Le Mari embaumé/II/23. Tête-de-Bœuf

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E. Dentu (Tome 2p. 306-317).





XXIII

TÊTE-DE-BŒUF


Au milieu d’un religieux silence, M. le lieutenant de roi prit un papier des mains de Saint-Venant et lut l’exposé des faits qui étaient reprochés à la soi-disant comtesse de Pardaillan. Il y en avait long. La main habile du conseiller Renaud se reconnaissait dans ce remarquable travail près duquel le fameux acte d’accusation du prêtre de Loudun était une bagatelle. Madame Éliane, selon ce factum, avait mis le pied sur tous les degrés de l’échelle du crime. Elle était coupable de dol, de fraude, de fausses signatures, de supposition de personnes, de magie, car il en fallait toujours un peu, de sacrilège, d’adultère, d’empoisonnement, etc.

L’assistance écouta l’énumération de ces divers forfaits avec une pieuse horreur. Seulement les dames, car il y avait des dames, trouvèrent que la liste était un peu écourtée.

Après la lecture, il fut demandé à l’accusée si elle avouait ou si elle contestait.

Madame Éliane avait ses deux mains livides qui pendaient jusqu’à terre. Sa tête venait en avant, courbée sur sa poitrine et demi-voilée par les masses de ses longs cheveux. L’aspect de toute sa personne éveillait une idée d’agonie. Elle ne répondit point.

Elle pensait pourtant. Elle espérait mourir de cette indicible angoisse qui lui torturait l’âme. Elle pensait : elle avait peur de ne pas mourir assez vite. Tout ce qui lui restait de sentiment se concentrait sur un seul fait, un bruit sourd et patient qui persistait au fond de l’alcôve. Éliane savait que ses enfants étaient là, et qu’ils essayaient d’ouvrir la porte ; ses bourreaux pouvaient frapper : son vrai supplice était la pensée de ses enfants.

M. le lieutenant de roi et son fidèle ami Renaud écoutaient aussi, depuis quelques secondes, mais non point la même chose. Leurs oreilles étaient tendues vers la porte extérieure par où entraient de lointaines clameurs. On eût dit un tumulte nouveau qui avait lieu en bas, vers le pont-levis.

Le baron de Gondrin agita sa main baignée de dentelles et dit à haute voix, et en s’adressant aux soudards postés dans le corridor :

— Messieurs, veillez et protégez la justice du roi !

Puis parlant à la cour d’enquête, et récitant évidemment une leçon apprise par cœur, il ajouta :

— Monsieur mon ami, le conseiller de Saint-Venant, qui a bien mérité du roi et de madame la régente, ainsi que maître Mathieu Barnabi, en dévoilant un mystère d’iniquité, vous dira le menu de cette ignominieuse affaire dont la pareille ne s’est jamais offerte à l’indignation du monde civilisé. Non, depuis les temps les plus reculés de l’histoire, depuis le siècle des Atrides, depuis… mais ceci regarde M. de Saint-Venant. Moi, légitime héritier du feu comte de Pardaillan, décédé en ce lieu même et probablement victime de quelque noire trahison, je me bornerai à mettre sous les yeux de la cour la preuve irrécusable de mon droit en même temps que le témoignage manifeste de l’infernale perversité de cette femme. Qu’on écarte les draperies !

Les rideaux noirs qui pendaient au-devant des croisées glissèrent aussitôt sur les tringles, et, pour la première fois depuis quinze années, le grand jour du dehors se rua dans la chambre du deuil.

En même temps, Renaud d’un côté, M. le baron de l’autre rejetèrent à droite et à gauche les draperies de l’alcôve elle-même.

Jusqu’alors, l’assistance avide n’avait pu voir qu’une forme indécise dans le lit, placé à gauche du lieutenant de roi.

Tout le monde se pencha en avant, tandis que la curiosité arrivée à son paroxysme arrachait un murmure à toutes les poitrines. Les juges s’agitèrent comme les autres, et M. le président à mortier faillit perdre l’équilibre, tant il allongeait de bon cœur son respectable cou.

Les dames frémissaient d’aise et n’auraient pas donné leur matinée pour une soirée d’amour.

Dans toute cette cohue, il n’y avait que la pauvre Éliane pour n’avoir point bougé. Celle-là était de pierre.

Le grand jour, faisant irruption dans l’alcôve, montra le corps de feu Pol de Guezevern, comte de Pardaillan, avec son voile noir sur le visage.

On avait douté jusqu’à ce moment. Toutes les bouches restèrent muettes et béantes.

— Voilà mon compétiteur ! reprit le baron de Gondrin d’une voix éclatante. Voilà celui qui touche mes revenus et qui porte mon titre. Je laisse tous les autres crimes à qui de droit, mais je reprends mon bien effrontément volé.

Il arracha d’un grand geste la couverture du lit.

— Holà ! monsieur le comte, cria-t-il en même temps d’un accent sarcastique. Debout ! défendez votre signature et votre femme ! Dites que madame la comtesse ne vous a point versé la mort dans une tasse de vin, mon digne seigneur, et dites que je ne suis pas le vrai, le seul comte de Pardaillan-Montespan depuis quinze années.

Le moment était si dramatique qu’aucune de ces dames ne songea à baisser les yeux.

Bien entendu, le pauvre Pol de Guezevern ne répondit point à ce défi ; son corps embaumé n’avait point l’air du tout de vouloir s’éveiller en un miracle.

Dans le silence qui suivit, silence profond, où chacun retenait son souffle, on entendit un petit bruit au fond de l’alcôve, comme si le pêne de la porte cédait enfin à un effort contenu, et un grand bruit du côté de l’entrée principale : des cris, des jurons, avec un cliquetis d’épées.

M. de Gondrin répéta :

— Messieurs, protégez la justice du roi.

Puis, achevant sa besogne, il reprit :

— Voyons, monsieur mon cher cousin, Pol de Guezevern, témoignez, s’il vous plaît, par votre parole ou par votre silence, par votre vie ou par votre mort ! Chacun ici, juges et assistants, va venir et tâter vos membres rigides. N’êtes-vous qu’endormi, mon cousin ? Il est temps encore de protester. Je suis bon parent et je vous réveille !

Sa main tomba lourdement sur l’épaule du mort.

L’auditoire poussa un grand cri ; un cri de stupeur, auquel répondit une sorte de rauquement insensé qui sortait de la poitrine de madame Éliane.

En frappant l’épaule du cadavre embaumé, M. le lieutenant de roi s’était retourné vers l’assistance d’un air provocant et vainqueur. Il vit madame Éliane se dresser toute droite, comme si une invisible main l’eût soulevée par les cheveux, étendre les bras avec folie, rougir, pâlir, puis tomber tout de son long inanimée.

M. de Gondrin, étonné de la stupéfaction générale et sentant à ses côtés le conseiller de Saint-Venant qui grelottait comme un fiévreux, ne se retournait point, parce qu’il venait d’apercevoir au seuil de la porte principale la figure échauffée de ce bon M. de Vendôme, lançant de droite et de gauche de beaux coups de poing aux gens qui lui barraient le passage.

— Ventre-saint-gris ! dit le fils de la belle Gabrielle ; bonjour, Gondrin, tenez-vous bien ! Vous êtes proscrit, mon compagnon ! Arrière, marauds ! Est-ce ainsi qu’on reçoit un enfant de France !

Chose singulière et qui finit par épouvanter M. de Gondrin, l’enfant de France avait beau crier, personne ne faisait attention à lui. Tous les regards pétrifiés restaient en arrêt sur l’intérieur de l’alcôve comme si la tête de Méduse montrait là son masque stupéfiant.

Et en vérité, la comparaison n’est pas trop forte. La tête de Méduse n’eût point suffi peut-être à produire l’écrasant étonnement qui paralysait l’assemblée.

Il y avait là quelque chose de plus effrayant que la tête de Méduse.

Une main toucha par derrière l’épaule du lieutenant de roi, et une voix parla qui le fit frissonner jusque dans la moelle de ses os.

— Mort de moi ! dit cette voix qui avait l’accent bas-breton et qui lança rondement le juron favori de Pol de Guezevern, le feu est-il au logis ? Vous m’avez fait mal, monsieur mon cousin de Gondrin-Montespan. Pour éveiller les gens, il n’est pas besoin de frapper si fort !

Un murmure sourd courut comme un frisson dans l’auditoire, qui tremblait. Les mêmes mots se glaçaient sur toutes les lèvres pâles :

— Il a parlé ! le mort a parlé !

C’était une épouvante profonde. Chacun aurait voulu fuir. Les dents de M. le président à mortier claquaient comme une paire de castagnettes.

Le lieutenant de roi, blême aussi, mais gardant le front haut, se retourna enfin. Il vit le mort qui avait quitté sa couche et qui était debout derrière lui : un grand corps tout blanc avec un voile noir sur le visage.

M. de Gondrin-Montespan était un homme brave et fort. Il fut frappé violemment, mais il ne s’abandonna pas lui-même.

— Ah ! ah ! fit-il en essayant de railler. On a ajouté un acte à la comédie !

En ce moment la porte du fond s’ouvrit doucement, montrant les visages graves de Roger et du chevalier Gaëtan.

— Bon ! repris M. de Gondrin. Voici le restant des histrions !

Puis, s’adressant au fantôme voilé de noir il ajouta :

— L’ami, montrez-nous, je vous prie, votre figure.

Le fantôme obéit aussitôt. Le voile tomba.

— Ventre-saint-gris ! s’écria M. de Vendôme, qui poussait en ce moment sans façon le président à mortier pour se frayer un passage, tu as bruni depuis le temps, Tête-de-Bœuf ! Y avait-il longtemps qu’on t’avait vu, Breton bretonnant de Guezevern !

Le lieutenant de roi avait reculé de plusieurs pas à la vue des traits qui étaient sous le voile noir, et le conseiller Renaud, suffoqué, s’appuyait au lit de madame Éliane.

Roger, le chevalier Gaëtan et Mélise avaient dit d’une seule voix :

— Don Estéban ! le More !

Derrière eux, ce coquin de Mitraille se leva sur ses pointes, chancelant bien un peu, mais rendu à toute sa perspicacité par un sixième flacon qu’il avait lampé à la volée.

— Sanguedimoy ! s’écria-t-il, je savait bien que je l’avais vu quelque part ! Le More est Pol de Guezevern avec une barbe de mécréant, et Pol de Guezevern est le More à qui on a fait le poil ! Ce que tout cela veut dire, je n’en sais rien ; mais mettons toujours flamberge au vent, mes pigeons, et Pardaillan ! Pardaillan ! pour toujours !

Dans l’ombre du corridor, une douzaine d’épées sonnèrent en sautant hors du fourreau. Mélise se jeta au cou de son père.

Il y avait un grand malheur pour M. le lieutenant de roi. Il n’était plus ici le personnage principal. Le prestige qui l’environnait aux yeux des magistrats languedociens, dauphinois et rouerguillons était tombé à l’apparition de M. de Vendôme : l’oncle du roi !

La cour d’enquête ne comprenait peut-être pas très bien ce qui se passait ; mais outre que c’est un peu l’habitude des cours d’enquête, il y avait un fait dont l’évidence ne pouvait échapper à personne. On était venu dans cette chambre pour y constater la présence d’un cadavre, et le cadavre se trouvait être un gaillard très bien portant.

Sans M. le duc de Vendôme le coup de théâtre aurait manqué son effet en majeure partie, car personne ici ne connaissait Pol de Guezevern, sauf Mitraille, qui était suspect de partialité, madame Éliane, dont on n’aurait certes point invoqué le témoignage, et trois hommes : M. de Gondrin, Saint-Venant, Mathieu Barnabi, qui, selon toute vraisemblance, auraient refusé le leur ; mais M. de Vendôme, lui tout seul, valait tous les témoins du monde. Et M. de Vendôme avait parlé. M. de Vendôme avait dit le nom du cadavre vivant ; M. de Vendôme l’avait appelé Pol de Guezevern !

— Monseigneur, dit le More, qui salua avec un merveilleux sang-froid, je vous remercie de m’avoir reconnu après tant d’années.

— Par la sambleu ! répondit le duc de Vendôme, penses-tu qu’on rencontre tous les jours un intendant honnête homme, Bas-Breton, buveur de cidre ? Je n’ai oublié ni toi ni ton remède. Or çà, robins, êtes-vous ici par hasard pour faire de la peine à mon ami Guezevern ?…

— Tiens ! J’y songe ! s’interrompit-il, souriant amicalement à M. de Gondrin. Baron, votre remplaçant, le nouveau lieutenant de roi, s’installe aujourd’hui à Rodez. C’est Guébriant, votre meilleur ennemi, qui vous cherche pour vous jeter dans un cul de basse fosse.

— Est-ce que M. de Beaufort !… commença Gondrin.

— Tête-de-Bœuf ! s’écria le bon duc, à qui ce sujet d’entretien ne plaisait pas, déjeune-t-on chez toi ? Ventre-saint-gris ! je ne suis pas fier, et puisque tu es comte, je boirai de ton vin. Il y a une semaine et demie que je n’ai eu la colique.

— Celui-là est donc bien M. le comte de Pardaillan ? demanda avec respect le président à mortier du parlement de Grenoble, qui venait de consulter ses assesseurs.

Ici se plaça un fait remarquable. Ce ne fut pas M. le duc de Vendôme qui répondit ; ce fut la voix de la foule, belle grande voix toujours généreuse aux vainqueurs et à qui sa noble sagesse a mérité le nom de « voix de Dieu. »

La voix de Dieu dit :

— Longue vie au comte de Pardaillan !

— Qui donc a jamais douté de lui ?

— Mort et malheur à ceux qui calomniaient la sainte comtesse !

— La mère des pauvres !

— La providence du pays !

Cathou Chailhou arracha sa propre coiffe, pour la lancer au plafond, et, montrant du doigt le baron de Gondrin, elle résuma ainsi l’opinion générale :

— Puisque celui-ci, avec ses plumets, est dégommé de sa place, c’est un malfaiteur et il faut le noyer !

— Ou le brûler ! amenda l’assistance.

Il y eut en même temps un mouvement offensif, dirigé contre M. le lieutenant du roi qui recula vers la porte du fond, suivi du conseiller Renaud.

Au seuil de cette porte, le chevalier Gaëtan et Roger veillaient. Ils s’effacèrent et dirent :

— Passez, messieurs ; nous vous attendions.

Une demi-heure après, Éliane appuyait son beau front contre le sein de son mari, et pleurait des larmes de joie.

— Me pardonnerez-vous, bien-aimée ? murmurait le comte de Pardaillan ; j’ai souffert quinze ans pour expier le crime d’avoir douté de mon bon ange.

— Ô Pol ! mon mari ! balbutiait Éliane. Ce n’est pas toi qui ressuscites, c’est moi ! Dieu est bon, et je passerai le reste de mes jours à le remercier de ce miracle !

— Ventre-saint-gris ! Tête-de-Bœuf ! cria le bon duc dans la salle à manger ; me laisseras-tu déjeuner tout seul, traître de Bas-Breton !

Le comte entra, soutenant sa femme radieuse de bonheur.

— Est-ce vrai que c’était elle qui tenait mon intendance, demanda le bon duc, au temps jadis ?

— Elle a toujours été, répondit le comte, elle sera toujours mon intelligence et mon cœur.

— Sarpejeu ! fit le duc, tu m’as montré trois drôles de choses en ta vie, Guezevern, buveur de cidre ; un remède contre la colique, un intendant honnête homme, et une bonne femme. Tu dois savoir où est le merle blanc, hé ?

— Sauf le respect que je vous dois, mes seigneurs et madame, dit ce coquin de Mitraille qui entra, roulant comme une caravelle, j’ai bu le septième et je ne m’en porte pas plus mal ; je suis arrivé à temps pour empêcher un grand malheur. Dans le fossé, là-bas, M. le chevalier était en train de tuer M. le lieutenant de roi, et M. Roger tenait son épée sur la gorge du conseiller Renaud de Saint-Venant : Mathieu Barnabi se sauvait comme il pouvait. J’ai dit : sanguedimoy ! changez, jeunesses ! l’enfant ne peut faire la fin de son parrain ! Alors, c’est M. le chevalier qui a pris Saint-Venant et M. Roger qui a décousu le Gondrin. Tout est donc au mieux. Moi j’ai assommé Barnabi comme un chien enragé. Ils sont morts tous les trois ; que Dieu nous bénisse !

— Que Dieu nous bénisse ! répéta pieusement M. de Vendôme, et qu’il me rende mon gouvernement de Bretagne ! Là-bas, en vendant des pommes on gagne de quoi acheter du vin.

Le soir de ce jour, dans l’oratoire de madame Éliane, toute la famille resta longtemps réunie. Il fallait bien que le More racontât ses étranges aventures, depuis l’heure où don Ramon l’avait racolé, demi-noyé qu’il était, pour le service de je ne sais quel prince d’Allemagne, jusqu’au moment où il avait coupé sa longue barbe mahométane pour prendre la place de l’homme embaumé dans l’alcôve.

Quand il eût achevé, madame Éliane mit les mains de Pola dans celles du chevalier, et Roger prit celles de Mélise, disant :

— Ma mère chérie, de votre gros péché de ce matin rien ne restera, sinon votre lettre qui nous ordonne d’être heureux.

L’histoire rapporte que tous les pèlerins languedociens, dauphinois et rouerguillons revinrent pour les fiançailles auxquelles le bon duc de Vendôme assista. Au dessert, il embrassa Mitraille qui le lui rendit bien ; ils étaient ivres tous deux jusqu’aux larmes.

— Ventre-saint-gris ! dit le bon duc, il y avait plus de Pardaillans entre Guezevern et son héritage, qu’il n’y a de Bourbons entre moi et la couronne. Coquin de Mitraille, je t’arme chevalier par provision, et nargue de la colique, paillard que tu es, afin que Tête-de-Bœuf ton maître ait du respect pour toi, je te ferai marquis quand je vais être roi de France !



FIN