Le Mari embaumé/I/1. Où César de Vendôme a la colique après boire

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Hachette (Tome 1p. 1-16-17).


LE
MARI EMBAUMÉ.


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PREMIÈRE PARTIE


I

OÙ CÉSAR DE VENDÔME SOUFFRE DE LA COLIQUE APRÈS BOIRE.


Un matin du mois d’août, en l’an de grâce 1622, un beau grand garçon, débraillé abondamment, la chemise tachée de vin, les cheveux ébouriffés autour d’un visage pâli par le plaisir, était couché tout de son long sur le carreau d’une chambre de l’hôtel de Mercœur, situé au milieu du vaste domaine dont notre place Vendôme actuelle n’occupe pas tout à fait le tiers.

L’hôtel appartenait à César de Vendôme, fils légitimé du roi Henri et de la belle Gabrielle, du fait de son mariage avec Françoise de Lorraine, héritière unique du dernier duc de Mercœur. C’était un magnifique bâtiment, tout battant neuf, puisque la duchesse de Mercœur en avait posé la première pierre le 29 juin 1604, après avoir fait démolir et mettre au ras du sol le grand hôtel de Retz, où le roi Charles IX avait logé en 1556 et 1557.

Outre l’hôtel, Mme de Mercœur avait édifié au même lieu une église et le couvent des Capucines qui laisse encore son nom à tout un quartier de Paris.

La riche étendue des jardins qui entouraient l’hôtel et le couvent peut être définie par une ligne brisée dont le périmètre irrégulier toucherait les rues Louis-le-Grand, Saint-Honoré, de Luxembourg, le Boulevard, à l’extrémité de cette dernière voie, et la rue Neuve-Saint-Augustin.

La chambre où ce beau grand garçon, débraillé comme un diable, dormait tout bonnement sous la table couverte de flacons vides et de vaisselles ravagées, n’avait donc au plus que seize ans, et pourtant Dieu sait qu’elle portait déjà de nombreuses traces de fatigue et de décrépitude. Les tentures, dont l’étoffe était magnifique, pendaient poudreuses et souillées, les meubles massifs semblaient avoir soutenu des assauts, et il n’y avait pas jusqu’aux sculptures de la boiserie qui n’eussent des contusions, voire des entailles.

C’était un peu, il faut le dire, comme le beau grand diable lui-même, lequel ronflait d’un si bon cœur qu’on eût dit un serpent de paroisse. Les cheveux de soie qui couronnaient son front, blonds et doux qu’ils étaient plus que ceux d’une femme, n’accusaient pas plus de dix-huit ans ; son front lui-même, blanc et lisse était d’un enfant, mais la pâleur de son visage, marbré déjà de tons violents, et je ne sais quelle ride profonde, abaissant les coins de sa bouche où la moustache naissait à peine, prouvaient, qu’à l’exemple des meubles malmenés, notre beau garçon avait subi de rudes et nombreuses atteintes, soit qu’il eût entamé trop tôt la bataille de l’ambition, ou celle du plaisir : toutes les deux, peut-être.

Il était couché, vautré plutôt dans cette pose abandonnée de ceux que l’ivresse a surpris. Sa taille haute et douée amplement de gracieuse vigueur se développait dans toute sa richesse. Ses deux mains, croisées sous sa nuque, lui faisaient un oreiller.

Auprès de lui, deux longs lévriers, appartenant à cette race noble qu’on nommait « les levrets de Bar », dormaient aussi, mais, plus soucieux de leur dignité, gardaient une posture infiniment moins familière. Leur poil, d’un gris lilacé, était aussi net que la défroque de notre beau servant de Bacchus semblait fripée et fanée.

Enfin, d’une alcôve fermée, au devant de laquelle tombaient de larges draperies, surmontées par l’écu de France avec la brisure de Vendôme, d’autres ronflements, sonores et graves, partaient qui annonçaient la présence d’un quatrième dormeur.

Il était environ sept heures du matin. Le soleil d’été entrait gaiement par les deux hautes fenêtres donnant sur les vergers des Capucines, et la seconde messe sonnait à l’église Neuve. Jardiniers et valets commençaient à remuer au dehors.

« Trois et deux, cinq ! grommela notre beau gaillard qui s’agita dans son sommeil. Tu as perdu, cette fois, coquin de Mitraille ! J’amènerai toujours bien six, en deux dés, quand le diable y serait ! »

C’était la première parole qui eût été prononcée ici, depuis l’orgie de la veille, dont les débris jonchant la table et le carreau, emplissaient la chambre de violentes senteurs.

Le sommeil léger des deux lévrets en fut troublé. Ils allongèrent leurs pattes grêles, entr’ouvrirent leurs yeux larmoyants et s’étirèrent en bâillant comme deux filles paresseuses qu’on éveille pour la besogne matinale.

Ce fut tout. Le dormeur reprit avec une vague colère :

« Mort de moi, j’ai amené trois et as ! Il n’y a pas de justice là haut ! c’est encore moi qui ai perdu ! As-tu un pacte avec Satan, coquin de Mitraille ! »

Une harmonie vint de l’église où les religieuses chantaient accompagnées par l’orgue et les basses de violes. L’heure sonna au clocher. Les oiseaux gazouillaient dans les arbres feuillus où les fruits déjà mûrs se balançaient à la brise.

Les choses changent. C’était juste au lieu où la colonne rigide s’élève, portant la statue de Napoléon entre les quatre pans de la grille chargée de couronnes d’immortelles : un carré de cimetière, découpé dans la vie fiévreuse du nouveau Paris ; un austère souvenir de grandeur et de gloire, entouré d’hôtels meublés, de casernes, de chancelleries, de magasins de modes et de boutiques d’escompte.

Il y a des heures de « hausse bien faite, » où la colonne elle-même est moins illustre que le comptoir voisin.

« Holà ! Guezevern ! Pol, bêlitre de Bas-Breton, gronda une voix avinée derrière les rideaux. Verse à boire ! j’étrangle ! »

Les deux levrets rampèrent du côté de l’alcôve.

Sous les fenêtres, dans le jardin, une voix fraîche et charmante chanta :

Nous étions trois demoiselles,
Toutes trois belles
Autant que moi,
Landeriguette,
Landerigoy !
Un cavalier pour chacune
Courait fortune
Auprès du roi,
Landerigoy,
Landeriguette !

C’était doux, c’était mignon comme le sourire espiègle d’une fillette, mais sous cette naïve gaieté, il y avait je ne sais quoi de hardi et de robuste.

« Éliane ! murmura dans son sommeil notre beau diable, dont la physionomie tourmentée prit une expression bonne et caressante ; ma belle petite Éliane ! »

De son côté, le dormeur de l’alcôve poursuivait :

« Que l’enfer confonde les donzelles ! À quoi bon les femmes ici-bas ? N’y a-t-il pas assez des dés, des cartes et de la table ! Pol ! traître ! verse à boire ! »

Un petit caillou, un grain de sable plutôt, lancé d’en bas, toucha un carreau de la croisée.

Le beau garçon tressaillit comme si son sommeil profond eût perçu ce bruit si léger. La douce voix reprit :

Jeanne aimait un gentilhomme,
Annette un homme,
Marthe, ma foi,
Landeriguette
Landerigoy,
Aimait un fripon de page,
Sans équipage
Ni franc aloi,
Landerigoy,
Landeriguette !

Un second grain de sable frappa la vitre. Le beau diable se frotta les yeux à tour de bras en se mettant sur son séant. Pour le coup, les deux levrets gambadèrent.

Dans l’alcôve, la voix enrouée appela plaintivement.

« Guezevern ! Pol ! Cadet de malheur ! à boire ! »

Mais Guezevern, le beau garçon, ne daigna pas donner la moindre attention à ce qui se disait dans l’alcôve.

Il se leva un peu chancelant, un peu étourdi, et commença par consacrer toutes ses facultés à la solution de ce problème, plus ardu qu’on ne pense : trouver son équilibre.

Il le trouva et passa deux belles mains assez blanches qu’il avait, dans la forêt de ses cheveux blonds révoltés.

« Mort de moi ! pensa-t-il tout haut, il fait déjà grand soleil ! Qu’est-ce qu’on a donc bu, hier, à ce réveillon maudit ? Je dois être équipé comme un brigand et j’ai fait attendre ma petite Éliane. Je vais avoir un sermon ! »

La vitre tinta au choc d’un troisième grain de sable plus gros, et la voix mignonne dit avec une expression de colère :

« Ah ! Pol ! malheureux Pol, vous serez donc toujours le même !

— J’en ai bien peur, chérie, grommela le jeune Bas-Breton, en riant d’un air contrit, à moins que tu ne me corriges, mon beau petit ange bien aimé… mais, saint-Dieu ! il y a fort à faire ! »

Il se tourna vers un miroir de Venise qui pendait au lambris, entre les deux fenêtres, vis-à-vis des draperies fermées de l’alcôve, et son sourire s’attrista franchement quand le miroir lui montra le terrible état de sa toilette. Il se mit aussitôt à la besogne, rajustant son pourpoint, relevant ses chausses, lustrant à deux mains les belles boucles de ses cheveux, et donnant même un petit coup au croc naissant de sa moustache.

Pendant cela, la petite voix mignonne achevait sa chanson :

Le seigneur acheta Jeanne,
L’homme prit Anne ;
Marthe dit : Moi,
Landeriguette,
Landerigoy,
Il me faut bel apanage,
Et le blond page
Devint un roi,
Landerigoy,
Landeriguette !

Au moment où ce refrain, plus accommodant que moral ou poétique, arrivait aux oreilles charmées de notre beau gaillard, qui s’appelait de son nom bas-breton Pol-Yves-Vénolé, cadet de Guezevern, sa toilette allait s’achevant. Il resserra ses aiguillettes d’une main plus assurée et se campa tout droit devant la glace, dans une attitude de défi, comme pour lui dire :

« Est-ce que j’ai l’air d’avoir dormi sous la table ? »

La glace, en vérité, ne lui fit pas une réponse trop sévère. Il avait belle mine, et la pâleur de sa joue lui allait bien. La chanson avait remis des éclairs dans sa prunelle.

Le dormeur de l’alcôve ronflait toujours et grondait en ronflant.

« Ventre-saint-gris ! pour mettre la main sur le frère du roi, il faudrait un autre compagnon que vous, monsieur le cardinal ! Nous vous fâcherons avec madame la reine-mère, et vous irez planter des raves à Brouage, pour le printemps qui vient. Holà ! Guezevern ! Pol ! païen ! verse jusqu’au bord ! »

Guezevern hésita un instant entre la porte qu’il venait d’ouvrir et ces lourds rideaux de lampas, derrière lesquels était son devoir. Il sourit et murmura :

« Quand M. le duc aura bien rêvé qu’il a soif, il rêvera qu’il boit, puis qu’il est ivre. Nous en avons pour une grande heure de promenade, Éliane et moi, sous les tilleuls. »

Et il sortit, prenant soin de refermer la porte.

Quelques secondes après, il descendait le petit perron latéral, donnant sur un carré long, plein d’ombre et de fleurs, qu’on appelait le clos Pardaillan, parce qu’il appartenait à dame Honorée de Guezevern-Pardaillan, maîtresse de la porte du couvent des Capucines. Ce clos séparait les communs de l’hôtel du couvent auquel il touchait par le logis de dame Honorée. Celle-ci, par grâce spéciale de Françoise de Lorraine, sa patronne et amie, portait sa croix sous l’habit, et tenait un emploi de religion quoi qu’elle ne fût point cloîtrée et n’eût jamais fait ses vœux.

Dame Honorée était la tante à la mode de Bretagne du cadet Pol de Guezevern, page de M. le duc de Vendôme.

D’un côté du clos Pardaillan, il y avait une belle et plantureuse allée de tilleuls qui rejoignait le grand verger du couvent, de l’autre c’était un parterre qui, à cette époque de l’année, semblait un immense bouquet de fleurs. L’air était chargé de parfums et semblait lourd malgré l’heure matinière.

Du haut du perron, Guezevern fouilla l’ombre de l’allée, d’abord, puis les massifs de roses et de chèvrefeuilles. Il ne vit rien. Il écouta : on ne chantait plus.

« La maligne pièce va-t-elle me mettre en pénitence ! » pensa-t-il.

Celui-là n’était pas un amoureux languissant et ne parlait point de sa dame en ces termes dévots, qui faisaient pâmer les ruelles, ce qui ne l’empêchait pas d’aimer bien, et de tout cœur.

« Éliane ! » prononça-t-il tout doucement.

Point de réponse.

Les papillons voltigeaient, les oiseaux babillaient, la brise mettait des murmures doux dans la cime déjà dorée des tilleuls ; les fleurs épandaient leurs parfums épais et chauds : c’était tout.

Guezevern fronça le sourcil, et, quand il fronçait le sourcil, sa figure devenait mauvaise. Éliane le lui avait dit une fois en ajoutant, car elle était vaillante encore plus que jolie :

« Maître Pol, il faut bien que vous sachiez cela ; vous n’êtes pas capable de me faire peur ! »

Il est vrai que l’instant d’après, elle lui avait tendu son front souriant et plus blanc que les bouquets de reines-marguerites qui tranchaient parmi les œillets rouges et les campanules bleues.

C’était une chère enfant, si bonne aux malheureux et si doucement secourable dès que le cœur soufrait !

En vérité, s’il était vrai de dire qu’Éliane n’avait pas peur de maître Pol, maître Pot, au contraire, avait grand’peur d’Éliane.

Il la querellait pourtant le Bas-Breton qu’il était ; bien souvent, ces diables de sourcils qui lui donnaient l’air mauvais se fronçaient : mais comme il implorait bien son pardon, quand la colère était passée !

Autant vaut vous dire tout de suite comment Éliane et maître Pol étaient ainsi devenus une paire d’amis.

Quelques deux ans auparavant à la fin de l’hiver de 1620, maître Pol-Yves-Vénolé de Guezevern qui arrivait du manoir paternel, situé dans l’évêché de Quimper, avait déjà l’honneur d’être page de César, duc de Vendôme, gouverneur de Bretagne. Je ne sais pas s’il avait pris ses instincts au pays bas-breton, mais c’était le plus méchant sujet qui fût en la maison du fils de Henri IV, laquelle avait la réputation de servir d’asile aux plus méchants sujets de l’univers. Il était joueur, querelleur, coureur, buveur et coupait même volontiers, selon la mode du temps, quelques bourses aux abords du Pont-Neuf.

Personne n’ignore que ce n’était pas un péché de tirer l’escarcelle d’un bourgeois assez criminel pour n’être point rentré, quand sonnaient huit heures de nuit, dans le giron de sa bourgeoise.

C’était un soir. Il pleuvait. Messieurs de Vendôme, d’Elbeuf, de Candale, de Montmorency-Bouteville, les deux Marillac et mylord Montaigu sortaient de chez la Rochebonne, au Marais Saint-Germain, où ils avaient fait la mérande avec des dames dont l’histoire ne rapporte point les noms, quoique ces noms, peut-être, ne fussent pas étrangers à l’histoire.

On appelait mérande une collation galante, prise en plein jour, mais à volets fermés et girandoles allumées.

Pendant que ces messieurs mérandaient dans le salon de la Rochebonne, toujours plein de fleurs animées, leurs pages et officiers festoyaient quelque autre part, et vers huit heures, quand la cérémonie s’acheva, maîtres et serviteurs étaient d’une gaieté folle, sauf ce brave duc de Vendôme à qui le plaisir donnait la colique toujours.

On rossa le guet généreusement. C’était, paraîtrait-il, une volupté de prince. On arracha des marteaux de porte, comme la chose se fait encore à Londres, cette ville grave, quand les jeunes membres du haut Parlement sont en belle humeur, on changea les enseignes, mettant la guirlande de boudins d’un charcutier à la porte d’une sage-femme, et le tableau de l’accoucheuse à l’huis d’un procureur.

On cassa les vitres, on coupa des manteaux ; on s’amusa, en un mot, comme des bienheureux, toujours à l’exception de César de Bourbon, duc de Vendôme, qui allait, geignant et appuyé au bras de son page, auquel il disait :

« Bas-Breton ! tête de bœuf ! n’as-tu jamais la colique ? »

Le page, il faut bien l’avouer, enrageait de ne pas être à la place de ses amis et camarades qui servaient des maîtres bien portants.

On entendait au loin les folles clameurs de la bande, pendant que le fils d’Henri IV cheminait péniblement vers son palais, le corps en double et répétant :

« Pol ! moitié de sauvage, rentrons pour que je boive ! Damné Bas-Breton, ne vois-tu pas que, pour guérir, il me faut boire et reboire ?

— Patience, mon seigneur, répondait Guezevern. Vous savez bien que quand vous aurez bu et rebu, la colique augmentera. Ce qu’il vous faudrait, c’est une semaine d’abstinence. »

Il n’acheva pas, parce que le duc tira son épée, annonçant l’intention de le tuer sur la place, pour châtier cette sacrilège suggestion.

Guezevern s’éloigna pour deux motifs ; d’abord il n’avait pas fait le sacrifice de sa vie, ensuite, il venait d’entendre un cri plaintif, un cri d’enfant ou de femme, parmi les bruyantes rumeurs qui sortaient d’une maison de piètre apparence, au coin des rues Saint-Honoré et Saint-Thomas du Louvre.

Or, Guezevern, mauvaise tête qu’il était, avait bon cœur.

M. le duc de Vendôme, dont les officiers couraient le guet avec le restant de la troupe joyeuse, resta seul et triste au beau milieu de la rue, tandis que son page lançait un grandissime coup de pied dans la porte de la maison d’où sortait le tapage.

M. le duc de Vendôme se serra le ventre à deux mains, et murmura plaintivement :

« Ah ! tête de bœuf ! Bas-Breton mal peigné ! Que voulez-vous tirer d’un pays où ils boivent du cidre au lieu de vin, les malfaiteurs ! »

Au coup de pied donné par Guezevern, la porte de la maison borgne s’ouvrit comme par enchantement ; il vit une demi-douzaine de ribauds, hommes et femmes, qui entouraient une petite fille, maigre et pâle, mais jolie comme les amours.

Il n’eut pas le temps de parler. Un grand drôle, vêtu de cuir, comme un ligueur du dernier règne, saisit l’enfant par la ceinture et la lui jeta à la tête comme un paquet. Guezevern, enfant lui-même, fut presque renversé du choc.

Pendant qu’il reprenait son équilibre, gardant la petite fille dans ses bras, un large éclat de rire retentit à l’intérieur de la maison dont la porte s’était refermée avec fracas.

« Que fais-tu là, tête de bœuf ? demanda de loin le duc de Vendôme.

— Ma foi, mon seigneur, répondit Guezevern, je n’en sais pas plus long que vous. On dirait qu’il me tombe un héritage du ciel, mais ce n’est pas celui de mon grand cousin, le comte de Pardaillan, qui a cent mille écus de rentes !

— Viens ça, traître, que je te donne de ma rapière dans le ventre ! » gémit M. de Vendôme, appuyé contre une borne et se tordant comme une femme en couches.

Il y avait, à l’angle même des deux rues, un lumignon qui brûlait sous une image de la Vierge. Au lieu d’obéir, Guezevern s’approcha du lumignon, éclairant de son mieux le visage de l’enfant qui avait perdu connaissance.

« Mort de moi ! monsieur le duc, s’écria-t-il, on n’a jamais rien vu de si mignon sous le soleil ! Tous vos péchés vous seront remis, si vous donnez asile, en votre hôtel, à ce doux petit ange !

— Dieu me punisse ! pensait le duc ; voici le Bas-Breton qui a ramassé une fille folle dans le ruisseau !

— Lâche-moi cela, païen ! ajouta-t-il, si tu veux garder tes deux oreilles ! »

On recommençait d’entendre la troupe joyeuse qui pourchassait bruyamment quelque gibier de nuit à l’autre bout de la rue Saint-Honoré, vers la Croix-du-Trahoir. Pol vint tout d’un temps sur M. de Vendôme et lui dit d’un ton décidé :

« Monseigneur, voici la meute qui approche. Je ne veux pas que vos nobles amis voient cette jeune demoiselle.

— Ah ! ah ! fit le duc étonné, n’as-tu point dit : Je veux, cadet de Guezevern ?

— J’ai dit : je veux, monseigneur. Le roi dit bien : Nous voulons ! J’ai mis dans ma tête que cette enfant-là serait sauvée ! Et, de par Dieu, elle le sera ! »

Vendôme se tenait les côtes à deux mains, non point pour rire, hélas ! Il était plus ivre encore que malade et ses jambes molles pouvaient à peine supporter le poids de son corps.

« Holà, Candale, mon mignon ! cria-t-il d’une voix dolente. Holà ! Bouteville, Elbeuf, Modène, Louvigny, Puylaurens ! À moi ! le Bas-Breton a manqué de respect à un fils de France ! Venez tous et qu’on me l’assomme ! »

Il en aurait dit assurément beaucoup plus long, si la main de Guezevern ne s’était posée sans façon sur sa bouche.

Pour le coup, M. de Vendôme pensa suffoquer de courroux.

Mais Guezevern approcha ses lèvres de son oreille et murmura doucement :

« Monseigneur, je connais la donzelle. C’est Renaude. N’entendîtes-vous jamais parler de Renaude Belavoir, qui a un secret contre la colique ? »

L’effet de cette courte harangue se produisit, foudroyant comme un miracle.

M. de Vendôme remit son épée au fourreau, et dit :

« Ventre-saint-gris ! Mon compagnon, que ne parlais-tu ? Donne ta main, et tiens ferme. Nous allons asseoir la fillette entre nous deux, et la porter à l’hôtel à la guerdindaine. Bellement, corbœuf ! Bellement ! j’ai ouï parler du remède de la Renaude : on dit qu’il guérit à baise-mains. Bellement, donc, mécréant ! si tu me la gâtes, je t’étrangle comme un poulet ! »