Le Mari embaumé/I/11. Renaud de Saint-Venant

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Hachette (Tome 1p. 160-161-172-173).





XI

RENAUD DE SAINT-VENANT.


Maître Pol fit un excellent voyage de Vendôme à Paris ; aucun brigand ne vint lui disputer l’épargne de César-Monsieur, enfermée dans les quatre valises de ses valets.

Il chevauchait auprès de ce coquin de Mitraille, esprit simple, mais grand estomac, qui ouvrait périodiquement l’avis d’enfoncer la porte des auberges éparses sur la route afin de se tenir l’âme en joie.

Ainsi fut-il fait tant que dura la nuit. Quand vint le jour, les auberges s’ouvrirent d’elles-mêmes, et ce coquin de Mitraille doubla naturellement ses stations.

Il était bon compagnon ; il savait assez bien les cancans de la cour et quantité de chansons à boire.

Pendant la première partie du chemin, Guezevern ne voulut parler que de sa femme et de son fils. Sa femme était la plus belle et la meilleure qui fût ici-bas ; l’univers entier ne contenait point un garçonnet comparable à son fils : il les aimait, il les adorait.

Sur ce sujet, comme sur tous autres, ce coquin de Mitraille lui donnait volontiers la réplique, disant de temps en temps :

« L’enfant est joli, la dame est fraîche et son vin est galant, ou que je sois damné, monsieur de Guezevern ! »

À la longue, cette déclaration judicieuse, mais monotone, jeta un peu de froid sur l’enthousiasme de maître Pol.

Une heure après le lever du soleil, quand la cavalcade eut dépassé Châteaudun, et qu’on fut à l’ombre des peupliers, sur les bords du Loir, étroit et clair comme un ruisseau, maître Pol demanda tout à coup :

« Holà ! coquin de Mitraille, Paris a-t-il toujours le diable au corps ?

— Oui bien maître, repartit l’écuyer. C’est éternel comme la colique de M. le duc, notre seigneur.

— Y fait-on encore l’amour ?

— Du matin jusqu’au soir, du soir jusqu’au matin !

— Yjoue-t-on ?

— Un jeu d’enfer !

— Et le surplus ?

— À l’avenant, mon maître. L’argent est rare. Le roi demande à M. le cardinal la permission de dormir avec sa femme ; il force ses favoris à faire ronfler des toupies d’Allemagne : c’est un grand prince, assurément. M. le duc de Buckingham déclare la guerre à la France, pour venir souhaiter le bonjour à madame la reine, qui passe sa vie à écrire des petits billets en langue espagnole. Madame la reine mère se mord les doigts jusqu’au coude par la contrition qu’elle a d’avoir inventé le cardinal ; le cardinal la moleste du mieux qu’il peut, sans doute par reconnaissance.

« De temps en temps, on coupe le cou d’un grand seigneur pour n’en pas perdre l’habitude. Le peuple n’y voit point de mal ; la province crie, Paris chante, et la famille de Richelieu arrondit sa pelote.

— Et M. de Vendôme ? interrogea Guezevern.

— M. de Vendôme met son ventre sur une chaise et dit que le diable rouge l’empoisonne sept fois par semaine depuis tantôt neuf ans. Il regrette son gouvernement de Bretagne, il se fourre dans toutes les conspirations ; Mme de Chevreuse l’a mené par le bout du nez, puis ce fut Baradas, puis le petit chevalier de Lorraine qui court les ruelles, déguisé en fillette. Ceux qui ont tué M. le grand prieur laissent vivre M. le duc, et ils savent bien ce qu’ils font. »

Tels furent, à peu près, les seuls renseignements politiques que ce coquin de Mitraille sut donner à Guezevern.

Ils arrivèrent à Paris le matin du second jour et poussèrent droit à l’hôtel de Mercœur.

En bon mari qu’il était, maître Pol voulut obéir à sa femme et prendre ses quartiers dans le logis de dame Honorée de Pardaillan-Guezevern, maîtresse de la porte du couvent des Capucines.

Mais il se trouva, et vous verrez que ce fut un grand malheur, que dame Honorée faisait justement une retraite de neuvaine à l’intérieur du monastère, où elle s’était momentanément cloîtrée.

Maître Pol trouva chez elle visage de bois, et fut contraint de chercher ailleurs un abri.

Avant de courir les hôtelleries, il voulut se débarrasser du précieux dépôt qu’il apportait de si loin. Ici encore, il fut déçu. La veille au soir, M. de Vendôme avait disparu, sur le bruit vrai ou faux que Son Éminence voulait de nouveau s’assurer de sa personne.

Son Éminence était un glorieux génie qui empêchait les trois quarts du royaume de dormir.

À l’hôtel de Mercœur, depuis qu’on lui avait assigné le château de Vendôme pour résidence, Guezevern n’avait plus d’appartement privé. Il allait se retirer, fort embarrassé de ses trois cent mille livres que Mitraille et les valets portaient à force de bras, lorsqu’il fit rencontre, dans le corridor qui communiquait avec les quartiers de Mme la duchesse, de son bon ami et compère l’écuyer Renaud de Saint-Venant.

Voilà une agréable figure, ce Renaud de Saint-Venant, et que nous avons plaisir à remettre sous les yeux du lecteur. Il avait un peu épaissi depuis le temps, et ses joues dodues tombaient sur sa fraise ; mais à part cela, c’était bien toujours la même poupée de cire, rose, fraîche, fleurie. On ne disait point qu’il eût beaucoup de succès auprès des dames ; mais ce sexe pervers n’aime que la barbe rude et le hâle tanné.

La barbe de Saint-Venant était de soie, ses cheveux miroitaient, son regard scintillait, son sourire luisait ; il avait un teint si lisse et si blanc que vous eussiez dit de la crème glacée.

Ni trop grand ni trop petit, un embonpoint raisonnable, des ongles nets, des dents éclatantes, une voix doucette et toujours pleine de paroles agréables !

Les hommes étaient un peu comme les dames : ils ne l’aimaient point. Pourquoi ?

Il était trop joli, trop satiné, trop suave : les deux sexes étaient jaloux de lui.

Il se jeta tout d’un temps entre les bras de maître Pol et faillit l’étouffer dans la chaleur de ses embrassements.

« Ah ! mon ami ! ah ! mon cher ami ! mon véritable, mon seul ami ! Le ciel me réservait donc cette joie de vous voir encore à l’hôtel de Mercœur ! Comment se porte cet ange qui a uni son sort au vôtre ? Et mon filleul qui est ma plus tendre affection ici-bas ? et vous ? et ?…

— Mort de moi, Renaud, mon compagnon, l’interrompit Guezevern, nous nous portons tous assez bien, grâce à Dieu, et je suis content de vous voir quoique… »

Il s’arrêta, songeant aux recommandations de son Éliane.

« Quoique ?… répéta la douce voix de Renaud.

— Le diable me confonde, pensa maître Pol, si je sais pourquoi Éliane, qui est si douce et si charitable, a pris en grippe ce pauvre garçon-là ! »

Pendant qu’il songeait ainsi, ce coquin de Mitraille glissa par derrière, à son oreille :

« Prenez garde ! Il n’a pas meilleure renommée qu’autrefois. Le mieux serait de passer notre chemin. »

Renaud, cependant, poursuivait :

« Comme cela se trouve ! j’allais justement partir pour le château de Vendôme, afin de vous communiquer certains renseignements qui vous seront utiles pour votre gouverne. Il y a ici un M. de Montespan qui est sur la même ligne que vous pour l’héritage du comte de Pardaillan. Il l’affirme du moins, et prétend qu’il saura bien vous primer au bon moment, par les intelligences qu’il entretient auprès du bonhomme.

— Mon compagnon, répliqua Guezevern, il y a tant de bons vivants entre nous et l’héritage de M. le comte, que nous avons tout le temps de réfléchir ! Je ne viens que le cinquième.

— Monsieur mon ami, dit Saint-Venant en lui serrant les mains de nouveau, vous le prendrez comme vous voudrez ; mais j’ai cru devoir vous prévenir, par la grande affection que j’ai pour vous.

— Et je vous dis merci, de tout cœur, Saint-Venant ! s’écria maître Pol. Vous valez mieux que votre renommée.

— Non pas, tête-bleu ! pensa ce coquin de Mitraille. Sa renommée, si méchante qu’elle soit, vaut encore mieux que lui ! Et je parie qu’il médite quelque mauvais tour contre M. l’intendant, qui ne voit jamais plus loin que le bout de son nez, quand sa femme n’est pas là. Nous veillerons. »

Mitraille avait bonne intention, mais il aimait terriblement le vin épicé.

« Je vous prie, Saint-Venant, mon ami, poursuivit Guezevern, sauriez-vous me dire où M. le duc s’en est allé hier au soir ? »

L’écuyer de Mme la duchesse prit un air mystérieux.

« Il y a anguille sous roche, répondit-il en jetant du côté de Mitraille un regard significatif ; dites-moi dans quelle partie de l’hôtel vous allez choisir votre logis, mon digne ami, et j’irai chez vous vider mon sac aux confidences.

— Sur ma foi ! s’écria Guezevern avec quelque mauvaise humeur, il paraît qu’aucune partie de l’hôtel de Mercœur n’est bonne pour l’intendant de la maison, car me voici, moi et mes porteurs, en quête d’une auberge… »

Saint-Venant ne le laissa point poursuivre. Il leva ses deux bras vers le ciel en homme profondément scandalisé.

« Une auberge ! répéta-t-il. Pol de Guezevern à l’auberge ! à l’auberge l’intendant de César-Monsieur ! Par la messe ! vous n’y songez pas, mon digne ami ! En attendant qu’on vous prépare un quartier convenable, je vous offre de grand cœur mon pauvre logis.

— N’acceptez pas ! conseilla Mitraille par derrière.

— C’est que… dit Guezevern avec embarras, je suis chargé de finances. J’apporte avec moi l’épargne de M. le duc.

— Ouais ! fit Renaud, qui se mit franchement à rire. Ce sont donc de belles et bonnes pistoles qui courbent les épaules de ces honnêtes garçons ? Je vous fais mon compliment, maître Pol ! L’épargne de M. le duc a l’air d’être dodue ! Eh bien ! eh bien ! on peut arranger la chose ; le fait certain, c’est que nous ne pouvons ainsi causer dans le corridor. Venez chez moi, mon digne compagnon, ou plutôt chez vous, car je ne vous offre plus de partager. Je suis toujours « ce singe de Saint-Venant, » prudent comme un renard, et je ne me soucie guère de prendre une part de votre responsabilité. L’argent me fait peur, croyez-vous cela ? l’argent qui n’est pas à moi, et je ne dormirais pas si je couchais près de vos cent mille, deux cent mille…

— Trois cent mille livres, déclara Guezevern.

— De vos trois cent mille livres, acheva Saint-Venant, pendant que Mitraille grommelait à part lui :

— Maître Pol peut bien être un intendant honnête homme, mais il n’a pas inventé la poudre !

— Or donc, reprit Saint-Tenant, qui passa son bras sous celui de Guezevern, suivez-moi, mes garçons. Il y a chez moi une belle armoire dont je donnerai les clefs à mon digne ami, ainsi que celle de la porte, et comme cela, il sera chez lui aussi bien que le roi au Louvre. Quant à moi, n’ayez point souci : je suis toujours le même bon vivant, aimé de chacun à la cour. « Avenant comme Saint-Venant ! » disait ce pauvre M. de Baradas, au temps de sa fortune. On disait de lui, vous savez : « Barrabas et Baradas, » quoique, certes, il ne fût point un larron. Pour conclure, je coucherai chez un de mes amis, et je n’aurai, Dieu merci, que l’embarras du choix. »

Il prit les devants et gagna la partie de l’hôtel où était son logis. Maître Pol et son escorte le suivirent. Ce coquin de Mitraille essaya bien de couler quelques objections à l’oreille de maître Pol, mais celui-ci refusa de l’entendre.

Il se disait :

« Paris entier ne contient pas un plus agréable compagnon que mon ami Renaud. Pourquoi diable mon Éliane l’a-t-elle pris en grippe ? Pourquoi ? »

Est-ce qu’on peut jamais savoir avec les dames ?

Quant à ce coquin de Mitraille, son avis ne comptait même pas.

Le logis de M. de Saint-Venant était propre et fort bien accommodé ; toutes choses y étaient rangées en un ordre parfait, et si l’on pouvait comparer l’un à l’autre une maison et un écuyer, nous dirions que la maison de M. de Saint-Venant lui ressemblait trait pour trait.

Il mit une grâce enchanteresse à installer Guezevern et à le faire, dans toute la force du terme, maître du logis. Les quatre valises furent vidées dans la grande armoire dont Guezevern reçut la clef. On congédia les porteurs, et Mitraille reçut permission de s’aller promener, à la condition de rentrer à la nuit pour veiller sur l’épargne de M. le duc.

Quand nos deux compagnons furent seuls, Renaud de Saint-Venant embrassa encore maître Pol sur les deux joues en répétant de tout son cœur :

« Que je suis aise et ravi de vous voir ! Maintenant qu’il n’y a plus d’oreilles indiscrètes autour de nous, je puis bien vous dire, mon cher camarade, qu’il se prépare de grands événements… et, en passant, croyez-moi, défiez-vous de ce coquin de Mitraille, qui me paraît être un espion de M. le cardinal. Ceci n’est pas pour nuire au pauvre garçon, mais bien pour vous servir. Guezevern, mon ami, si les honnêtes gens ne se rallient pas en un ferme faisceau, la cour sera bientôt noyée dans le sang et dans les larmes. Cet homme aime le sang : c’est un bourreau, et le roi a de lui une si étrange terreur qu’il lui accordera, l’une après l’autre, toutes les têtes de sa noblesse. En apprenant la mort de son frère, M. de Vendôme a mis un terme à ses hésitations. Il est entré dans la grande faction dite des Honnêtes Gens, où sont les deux reines, le roi d’Espagne, le duc de Savoie, le pape, le jeune Gaston d’Orléans, M. le prince, M. le duc d’Enghien, M. le comte de Soissons, tous les ducs et pairs, tout le Parlement, toute la France.

— Mort de mes os ! gronda Guezevern, c’est trop contre une seule calotte rouge !

— C’est à peine assez, répliqua Saint-Venant, parce que derrière la calotte rouge il y a la couronne de France. Il faut vous avouer que, pour le moment, M. le duc m’honore de quelque confiance. Comme mes goûts et mes études me portent vers la robe, M. le duc a fait dessein de m’acheter une charge de maître des requêtes, pensant que je pourrais utilement le servir dans le Parlement. Il m a fait l’honneur de me consulter au milieu de ces circonstances difficiles, et c’est moi qui lui ai donne ce double avis ; Rassemblez votre épargne et tenez-vous à couvert.

— Peste ! ami Renaud ! murmura maître Pol, vous me paraissez être un fin politique, maintenant ! Assez, fit Saint-Venant d’un air modeste ; je ne dédaigne pas l’épée, mais vous verrez ce que je ferai de ma plume ! M. le duc a suivi mes deux conseils, et vive Dieu ! mon camarade, il ne comptait point sur une si belle finance ! Vous méritez le titre d’intendant honnête homme qui restera attaché à votre nom dans les âges futurs. M. le duc m’a chargé de vous dire que, ne pouvant vous attendre, dans le besoin qu’il a de cacher sa retraite, il vous ferait savoir où le trouver, peut-être demain, peut-être dans une semaine. Et n’est-ce point grande pitié, répondez, que de voir le fils aîné du Béarnais réduit à céler son abri comme s’il était un malfaiteur, poursuivi par les archers ?

— Mort de moi ! fit maître Pol qui serra les poings, c’est indigne, tout uniment !

— Patience ! les temps changeront. En attendant, vous voyez que vous ne me devez point de reconnaissance pour mon hospitalité. J’exécute les ordres de M. le duc. Dormez donc quelques heures en paix, car je vois vos yeux chargés de sommeil.

— J’ai passé trois nuits, mon camarade.

— Dormez. Ce soir je viendrai vous éveiller et nous irons courir un peu les bonnes rues… vous savez ? »

Les yeux de maître Pol brillèrent. Point n’était besoin de gratter bien fort M. l’intendant pour retrouver le page.

« Y a-t-il beaucoup de nouveau ? demanda-t-il.

— Tout est nouveau, répondit Saint-Venant. Je parie que vous ne connaissez pas Marion la Perchepré, qui tient brelan, buvette et Cythère au cul-de-sac de Saint-Avoye ?

— Non, par mon patron ! s’écria maître Pol.

— Nous irons donc voir Marion la Perchepré, mon compère, et vous retrouverez là nos meilleurs compagnons d’autrefois.

— Ah çà ! ah çà ! murmura Guezevern, dans la naïveté de son ravissement, pourquoi diable Mme Éliane ne peut-elle point souffrir un joyeux ami tel que vous ? »

Renaud le regarda en face, ce qui n’était point sa coutume.

Puis il baissa les yeux en poussant un grand soupir.

« Mme de Guezevern est la femme de mon meilleur ami, prononça-t-il à voix basse. Je ne puis que l’honorer et la respecter. Dormez en paix, maître Pol, et au revoir. »

Il tira sa révérence et sortit brusquement.

Guezevern resta tout pensif.

« Mort de moi ! grommela-t-il enfin, voilà qui est extraordinaire. Je jurerais que Renaud, mon camarade, en pense plus long qu’il n’en a dit. Il sait peut-être pourquoi mon Éliane le déteste… et, foi de Dieu ! je le lui demanderai. »

Il eût réfléchi probablement plus longtemps, car la matière était intéressante, si le sommeil ne fût venu à la traverse. Il se jeta tout habillé sur le lit, et bientôt ses yeux se fermèrent, tandis qu’un rêve heureux inclinait au-dessus de son front le rayonnant sourire de sa chère Éliane.