Le Mari embaumé/I/3. Un tête à tête

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Hachette (Tome 1p. 36-37-52-53).





III

UN TÊTE-À-TÊTE.


Mais il faut ajouter que dame Honorée, qui avait un cœur d’or, aima Éliane le lendemain, bien mieux encore que la veille. Le surlendemain, elle était tout uniment folle de sa fille d’adoption, et cela ne fit qu’augmenter avec le temps. Plus on voyait cette petite Éliane, plus on la chérissait. Elle avait un charme latent qui lui gagnait toutes les âmes.

Dame Honorée de Pardaillan-Guezevern appartenait à une race méridionale entée sur souche bretonne, dont l’auteur était un cadet de Pardaillan-Montespan, qui s’était marié en Bretagne, au temps de la Ligue, avec l’unique héritière d’une branche de Guezevern.

Les Guezevern avaient tenu dès longtemps des offices nobles dans la maison des ducs de Mercœur. Ils étaient pauvres. Au contraire, le chef de la famille de Pardaillan, qui avait titre de comte, menait grand état dans le Rouergue, où il était rentré en possession des anciens domaines de sa famille. Maître Pol avait déjà mis l’épée à la main trois ou quatre fois à propos de cet opulent parent. Ses compagnons, en effet, voyant toujours sa bourse plate, avaient coutume de lui dire que si la moitié du Rouergue mourait en temps utile, et les trois quarts aussi de l’évêché de Quimper, il finirait par être riche, comte et podagre sur ses vieux jours.

Or, il y avait des moments où maître Pol n’entendait pas comme il faut la plaisanterie.

De fait, entre maître Pol et l’opulent héritage de son grand cousin, le comte de Pardaillan, il y avait, outre ses frères aînés, une liste fort nombreuse de Guezevern de Bretagne et de Pardaillan-Montespan du Rouergue. Il ne s’en faisait pas plus de mauvais sang pour cela.

Naturellement, dame Honorée donna plus d’attention que le page à l’histoire d’Éliane. Elle fit examiner par un héraut d’armes le médaillon portant écusson que la fillette avait au cou. Le héraut, rendit sur parchemin, une belle consultation, où l’écu était compendieusement décrit et blasonné de toutes pièces, et qui concluait en déclarant que vingt-neuf familles de noblesse, en France ou en Allemagne, avaient des armoiries presque semblables ; trente, en comptant la branche aînée de Pardaillan.

Dame Honorée écrivit à son cousin, le riche comte de ce nom, en la province du Rouergue. Elle n’eut point de réponse.

Dame Honorée voulut interroger elle-même le logeur de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, chez qui la mère d’Éliane était morte. On lui répondit qu’elle devait soixante et quelques livres tournois, plus le mémoire du médecin qui l’avait assistée. On la connaissait sous le nom de dame Isabelle. En son vivant, elle avait l’air d’une femme de qualité, brisée par le malheur. Ses paroles n’étaient pas toujours très-cohérentes. Elle parlait d’un douaire considérable auquel elle avait droit et de juges qu’elle allait solliciter dans ses absences fréquentes et longues. Quels juges ? Nul n’en savait rien. Pendant tout le temps de son séjour à l’auberge, dame Isabelle n’avait reçu personne.

Dame Honorée paya et revint à son logis, où elle reprit l’interrogatoire d’Éliane. La fillette, en vérité, n’en savait pas bien long, et il était manifeste qu’elle ne cachait aucun secret.

Avant de venir à Paris, sa mère et elle demeuraient dans un petit bien de Gascogne, au delà de la ville de Sainte-Affrique ; cela ne valait pas beaucoup mieux qu’une ferme, et l’on y vivait pauvrement. À la question qui lui fut faite, de savoir si ses souvenirs ne remontaient pas plus haut que cet indigent logis de campagne, Éliane devint pensive.

« Madame et maîtresse, dit-elle, je ne sais pas si ce sont des rêves ou des souvenirs. Il me semble que j’étais, toute petite, dans une grande maison où il y avait des hommes habillés de fer. Le matin, dans mon lit, j’étais éveillée par des fanfares. Les chiens aboyaient dans la cour, et les chevaux piaffaient. Chaque fois que je voulais parler de ces choses à ma mère, elle m’imposait silence, en pleurant. »

Ce fut tout. Dame Honorée, au bout d’une semaine, n’avait plus déjà qu’un désir très-modéré de savoir. Savoir c’était s’exposer à perdre Éliane. La famille retrouvée eût réclamé l’enfant. Au bout d’un mois, dame Honorée redoutait les renseignements comme le feu.

Dire qu’Éliane avait pris pied chez elle serait trop peu. Dame Honorée avait besoin d’Éliane ; il semblait qu’elle n’eût jamais vécu sans Éliane, ou que du moins elle ne pût désormais vivre sans elle.

L’enfant était une de ces natures douces et à la fois vaillantes qui s’imposent par la continuité de l’attrait. Ses tristesses charmaient comme son sourire ; sa gaieté se communiquait irrésistiblement. Partout où elle était, elle dominait à l’insu d’elle-même et surtout des autres.

Dame Honorée était heureuse comme une reine et gardait à son beau neveu une reconnaissance infinie. Celui-ci, en effet, mettait dans ses relations avec sa protégée une discrétion digne des plus grands éloges. Il ne rapprochait nullement ses visites, et quand il venait payer ses respects à la bonne dame, c’est à peine s’il saluait Éliane d’un sourire modeste et presque timide.

Je ne vous cacherai point que dès le troisième mois, dame Honorée songea à le récompenser de cette conduite si méritoire. Elle se dit un soir en se couchant :

« Ma petite Éliane a treize ans ; treize et sept donnent vingt, et quatre, vingt-quatre : le bon âge pour prendre un mari quand on ne veut point entrer en religion ou rester fille. Nous avons donc onze ans de marge, pendant lesquels je puis et je dois garder près de moi ma petite Éliane. D’autre part, mon neveu Pol de Guezevern a dix-huit ans ; dix-huit et onze fournissent vingt-neuf, qui est bien près de trente, et trente est le bon âge pour marier un garçon. Il y aura, dans onze ans, un peu de plomb dans la cervelle de mon beau neveu ; il sera capitaine, je suppose, et vous voyez comme les âges seront bien assortis : vingt-quatre et trente ! ne dirait-on pas que c’est fait exprès ? Eh bien ! eh bien ! je crois que nous verrons ces noces-là, mais dans onze ans seulement, pas un jour de moins ; et, d’ici-là j’aurai ma petite Éliane à moi toute seule. »

On ne peut prétendre que ce fût mal calculé.

Seulement, les calculs humains sont sujets à l’erreur.

Il y avait deux éléments qui semblaient fort étrangers aux calculs de l’excellente dame : les beaux tilleuls du clos Pardaillan et la première messe de l’église neuve des Capucines. Ces deux éléments, cependant, se glissèrent parmi ses chiffres et changèrent du tout au tout le produit de l’opération.

L’habitude de dame Honorée était d’aller à la première messe tous les jours, ce qui donna quotidiennement à maître Pol et à la petite Éliane l’occasion de se rencontrer sous les beaux tilleuls.

Ces pages fous qui ne croient ni à Dieu ni à diable quand ils sont entourés de jeunes coquins de leur sorte, deviennent, vous le savez, en présence de la candeur d’une vierge, les plus délicats, les plus dévots des amants. Dans la tendresse de maître Pol, il y avait toujours ce sentiment de protection qui sauvegarde et qui engage. Bienfait oblige. D’ailleurs, maître Pol se considérait presque comme un vieillard auprès de sa petite Éliane.

Et puis, ne nous y trompons pas, la petite Éliane de maître Pol n’était point une proie sans défense contre les entreprises d’un page.

La Tourette, comme on l’appelait à l’intérieur du couvent parce que, dès son arrivée, pour donner couleur à son séjour, on l’avait placée sous la direction de la sœur tourière, subordonnée elle-même à l’autorité de la maîtresse de la porte, la Tourette avait une raison précoce et surtout une précoce fermeté dont ce récit est destiné à donner des preuves. Elle aimait son père Guezevern (elle le nommait ainsi en riant) comme un frère chéri, mais loin de lui obéir ou de se laisser guider par lui, elle le grondait bel et bien.

Là était peut-être le danger. Quand ces jolis anges entreprennent la conversion d’un réprouvé, il leur arrive parfois de glisser au bord de l’abîme, et de s’en aller, avec le réprouvé, au fond du précipice.

Mais, jusqu’à présent, la petite Éliane se tenait ferme. Depuis plus de deux ans, elle sermonnait maître Pol, sous les tilleuls, tant que durait la première messe, et loin d’aller vers l’abîme, elle était bien convaincue qu’elle en éloignait maître Pol chaque jour un petit peu.

Aussi était-elle ardente à la besogne.

Maître Pol se laissait prêcher avec une céleste patience. Il jurait le moins qu’il pouvait devant sa petite Éliane, ne parlait jamais du jeu et blâmait de tout son cœur les démoniaques orgies qui occupaient les nuits de M. de Vendôme. À l’entendre, à le voir près de sa petite Éliane, maître Pol était un saint, ni plus ni moins.

Et, en conscience, ils faisaient à eux deux un couple charmant, sous l’ombre des grands arbres. Cette « petite » Éliane, qui avait maintenant ses quinze ans, atteignait à la plus riche taille que puisse souhaiter une femme, mais cette taille adorable gardait les sveltes hardiesses, les gracieuses flexibilités de l’adolescence. Il y avait encore de l’enfant parmi l’opulence de cette jeunesse. Elle souriait si bien, elle chantait si clair, elle courait si franchement, donnant à la brise joueuse les boucles effarées de sa chevelure noire ! Ceci quelquefois. D’autres fois, elle vous avait un air si grave, portant haut sa tête où pas un seul de ses brillants cheveux ne dépassait l’autre, marchant à pas comptés et laissant la frange de ses cils ombrager modestement l’éclair de ses yeux !

C’était, je vous le dis, une charmeuse, une graine de duchesse, une bouture de reine. Nul ne blâme les rois qui épousent de pareilles bergères.

Je ne sais pas où ils l’avaient vue, mais tous les jeunes gentilshommes du quartier Saint-Honoré parlaient de la Tourette comme d’un miroir de beauté.

Aussi le calcul matrimonial de notre bonne béguine, trente et vingt-quatre, courait risque d’être considérablement réduit. À cette heure, il s’agissait de vingt et de quinze, d’un page aussi peu mariable qu’il est possible de rêver un page, et d’une fillette qui avait déjà dans son petit doigt plus de raison que la béguine et le page multipliés l’un par l’autre.

Prenons donc les choses où elles sont et revenons à cette jolie matinée du mois d’août, en l’an 1622, où maître Pol quitta la chambre à coucher de son royal et constamment indigéré seigneur, César de Vendôme, pour descendre à bas bruit au clos Pardaillan, où l’appelait la chanson d’Éliane :

Landerigoy
Landeriguette.

Il ne la vit point d’abord. Elle n’était ni dans les carrés d’œillets, ni parmi les buissons de roses, ni sous l’ombrage des vieux tilleuls, taillés en charmille. Elle n’était nulle part, à vrai dire, ou du moins, maître Pol la cherchait en vain.

Dans l’allée fraîche les fleurs envoyaient leurs parfums à foison. C’était bien l’heure de l’entrevue quotidienne, et pas un regard jaloux ne s’offrait aux alentours.

« Éliane ! » appela le page doucement.

Point de réponse.

Les défauts principaux de maître Pol n’étaient ni la patience, ni la prudence. Il gronda en lui-même une couple de ces jurons que sa gentille amie détestait si bien, et répéta en élevant déjà la voix plus qu’il ne fallait :

« Éliane ! »

Un chut imperceptible arriva à son oreille sans qu’il pût deviner d’où.

En même temps, il crut voir un mouvement derrière une treille, chargée de clématites et de jasmins en fleurs, qui avoisinait la porte du logis de dame Honorée.

Le prolongement de la treille fleurie masquait la porte. La première pensée du page fut qu’Éliane lui jouait un tour d’espiègle et se cachait derrière la treille. Il s’élança pour la joindre et entendit, à moitié chemin, le bruit de la porte qui se refermait.

« Oh ! oh ! fit-il en s’arrêtant, elle est tout à fait en colère !

— Bonjour, monsieur de Guezevern, dit à ses côtés une voix douce, mais pleine de reproches ; vous avez beaucoup tardé ; nous n’aurons pas longtemps à causer aujourd’hui.

— Éliane ! s’écria maître Pol stupéfait ; ce n’était donc pas vous qui étiez sous ce berceau ?

— Non, répondit la jeune fille. Le secret de nos entrevues ne nous appartient plus à dater d’aujourd’hui.

— Qui donc l’a surpris ? » demanda le page, rougissant de colère.

Éliane se mit à marcher lentement vers l’allée des tilleuls.

Quoiqu’elle fût à peine sortie de l’enfance, puisqu’elle venait d’atteindre sa quinzième année, la riche symétrie de sa taille était déjà d’une femme ; seulement, on devinait son extrême jeunesse aux flexibilités de son corps et à ce je ne sais quoi, mystérieuse floraison qui fait auréole autour du front des vierges. Elle portait, comme il convenait à sa position, un costume sévère et si simple qu’il aurait pu vêtir une servante : sa jupe et son corsage étaient de laine noire ; sa guimpe montante, de fine toile, n’avait point de broderies.

Mais elle allait tête nue et la splendeur de sa chevelure suffisait à la parer abondamment.

« Éliane, répéta maître Pol en essayant de lui prendre la main, qui donc a surpris notre secret ? »

Elle retira sa main et répondit :

« Quand vous faites orgie avec les officiers de votre maître, vous parlez malgré vous, M. de Guezevern.

— Celui qui a dit cela en a menti ! s’écria le page.

— Si vous n’aviez point parlé, comment un homme m’aurait-il reproché de vous aimer ?

— Un homme ! balbutia maître Pol, déjà tremblant de colère.

— Un homme qui a mis à profit, ce matin, le temps que vous avez perdu.

— Il vous a entretenue, Éliane ? »

Elle s’assit sur un banc de granit qui était au bout de l’allée.

« La chanson qui vous appelle d’ordinaire était achevée, prononça-t-elle tristement. Vous ne veniez pas, il est venu. Il m’a dit que j’étais belle.

— L’insolent !

— Trop belle pour un simple page… »

Autour de ses lèvres charmantes, il y avait un fin et malicieux sourire.

« Mort de moi !… commença maître Pol.

— Si vous jurez, je m’en vais, interrompit doucement Éliane. Il m’a dit encore que bien des écuyers seraient fiers de mettre leurs hommages à mes pieds.

— Et vous avez écouté cela, Éliane ! Dieu merci, les fillettes comme vous ont un diable dans le corps ! Des hommages ! à vos pieds… sang du Christ ! Et ne croyez pas que ce soit pour jurer, je reconnais ce style fleuri comme si j’avais vu la bouche emmiellée qui vous a débité de pareilles fadeurs. C’est Saint-Venant, le maudit singe, qui était tout à l’heure sous la tonnelle et que je prenais pour vous !

— Monsieur Renaud de Saint-Venant, s’il vous plaît, maître Guezevern, le second écuyer de madame la duchesse de Vendôme, un nom de bonne noblesse et un galant jouvenceau qui ne touche jamais les dés, qui méprise le péché d’ivrognerie, et qui ne jure jamais, jamais !

— Vous le voyez donc bien souvent, que vous savez tout cela, demoiselle ? demanda aigrement le page.

— Je le vois chaque fois que vous commettez quelque méfait, maître Pol, répliqua la jeune fille dont les grands yeux souriants démentaient la piquante parole, pour vous punir comme vous le méritez et pour me consoler du gros chagrin que vous me faites. »

Elle lui tendit la main cette fois.

Maître Pol la prit et la porta à ses lèvres.

« Mort de mes os ! dit-il, essayant de cacher son émotion sous une apparence de gaieté, et c’est bien la dernière fois que je jure, Éliane, si on me punissait comme je le mérite, je serais tout bonnement étouffé entre deux matelas. Saint-Venant est mon ami, et je ne puis croire qu’il me trahisse…

— Il ne m’a jamais abordée que pour me parler de vous, murmura la jeune fille.

— Hum ! fit maître Pol, je promets bien que je ne l’ai jamais chargé de cela. Enfin, n’importe, je veux croire qu’il fait pour le mieux, et il sera toujours temps de jouer de l’épée.

— De l’épée ! se récria Éliane, contre M. de Saint-Venant ! si doux ! si courtois, si sage !

— Un mot de plus, déclara le page, et je vais l’attendre ce soir sous le lumignon de Saint-Roch ! »

Puis, par une transition qui n’était pas dans les règles de la rhétorique, peut-être, mais qui, du moins, ne manquait pas de chaleur :

« Ô Éliane ! ma belle, ma douce Éliane ! s’écria-t-il, si je suis jaloux, c’est que je vous aime à la folie ! je voudrais vous enfermer dans un palais enchanté comme il y en avait au temps des fées, et où se trouveraient réunies toutes les délices de l’univers ! À quoi bon sortir de chez soi, quand on possède à portée de la main, tout ce que le désir peut rêver, tout ce que peut souhaiter le caprice ? Vous me grondez sans cesse et vous avez bien raison. Vous ai-je jamais résisté ? N’ai-je pas toujours écouté vos conseils, comme s’ils tombaient de la bouche du sage Mentor ?

— Et les avez-vous suivis une fois, ne fût-ce qu’une fois, malheureux ? intercala Éliane.

— Je l’ai essayé, poursuivit impétueusement le page en tombant à genoux, je n’ai pas réussi. C’est la force qui me manque. Le jeu me fait horreur, mais je joue par désœuvrement et pour imiter les libertins qui m’entourent. Quand nous serons mariés, Éliane, ma perle ! l’idée de jouer ne me viendra plus, puisque vous serez entre moi et la tentation »

Éliane soupira.

« Au fond, continua le page, je déteste le vin ; quand nous serons mariés, qui donc me contraindra de vider tasse sur tasse ? Les jurons, je n’en parle même pas, puisque ma seule tâche sera de vous plaire, et qu’en jurant je vous déplairais. Quant à cet autre péché, qu’on nomme l’inconstance…

— Pol, mon pauvre Pol, interrompit tout bas Éliane, pensez-vous que nous soyons jamais mariés ? »

Le page bondit sur ses pieds comme s’il eût entendu le plus audacieux de tous les blasphèmes.

Éliane continua :

« Je n’ai rien au monde, et vous n’êtes pas riche, mon ami. »

Voilà une chose à laquelle maître Pol n’avait assurément jamais songé.

« Hier, dit encore Éliane, ma bonne dame Honorée m’a demandé si je n’aurais point de goût pour entrer en religion.

— Et qu’avez-vous répondu ? » fit le page en tremblant.

Une larme vint aux yeux de la jeune fille.

« Rien, murmura-t-elle.

— Éliane ! s’écria maître Pol, voulez-vous que je vous épouse tout de suite ? »

Elle sourit en secouant sa jolie tête pensive.

« Voilà que nous avons l’âge tous deux, reprit maître Pol. Mon père m’a donné à M. Vendôme, je sais comment le prendre… et à propos, chérie, connaîtriez-vous un remède contre la colique ? »

Éliane ouvrit de grands yeux. L’idée lui vint peut-être que son chevalier en herbe était frappé de subite folie.

Parler de semblables choses au beau milieu d’un entretien d’amour !

Mais le page ne tint compte de sa surprise et poursuivit éloquemment :

« M. de Vendôme fera tout ce que nous voudrons, j’en réponds ! Vous, Éliane, mon cœur, vous êtes libre. À bien réfléchir, j’aurais plus de droits sur vous que ma tante elle-même, puisque c’est moi qui vous ai trouvée ! Que faut-il donc ? un prêtre ? Je le trouverai, tête et sang ! Et dussé-je le prendre à la gorge… Pourquoi riez-vous, Éliane ?

— Le sage mari que vous feriez ! » murmura la jeune fille.

Maître Pol mit le poing sur la hanche.

« Alors, demoiselle, dit-il avec dignité, vous ne voulez pas de moi pour époux ? Si vous me méprisez ainsi, c’est que vous en aimez un autre. Si vous en aimez un autre, par la corbleu !…

— Asseyez-vous là près de moi, Pol, mon ami, interrompit doucement la fillette, et parlons raison, vous plaît. »

Maître Pol, Dieu merci, ne demandait pas mieux que de s’asseoir près d’elle. Quant à parler raison, il fit tout son possible. C’était une noble et chère enfant que notre Éliane. Elle plaida la cause de son fiancé bien plus que la sienne propre. Elle lui remontra en termes tendres et charmants de quel poids serait une famille à un écervelé de sa sorte. Elle lui dit, et c’était bien la centième fois qu’elle le lui disait :

« Je vous aime bien, et je n’aime que vous. La Providence vous a jeté un jour sur mon chemin pour me tirer du fond de la misère, pour me donner deux années de repos, presque de bonheur. Si j’avais en vous autant de confiance que j’ai pour vous de tendresse, demain je serais votre femme, au risque de notre avenir à tous deux, mais…

— Mais, s’écria le page, enivré de bonnes intentions, tu blasphèmes l’amour, Éliane, tu ne comprends pas l’amour ; l’amour est un dieu qui fait des miracles ! Le bonheur va me transformer comme par enchantement. Je ne suis pas un abandonné, sais-tu ? Il y a mon grand cousin de Pardaillan dont l’héritage me viendra un jour ou l’autre. Mais, foin de cela ! J’ai mon épée, à tout prendre, et un bon bras pour l’emmancher ; je suis gentilhomme ; mon cœur est chaud, ma tête est saine. Mort de ma vie ! le jour où nous serons mariés, je deviendrai si sage que tu me reprocheras de ne plus savoir rire ! Regarde-moi bien, ma belle, mon adorée Éliane : Lis dans mes yeux si je pourrais te tromper. Nous serons pauvres : cela empêche-t-il d’être heureux ? »

Et voilà le mystère : elles ont beau être douées d’une raison supérieure, ces enfantillages les grisent toutes comme un vin capiteux. En voyant cela, ne faut-il pas bien croire au dogme des poëtes, qui soutiennent qu’entre deux cœurs battant ainsi à l’unisson, la folie est sagesse, et la raison démence !

Éliane écoutait, entraînée, mais non persuadée, et l’éclair qui s’allumait dans ses beaux yeux enflammait la faconde du page.

Elle avait la bonne volonté de résister, mais elle était faible d’autant mieux qu’elle se croyait plus forte.

Ce maître Pol était si beau dans son juvénile transport ! si vrai ! si franc ! si tendre !

La brise, que le soleil du matin chauffait déjà, passait sur leurs bouches souriantes tout imprégnée des parfums de la corbeille voisine. Les oiseaux, au-dessus de leurs têtes, chantaient leurs libres amours. Il y avait des ivresses dans l’air.

Je ne sais comment les deux mains du page, tremblantes et frémissantes, s’étaient jointes autour de la fine taille d’Éliane. Leurs regards se baignaient l’un en l’autre, et leurs lèvres…

Mais le premier baiser ne fut pas échangé ce jour-là.

Au moment où le page voyait déjà sa victoire certaine, un mouvement eut lieu de nouveau sous le treillage, chargé de clématites et de jasmins, devant la porte de dame Honorée. Entre les feuilles flexibles et vertes, vous auriez pu apercevoir l’ovale amaigri d’une tête pâlotte, coiffée de cheveux blonds bouclés.

Non point le blond fauve et chaud de maître Pol : un blond féminin, délicat, mais fade.

La tête appartenait à un tout jeune homme qui avait à peu près l’âge de notre page. Le jeune homme avait nom Renaud de Saint-Venant : il était second écuyer de Françoise de Lorraine, fille unique du duc de Mercœur et femme du duc de Vendôme.

Renaud, après avoir regardé attentivement au travers du feuillage, se retourna du côté de la porte et prononça tout bas :

« Venez çà, bonne dame, et regardez ; vous allez voir un grand scandale et vous convaincre par vos propres yeux de la vérité de mon dire. »