec remords :

— Comment résisterait-elle à toutes les séductions où son indépendance la livre ? Grâce à moi, n’est-elle pas le but de toutes les ambitions de cœur, de tous les rêves de la vanité, de toutes les ruses de la fatuité ! Sur cet océan perfide qu’on appelle le monde, sans rames, sans pilote, pouvait-elle échapper au naufrage ? non, j’ai voulu sa perte, j’en dois subir l’affreux spectacle. Ce n’était pas assez de la voir adorée de mon ami, de la savoir journellement exposée aux aveux tacites de ce Fresneval, il faut que ce jeune poëte vienne encore essayer ses armes puissantes sur ce cœur sans défense ? Celui-là du moins offre plus de ressources : en qualité d’auteur il doit être facile à mécontenter, et je pourrai tirer parti de sa mauvaise humeur pour apaiser la mienne.

— Contraignez-vous donc mieux, dit la princesse à Adalbert ! On vous parle de tous côtés, vous ne répondez à personne, vous ne voyez que cette femme ; prenez-y garde, tant qu’elle vous résistera on vous pardonnera d’y faire attention, mais si jamais ses yeux s’arrêtaient sur tous ! si jamais elle…

— Ah ! que dites-vous ? s’écria Adalbert entrainé par le sentiment de joie que cette supposition faisait naître en lui.

— Il suffit, vous m’avez comprise, ajouta-t-elle d’un ton menaçant ; puis, s’efforçant de singer la gaieté, elle encouragea lord Needman à continuer son rôle.

— Je craignais de ne pas plaire à ces charmantes ladys qui aimé le beau César, répondit-il d’un air fin.

— Quoi ! parce que vous devez le tuer incessamment ? reprit la princesse ; oh ! que cela ne vous gêne pas ! Le plus bel homme du monde qui trahit ses serments, politiques ou autres, mérite la mort et ne m’inspire aucune pitié.

Fort de cette assurance, le Brutus anglais entonna de nouveau ses vers républicains, et toutes les préoccupations parurent céder au comique de sa déclamation étrange, de ses mouvements saccadés et de son républicanisme empesé.


XXV


Les esclaves chargés de remplir les divers services, souriaient malgré eux en voyant s’escrimer Brutus, que son costume romain n’empêchait pas de se livrer à ses habitudes anglaises : telles que de faire sans cesse le geste de relever sa cravate, d’accrocher ses deux pouces aux entournures de son gilet, et de planter son lorgnon dans la cavité de son œil, avec l’aide d’un froncement de sourcils qui lui donnait assez l’air d’un conspirateur, mais des plus modernes.

Salluste, ne pouvant modérer les rires excités par le monologue du Brutus de la tragédie, imagina de les éteindre sous le bruit des applaudissements. On comprit sa ruse charitable, et l’on demanda à grands cris le triomphe de l’éloquent républicain. On lui vota à l’unanimité une corbeille d’or destinée à parer l’autel de ses dieux Lares, où chacun déposa le fruit qu’il préférait.

Calpurnie y mit deux de ces belles grenades que l’Égypte fournissait à Rome, et qui portent le nom de Carthage ; on y joignit des châtaignes de Sicile, des noisettes d’Avellanum, l’abricot d’Arménie, les oranges de Lusitania, les poires dorées de la Crète, les rayons de miel du mont Hybla, ce rival du mont Hymète, et le tout fut couronné par des belles grappes de raisin de Calabre ; car toutes les richesses de ce luxe romain, qui bravait les lois somptuaires, avaient été évoquées pour représenter dignement un festin de Salluste, offert à Lucullus.

L’hommage de la corbeille et les libations qui l’accompagnèrent, eurent tout l’effet qu’en espérait Salluste. Ravi de se voir le héros du dessert, Brutus s’abandonna à toutes les joies du succès.

Plusieurs esclaves entrèrent chargés de ces grands vases de terre cuite, fabriqués à Samos, tous bouchés soigneusement avec de la poix, et garnis d’une étiquette qui indiquait le pays, l’année du Consulat sous laquelle le vin avait été récolté ; sur quelques-uns de ces vases, on lisait ; buvez, et sur d’autres : j’ai soif. À cette vue, Lucullus s’écria :

— Ô l’heureux siècle que le nôtre ! Romulus faisait aux dieux des libations de lait ; Numa défendit d’arroser de vin la cendre des morts, et pour obtenir la victoire dans une occasion importante, un général romain promit au maître des dieux, de verser sur ses autels quelques gouttes de ce vin qui coule à grands flots autour de nous[11] ; honorons le temps passé et jouissons du temps présent.

Jamais citation ne vint plus à propos ; aussi fût-elle vivement applaudie.

En ce moment, l’architriclin, suivi de plusieurs esclaves, vint avertir les convives que le théâtre était prêt à les recevoir. Dans ce haut fonctionnaire, Adalbert reconnut Ricardo et lut dans son regard qu’il avait quelque chose à lui apprendre, mais il fallait laisser terminer la fête.

Le plus petit et le mieux conservé des deux théâtres de Pompéi, l’Odéon, avait été choisi pour cette représentation, qui consistait en un acte de l’opéra des Horaces et le ballet des Sabines. La maison des danseuses, qui a gardé son air de fête par la variété, la grâce et la volupté de ses figures, ne laisse aucun doute sur l’existence des ballets dans cette époque.

L’aspect de ces gradins entièrement couverts de Romains et de Romaines, faisait une grande illusion ; l’on aurait voulu qu’un de ces anciens, si parfaitement représentés, s’évoquât tout à coup pour juger de la ressemblance.

Pendant le trajet qu’il fallut faire pour aller de la maison de Salluste au second théâtre, les mécontents murmurèrent, ils ne furent pas écoutés ; leur dépit s’en accrut.

— Vous ne pouvez plus feindre de l’ignorer, dit Sosthène à Clotilde en lui montrant Édouard, cet homme-là vous aime à en perdre la raison, et comme tout le monde le voit, excepté vous, on croira bien vite que cet amour vous plaît, et vous en subirez toutes les conséquences.

— Par grâce, répondait-elle, attendez avant de porter un jugement dont vous aurez à vous repentir, et surtout ne répandez pas un semblable bruit, qui me placerait dans une position très-pénible.

— Quoi ? parce qu’il faudrait l’éloigner de vous ? le grand mal !

— Pas un mot de plus à ce sujet, je vous conjure, reprit Clotilde ; ce n’est pas le moment d’en parler.

— Mais quand on n’a qu’une idée, de quoi voulez-vous qu’on parle ?

— De rien, répondit-elle brusquement en détournant la tête, et elle se trouva face à face avec Édouard, qui venait lui rappeler le nom des maisons devant lesquelles on passait et lui recommander la célèbre mosaïque du chien noir. Tout cela n’était qu’un prétexte aux yeux de Sosthène, pour entretenir la belle Calpurnie ; il aurait bien voulu confier d’un regard à son cher Adalbert l’ennui qu’il éprouvait ; mais son ami, en proie lui-même à des reproches jaloux, et tout occupé de chercher de mauvaises raisons pour les calmer, ne prenait part au supplice de Sosthène que pour son propre compte ; car l’amour d’Édouard lui était doublement odieux, il s’en trouvait à la fois blessé et humilié, et cela, autant par les éminentes qualités que par l’humble position du rival.

L’amphithéâtre, orné de draperies relevées par des patères de bronze, éclairé par des lampes antiques remplies d’huile parfumée, occupé par un public exactement semblable à celui de l’ancienne Rome, et gardé par des licteurs, offrait tout le prestige d’une illusion complète : on se croyait vraiment au temps de Salluste, et les spectateurs les plus érudits s’évertuaient à montrer leur science historique par des rapprochements plus ou moins ingénieux. Les femmes, surtout, s’épuisaient en sensibilité sur le sort réservé au beau César, et plaignait hautement Calpurnie : pleurer un tel mari, leur paraissait le plus grand des malheurs.

Enfin, les places réservées pour la société de Salluste étant remplies, le spectacle commença et captiva pendant quelque temps l’attention générale ; mais comme l’intérêt de la salle l’emportait de beaucoup sur l’intérêt de la scène, les conversations reprirent bientôt leur courant, et la médisance reprit ses droits. Le fier César avait derrière son gradin un groupe d’invités du pays, qui, ne se doutant pas de l’effet que pouvait produire leur bavardage, répétait de confiance la nouvelle du prochain mariage de la belle madame des Bruyères. Curieux de savoir à qui l’on mariait sa femme, Adalbert prêta l’oreille et entendit le dialogue suivant entre un seigneur florentin placé derrière lui et un gentilhomme français tout récemment arrivé à Naples.

Ce voyageur, nommé le baron de Grandménil, était un de ces Parisiens actifs, bien élevés, ignorants des grands intérêts qui bouleversent les nations et agitent la vie, mais très-savant dans la science du monde ; au courant de toutes les aventures, des moindres différends, des mariages, des naissances, des morts, des testaments, des nominations, des destitutions et même des voyages. Espèce de journaux ambulants assez complaisamment attendus dans les salons de Paris, et reçus avec une considération, une bonne grâce toutes proportionnées à l’importance de la nouvelle qu’ils apportent.

M. de Grandménil visitait en ce moment l’Italie, non pas poussé par la noble curiosité de voir tout ce qu’elle réunit d’admirable en beaux sites, en monuments, en objets d’art, non pas entraîné par le plaisir de se trouver au milieu de tant de choses et de noms célèbres ; mais uniquement parce qu’il regardait ce voyage classique comme un devoir imposé par l’usage aux gens de bonne compagnie, comme le dénoûment indispensable de l’éducation d’un homme comme il faut. En conséquence, temples, palais, antiquités, il se faisait tout montrer avec la plus scrupuleuse exactitude, classait les noms, retenait les dates, distinguait les auteurs des fondateurs, les destructeurs des régénérateurs ; mais son attention, entièrement captivée par ces détails, semblait dédaigner le sujet principal. Peu lui importait qu’un monument, une ruine lui rappelât les triomphes de la vieille Rome ; qu’une statue, un tableau, lui offrît un modèle de la beauté idéale ; le monument s’appelait le Colisée, la statue était de Praxitèle, le tableau était de Raphaël, cela lui suffisait.

Il en était de même pour la musique : le chanteur à la mode, la Prima Donna la plus bissée (comme on dit aujourd’hui) avaient seuls droit à ses applaudissements, et ils étaient d’autant plus frénétiques, qu’il avait plus souffert des roulades d’une longue cavatine ou des cris déchirants d’un duo interminable. À l’abri d’aucune impression personnelle en fait d’art, il empruntait celles de tout le monde, et s’en pénétrait si bien, qu’on s’y trompait souvent au point de lui demander son avis. C’est alors qu’il déployait une guirlande de lieux-communs en l’honneur des talents dont personne ne contestait la supériorité, et qu’il s’établissait en causeur moderne, tranchant des succès, des réputations, et se croyant le Christophe Colomb des idées dont il n’était que l’écho monotone.

Mais si le plus humble des voyageurs l’emportait de beaucoup sur lui par la vérité, la finesse de ses jugements artistiques, il n’en était pas un capable de rivaliser avec lui sur la connaissance des moindres événements de la société ; il avait la prétention, presque toujours fondée, d’en savoir les causes et les résultats.

On n’arrive pas à une telle hauteur dans une science quelconque, sans passer par de profondes études, sans se maintenir à la recherche de tout ce qui peut fixer les doutes, éclairer l’opinion et multiplier les expériences ; aussi, le zèle de M. de Grandménil redoublait-il à l’aspect d’un inconnu ou d’un de ces mystères que le monde s’obstine à ne pas deviner, comptant sur l’indiscrétion d’un bavard pour le lui révéler.

Avec ce besoin de ne rester étranger à aucune personne marquante, à aucune favorite de la mode, on trouvera bien simple la surprise de M. de Grandménil en voyant toute la cour de Naples en admiration devant une jeune Française dont il n’avait jamais entendu parler.

— Tu la crois née à Paris ? dit-il à son ami en profitant d’un entr’acte ; cela me semble impossible : une femme de cette beauté-là, de ces manières nobles et gracieuses qui trahissent les habitudes d’un certain monde, n’aurait pu y paraître sans y faire sensation, et je la connaîtrais.

— Elle vient, dit-on, tout droit de New-York, répondit il signor Belcampo ; elle n’a point encore produit son effet dans vos salons de Paris.

— N’importe, si c’était une femme bien née, on saurait par ses parents, par les amis de sa famille, d’où lui vient sa fortune et ce qu’on lui doit de considération ; le silence qu’on garde sur tout cela est la preuve certaine du peu d’estime qu’elle mérite.

— Cependant l’ambassadeur de France la reçoit avec beaucoup de déférence.

— Je le crois bien, vraiment, son fils en est amoureux ; et il préfère le voir enchaîné au char d’une jolie femme belle et galante, à le voir soumis aux caprices ruineux d’une jolie courtisane ; c’est moins cher et moins dangereux.

En ce moment M. de Bois-Verdun fit un mouvement involontaire, mais ne voulant pas perdre un mot de cet entretien, il se calma aussitôt.

— Vois donc que de soins on lui prodigue ; c’est à qui en obtiendra un mot, un sourire ; l’ambassadeur, lui-même, ne semble occupé qu’à lui être agréable. Ah ! pour la traiter ainsi, ils savent bien, sans doute, à quelle personne ils ont affaire.

— Qu’est-ce que cela prouve, ne voit-on pas tous les jours les plus grandes autorités dupes des plus grossières intrigues ? et ces dames qui font profession de fasciner les seigneurs riches, ne prennent-elles pas tous les masques, tous les caractères, toutes les conditions, pour arriver à régner sur ces nobles imbéciles ?

— Il est vrai, je dois convenir en avoir vu, pour parvenir à ce but, se réduire jusqu’à jouer le rôle d’une honnête femme.

— C’est probablement celui qu’a choisi cette prétendue comtesse des Bruyères ; qui diable a jamais rencontré ce comte des Bruyères qui n’a passé sur cette terre que pour léguer son nom à une jolie veuve ! C’est, à n’en pas douter, un de ces maris de fantaisie qu’on prend, qu’on quitte à volonté, selon qu’on veut se faire désirer ou épouser ; s’il en était autrement, elle ne serait pas ainsi livrée à elle même, ou plutôt à tous ceux qui veulent lui faire la cour ; elle aurait un protecteur, à qui son défunt l’aurait recommandée, qui lui servirait d’appui, de guide et de défenseur contre les médisants qui l’attaquent. Va, pour l’abandonner aussi complétement à toutes les séductions qui doivent la corrompre, il faut qu’on sache qu’elle ne les craint point.

— Comment n’es-tu pas encore instruit de tout cela ?

— Je ne fais que d’arriver ; la nouvelle de cette fête dans les ruines de Pompéi est venue me surprendre à Rome ; je suis parti aussitôt dans l’espoir d’y être invité ; à peine ai-je eu le temps de me faire écrire à l’ambassade de France et d’y déposer mes passe-ports ; le soin de commander mon costume, de prendre quelques informations sur les étrangers et les naturels du pays formant ici le corps de la bonne compagnie, a rempli tous mes moments ; mais je vais réparer le temps perdu, et je m’engage à te donner avant deux jours, tous les renseignements possibles sur le compte de cette nouvelle étoile qu’on n’a encore vu briller qu’ici.

— Peine inutile, qu’apprendras-tu ?

— Sa vie entière.

— Tu as donc de grands projets sur elle ?

— Et pourquoi n’en aurais-je pas ? C’est une monnaie en circulation.

— Pas positivement, s’il faut en croire le bruit nouvellement répandu de son amour pour une espèce de Saint-Preux, pauvre et lettré comme le héros de la prude Héloïse.

— Ah ! son cœur a déjà parlé ? je m’en doutais, Eh bien ! tant mieux, le triomphe en sera d’autant plus glorieux.

— Ce qu’on a peine à concevoir, c’est qu’elle préfère ce jeune homme, chargé de la direction de ses biens, au fils de l’ambassadeur de France.

— Quoi ! cette jolie comtesse des Bruyères ; cette belle Calpurnie, est éprise de son intendant…

— À tel point, te dis-je, qu’elle va l’épouser.

— Cela n’est pas vrai, dit Adalbert en se retournant vivement.

Ce démenti donné avec tant de brusquerie, fut mal accueilli, il s’ensuivit plusieurs phrases amères, dont l’explication fut remise au lendemain, et sauf les voisins de cette altercation, personne ne la soupçonna.

— Je ne savais pas offenser ce Monsieur, en parlant de la tendresse de cette dame, dit le plus jeune du groupe.

— Madame des Bruyères est Française, répliqua Adalbert, et en cette qualité elle a droit à la protection de tous les attachés de l’ambassade de France. Je ne souffrirai pas qu’on l’insulte. À demain.

Et il rejoignit la princesse qui ne l’avait pas perdu de vue.

La fête se continua de la manière la plus brillante. Après le ballet on se rendit dans la maison de Diomède, où l’on dansa jusqu’au jour, et jamais tant de plaisirs enivrants ne cachèrent plus de sentiments et de projets hostiles.

— J’aurai besoin de toi demain matin, dit M. de Bois-Verdun à Sosthène, dans le courant de la nuit ; connais-tu ce grand brun qui danse là-bas avec la marquise del Prato.

— Certainement, je le connais, c’est un gentilhomme florentin nouvellement arrivé à Naples, il signor barone Belcampo, qui a la prétention d’être au courant de toutes les intrigues ; cette manie lui jouera un mauvais tour.

— C’est déjà fait.

Alors Adalbert apprit à son ami l’espèce de service qu’il attendait de lui, et eut beaucoup de peine à l’empêcher de se mettre en son lieu et place, comme vengeur du duc de Tourbelles ; car M. de Bois-Verdun, bien loin de lui avouer le véritable motif de sa querelle avec le jeune Florentin, s’était appliqué à lui faire croire que ses épigrammes amères, les propos blessants del signor Belcampo et de son baron français, sur la fête de Pompéi, et la prétention de ressusciter le beau temps de Salluste, lui avait semblé une injure pour celui qui la donnait, et qu’excédé de leurs plaisanteries insultantes, il leur avait témoigné son impatience avec trop de vivacité pour n’être pas à leur disposition.

Puisque mon père est l’offensé, sa vengeance me regarde seul, dit Sosthène ; et d’ailleurs, si tu as quelque amitié pour moi, tu me céderas ce petit danger ; il ne saurait t’être bon à rien, à toi qui sais trop bien à quel point tu es adoré ; mais moi, qui suis encore dans le doute, ou plutôt, ajouta-t-il avec amertume, qui tremble de le perdre, je ne serais pas fâché d’en sortir par un de ces événements qui rendent toute dissimulation impossible. Ah ! mon ami, si elle allait s’évanouir en apprenant que j’ai une balle dans la poitrine ! que je serais heureux !!!

— C’est un plaisir que je ne te laisserai pas ; c’est moi seul qui ai provoqué l’affaire, c’est à moi à la finir. Le baron de Grandménil se rendra demain chez moi, dans la matinée, il m’apportera l’ultimatum de son ami, et tu viendras ensuite régler toutes nos dispositions.

Ému par tant de sentiments tristes, il fallut de grands efforts au marquis de Tourbelles pour maintenir son rôle de Salluste jusqu’à la fin de la mascarade ; il l’entremêlait de tant de mots acerbes, de reproches indirects, d’allusions frappantes, qu’il rendait celui de Calpurnie tout aussi difficile ; elle s’interrogeait vainement sur ce qui causait l’agitation sourde qui régnait autour d’elle ; il ne s’y disait rien qui pût laisser soupçonner les craintes ou les projets sinistres qui occupaient la plupart des esprits, et pourtant elle devinait à leur affectation à paraître libres, qu’ils étaient sous le joug d’une pensée pénible, d’un avenir menaçant.

Elle surprenait à chaque instant le regard d’Adalbert fixé sur elle ; mais non plus curieux, malveillant, vindicatif ; il était tendre, mélancolique comme un adieu. C’était l’expression d’un sentiment qu’il s’avouait pour la première fois, et que l’espoir d’une fin prochaine ne lui donnait plus la force de dissimuler. Pourquoi n’en pouvait-elle traduire le langage ? elle aurait moins souffert. Enfin, les premiers rayons du jour vinrent mettre fin aux plaisirs et aux tourments de cette nuit qui devait laisser tant de souvenirs.



XXVI


Le lendemain, grands et petits, chacun s’entretenait à Naples du dîner de Salluste ; on s’en racontait tout haut les magnificences, les identités historiques, puis on ajoutait tout bas, qu’il était dommage qu’une si belle fête se fût si mal terminée ; car si M. de Bois-Verdun avait gardé le plus profond silence sur les suites que devait avoir son altercation avec ses voisins au théâtre antique, ceux-ci n’avaient pas été si discrets. Contents de remplir leur promesse envers le comte, en restant muets sur la véritable cause du duel, ils ne s’étaient pas crus obligés à plus de mystère, et avaient été consulter plusieurs officiers du roi, pour savoir comment ces sortes de rencontre se pratiquaient à Naples.

— D’abord, avait répondu l’un d’eux, elles ne peuvent avoir lieu dans la ville, où les duels sont défendus sous peine de mort ; il faut se rendre au moins à deux lieues de Naples, et choisir un endroit des plus solitaires, car le moindre passant a le droit de vous dénoncer ou d’aller chercher ses camarades pour vous séparer ; ce qui est fort désagréable.

Muni de cet avis, le baron de Grandménil avait été en faire part à M. de Bois-Verdun, heureux de saisir l’occasion de le voir chez lui et dans un de ces moments dramatiques où les caractères les moins expansifs se révèlent involontairement.

Ricardo s’était trouvé là comme par hasard, quand on annonça la visite du baron. En voyant l’air contraint du visiteur, son regard scrutateur, sa démarche imposante, il devina sans peine qu’il était chargé d’une importante mission. Ce soupçon joint au propos qu’il venait d’entendre dans le café voisin, le confirma dans l’idée qu’il se tramait quelque projet où l’on se flattait de pouvoir se passer de ses services.

Prétendre soustraire un secret à la pénétration de Ricardo était non-seulement une injure à ses yeux, mais une ambition vaine et ridicule. Déjà instruit par les bruits de la ville de ce qui s’était passé entre M. de Bois-Verdun et un étranger, il lui restait à apprendre de quelle façon et en quel lieu se viderait l’affaire. Il quitta les gens du comte sans leur adresser la moindre question ; puis il alla s’établir dans la loge du concierge de l’ambassade, jusqu’au départ de M. de Grandménil.

Une personne attendait ce dernier dans sa voiture ; il lui dit en montant :

— Il n’y a pas moyen de rien obtenir de ce diable d’homme.

Ces mots surpris à la dérobée jetaient déjà un grand jour sur la situation. Ricardo remonta une heure après chez le comte, sous prétexte d’inviter son valet de chambre à venir prendre sa part d’un déjeuner qu’il donnait le lendemain de grand matin à plusieurs de ses amis.

— C’est jouer de malheur, répondit Gervais, rien ne m’aurait été plus facile aujourd’hui, Monsieur est si bon, qu’à moins d’avoir positivement besoin de moi, il ne m’aurait pas refusé ce plaisir ; mais nous partons demain pour la campagne.

— Eh bien ! tu partiras après notre déjeuner, tu en auras plus de force pour supporter les fatigues du voyage.

— Cela est impossible, te dis-je, j’ai l’ordre de me tenir prêt à monter en barque avec mon maître à cinq heures du matin.

Corpo di Bacco ! s’écria Ricardo, vous allez donc bien loin ?

— Ma foi ! je n’en sais rien.

— Eh bien, moi je suis plus savant, dit le jeune groom qui les écoutait, car je reviens du port, où j’ai fait prix avec deux gondoliers pour vous conduire à Portici.

— Mais c’est une promenade que le trajet d’ici à Portici, et le soleil n’est pas encore assez brûlant pour l’éviter en prenant sur son sommeil. Vous n’allez pas là pour une partie de plaisir.

— J’en ai peur, mais cela ne me regarde pas. Adieu, j’ai un paquet à faire, des lettres à porter, des commissions à donner à ce gamin. Va prier Dieu pour nous, et demain, à ce déjeuner que je regrette, tu boiras à ma santé.

Ils se séparèrent ; peu d’instants après, Ricardo vit passer, sur la Chiaja, le petit groom portant une boîte en palissandre dont il reconnut sans peine l’emploi ; pour en être plus sûr, il suivit de loin le groom jusqu’au moment où il le vit entrer dans la boutique d’un armurier.

Ainsi c’est par les plus petits sentiers qu’on parvient au sommet des plus grandes montagnes. Possesseur d’un secret découvert par de si faibles moyens, Ricardo ne pensa plus qu’à l’exploiter à son profit. Il se rendit sans délai chez madame des Bruyères ; comme il ne demandait jamais à lui parler sans avoir à lui communiquer un fait intéressant, elle le faisait rarement attendre.

— Qu’y a-t-il de nouveau ? demanda Clotilde avec une sorte d’effroi en voyant la mine consternée que prenait Ricardo.

— Madame la comtesse le sait probablement déjà, répondit-il, car toute la ville en parle, et sans l’ordre que j’ai reçu d’instruire Madame la comtesse de ce qui arrive à Monsieur de…

— Non, je n’ai rien entendu dire, interrompit-elle avec impatience. De quoi parle toute la ville ?

— De ce qui doit se passer demain matin, à Portici, entre M. le comte de Bois-Verdun et un cavaliero florentino.

— Ils doivent se battre… peut-être ?…

— Tout le fait présumer.

Alors, Ricardo raconta comment à force de démarches, de peines, il était parvenu à savoir l’heure, le lieu du duel et jusqu’aux armes des combattants.

— Et l’on connaît sans doute le motif de cette querelle ?

— Oh ! très-certainement, reprit d’un air fin Ricardo, qui n’étant pas préparé à cette question, feignit un grand embarras pour se donner le temps de trouver sa réponse, la cause n’est pas difficile à deviner, M. le comte n’est pas endurant surtout quand on attaque les personnes qu’il aime.

— Et qui osait-on insulter devant lui ? demanda Clotilde d’une voix à peine articulée.

— Je ne sais trop si je dois le dire, car il a recommandé à ses gens le plus profond secret sur cette aventure, et s’il pouvait me croire capable de…

— Qu’importe ! dis toujours. Il y a un nom de femme mêlé à tout cela, n’est-ce pas ?

Ricardo, saisissant cette idée qui venait au se cours de son ignorance, n’hésita pas à convenir qu’en effet des plaisanteries fort déplacées, faites sur le compte de la princesse Ercolante, avaient excité la colère du comte, et qu’il l’avait exprimée en termes trop injurieux pour qu’il ne s’ensuivît pas une affaire sérieuse.

Au nom de la princesse, Clotilde retomba anéantie sur son siége, et dit en pleurant :

— C’est pour elle…

Puis congédiant Ricardo, elle se livra à tout l’excès d’une douleur qu’elle n’avait pas même la consolation de pouvoir confier. Sans doute cette douleur n’aurait pas été moins vive, si Clotilde avait pu soupçonner la vérité cachée sous cet odieux mensonge. Sans doute la pensée qu’Adalbert exposait ses jours pour la défendre, l’aurait plongée dans une anxiété mêlée de remords ; elle se serait accusée de l’avoir mis dans l’obligation de prendre son parti, lors même qu’il y serait le moins enclin ; mais aussi, que de sentiments doux, d’espérances délicieuses attachées à l’idée de ce dévouement. Quel noble prétexte pour montrer sa reconnaissance, pour opérer le rapprochement qu’un autre amour rendait impossible. Mais toute illusion s’évanouissait à ce nom redouté, et la malheureuse Clotilde, victime de sa modestie, en était réduite à envier les charmes et le sort d’une rivale qu’elle faisait mourir de jalousie.


XXVII


La pire de toutes les humiliations, pour une âme courageuse, est de se sentir inutile dans le danger qui menace l’être qu’on aime. Attendre dans l’inaction l’arrêt qui doit vous frapper mortellement ou vous rendre à une triste vie, est un supplice au-dessus des forces humaines. On veut échapper à la réflexion par le mouvement. C’est ce qui détermina madame des Bruyères à se rendre chez l’ambassadeur de France, pour lui dénoncer ce duel, s’il l’ignorait, ou le conjurer d’employer toute son influence pour l’empêcher. Mais le duc de Tourbelles, ne voulant ni l’autoriser ni le défendre, était renfermé dans son cabinet, pour y terminer ses dépêches, se soustraire à toute visite et partant à toute requête.

C’était jour de gala. Il y avait réception à la cour, et l’on devait s’y rendre en sortant du théâtre. Madame de Monterosso avait fait promettre à Clotilde de l’y accompagner.

S’occuper de toilette, de vanités mondaines quand on est dévorée d’inquiétudes ; se composer un visage serein, un regard souriant, lorsque le moindre mot prononcé par un indifférent peut vous livrer à toutes les tortures d’un pressentiment sinistre, il y avait là de quoi effrayer une personne plus courageuse que madame des Bruyères. Mais elle n’avait pas d’autres chances de rencontrer Adalbert, de le revoir, peut-être pour une dernière fois. Et le besoin de lire sur son front ce calme des gens braves, qui semble un bouclier contre les coups qu’on leur destine. Enfin cet instinct du cœur qui nous porte à lui obéir, en dépit de ce que la raison nous ordonne, lui donnèrent la force de surmonter toutes les angoisses d’une situation sans pareille.

Elle ne voulut pas quitter l’ambassade sans employer son ascendant sur Sosthène, pour apprendre de sa franchise et de son imprudence naturelle, les détails de cette malheureuse affaire, et s’il lui restait quelque espérance de la concilier. Il devait être le témoin de son ami, et l’intérêt qu’elle portait à l’un, pouvait s’étendre à l’autre sans qu’on s’en étonnât ; Sosthène, flatté de la sollicitude que lui témoignait la comtesse en le faisant prier de venir la trouver dans sa voiture, se laissa conduire chez elle pour lui raconter plus à loisir ce qu’elle désirait savoir. Pendant la route, il s’engagea à répondre sans détour à toutes ses questions, une seule exceptée.

— J’ai juré sur l’honneur de ne jamais révéler la cause de ce duel, ajouta-t-il ; ainsi ne me le demandez pas.

— Cela me sera d’autant facile que je crois la connaître dit Clotilde, et c’est justement ce qui me désole. Mettre en péril la vie de deux hommes distingués pour un semblable motif. C’est un meurtre qui pèsera sur la conscience de tous ceux qui pouvaient l’empêcher.

— Croyez, reprit Sosthène, que je ne mérite pas ce reproche, et que j’ai fait l’impossible pour remplacer Adalbert en cette circonstance. J’avoue que je n’avais pas grand mérite, car vous me rendez la vie si insupportable que je ne demande qu’à m’en débarrasser ; mais il n’a pas voulu me rendre ce service.

— Ah ! ne pensez maintenant qu’à le secourir ; songez combien vous lui êtes utile en ce moment, et que sa cause étant celle des Français qui sont à Naples, ils seront reconnaissants de tout ce que vous ferez pour lui.

— Quoi, vous-même, vous me saurez gré de mon dévoûment ?

— Pourquoi pas ? son titre de Français lui répond de mon… intérêt… de ma partialité en sa faveur… ajouta-t-elle avec embarras. Que dit-on de l’adresse de son adversaire ?

— Rien de rassurant… il est très-fort au pistolet.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Clotilde sans s’apercevoir de son exclamation.

— Oui, mais le sort décidera lequel des deux doit tirer le premier, et si Adalbert tombe sur le bon numéro, je plains le Florentin. En attendant, je vais tout disposer pour que la police de Naples ne vienne pas s’opposer à notre rendez-vous. Grâces à nos soins, le bruit n’en est pas encore parvenu aux oreilles de la princesse Ercolante, et comme elle verra ce soir Adalbert au théâtre, puis à la cour, nous espérons qu’elle ne se doutera pas de sa visite à Portici ; autrement, Dieu sait ce qu’elle tenterait pour l’empêcher. Le scandale ne lui fait pas peur ; elle n’est pas capable de souffrir sans crier, et l’on chercherait vainement à lui démontrer que dans ces sortes d’affaires une femme ne peut intervenir sans laisser soupçonner la discrétion et même la bravoure de l’homme qui l’intéresse.

Cette dernière réflexion frappa d’une clarté subite l’esprit troublé de Clotilde et renversa d’un seul coup tous les projets insensés qu’elle méditait.

— Allez, dit-elle à Sosthène en faisant un effort sur elle-même, ne perdez pas un instant pour prévenir les imprudences de cette folle princesse et ce qui en résulterait pour l’honneur de votre ami, ne pensez qu’à le sauver de la honte et de la mort.

— J’obéis, mais à une condition, c’est que vous me laisserez vous dire ce soir tout ce que j’ai sur le cœur ; c’est que vous écouterez mes avis, mes reproches, mes…

— Tout ce qu’il vous plaira, interrompit Clotilde, mais partez.

Joséphine attendait le départ de M. de Tourbelles pour venir demander à sa maîtresse quelle robe elle devait lui préparer. Joséphine la trouva tellement absorbée dans ses réflexions, qu’il fallut la questionner de nouveau.

— Qu’est-ce ?… que me demandez-vous ? dit madame des Bruyères sans sortir de son rêve ; si je veux le revoir ?… oui, sans doute… dussé-je mourir là… devant toute la cour… suffoquée par la contrainte… l’inquiétude… la terreur du coup qui l’attend.

— Est-ce la robe de taffetas blanc ou celle de pékin rose, qu’il faut apprêter à Madame ?

— La plus belle des deux… Il faut au moins qu’il me donne un regard…

— Certainement, Madame est très-jolie avec l’une et l’autre, mais le rose est si bien en harmonie avec son beau teint…

— Non, il l’est trop peu avec mes idées… je mettrai la robe blanche.

— Et la guirlande ?…

— De scabieuses.

— Ah ! c’est bien sévère pour un bal, reprit Joséphine, et si Madame doit danser…

— Moi ! danser… s’écria Clotilde, moi, me livrer au plaisir lorsque le glaive vengeur est là… suspendu sur sa tête… Non, non, c’est bien assez de subir les soins, les ennuis d’une grande parure ; de cacher les battements de son cœur sous des flots de dentelles, la pâleur de son front sous un bandeau de diamant ; mon courage ne saurait aller plus loin. Dissimuler ce qu’on souffre, passe encore, mais feindre la joie quand la mort est dans l’âme, c’en est trop.

Et la comtesse continuait à se parler tout haut sans s’apercevoir de l’étonnement de Joséphine, qui ne comprenait rien à ce discours entremêlé de soupirs et de mots sans suite. Enfin, cédant à une résolution spontanée, Clotilde dit :

— Oui, je peux me fier à vous, Joséphine, j’ai déjà reçu des preuves de votre dévouement, j’en demande une nouvelle.

— Ah ! Madame est bien sûre de mon zèle et s’il faut…

— Ne me questionnez pas et faites aveuglément tout ce que je vous commanderai. Avant de m’habiller, vous avez encore le temps d’aller m’acheter à Santa-Lucia, deux jupes, deux fichus d’indienne et deux de ces longues capes noires que mettent ici les femmes du peuple ; enfin les gros souliers, les bijoux d’argent qui parent d’ordinaire les femmes de pêcheurs. Puis vous vous rendrez sur le port, vous ferez prix avec le maître d’une barque, pour vous conduire demain, à la pointe du jour, avec votre sœur, à Portici. Voici de l’argent, n’épargnez rien pour que tout soit prêt à l’heure indiquée.

Joséphine obéit sans se permettre la moindre réflexion, et revint bientôt munie des objets que désirait sa maîtresse et de l’accord fait entre elle et le pêcheur le plus renommé du port.

Si Clotilde avait été moins tristement préoccupée, elle n’aurait pu s’empêcher de sourire à la vue de ces deux costumes si différents l’un de l’autre, à l’idée que le même pied allait habiter ce petit soulier de satin blanc et ces énormes sandales ferrées à clous ; que la même tête allait porter ces rubis étincelants et ces boucles d’oreilles en similor. Joséphine s’amusait dans ce contraste sans oser en faire l’observation, et s’effrayait de ce que madame des Bruyères ne le remarquait pas, tant sa pensée était ailleurs. Cependant sa toilette était commencée et elle se laissait faire avec toute la docilité d’un enfant dont la coquetterie n’est pas encore éveillée, lorsqu’elle s’écria subitement en détachant de son cou une petite chaîne à laquelle pendait une amulette : « Ma mère me l’a dit cent fois, cette relique a sauvé ma vie, elle sauvera la sienne, pourvu qu’il consente à la porter ! »

En parlant ainsi elle fait asseoir Joséphine près d’une table à écrire et lui dicte ces mots :

« Pour l’amour de Dieu et de la personne qui vous aime le plus au monde, portez dès ce soir cette relique, et ne la quittez que lorsqu’on vous la redemandera. »

La chaîne et le billet renfermés sous la même enveloppe, Joséphine crut rêver en recevant l’ordre d’y mettre sur l’adresse, le nom du comte de Bois-Verdun. Elle se le fit répéter, ne pouvant s’expliquer comment sa maîtresse écrivait en de semblables termes à un homme qu’elle n’avait jamais reçu chez elle, et pour lequel on ne pouvait l’accuser d’aucune bienveillance. Il est vrai que la lettre n’était point signée et que les apparences ne devaient pas aider à en deviner l’auteur. Mais toutes ces démarches étaient si étrangères aux habitudes de la comtesse, que la pauvre Joséphine se perdait en conjectures et cachait mal sa surprise. Clotilde s’en aperçut et dit :

— Suspendez tout jugement sur ce qui vous étonne aujourd’hui, sur ce qui pourra vous étonner plus encore demain. Épargnez-vous les remords d’un injuste soupçon : continuez à être discrète et dévouée, le ciel vous en récompensera, j’en suis garant. Allez confier vous-même ce billet à un des commissionnaires qui sont toujours là en face de notre balcon, à la grille du parc. Il ne faut pas qu’on voie un de mes gens à l’ambassade.

Joséphine jura sincèrement de tout voir sans rien juger, de tout exécuter sans rien dire, certaine que Dieu ne pouvait la punir d’obéir à un ange.


XXVIII


Adalbert finissait d’écrire quelque disposition qu’il devait déposer sous cachet dans les mains de Sosthène, lorsque celui-ci entra suivi du porteur de la lettre anonyme.

— C’est encore quelque demande de présentation à la Cour, dit M. de Bois-Verdun ; lis cela pendant que je ferme ce paquet.

À peine Sosthène a-t-il entr’ouvert le billet, qu’il s’écrie : Nous sommes perdus ! Malgré toutes nos précautions, nos mensonges, la princesse sait que tu vas te battre ; et la voilà qui t’envoie des amulettes bénies par le Saint-Père pour te sauver de tous dangers. Ah ! je la reconnais bien-là !

— Mais ces trois lignes ne sont pas de son écriture !

— Certainement ; elle veut donner à sa prière superstitieuse tout le charme du mystère.

— Elle ? se soumettre aux exigences d’un secret quelconque ! Elle en est incapable.

— C’est peut-être un piége qu’elle te tend ? Elle veut savoir si tu n’es pas en droit de soupçonner une autre femme d’une semblable preuve d’intérêt.

— Eh bien ! je la punirai de ce soupçon en le partageant. Qui sait ? J’ai peut-être inspiré sans m’en douter une passion moitié sainte et moitié profane à quelque dévote de Naples. N’importe, cette prière ne peut venir que d’une bonne âme, et je l’exaucerai.

— Quoi, tu vas t’affubler de cette chaîne ?

— Pourquoi pas ? J’en ai porté de plus lourdes.

— Au fait, s’il t’arrivait malheur, nous nous reprocherions d’avoir dédaigné ce secours apostolique.

— Seulement, garde-moi le secret de cette faiblesse.

— Sois tranquille. S’il est vrai que la princesse n’y soit pour rien, il restera enfoui pour jamais.

En disant cela, Sosthène fit remarquer à son ami, que s’il ne mettait pas mieux l’épingle de sa chemise, on pourrait apercevoir l’amulette. C’était bien ce que voulait Adalbert, mais il n’en convint pas, certain que la princesse se trahirait par un mouvement, une exclamation, en voyant qu’elle était obéie.

L’entrée de madame des Bruyères, dans les salons du Palazzo-Reale, fit sensation. Elle était belle à faire pitié, comme aurait dit le romancier moderne qui a découvert que les agitations du cœur, la fièvre de l’inquiétude, la terreur du pressentiment, embellissaient beaucoup les jolies femmes. Son regard brillant des larmes qu’elle retenait, avait une expression divine ; ses efforts pour dissimuler sa souffrance, animaient son teint, ses gestes ; elle parlait avec vivacité et même avec cette éloquence qui naît des sentiments exaltés et fournit des mots heureux en dépit de la raison. Adalbert se sentait attiré vers elle comme par un charme invincible.

— À la voir si éclatante, si fière des succès qu’elle obtient, pensait-il, on dirait qu’elle devine le sort qui m’attend et la liberté dont elle va jouir. Si elle savait qu’en cet instant je la lègue à mon ami, que je la supplie de lui accorder le bien que j’ai perdu si sottement, le bonheur qui m’eût fait chérir la vie, et dont la perte m’ôte tout désir de la défendre. Ah ! que ne peut-elle lire dans mon cœur, le sien serait moins implacable, il me donnerait un souvenir.

En se parlant ainsi, Adalbert ne se doutait pas de la trace que chacune de ses pensées laissait sur son visage ; mais Clotilde remarquait ses différentes impressions, et les partageait sans les expliquer. Plus d’une fois la sympathie des idées agissant sur son esprit, elle fut prête à répondre à ce que lui taisait Adalbert ; quelque chose l’avertissait qu’il pensait à elle ; la joie qu’elle éprouvait dans ce cruel moment ne pouvait avoir d’autre cause ; et cette joie, Adalbert lui en fait un crime. Ne pouvant la voir sans colère, il se lève brusquement ; son épingle tombe, il la ramasse, et laisse voir en se baissant sa médaille bénie. Alors, la joie de Clotilde redouble. Elle l’exprime en phrases dont la déraison fait le charme. On l’écoute, on l’applaudit, elle sourit à tout le monde. Et cette gaieté, qui tient de la fièvre et touche au désespoir, achève de lui aliéner le cœur de celui qu’elle aime.

La princesse Ercolante, placée près de la reine, n’avait pas perdu de vue M. de Bois-Verdun, et s’était confirmée dans l’idée qu’il était amoureux de la comtesse. Tout autre se serait trompée à son peu d’empressement pour Clotilde, à la parfaite indifférence qu’il lui témoignait. Mais, en pareille occurrence, l’instinct est plus fort que l’esprit, et ce qu’on sent persuade mieux que ce qu’on voit. La certitude d’être trahie plongeait la princesse dans une tristesse mêlée de rage, qu’Adalbert mit sur le compte d’une anxiété impossible à dissimuler. Il s’approcha d’elle dans l’intention de la rassurer par son calme personnel et lui demanda comment elle se trouvait.

— Mal, très-mal, répondit-elle, et sans la crainte de faire une esclandre, je sortirais d’ici, j’y souffre trop.

— Ah ! gardez-vous en bien, dit Adalbert d’un ton suppliant, songez que tous les yeux sont sur vous.

Heureusement, Sosthène qui, guettait les moindres mouvements de la princesse, s’aperçut de la fureur qu’elle ne pouvait dominer et, frémissant de voir tomber cette rage sur le baron di Belcampo ou le marquis de Grandménil, que M. de Tourbelles devait présenter au roi, il accourut au secours de son ami, lui dit que l’ambassadeur le demandait, et crut l’arracher ainsi à toutes les conséquences d’une scène ridicule.

Ils arrivèrent près du duc au moment où il énumérait les titres et qualités qui donnaient au baron et au gentilhomme parisien le droit d’être présentés à leurs Majestés Napolitaines, et c’était, pour Sosthène, quelque chose de piquant que de voir assister Adalbert à l’éloge de ce monsieur, avec lequel il devait se couper la gorge le lendemain, ce qu’on n’aurait certes pas soupçonné à l’échange de leurs politesses et aux manières gracieuses qu’ils affectaient l’un pour l’autre.

Enfin, ce supplice de salon finit, la comédie fit place au drame et, pour les principaux acteurs, le reste de la nuit s’acheva dans de graves occupations. Le Florentin la passa à se fortifier par des frictions et des boissons toniques ; Adalbert à écrire, et Clotilde à prier.

Le jour paraissait à peine lorsque Joséphine, ayant prévenu ses camarades de la permission que lui avait donné sa maîtresse d’aller déjeuner à la campagne, se rendit, accompagnée d’une amie, à Santa-Lucia. Toutes deux s’établirent dans la barque qui devait les conduire à Portici, en commandant aux mariniers d’attendre, pour ramer, que la plus jeune en eût donné l’ordre, et d’emporter leurs filets ; tant d’autorité de la part d’une femme du peuple, tant de générosité unie à tant de misère apparente, auraient semblé suspecte partout ailleurs, mais à Naples, où tout s’explique par l’amour, les pêcheurs n’en firent pas seulement la remarque. Au bout d’un quart d’heure, ils virent arriver trois hommes masqués, que madame des Bruyères reconnut à leur taille pour être le marquis de Tourbelles, M. de Bois-Verdun et le chirurgien qui l’avait soigné lors de sa dernière maladie.

— Laissez partir cette barque, dit-elle en italien à ses mariniers, puis vous la suivrez à distance, en vous arrêtant quelquefois pour jeter vos filets. Vous ne toucherez le port qu’après avoir vu mettre pied à terre à ces trois passagers.

Sa volonté faite et son bateau amarré à vingt pas de celui d’Adalbert, elle le vit s’asseoir sur la rive pour y guetter l’arrivée de son adversaire, tandis que Sosthène et le chirurgien iraient à la recherche d’un endroit solitaire et approprié à leur projet.

Les regards d’Adalbert se portèrent d’abord sur la barque voisine, il la crut un moment conduite par des gens chargés de l’espionner ; mais la vue des filets que raccommodaient les femmes, et de tous les ustensiles de pêche que rassemblaient les hommes, dissipa bientôt ce soupçon.

Il tira de sa poche une lettre qu’on lui avait remise au moment de sortir et qu’il n’avait pas eu encore le temps de lire, il rompit le cachet, jeta l’enveloppe, et tomba dans une sombre rêverie à mesure qu’il avançait dans la lecture de cette lettre. L’arrivée du baron et de M. de Grandménil vint l’interrompre, il serra précipitamment le billet, fit un salut des plus polis à ses adversaires, et marcha avec eux au-devant de M. de Tourbelles qui venait les chercher pour les conduire dans un petit pré voisin, entouré d’une haie d’aubépine, et garanti des rayons du soleil et des regards importuns par le feuillage déjà touffu de plusieurs chênes-verts.

Ce qu’éprouva Clotilde en voyant Adalbert se diriger vers ce pré, ne saurait se peindre, et pourtant, le tremblement qui s’empara de tous ses membres, ne l’empêcha point de céder à un mouvement de curiosité, dont tout autre, à sa place, aurait eu peine à se défendre. Elle fut ramasser l’enveloppe restée sur la rive, et sentit ses pleurs couler en reconnaissant sur l’adresse l’écriture de la princesse Ercolante.

— Elle !… et toujours elle… sa première, sa dernière pensée… tout est pour elle ! s’écria Clotilde ; à son lit de mort, sur le terrain qui doit boire son sang, il ne regrette qu’elle ! Et moi… je suis là, vivante de sa vie, mourante de sa mort… sans espoir d’un regret, d’un souvenir !… trop certaine que ce cœur… en cet instant point de mire de la colère d’un homme, n’a jamais battu pour moi…

C’est en proie à ces réflexions cruelles que Clotilde regagnait à pas lents le bateau où l’attendait Joséphine, lorsque le bruit de deux coups de feu la fait tomber évanouie sur l’herbe ; Joséphine vole à son secours, la transporte à l’aide des pêcheurs dans une cabane de paysans ; là, on lui prodigue les soins les plus hospitaliers, elle se ranime, mais elle ne sort de son anéantissement que pour entrer dans une agitation qui tient du délire, elle demande à grands cris qu’on la ramène dans la barque ; elle veut courir vers l’endroit où les deux coups de pistolet ont été tirés, mais elle n’en a pas la force, il lui faut attendre, dans un désespoir immobile, la nouvelle qui doit la ranimer ou mettre le comble à sa douleur.

Enfin, Dieu prend pitié d’elle, Adalbert sort le premier de la haie qui cachait les combattants ; il a la main gauche entourée de son mouchoir, mais tout en lui prouve qu’il n’est pas sérieusement blessé. Son adversaire, moins heureux, a reçu une balle dans la jambe, mais comme elle n’a point atteint l’os, il en sera quitte pour un mois de réclusion.

Clotilde, rassurée, retrouve ses forces avec sa sécurité, et son retour à Naples s’accomplit sans événement. Elle a vu Adalbert rentrer chez lui, tout lui présage un débarquement sans trouble et lui fait espérer que son voyage à Portici restera ignoré, lorsque M. Fresneval s’offre tout à coup, pour l’aider à descendre de la barque, et dit :

— Madame la comtesse voudra bien me permettre au moins de protéger son retour.

Stupéfaite de cette apparition, Clotilde se laissa conduire, sans répondre, jusqu’à une voiture qui se trouvait près de là, elle y monta avec Joséphine. Édouard donna un ordre au cocher, puis il s’éloigna, les chevaux partirent et ne s’arrêtèrent qu’à la porte de madame des Bruyères.



XXIX


Rentrée chez elle, Clotilde se mit au bain, pour y méditer sur l’espèce de surveillance qu’Édouard exerçait sur toutes ses actions ; sur les conjectures que cette inquisition devait faire naître, et sur le parti qu’elle était forcée de prendre pour ramener M. Fresneval à la raison et elle-même au repos.

— Il le faut… pensa-t-elle… l’honneur passe avant tout… et la nécessité d’y satisfaire me relève de ma promesse.

Alors, calmée par la satisfaction qui suit toujours une résolution courageuse, elle sortit du bain, puis, prenant dans son secrétaire une lettre depuis longtemps décachetée, elle la relut à travers un ruisseau de larmes.

Quand l’heure où l’on pouvait raisonnablement donner audience fut arrivée, elle fit prier M. Fresneval de se rendre dans la bibliothèque où elle allait l’attendre, pour lui parler d’affaires importantes.

— Vous devinez, sans doute, dit madame des Bruyères en voyant entrer Édouard, pâle, tremblant, le motif qui me fait vous déranger de si bonne heure et désirer causer avec vous sérieusement dans ces jours de folies ; mais la sotte méchanceté du monde m’y contraint. Vous savez ce qui a failli arriver ce matin par suite des malins propos répandus sur vous et moi ; je ne suis pas en position de les braver, de braver les jugements qui provoquent vos inconséquences, il faut… nous séparer…

— Quoi ? sur de simples propos… m’exiler ?… me tuer ?… s’écria Édouard d’une voix étouffée.

— C’est absurde, j’en conviens, et rien ne me donne le droit de vous traiter ainsi ; mais on s’amuse à vous prêter des sentiments que je ne puis tolérer. On vous crée une passion pour m’obliger à sévir contre. On vous invente un tort pour me donner un ridicule ; mais que voulez-vous ; je suis sans bouclier contre toutes ces sortes d’attaques, le soin de ma réputation… le…

— Et qui plus que moi la respecte, interrompit Édouard, qui mieux que moi saurait la défendre ? Quel insensé oserait la flétrir devant moi ?… Quelle faute, quel oubli de ma part les autorise à parler de mon crime ?… Pourquoi vous l’apprendre ?

— Non, ce n’est pas vrai !

— Plût au ciel, dit Édouard avec l’accent de la désolation.

— Ce n’est pas vrai, vous dis-je, répéta Clotilde avec violence.

— Cela passe toute idée, reprit Édouard avec ironie. Quelle audace, n’est-ce pas ? Un malheureux, sans nom, sans fortune, sans famille, oser vous adorer… Cela méritait un exemple. Eh bien ! frappez, s’écria Édouard en tombant aux pieds de Clotilde, arrachez-le de mon cœur cet amour qui vous humilie, mettez-la à mort cette puissance qui vous soumet ma vie. Moi je n’en ai pas la force, je n’en veux pas avoir contre un mal dont je meurs avec délices…

— Taisez-vous ! ne m’enlevez pas la consolation qui me reste dans mon malheur ? Si vous saviez quel appui vous m’ôtez, ce que vous êtes pour moi…

— Serait-ce possible, mon Dieu ! dit Édouard en prenant la main de Clotilde. Vous pleurez… Je vous fais pitié… Oh ! ne me plaignez pas. Enviez mes tortures. Vous aimer sans espoir, vivre là, près de vous, de mon adoration, mais c’est un supplice enivrant, semé de plus de joie que tous les triomphes de la terre.

— Ah ! ne profanez pas le plus saint de tous les sentiments, s’écria-t-elle en repoussant Édouard… Oui, votre bonheur était mon plus doux rêve ; je ne pensais qu’aux moyens de l’accomplir, sans laisser soupçonner que je satisfaisais à un devoir ; vous ne l’avez pas voulu, et votre démence me ravit mon unique consolation. Lisez, ajouta Clotilde en présentant à Édouard une lettre ouverte, obéissez à cette voix mourante, et fixez vous-même l’heure de votre départ.

«À ma chère Clotilde,

« Dans ce moment extrême, il n’est plus de secrets, ma fille, et j’emploie le peu de forces qui me restent à te faire l’aveu d’une faute que tu peux m’aider à réparer. Ce jeune Fresneval, que tu as trouvé établi ici, dans mon habitation, et chargé de la gestion de mes biens, cet aimable Édouard, est le fruit d’une erreur que, grâce au ciel, ta mère a toujours ignorée. Tâche que le monde et lui-même l’ignorent aussi ; mais songes qu’il a droit à ta protection, que je l’ai fait élever de manière à la mériter, et que de l’humble condition où sa naissance l’a condamné, rien ne l’empêche de s’élever, par ses talents, au rang de nos artistes les plus célèbres. Enfin, je te confie le soin de son bonheur et de ma mémoire. Fais qu’il la bénisse ; fais qu’il me pardonne en faveur de l’ange que je lui ai choisi pour guide sur cette terre. Assure-lui une existence modeste. Il est appelé à de cruelles épreuves, la fierté de son caractère et sa fausse position dans le monde, l’exposeront à de nombreux dangers. Sois son asile contre l’injustice des hommes ; et si pour son malheur il devenait ingrat, pardonne, et rappelle-toi qu’il est ton frère. »

En vain, les yeux fixés sur le visage d’Édouard, pendant que la lecture de cette lettre y faisait naître tour à tour la pâleur du désespoir et l’animation d’une félicité céleste, Clotilde s’appliquait à deviner le sentiment qui dominait cette âme passionnée, mais lui-même l’ignorait.

— Ma sœur ! disait-il d’une voix éteinte… Elle ! ma sœur ! et je n’en meurs pas de joie… Et je me fais horreur à moi-même… car cet amour qui devient un crime… quelle puissance peut l’éteindre ? Est-il un devoir, un remords capables d’en triompher ? Non !… c’est moi, c’est ma vie… et le condamner à mort, c’est ordonner mon supplice ; mais avant de le subir, j’aurai soulagé mon cœur de tout ce qui l’accable, je t’aurai dit les douleurs, les ravissements de ce cruel délire ; tu sauras jusqu’où ce culte fanatique pouvait…

— Non, je ne le saurai pas, interrompit Clotilde, car c’est offenser le ciel et flétrir le plus pur des sentiments, que d’y mêler les aveux d’une si criminelle démence. Quoi, vous, sur qui je comptais pour me défendre contre mes ennemis, vous voulez leur donner le plus beau prétexte de me calomnier, de m’accuser d’avoir toléré, encouragé même cette passion, qui n’est au fond qu’une affection détournée, un instinct de cœur, un amour fraternel dont j’attendais mes seules joies dans ce méchant monde. Ah ! ne me les enlevez pas ! Songez que je dois vous aimer, que mon père me l’ordonne, que votre intérêt, le mien, tout m’y porte, et qu’en jetant sur un lien sacré toute la fange d’un amour adultère, vous m’obligez à vous abandonner.

— Adultère !… répéta Édouard en portant sur Clotilde un regard étonné.

— Oui, adultère… Et puisque pour vous rendre à la raison, à l’honneur, il faut vous livrer le secret de ma vie : apprenez que je ne suis pas libre.

Alors, profitant de la stupeur où ces derniers mots plongèrent Édouard, Clotilde lui fit le récit de son mariage et du motif ridicule qu’elle prétendait avoir servi de prétexte à l’étrange conduite de son mari ; mais voyant la colère ranimer peu à peu les traits abattus de Fresneval et frappée des exclamations menaçantes qui lui échappaient involontairement à mesure qu’elle peignait les douleurs de l’abandon, elle crut prudent de se taire sur la présence de son mari à Naples. Parmi les articles convenus de leur séparation et les événements qui s’en étaient suivis, elle n’avait pas parlé de son changement de nom et s’était abstenue de faire connaître celui du marquis de Bois-Verdun. Elle avait pris, disait-elle, l’engagement de cette discrétion, qui devait être réciproque entre les deux époux.

— Et ce monstre d’ingratitude, cet homme abominable, s’écria Édouard, vous l’aimez toujours ? Et l’on ne peut le tuer sans vous coûter des larmes, sans être maudit par vous ?

— Il est trop vrai. Ah ! plaignez ma faiblesse, n’ajoutez pas à tous mes malheurs celui de craindre pour lui et pour vous. Sauvez-moi de tout scandale, ne me réduisez pas à violer le dernier serment fait à mon père, à trahir son dernier vœu en révélant ses torts. Sacrifiez-vous à sa mémoire, résignez-vous à n’avoir que moi dans les secrets de ce que nous sommes l’un pour l’autre. C’est à ce prix seulement que je puis vous protéger, vous aimer de toute la tendresse d’une sœur. Y consentez-vous ?

— Ah ! ma vie vous appartient, dit Édouard respirant à peine, disposez de toutes mes actions, elles vous sont soumises… mais ce misérable cœur dévoré d’un amour impossible, que le désespoir nourrit, que le remords augmente, que pourrez-vous sur lui ? n’ai-je pas tout épuisé pour l’éteindre ? peut-il mourir avant moi ?… Ah ! pardon ! pardon ! je vous offense ; prenez pitié de mon égarement, aidez-moi à me rendre digne de…

— Levez-vous, interrompit brusquement la comtesse en voyant entrer Ricardo porteur d’une lettre dont l’ambassadeur de France attendait, disait-il, la réponse. Il aurait pu ajouter que Son Excellence l’attendait depuis une heure. Car Ricardo voulant s’en faire un prétexte pour entrer chez sa maîtresse au moment où il croirait l’entretien le plus animé, avait conservé la lettre, écoutant à travers la porte à l’inflexion des voix si l’instant était bien choisi pour troubler le tête-à-tête.

La vie simple et chaste que menait madame des Bruyères lui faisait négliger les précautions habituelles aux femmes sujettes aux aventures galantes ; excepté son cabinet de toilette et sa chambre à coucher, on pouvait entrer à toute heure dans le reste de son appartement, Ricardo le savait, et il en profita. Trompé par les apparences, par la figure bouleversée d’Édouard, par sa précipitation à quitter son humble attitude, par le tremblement qui agitait la main de Clotilde en prenant la lettre sur le plateau qu’il lui présentait, Ricardo ne douta point qu’il n’eût interrompu un de ces entretiens que les Anglais appellent une criminelle conversation ; il en ressentit toute la joie d’un espion découvrant un secret dont il doit être bien payé, et qui le dispense d’en imaginer de fictifs pour conserver sa place.

— Approchez cette table, dit madame des Bruyères à Ricardo, je vais répondre un mot que vous remettrez au domestique de l’ambassadeur.

Se mettre à écrire, c’était ordonner à Édouard de la laisser seule. Il comprit l’ordre, et se retira.

Ricardo se garda bien de dire qu’il avait éconduit le messager du marquis de Tourbelles en s’engageant à lui porter lui-même, dans une heure, la réponse de la comtesse. Il s’était ménagé cette occasion de faire son rapport à Sosthène, à M. de Bois-Verdun et à la princesse Ercolante.

L’effet de ce triple rapport fut tel qu’il pouvait l’attendre, Sosthène se refusa d’abord à le croire et le traita de misérable imposteur ; puis, vaincu par les preuves dont Ricardo ornait son récit, par l’accent de vérité que celui-ci tenait de sa propre conviction, M. de Tourbelles tomba dans la stupeur d’un fanatique dont on vient de briser l’idole. Il courut chez son ami, dans l’espoir qu’Adalbert, moins intéressé que lui dans le fait qui accusait madame des Bruyères, lui fournirait des raisons pour combattre l’évidence. Mais loin de trouver près de son ami la modération, les sages conseils qui devaient l’aider à calmer sa colère, il le voit pâlir de rage à chaque mot qui dénonce le bonheur d’Édouard, il l’entend s’écrier :

— Et nous laisserions vivre cet infâme suborneur, ce valet ambitieux ! et nous pourrions souffrir qu’abusant de ce titre d’homme d’affaires, de secrétaire, ces Saint-Preux d’antichambre vinssent nous enlever nos sœurs, nos maîtresses et nos femmes ? Non, l’intérêt, l’honneur de la société exigent que l’on fasse justice de leurs intrigues, de leurs projets infâmes, qu’on les remette à leur place en leur ordonnant de n’en plus sortir.

Puis, remarquant la surprise qui se peignait dans les yeux de Sosthène en lui voyant prendre si chaudement son parti, Adalbert ajouta :

— Dans cette circonstance, ta cause est celle de tous les gens de bonne compagnie ; ils sont tous offensés dans le triomphe qu’un semblable personnage remporte sur eux ; et il faut un exemple qui décourage les folles ambitions en punissant le succès ridicule de ces audacieux esclaves.

En parlant ainsi, M. de Bois-Verdun marchait à grands pas dans son cabinet, sans s’apercevoir que son indignation dépassait celle de son ami. Heureusement pour lui, Sosthène, dominé par sa propre fureur et par cet égoïsme bienfaisant qui ne permet de penser qu’à ce qu’on souffre, mit l’emportement d’Adalbert sur le compte d’une amitié passionnée, et lui demanda comment il devait châtier le coupable.

— L’embarras n’est pas d’en faire naître l’occasion, car je le crois brave, dit Sosthène, mais le provoquer, c’est la perdre.

— Ah ! garde-toi bien de ce tort, s’écria Adalbert avec terreur, songe que cette femme a peut-être été entraînée par des malheurs… que le monde ignore… que livrée à elle-même par l’abandon de… quelque ingrat, elle s’est trouvée sans défense contre les séductions d’un misérable à qui son emploi chez elle donnait le droit de la voir tous les jours, qui s’en sera servi pour la corrompre, et qui compte sur un éclat pour la contraindre à lui consacrer sa personne et sa fortune. Songe qu’elle tient à une famille distinguée que son déshonneur mettrait au désespoir. Épargne-la, je t’en conjure, la justice, la pitié, tout t’en fait un devoir ; mais en te contentant de la mépriser, de la plaindre, guette le moment de la venger, il ne se fera pas attendre, crois-moi ; celui qui spécule sur sa faiblesse nous fournira bientôt l’occasion de l’éclairer sur la ruse dont elle est dupe, et les prétextes ne nous manqueront pas pour traiter ce petit Monsieur comme il le mérite.

— Attendre !… attendre quand le sang me bout dans les veines, s’écria Sosthène, quand je n’ai plus qu’un sentiment, qu’un besoin, qu’une soif !… la vengeance. Quand je donnerais ce qui me reste à vivre pour la voir un instant en proie au même supplice qu’elle m’inflige. Ah ! mon ami ! si tu savais ce que je souffre ! L’empire que cette femme exerce sur moi, le délire où me plongeait l’espoir de l’obtenir ! la rage qui me saisit à l’idée qu’un autre la possède !…

Et Sosthène, étouffé par ses larmes, en inonde le sein de son ami. Adalbert le serre sur son cœur sans pouvoir trouver un mot de consolation à lui adresser, tant il se sent torturé de la même douleur, et de plus agité de remords ; accablé sous le poids d’un secret qui devient à chaque minute plus difficile et plus essentiel à garder, il médite vingt projets qui tous ont pour but de tuer l’infâme qui déshonore sa femme, puis de s’éloigner à jamais d’elle, dût-il se condamner à un éternel exil ; mais avant de tout sacrifier à sa féroce jalousie, il veut savoir qu’elle est fondée ; il éprouve cette incrédulité qui succède à tous les violents coups du sort ; il espère dans l’aveuglement de Sosthène, dans ces visions d’un amour insensé qui montrent alternativement ce qu’on désire et ce qu’on redoute. Il veut apprendre de Ricardo, lui-même, ce que Ricardo a vu et entendu, et, ferme dans sa résolution, il persuade Sosthène de la nécessité de cacher son ressentiment pour en rendre l’effet plus certain. L’espoir d’assurer sa vengeance en feignant d’ignorer le crime commence déjà à calmer l’agitation de M. de Tourbelles, il jure à son ami de se laisser guider par lui ; tous deux s’encouragent à chercher le moyen le plus sûr d’atteindre le coupable sans perdre sa complice ; en ce moment la porte s’ouvre, la princesse Ercolante entre les yeux brillants de joie, et dit :

— Vous pensez bien que pour venir vous relancer ainsi jusques chez vous, il faut que j’aie quelque chose d’amusant à vous apprendre. Eh bien ! écoutez, et vous me pardonnerez d’avoir osé interrompre avec tant d’indiscrétion vos conférences diplomatiques.



XXX


— Pardon, mais je ne suis pas curieux, dit Sosthène en saluant la princesse, puis il se retira sans vouloir entendre la nouvelle dont elle venait se réjouir et qui, sans doute, était la même qui le mettait au désespoir.

Aux premières épigrammes, aux premières épithètes méprisantes qui servent de préface au récit de la princesse, Adalbert ne peut comprimer son indignation ; il traite de calomnie l’aventure scandaleuse qu’elle prête à Clotilde avant même qu’elle ait eu le temps de la raconter, il lui demande d’un ton impérieux de qui elle tient ce mensonge, et lui défend de le répéter, sous peine de lui paraître odieuse ; car il ne saurait lui pardonner le plaisir qu’elle prend à perdre une femme comme il faut, dont elle n’a jamais eu à se plaindre. Plus elle met d’acharnement à l’accuser, plus il en met à nier ses torts.

En vain la princesse demande qu’on fasse appeler Ricardo pour invoquer son témoignage, Adalbert ne veut rien croire, rien entendre ; seulement lorsqu’elle prononce le nom d’Édouard, il se livre à des menaces, des imprécations terrifiantes ; sa raison l’abandonne, il oublie que sa rage contre Fresneval est l’aveu de tout ce qu’il dément, la preuve du bonheur qu’il lui suppose, et ne s’aperçoit point que pâle, immobile, les yeux fixés sur lui, la princesse s’applique à deviner quel sentiment le domine, et frémit de reconnaître dans la douleur qui l’oppresse, dans la colère qui le fait délirer, les effets de cette affreuse jalousie qui commence à la torturer elle-même.

— C’est donc vrai, disait-elle d’une voix étouffée ; cette femme qui le dédaigne… qui lui préfère un misérable intendant… un demi-laquais… il l’aime !… il n’est pas honteux de la défendre quand tout l’accuse ! de la protéger contre le mépris, de la soutenir dans l’abîme fangeux où elle est tombée…

— L’aimer ! moi ! s’écria Adalbert saisi tout à coup d’un effroi délateur, aimer la femme qu’on peut soupçonner à tort ou à raison de se dégrader ainsi ? Qui vous inspire cette injurieuse pensée ?

— Ton trouble en parlant d’elle, ta colère à la seule idée de cette dégradation qui te désespère…

— Non, vous dis-je, interrompit-il en tremblant, cette émotion qui m’agite en ce moment, c’est de la haine pour ses calomniateurs, de la pitié pour elle. Cessez de la persécuter, de la livrer aux propos méchants, aux soupçons flétrissants aux cris du scandale ; sauvez-la du déshonneur et je n’y penserai plus… mais, ajouta-t-il avec embarras, je connais… sa famille… elle mérite des égards… quelles que soient les faiblesses de madame des Bruyères, elle est ici… sous la protection de l’ambassade de France, et nous ne pouvons souffrir qu’on l’insulte impunément.

— Ah ! c’est uniquement le soin de sa réputation qui vous anime à ce point ? dit la princesse avec une ironie amère, c’est pour l’honneur du nom français que vous prenez si chaudement son parti, il ne se mêle à ce beau don quichottisme nul intérêt pour sa personne… Eh bien ! tant mieux, vous en supporterez avec d’autant plus de courage ce qui l’attend.

— Que voulez-vous dire ? s’écria Adalbert en frémissant.

— Je veux dire que vous n’êtes pas le seul que la passion bourgeoise de cette belle dame met au désespoir, et que tous ses adorateurs ne sont pas si généreux que vous ; j’en connais dont la vengeance sera cruelle.

— Malheureuse ! serait-il possible ?… vous oseriez ?…

Et, frappé d’un horrible soupçon. Adalbert s’empare du bras de la princesse, comme pour l’empêcher de commettre un crime. Le souvenir de ceux que la jalousie enfante chaque jour sous ce climat brûlant, la glace de terreur ; il voudrait étouffer sa pensée de peur de la communiquer ; il sait que prévoir une action atroce, peut en donner l’idée. Il menace, il implore, et, voyant que ses injures comme ses prières attisent également la colère muette qu’il redoute, il s’épuise en faux serments sur l’amour qu’il n’a plus, sur la profonde indifférence qu’il éprouve pour tout ce qui n’est pas l’objet de cet amour. Enfin, à force de parjures, il obtient la promesse de ne rien tenter contre une personne que les bruits répandus sur elle doit, sans nul doute, engager à quitter Naples très-prochainement.

Tranquillisée par cette espérance, et surtout par le calme apparent de M. de Bois-Verdun en parlant de ce prochain départ, la princesse lui tendit la main, et dit :

— Je veux vous croire… En effet, comment vous supposer assez lâche, assez stupide pour sacrifier un dévoûment tel que le mien, aux dédains de la maîtresse d’un autre !… Oui, ce trouble… cet excès de zèle… c’est de la protection, voilà tout… je le vois bien… Mais s’il en est ainsi, vous hâterez le moment qui la ramènera près de ses protecteurs naturels, et vous vous empresserez de faire signer ses passe-ports.

— Je m’y engage.

— Songez-y bien… ne me trompez pas… qu’elle soit partie dans trois jours, autrement je ne réponds pas de moi…

— Quoi ? vous, si belle, si noble, vous seriez capable ?…

— Ne m’implorez pas pour elle… interrompit la princesse, sinon vous me rendrez à toute ma rage, à toutes ces horribles pensées que je m’efforce de chasser… Vous n’avez point affaire ici à une de ces petites dames françaises que la coquetterie console de tout, qu’on a toujours le droit de trahir, et qui n’ont jamais celui de s’en venger… En acceptant mon amour, vous êtes devenu l’arbitre de ma vie ; il dépend de vous de la livrer aux actions généreuses, au bonheur, ou au désespoir et au crime… choisissez.

Et, laissant Adalbert à toutes les réflexions que devait inspirer cette menace, dédaignant la réponse que la crainte pourrait dicter au coupable, la princesse sortit sans l’attendre.

Malgré les cruelles impressions qui se disputaient le cœur d’Adalbert, il savoura un moment le bonheur d’être seul, de pouvoir s’interroger et se répondre de bonne foi sur les sentiments qui l’agitaient ; espèce de tête-à-tête fort rare entre les malheureux et leur chagrin, et qu’ils employent plus souvent à s’étourdir sur leurs dangers qu’à s’éclairer sur leurs torts.

— Assez d’illusion ! pensa-t-il, assez de ruses pour me tromper. Cette femme a lu dans mon âme ; son amour a deviné celui que j’espérais étouffer en le niant à moi-même, en lui donnant toutes les allures de la haine, du dédain. Je suis à bout des mauvaises raisons qui pouvaient la rassurer, et ma folie est telle, que je ne puis manquer de tomber dans le premier piége que sa jalousie me tendra. La seule idée de voir Clotilde victime de cette jalousie féroce, me glace de terreur ; je sens un orage prêt à fondre sur nous. Oui ! la fuite peut seule nous sauver d’un éclat irréparable ; partons !… inventons un malheur de famille, un de ces devoirs despotiques auxquels l’autorité cède sans examen… Ah ! pourquoi n’ai-je pas reconnu plus tôt la nécessité de mettre tout un monde entre Clotilde et moi !… Mais qui l’aurait présagé, que ce ressentiment si vif d’un tort si léger, cette rancune absurde, ce malaise, fruit de sa générosité, ce trouble, cette tristesse causée par sa présence, ce besoin de la lui révéler par des mots amers, de lui déplaire plutôt que de lui être indifférent ; c’était de l’amour !… Ah ! maudit soit l’instant où ce fatal amour s’est ainsi masqué pour se glisser dans mon cœur. Maudit soit le démon qui m’a rendu à elle ! Encore, si ma lâche adoration était l’œuvre de sa volonté ! Mais j’ai la honte de m’avouer que son orgueil de femme en est innocent, que loin de vouloir mon supplice, elle ne s’en aperçoit même pas. Ah ! qu’elle ne s’en doute jamais… que je meure avec le secret de ma faiblesse, de mon inconséquence, de mes regrets pour le bien que j’ai perdu volontairement, pour ce trésor que j’ai tenu dans mes bras, dont le souvenir me brûle, dont la perte me rend fou de désespoir… J’ai mérité mon sort… accomplissons-le dans toute sa rigueur.

Et, se levant aussitôt, avec la précipitation qu’on met à s’ôter tout moyen de revenir contre une décision pénible, Adalbert sonna Gervais pour lui commander les apprêts de son prochain départ ; puis il se rendit chez le marquis de Tourbelles, en cherchant l’événement qui devait servir de prétexte à la demande de son passe-port.

Pendant que M. de Bois-Verdun avait recours à l’unique remède contre l’influence d’une passion qu’entretient la présence, Édouard se soumettait à employer le même moyen pour réduire la sienne aux proportions d’un amour fraternel.

Un bâtiment grec se disposait à mettre à la voile, Édouard feignit, par ordre, un vif désir de visiter les ruines d’Athènes, et le jour de son embarquement fut bientôt fixé.

Clotilde, épouvantée des dangers auxquels l’avaient exposée l’amour de Sosthène, pensait très-sérieusement à l’en guérir. Ainsi, chacun de son côté méditait un projet sage. La princesse Ercolante, seule, abandonnait son imagination à toutes les idées insensées qu’enfante l’orgueil blessé et l’amour outragé ; décidée à se convaincre de ce qu’elle redoutait, ou à s’affranchir du soupçon qui rendait son bonheur impossible, elle choisissait parmi tous les moyens qui se présentaient à sa mémoire et dont la vulgarité ne nuisait point au succès, celui qui devait amener infailliblement Adalbert à trahir son amour pour madame des Bruyères.

Lorsqu’une semblable pensée s’est emparée d’un esprit sicilien, elle n’y est combattue par aucune autre crainte que celle de ne pas réussir. Les suites de l’épreuve sont tellement voilées par la douleur ou le plaisir qu’il en attend, que l’espoir du succès l’emporte sur tout pressentiment funeste, et, partant, sur toute prudence. Ces différentes agitations, comme toutes celles des gens du monde, prétendaient au mystère, et chacune des personnes qui en étaient atteintes ne pensait qu’à les dissimuler en s’appliquant à remplir ses devoirs de société, et même à prendre sa part accoutumée des plaisirs dont elle s’était fait des habitudes.

On donnait le soir même un opéra nouveau de Verdi. Ne pas se montrer au théâtre Saint-Charles, eût été une espèce de scandale à l’envers, qui aurait fourni des réflexions malveillantes aux esprits malins et aurait confirmé les bruits répandus sur les événements de la journée ; aussi, malgré les préoccupations pénibles de nos personnages, chacun d’eux était-il décidé à paraître dans sa loge comme à l’ordinaire et à affecter autant de tranquillité qu’il éprouvait de trouble.

Lorsque madame des Bruyères entra dans la salle, tous les yeux se fixèrent sur elle, naturellement attirés par l’éclat de sa beauté et l’espérance qu’on avait de lire sur son visage la trace des inquiétudes que le duel du matin avait dû lui causer.

— Jamais je ne l’ai vue plus ravissante ! s’écria l’ambassadeur de France, n’êtes-vous pas de mon avis, Sosthène ?

Mais Sosthène, accablé sous le poids d’une affreuse pensée, n’entendait pas ce que disait son père. À peine contenu par la parole qu’il avait donnée à Adalbert de ne faire aucune scène qui dût compromettre la réputation de Clotilde, il cherchait comment il pourrait satisfaire son ressentiment sans trahir sa promesse. Le problème était difficile à résoudre, et Sosthène y aurait rêvé éternellement, si M. de Bois-Verdun ne l’eût secoué de manière à le sortir de son somnambulisme.

— Que me voulez-vous ? dit-il de l’air d’un homme qu’on réveille en sursaut.

— Nous voulons que tu nous répondes, quand on réclame ton admiration pour une jolie femme.

— Je les déteste toutes !

— Vraiment ? dit le duc, ah ! nous connaissons ces belles crises de haine, ces fureurs barbares qui tombent devant le premier sourire et se calment au grand air.

Adalbert, qui craignait la colère indiscrète de son ami, l’entraîna dans la loge de la princesse Ercolante, heureux d’avoir à le surveiller pour échapper au tort de se trahir lui-même, car il avait bien de la peine à contenir son indignation à la vue de cette femme si vantée, si brillante, et qu’il supposait la proie d’un amour flétrissant.

Quant à M. de Tourbelles, il se contint jusqu’au moment où il vit entrer, à l’orchestre, M. Fresneval. Mais le soin que prenait Édouard de se placer dans le coin le plus obscur de la salle pour se mettre en contemplation, disait-il, lui paraissait une fatuité, il se disposait à aller l’en punir. Adalbert l’en empêcha en l’engageant à profiter de cette occasion de se convaincre, par ses propres yeux, de l’intimité qui régnait entre les coupables ; car les plus prudents, après s’être imposé le chagrin de n’être pas près l’un de l’autre, tombent tous dans le tort de laisser dire à leur regard ce que leur bouche veut taire.

Ce tableau, d’un monde torturé par les sentiments les plus cruels, les projets les plus atroces, et paraissant uniquement occupé du final qui vient d’être applaudi, de la poggiature manquée par la prima-donna, se présente bien souvent aux yeux de l’observateur et console l’envieux. Découvrir que toutes ces personnes belles, riches, nobles, enjouées, comblées de tous les biens dont on manque, ont un serpent dans l’âme et méditent un parti désespéré, cela rend philosophe.

Ricardo était de ces philosophes-là. Tapi dans le fond d’un amphithéâtre des combles, que les bourgeois de Naples appellent leur colombier doré, il examinait à loisir les différents effets produits par ses rapports sur les gens qui les lui payaient plus généreusement l’un que l’autre, il se félicitait d’avance des événements que devaient amener tant de passions exaspérées, pour lesquelles ses services seraient indispensables. Son unique embarras était de satisfaire à tant d’intérêts contraires, sans laisser soupçonner sa triple trahison. Il avait reçu l’ordre de se rendre, le lendemain de grand matin, dans la petite église de Saint-Jean-Carbonara, et d’y attendre, près du tombeau de Caraccioli[12], la personne qui avait à lui parler.

Le mystère, le lieu du rendez-vous ne laissaient aucun doute sur l’importance des intérêts qu’on y devait traiter. Ricardo savait qu’à Naples, les plus horribles complots se trament d’ordinaire à l’ombre des autels ; là toutes les rencontres sont faciles et n’attirent pas l’attention, on est habitué à y voir le grand seigneur à genoux près de l’artisan, la princesse à côté du lazzarone : celui-ci prie tout haut, pendant qu’elle lui parle tout bas ; et les ordres qui se donnent ainsi sont rarement charitables.

Le départ de M. de Bois-Verdun enlevait à Ricardo un des meilleurs profits de son industrie, aussi espérait-il bien y mettre obstacle en en dénonçant le projet à la princesse. Il réservait la confidence pour l’entretien de l’église Saint-Jean, car il devinait sans peine à qui il aurait à répondre, et n’avait d’incertitude que sur ce qu’on exigerait de son savoir-faire. Il repassa dans sa tête les méfaits qui lui avaient le plus rapporté ; il s’amusa à coter le prix de ceux qui lui seraient commandés ; et laissa si bien courir son imagination dans ce champ de désastre, qu’il aurait été difficile de hasarder avec lui une proposition qu’il n’aurait pas prévue. Cela explique pourquoi les gens capables de tout ne sont jamais étonnés de rien.



XXXI


De cette brillante soirée dramatique, où madame des Bruyères avait été l’objet de l’attention la plus flatteuse, où ses ennemis comme ses partisans l’avaient admirée hautement, elle rapporta une crainte vague, aussi impossible à motiver qu’à vaincre.

L’affectation de Sosthène à ne pas venir la visiter dans sa loge, lorsque tant de personnages, à commencer par son père l’ambassadeur de France, se pressaient autour d’elle, lui laissait supposer quelque grief établi sur une calomnie, et dont elle aurait à subir l’effet avant d’en savoir la cause. En vain elle cherchait à se rassurer par le voyage qui allait la séparer d’Édouard et ôter tout prétexte à la médisance, par la résolution qu’elle venait de prendre en secret de fuir le monde, où sa position étrange l’exposerait à des dangers également funestes pour son bonheur et sa réputation, elle éprouvait cette oppression qui étouffe à l’approche d’un orage. Cette tristesse d’un événement inconnu qui va agir puissamment sur la destinée. Cette insomnie que nulle douleur n’explique, semble avertir de veiller sur soi, car la haine aussi veille.

C’était au moment où les cérémonies saintes allaient succéder aux joies du carnaval, où le printemps fleurit déjà les jardins de Naples, quand ceux de France sont encore sous la neige, où les passions amoureuses, nées aux temps des plaisirs de l’hiver, se développent aux premiers rayons du soleil et s’augmentent de tout l’amour qui semble ranimer la nature.

Quitter Naples à cette époque de l’année, c’est s’exiler du paradis terrestre. Clotilde, attristée par ce regret, espérait que nul autre ne viendrait s’y joindre ; elle pleurait en contemplant ces beaux sites, cette belle mer, si souvent confidente de ses peines, et leur faisait honneur des larmes qu’Adalbert faisait couler.

On voyait à peine jour : le sacristain de l’église Saint-Jean en balayait le portique ; il se rangea pour laisser passer Ricardo, sans témoigner aucun étonnement de sa dévotion matinale.

Au bruit que fit la lourde portière tapissée en tournant sur ses gonds, Ricardo crut entendre une exclamation sortir de la chapelle consacrée au tombeau du ministre jadis assassiné. Il se dirigea de ce côté, et aperçut derrière le monument funèbre, une personne si bien encapuchonnée dans sa mantille noire, qu’il était impossible de distinguer sa tournure ni ses traits.

Il la devina plus qu’il ne la reconnut. Elle lui fit signe de s’agenouiller sur la pierre, elle-même se mit à prier ; et l’on ne saurait douter de la ferveur de sa prière, car dans de ce pays, où la religion se mêle à tout, il n’est pas rare de voir implorer le ciel pour le succès d’une mauvaise action, avec autant de foi que de zèle.

Pendant que tous deux priaient, une vieille femme vint allumer une petite bougie plantée sur la grille du chœur, et s’assit sur la marche de marbre qui séparait l’autel de la chapelle, en regardant brûler son ex-voto.

Quelque temps après un franciscain entra silencieusement et s’agenouilla près du confessionnal. Peu à peu l’église se remplit des ouvriers du pays qui ne croient à une bonne journée qu’autant qu’ils en ont consacré la première heure à entendre une basse messe, puis survinrent les écoles religieuses. Un entretien secret était difficile devant tant de témoins, mais Ricardo, fort dans l’art de traiter des intérêts les plus dévorants de l’air le plus calme et de cacher une ruse infernale sous un regard imbécile, se glissa insensiblement, à pas de genoux, jusqu’au prie-Dieu de la pénitente, et là, sans changer d’attitude, sans discontinuer ses mea culpa dont il se frappait la poitrine, sans regarder celle à qui il adressait la parole, il lui apprit tout ce qui devait la désespérer et porter son délire de vengeance au point de ne pas marchander sur les moyens de le satisfaire.

— Contraignez-vous, disait-il en entendant trembler sur le marbre la chaise où la princesse était assise, avec un livre de prières ouvert sur ses genoux. Songez qu’on vous regarde, et puisque tout est convenu entre nous, sortez d’ici avant que…

— Je ne puis me soutenir… répond-elle d’une voix haletante.

— Il le faut, Granda principessa, sinon tout est perdu ; il faut que vous soyez rentrée avant l’heure où vous sonnez d’ordinaire à votre réveil ; sinon vous éveillerez les soupçons et nous serons à court lorsqu’il faudra prononcer l’alibi… Allons… soyez tranquille… votre affaire est en bonnes mains ; mais ne nous ruinez pas par quelque imprudence. Nous n’avons pas de temps à perdre… l’heure du départ est fixée à la nuit.

— En rappelant ce fait d’une séparation clandestine et peut-être éternelle, Ricardo savait ranimer toute la rage assoupie un instant sous la terreur qui précède toujours une grande résolution.

— Oui, il ne sera plus temps… dit la princesse en se levant d’une manière convulsive… La justice le veut… Dieu l’ordonne… elle ou moi…

Et, marchant d’un pas ferme, elle traversa l’église et se perdit bientôt dans la foule qui se rendait en chantant au marché de Santa-Lucia.

Rentrée dans son palais par une porte secrète, la princesse Ercolante se mit au lit ; mais ne pouvant y trouver le repos, elle sonna sa femme de chambre et se fit servir une grande tasse de café pour se maintenir dans l’agitation qui devait l’empêcher de réfléchir.

Mademoiselle Géraldina, frappée de l’altération des traits de sa maîtresse, et de la rougeur, de la pâleur qui se succédaient dans la même minute sur son beau front, lui proposa d’envoyer chercher son médecin.

— Gardez-vous-en bien, répondit-elle vivement, je me porte à merveille ; seulement ces premiers beaux jours de printemps m’agitent… je ne puis rester en place… il faut que je prenne l’air… apprêtez une robe… je vais sortir.

Et tout en s’habillant, la princesse proférait des paroles sans suite, tantôt d’un ton menaçant, tantôt d’une voix si oppressée, qu’elle semblait prête à s’évanouir.

Lorsque sa toilette fut achevée et que Géraldina lui présenta le mantelet qu’elle mettait d’ordinaire à la promenade, elle la vit s’asseoir comme si elle renonçait à tout projet de sortie et tomber dans une rêverie profonde, elle semblait retenue par une terreur invincible, sa respiration était inégale, son regard fixe, Géraldina commençait à s’inquiéter de cet état, de stupeur, lorsqu’elle entend s’arrêter deux chevaux de selle sous le balcon de sa maîtresse ; elle court aussitôt à la fenêtre, et s’écrie :

— C’est M. le marquis de Bois-Verdun !

À ce nom, la princesse fait un mouvement d’effroi. Puis, se frottant les yeux comme si elle sortait d’un songe :

— Que dis-tu ? demanda-t-elle à Géraldina.

— Je dis que M. de Bois-Verdun descend de cheval et fait demander si Madame est visible.

— Oui… cours… dis que je veux lui parler.

Puis, lorsque la princesse se vit seule, elle ajouta :

— Est-ce un adieu qu’il vient… oh ! non… c’est pour mieux assurer sa trahison… sa fuite, qu’il vient me voir… qu’il vient rire en secret de ma sécurité. Ah ! sainte patronne ! donne-moi la force de lui cacher ma rage ! Répands sur mon visage le calme qui doit encourager sa perfidie. Que chaque mot de lui m’en donne une nouvelle preuve. Que je la lise sur son front soucieux, dans ses regards inquiets, sur ses lèvres tristement souriantes, dans ses paroles froidement passionnées. Que je savoure l’affreux plaisir de le confondre, avant de savourer celui de le voir pâlir aux premiers mots qui lui révéleront ma vengeance.

L’entrée d’Adalbert interrompit ce monologue, qui avait suffi pour ranimer l’esprit abattu de la princesse. Malheureusement, Adalbert se présentait devant elle, pâle, défait, et dans une agitation contrainte très-propre à confirmer ses soupçons.

Le cœur humain est sujet à de grandes inconséquences. Il n’est pas rare de le voir regretter ce qu’il fuit volontairement et déplorer le sacrifice d’un amour qui l’importune. Celui de la princesse pour Adalbert, comme tous les amours mal récompensés, était devenu tyrannique, insupportable ; il le maudissait et le redoutait comme une démence sinistre. Mais tout en frémissant de ce qu’il en pouvait attendre, il éprouvait ce bonheur d’être aimé, auquel les plus insensibles, les infidèles mêmes, ne renoncent pas sans peine.

L’idée de ne plus revoir ce beau visage, que son brusque départ allait couvrir de larmes, troublait visiblement Adalbert, et donnait à sa voix les inflexions tendres et tristes d’un adieu éternel. Tout en lui dénonçait un douloureux mystère.

D’abord il tente de prévenir la princesse sur sa prochaine absence, en lui parlant d’une mission dont l’ambassadeur de France le menace, et qui peut l’obliger à s’éloigner d’elle d’un instant à l’autre. Elle l’écoute sans l’interrompre, mais de l’air le plus crédule. Il insiste sur ses craintes, ses regrets de la quitter. Elle semble prendre un plaisir moqueur aux efforts qu’il fait pour la tromper. Elle les encourage même par des questions captieuses ; puis cessant tout à coup de se contraindre :

— À quoi bon ce manège ! dit-elle avec un sourire terrifiant. C’est assez jouir de ton talent dans l’art de mentir. Je sais quel sort tu me prépares. Traître ! tu m’abandonnes, tu pars ce soir pour longtemps, pour toujours peut-être, et tu ne pars pas seul.

— Que dites-vous ? s’écrie Adalbert. Oui, le devoir me force à partir ; mais je le jure sur l’honneur, croyez que personne…

— Tu mens. Je sais tout. Cette femme que ma haine avait devinée… cette femme que tu arraches à un misérable qu’elle aime… cette femme dont tu préfères les dédains, la trahison, à l’amour qui me brûle ; ce beau monstre que l’enfer a vomi ici pour y semer le malheur, le crime, tu lui donnes ma vie pour un de ses caprices. Tu l’enlèves, et c’est ce soir même que tu attends le prix de ta perfidie. Mais l’amour veille sur ses martyrs, et le ciel punit quelquefois les coupables avant leur triomphe.

— Que faut-il invoquer, ô mon Dieu ! pour vous convaincre de la vérité ? Antonia, chère Antonia, j’en prends à témoin l’âme de ma mère, jamais je n’ai eu la pensée de cet enlèvement.

— Eh ! qu’importe que ce soit de gré ou de force qu’elle te suive ; que vous partiez d’accord, ou que tu coures après elle, tu sais trop bien où la retrouver.

— Non, j’ignore ses projets… Je ne connais que son antipathie pour moi, et loin de vouloir la vaincre je ne demande qu’à la légitimer, je vous le jure sur l’honneur.

— S’il était vrai ! s’écrie la princesse en se levant dans une agitation qu’elle ne peut dominer ? s’il était vrai !… mais, non, le dépit seul t’inspire. Ton orgueil la hait, ton lâche cœur l’adore.

— Non, te dis-je, je ne l’aime pas, je ne veux pas l’aimer, vois-en la preuve dans ma soumission à tes ordres. Dispose de moi, je te sacrifie mes devoirs, ma fortune ; viens, allons cacher dans quelque pays lointain ta faiblesse et la mienne, est-ce assez pour calmer ta jalousie, pour arracher le bandeau qui t’aveugle ?

— Quoi ! cette Clotilde dont le nom te fait tressaillir… ne mériterait pas ma colère ?… tu consentirais à la fuir éternellement pour moi ? pour ton Antonia ?… Malheureuse !… qu’ai-je fait ?…

Et, couvrant sa tête de ses mains, la princesse pousse un cri d’effroi ; puis, s’indignant contre l’émotion qu’elle éprouve, elle ajoute :

— Mais tu veux m’apaiser par un nouveau mensonge ; perfide, tu me trompes encore, je le sens.

— Viens ; quand j’aurai tout quitté pour te rassurer, tu me croiras, peut-être.

En parlant ainsi, Adalbert, effrayé du délire qui brillait dans les yeux de la princesse, ne pensait qu’à la sauver des excès auxquels ce délire pouvait l’entraîner. Craignant de l’irriter par la moindre réflexion, il écoute, il approuve tout, il répète les serments qu’on lui dicte, il proteste cent fois de son indifférence pour Clotilde.

— Eh bien ! tant mieux, dit la princesse d’une voix tremblante. S’il est vrai que la jalousie m’égare… que tu ne l’aimes pas !… tu me pardonneras.

Ces derniers mots, à peine articulés, glacent le sang d’Adalbert.

— Pardonner ? dit-il en pâlissant… pardonner ! grand Dieu ! qu’as-tu fait ?

— Tu le devines, traître, je le vois à ta pâleur, à la terreur qui te saisit ; tu trembles pour elle… tu ne t’appliques à renier ton amour que pour suspendre ma vengeance ; mais il n’est plus temps.

— Malheureuse ! quel crime as-tu commis ? s’écrie Adalbert en s’emparant avec force des deux bras de la princesse. Parle, ou je te tue…

— Frappe donc ; car elle aussi se meurt. Venge-la sur moi du poison qui la dévore. J’ai assez vécu… j’ai vu ton désespoir… Frappe… et que je meure de joie.

Mais au mot de poison, Adalbert, hors de lui, a rejeté la princesse avec tant de violence, qu’elle est allée tomber sur le parquet de sa chambre.

Pendant qu’elle exhale sa rage, il court comme un fou chez madame des Bruyères, il donne l’ordre au concierge d’aller chercher au plus vite le docteur Corona, et sans demander si la comtesse est visible, il monte précipitamment l’escalier et s’élance vers la porte de l’antichambre, lorsque deux valets de chambre l’arrêtent et disent :

— Madame ne reçoit pas ; Madame est très-souffrante.



XXXII


En vain les domestiques de la comtesse s’opposent à ce que M. de Bois-Verdun entre d’autorité chez leur maîtresse. Il parvient, malgré eux, jusqu’au salon qui précède la chambre de Clotilde ; il leur crie :

— Il faut que je la voie ; il faut la secourir… Elle se meurt !…

Le désordre où il est… les imprécations… les menaces… les efforts qu’il fait pour se dégager des bras vigoureux qui l’arrêtent, font craindre pour sa raison ; il est au moment de faire céder la porte à ses coups redoublés, lorsqu’elle s’ouvre et qu’une femme de chambre s’écrie :

— Appelez Ricardo, qu’il se rende tout de suite chez le pharmacien de la Chiaja, qu’il l’amène ici ; Madame est sans connaissance…

Adalbert se précipite dans sa chambre, voit Clotilde étendue sur son canapé, la pâleur de la mort couvre son visage ; son peignoir dénoué laisse voir sa poitrine dont la respiration semble arrêtée ; ses mains sont froides, ses yeux entr’ouverts sont sans regard… en vain Adalbert l’appelle ; elle ne l’entend point.

— Qui êtes-vous ? que venez-vous faire ici ? demande avec effroi la pauvre Joséphine, en voyant sa maîtresse mourante dans les bras d’un homme qu’elle ne connaît pas et dont le désespoir lui fait peur et pitié ; que voulez-vous ? dit-elle.

— La sauver ! s’écrie-t-il en s’enfuyant pour courir après le docteur Corona.

Heureusement, le concierge l’a trouvé chez lui, et Adalbert le rencontre sur l’escalier ; il l’entraîne aussitôt vers la malade, parle de poison, de crime, et, dans son impatience de se faire comprendre, dit tant de mots incohérents, que le docteur, ne pouvant agir d’après une explication si confuse, interroge la femme de chambre. Celle-ci lui apprend que peu de temps après avoir pris la tasse de chocolat qui compose ordinairement son déjeuner, la comtesse s’est plaint d’un grand malaise qui a résisté à l’eau de fleur d’orange, aux frictions d’éther faites sur le front, sur l’estomac, et s’est augmenté au point de lui ôter tout sentiment.

Le docteur ordonne avant tout qu’on s’informe si la tasse n’a pas encore été lavée et qu’on la lui apporte ; pendant ce temps, il consulte les pulsations presque éteintes de la malade ; puis il écrit à la hâte une ordonnance qu’un domestique porte, au grand galop de son cheval, chez le pharmacien le plus voisin.

Pendant ce temps, Adalbert, le regard fixé sur les yeux du docteur, cherche à y lire ce que l’état de Clotilde lui laisse d’espérance ; il l’accable de questions, le conjure de la sauver… de le sauver lui-même… car il jure de ne pas survivre à cette femme adorée qui meurt pour lui ; mais le docteur, tout à son inquiétude, ne s’aperçoit même pas de ce qu’il y a d’étrange dans l’excès de douleur qui fait délirer Adalbert ; il voit seulement qu’il ne peut avoir recours à lui pour s’éclairer sur les causes de l’état où est tombée la malade.

Le bruit de l’empoisonnement de la comtesse se répand dans tout l’hôtel ; il parvient au pavillon qu’habite Édouard ; il s’élance vers l’office, arrache des mains de celui qui s’apprête à la plonger dans l’eau, une tasse encore teinte des restes du chocolat qu’elle a contenu, court la porter à Corona, et attend, comme l’arrêt de sa propre mort, les paroles qui vont sortir de la bouche du docteur.

Le mot de morphine se fait entendre… il glace de terreur tous ceux qui doutaient encore, et pourtant un rayon d’espoir semble ranimer le visage assombri du médecin ; il ordonne de s’assurer du valet de chambre qui a servi le chocolat ; mais on cherche vainement Ricardo, il a disparu.

La chambre se remplit de tous les gens de la maison, dont les exclamations, les sanglots étourdissent le docteur ; il prie qu’on le laisse seul avec Joséphine et une vieille gouvernante de la comtesse, pour n’être point troublé dans les soins que son danger réclame : on lui obéit. Adalbert veut être excepté. Le docteur est inflexible ; mais, pour obtenir quelque patience des malheureux qu’il force à se réfugier dans la chambre voisine, il leur promet de venir les instruire, de moments en moments, de l’effet des antidotes qu’il a déjà fait avaler avec peine à la malade, dont les dents serrées et l’état complet d’inertie, rendent tous les secours difficiles.

Au même instant où Adalbert et Édouard, unis par un commun désespoir, passent dans le salon, ils y voient entrer l’ambassadeur de France, son fils et le médecin de l’ambassade.

Le duc de Tourbelles, qu’un regard jeté sur Adalbert a bientôt convaincu du malheur qu’on vient de leur apprendre, exige, au nom de la protection qu’il doit à tout Français, que son docteur soit admis à soigner madame des Bruyères, conjointement avec Corona. Édouard s’introduit près de la mourante, et revient aussitôt partager l’anxiété qui se révèle dans chacun d’une manière différente, mais qui les domine à tel point que tout sentiment de rivalité, de haine, est suspendu.

Sosthène, oubliant sa colère, son antipathie pour Édouard, l’accable de questions sur la cause de ce crime ; il veut en connaître l’auteur, le poignarder de sa main ; il exhale sa douleur en menaces : celle d’Édouard s’exhale en sanglots ; il ne la contraint point, il la sent épurée par une idée chaste ; c’est sa sœur qu’il pleure.

Le vieux duc, la marquise d’Almédarès, le comte Belmonte, chaque personne qui vient augmenter le nombre de ces malheureux attendants, parle de ses soupçons, de ses craintes, des exemples qu’on a de la vertu des contre-poisons, lorsqu’ils sont administrés à temps et par des savants habiles ; de leur impuissance contre de certaines substances, trop souvent employées par les empoisonneurs de profession.

Au milieu de ce bruit, de cette agitation, de cette fièvre d’inquiétude, Adalbert seul est immobile et silencieux comme une tombe. C’est qu’en effet son agonie est terminée ; c’est que la résolution de ne pas survivre à Clotilde le rend presque indifférent à sa mort, et qu’après avoir maudit si souvent leur séparation, il sourit à la pensée d’être réuni à elle dans le même tombeau.

Sosthène, qui ne peut rester en place ni se taire, s’approche d’Adalbert, l’interroge sur ce qu’il sait de l’affreux événement qui les rassemble, lui demande comment il en a été averti le premier, sur qui tombent ses soupçons, et, comme il le voit l’écouter avec calme il n’attend pas sa réponse pour lui confier tous les sentiments qui débordent de son cœur.

— Le croiras-tu ? disait-il d’une voix étouffée, je ne sais plus si elle était coupable, si elle s’abaissait à un amour indigne, s’il fallait la détester, la fuir… Je sens qu’il me faut l’aimer, la voir pour exister ; je sens que ma plus vive souffrance, à cette heure, est de ne pouvoir donner ma vie pour sauver la sienne. Mais, grâce au ciel, cette horrible torture ne peut se prolonger sans me tuer ou me rendre fou. Déjà je crois entendre des cris… des sanglots… Ah ! mon ami, elle expire… mais non… je me trompe… c’est le docteur qui appelle… Puis, se jetant dans les bras de son ami, cher Adalbert, toi dont j’envie le calme, la raison, viens… écoute les bruits qui parviennent à travers cette porte… Sont-ce des exclamations de joie ou de désespoir. Hélas !… je ne le distingue pas… ma vue se trouble… mon cœur s’arrête… je meurs…

Et le malheureux tombe évanoui aux pieds de cette porte qui s’ouvre au même instant.

Il faudrait la plume de Lamartine, de Victor Hugo ou de Balzac, pour peindre l’effet de l’apparition du docteur Corona en cette circonstance, et ce qui se passa dans l’âme des patients soumis au martyre de l’attente, pendant la demi-minute qu’une émotion facile à concevoir empêcha le docteur de proférer ce mot : — Espérez !

Ce mot, qui fait palpiter tous les cœurs, ranime Sosthène ; son père le lui répète vingt fois, comme le plus puissant agent contre le mal qui l’accable.

Ce mot à peine entendu, Adalbert se précipite vers la porte de la chambre de Clotilde. Le corps de Sosthène, qui n’a pas encore repris ses forces, et qui est étendu là, devant cette porte, le docteur qui s’apprête à la refermer, rien ne lui fait obstacle, il franchit, il repousse tout ce qui s’oppose à son passage, et c’est, soutenue par ses bras, la tête appuyée sur ce cœur dont les battements retentissent sur le sien, que Clotilde s’éveille du sommeil de mort où le poison l’avait ensevelie.

Déjà ses yeux sont rouverts, que sa pensée est encore assoupie, elle se sent heureuse sans savoir d’où lui vient son bonheur ; ses regards se portent avec curiosité sur les amis qui l’entourent et que la témérité d’Adalbert a autorisés à le suivre. On dirait qu’elle cherche, parmi eux, l’explication du bien-être qu’elle éprouve. Mais, de tous ces visages encore humides de larmes, nul ne la trouble, elle leur sourit également, elle se plaît à les voir écouter avec tant d’intérêt les moindres détails de sa résurrection, et comment, avec le secours du café, du citron, les médecins sont parvenus à neutraliser l’effet de la morphine.

— Est-il bien vrai ! s’écrie une voix qui la fait tressaillir, ne craignez-vous pas, docteur, que ce retour à la vie ne soit que passager ?

Un cri de joie s’échappe du sein de Clotilde, elle se retourne vivement, aperçoit Adalbert agenouillé près d’elle, attache ses bras sur ses épaules, comme pour l’empêcher de la quitter encore ; puis, succombant à son émotion, elle retombe inanimée sur le sein d’Adalbert.

— Sortez tous ! dit le docteur avec colère, pendant qu’il secoure la malade, vous le voyez, elle n’est pas en état de supporter la moindre agitation, et la vue de l’intérêt qu’elle excite en vous peut lui être funeste.

— Obéissons-lui, dit l’ambassadeur en voulant entraîner son fils.

Mais Sosthène, à qui l’espoir a rendu ses forces, demande à être excepté, il se cramponne aux pieds du lit de repos sur lequel Clotilde est étendue ; on ne l’en arrachera, dit-il, qu’en le massacrant.

Édouard semble n’avoir pas entendu l’ordre du docteur, il reste debout, près du lit, bien décidé à ne pas subir une seconde fois la torture de l’incertitude.

— Sortez, Messieurs ! s’écrie Adalbert d’un ton d’autorité, sortez, il y va de sa vie !…

— Oui, sortez, Messieurs, dit Édouard, laissez-la à nos soins.

— Et de quel droit nous éloignez-vous d’elle ? reprend Sosthène avec l’accent de la rage, depuis quand monsieur de Bois-Verdun se croit-il le pouvoir de commander chez madame des Bruyères ?… qu’êtes-vous, tous deux, pour oser me chasser de sa chambre quand vous y restez ?

— Monsieur ! dit fièrement Adalbert, je suis son mari !

— Et moi son frère ! dit Édouard en s’emparant de la main de Clotilde.



CONCLUSION


Le bonheur est plus long à venir qu’à raconter ; aussi dirons-nous en peu de mots comment, revenue deux fois à la vie, le premier soin de Clotilde, avant même d’avoir béni d’un regard le retour d’Adalbert, fut de calmer le ressentiment de Sosthène.

— C’est moi seule qu’il faut accuser, dit-elle en lui tendant la main. Oh ! s’il vous a trompé tous, c’est par mon ordre ; il m’avait juré de respecter mon secret, j’espérais le garder éternellement…

— Mon amour m’a trahi, interrompit Adalbert en tombant aux pieds de Clotilde. Ah ! laisse-le assouvir sur moi sa juste colère, ajouta-t-il en montrant Sosthène, que sa vengeance expie mes torts, et dussé-je succomber sous ses coups, ils ne me feront jamais autant souffrir que j’ai souffert de ses confidences.

Dès que la santé de Clotilde fut assez rétablie pour braver les fatigues d’un voyage, elle revint, avec Adalbert, à Paris, où il obtint bientôt une mission diplomatique qui les fixa tous deux pendant plusieurs années à Madrid.

Apaisé par la confiance de Clotilde, Sosthène se résigna à n’être que son ami et à rester celui d’Adalbert. La princesse Ercolante, redoutant avec raison le châtiment qui lui était dû, s’enfuit cacher, dans les déserts de l’Orient, sa honte et ses remords.

Ricardo fut arrêté au moment où il s’embarquait sur un bâtiment qui allait mettre à la voile pour se rendre à la Nouvelle-Angleterre. On entama son procès, mais la marquise de Bois-Verdun se refusa constamment à soutenir l’accusation.

— Ce serait une trop grande ingratitude de ma part, disait-elle, que de faire pendre un homme à qui je dois le bonheur de ma vie.

Mais, comme il faut que justice se fasse, Ricardo, ne soupçonnant pas un tel excès de générosité et voulant échapper à une mort infâme, se fit justice lui-même ; on le trouva pendu dans son cachot.

Pour savoir le prix des choses, on doit les acheter, soit par de l’or, des épreuves ou des sacrifices, et l’amour dans le mariage étant la plus grande félicité du monde, Adalbert et Clotilde, loin de regretter les peines qu’il leur avait fallu dévorer avant de l’atteindre, prétendaient ne l’avoir point encore assez payée. Mais en se rappelant les torts légers qui avaient failli les séparer à jamais, ils se promirent d’en faire une leçon à leurs enfants, pour leur apprendre qu’il n’est point de fraude innocente, ni de violent dépit, dont on n’ait à se repentir.


FIN

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


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  1. Calèche de louage à Naples.
  2. On sait que la fin des jours gras arrive au moment où commence le printemps en Italie.
  3. La sargue était attirée à Rome des extrémités du monde, parce que ce poisson était fort estimé ; on le faisait venir de la mer Carpathienne, avant qu’un certain Optatus, affranchi de Tibère, qui avait le commandement de l’armée navale sur la côte d’Ostie, en fît apporter un très-grand nombre qu’on jeta dans la mer de Toscane. L’empereur ayant ordonné que l’on rejetât tous ceux qu’on pécherait ; il s’en trouva quelque temps après une fort grande quantité, particulièrement vers la Sicile où ils avaient été inconnus jusqu’alors. Pline, le naturaliste, dit que ce poisson vit d’herbes et rumine comme le bœuf.
  4. Voyage de Polyctète, t. II, page 161.
  5. « Salluste passa les dernières années de sa vie partageant son temps entre l’étude, les plaisirs et la société des gens de lettres illustres, tels que Cornélius Népos, etc., et Horace qui commençait à se faire connaître. » — Vie de Salluste, par Panckoucke, page 18.
  6. Celui qui remplissait à Rome les fonctions de maître-d’hôtel.
  7. Plutarque. Vie de César, t. x, p. 219.
  8. Saint Jérôme dit, en parlant de Terencia : « Au sortir d’une maison où elle aurait dû puiser la sagesse dans la plus pure source, elle n’eut pas honte d’aller se jeter dans les bras de Salluste, ennemi de son premier époux. » Vie de Salluste, p. 15.
  9. Nullus argento color est avaris (Ode ii, liv. ii.)
  10. Nunc est bibendum (Ode xxxvii, liv. i.)
  11. Pline, liv. x, chap. xii.
  12. Gianni Caraccioli, l’amant, le ministre de la seconde reine Jeanne, espèce de comte d’Essex napolitain.