Le Mari passeport/V

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Éditions Jean Froissard (p. 37-46).

PREMIERS OBSTACLES


Nous avions décidé de partir le lendemain à l’aube. Pas de préparatifs, je partirai comme à la promenade. Pas de malles. J’achèterai en route mes costumes arabes… C’est oublier, et avec quelle joie, une des misères de tous les voyages.

Ali m’offre en cadeau un collier de tubes d’argent contenant des sourates du Coran. C’est un talisman.

J’allais connaître peu après tous les obstacles opposés à mon projet par les odieuses puissances administratives, gouvernementales et politiques.

Le soir même, comme je conversais avec Pierre d’Andurain, Soleiman se fit annoncer. Mais je ne voulais plus le voir que le lendemain à l’heure du départ. Il insista et m’expliqua alors que le colonel venait de faire perquisitionner chez lui. Le service archéologique de Beyrouth avait, disait-il, déposé une plainte contre le pauvre garçon en recel d’armes et d’antiquités. Et il devait se tenir à la disposition de la justice, en l’espèce le colonel, à qui la plainte aurait été transmise par le moudir.

Je devine une manigance du petit colonel pour m’empêcher de partir, car j’avais eu la sottise de lui confier mes projets. Je l’avais fait, au surplus, pour tranquilliser Soleiman qui redoutait les militaires. Je demande donc à mon mari de m’accompagner chez le colonel. Cette démarche l’ennuie fort, mais il cède à mon désir. Nous partons. Malgré l’heure tardive, le sourire aux lèvres et en pyjama, le petit homme de lettres nous reçoit volontiers. Il est fin et diplomate. Nous buvons le champagne traditionnel chez lui. Et j’attaque immédiatement mon sujet.

— Pourquoi, dis-je, cette mesure ridicule contre Soleiman ? Vous savez bien que cette plainte de la direction des antiquités n’est pas fondée.

Il prétend qu’il possède la lettre de plainte et qu’il doit lui donner suite.

J’insiste :

— La plainte est du chef de service ? De Seyrig ?

— Certainement.

Je triomphe sans modestie :

— Comme cela se trouve, colonel, le directeur du service des antiquités est justement à Palmyre, je vais lui demander de venir vous voir d’urgence, tout s’arrangera.

Le colonel ne bronche pas :

— Certainement, madame, je serai ravi de le voir.

Je me lève et me dirige vers la porte. Mais le colonel chuchote dans l’oreille de mon mari et, lorsque nous sommes sortis, Pierre me confirme ce que je pensais :

— Naturellement, il m’a demandé de ne pas lui envoyer le directeur des antiquités. La plainte est une blague ; ce qu’il veut, c’est simplement te voir renoncer à ton voyage.

Mais il faudrait bien autre chose pour modifier mes décisions. Je donne rendez-vous à Soleiman pour l’aurore, le lendemain. Il devra être sur la place de l’ancien village de Palmyre. Et à tous ceux que je rencontre, ou vois, je dis que je pars pour la France. Au petit matin, tous mes amis arabes viennent me saluer. Sauf Ahmed et Ali, personne ne se doute de ma vraie destination. On me souhaite bon voyage, l’auto démarre et se dirige vers le village où Soleiman m’attend en se promenant sur la place pour ne pas se faire remarquer.

Je suis un peu anxieuse de cet enlèvement à la barbe du colonel et j’ai raison, car au moment où j’arrive sur la place une voiture de la police se met en travers de la mienne. Nous nous arrêtons.

Le brigadier descend et me demande :

— Où vas-tu ?

Je réponds, furieuse :

— Ça ne te regarde pas.

Mais mon chauffeur arabe, malheureusement, fait du zèle. Il a déjà dit :

— Nous allons à Damas.

Le brigadier m’offre de m’escorter jusqu’à Aïn Beïda, premier puits sur la route de Palmyre à Damas.

Je réponds sans aménité :

— Je n’ai point besoin de toi. J’ai fait cette route cent fois seule. Pourquoi me faire accompagner aujourd’hui ?

— Je veux te protéger, on a signalé des rezzous dans la région.

— Je n’ai pas peur des rezzous.

— Moi, j’en ai peur pour toi.

— Je suis seule à en juger.

Voyant la dispute s’éterniser et sentant qu’il y a des ordres donnés, je comprends qu’il faut trouver un autre stratagème. Car, dussé-je déclarer la guerre à toute la garnison de Palmyre, je partirai…

Un nouveau plan se forme dans mon esprit. J’aurai, cette fois, l’aide active de mon mari. Il est irrité par les procédés autocratiques du colonel Coltard. Il partira avec son fusil, soi-disant pour chasser avec Soleiman. Il l’amènera ainsi au col de Palmyre, sur la route de Damas, où je le retrouverai. Et j’attends nerveusement, dans le hall de l’hôtel, entourée d’amis arabes et de voisins.

Soudain, un bruit d’auto devant la porte. Je me penche à la fenêtre et entrevois la huit cylindres du colonel avec lui-même qui en descend.

Je me sauve en donnant l’ordre de dire que je suis sortie.

Ibrahim, un valet, me rejoint au bout d’un moment. Le grand chef veut absolument me voir. Il demande que je passe chez lui, mais il est bien naïf…

Je surveille au dehors et j’entrevois deux autos mitrailleuses revenant vers Palmyre. C’est encore contre moi, on déploie toutes les forces offensives… Je leur fais un pied de nez, et voyant la piste de Damas libre, je monte en voiture. Un Arabe, voyageur pour Damas, m’accompagne. Il sert de justification. Nerveusement, je prie le chauffeur d’accélérer. Un dernier coup d’œil sur Palmyre. L’auto suit la vallée des Tombeaux. Sur la route, Pierre se promène comme à son ordinaire. Je le prends en voiture et il me confie à l’oreille que Soleiman est caché dans une tour funéraire.

À l’endroit désigné, mon mari descend et m’embrasse, puis Soleiman apparaît et, de l’air le plus naturel du monde, me demande si j’ai de la place pour lui en voiture. Mon époux, d’un air négligent, me demande de l’emmener.

— Oui, monte vite !

La comédie a réussi.

Nous roulons rapidement, j’exulte et je songe à l’avenir. Je cherche à deviner les émotions inconnues et violentes des périls à courir.

Soleiman, par contre, semble inquiet. Il n’a pas encore pesé les conséquences possibles de cette équipée. Il redoute les représailles du roi Ibn Séoud, si la supercherie était découverte. Je lui donne un cachet de Kalmine pour endormir son inquiétude trop apparente. Je tente de le remonter. Ensuite, j’interroge en français l’autre Arabe. Soleiman ne comprend pas ma langue. L’Arabe, qui la connaît, me confie que mon futur mari a un mauvais renom d’orgueilleux, de paresseux, d’ambitieux. Mais c’est un guerrier et il a ce sens rare du désert qui l’a fait utiliser par les officiers français. Nous arrivons à Damas à la nuit. Soleiman ne dissimule pas son admiration pour les prairies, les cascades et les olivettes qui entourent cette perle de l’Orient.

J’entre à l’hôtel, il doit venir prendre mes ordres demain à huit heures.

Naturellement, il faut mener tambour battant les démarches préalables à la célébration de notre mariage. Je n’ai qu’un mois, j’ai quitté Palmyre le matin du 9 mars et c’est le 9 avril que commencent les cérémonies d’El Arafat, début des prières indispensables pour la validité morale de tout pèlerinage.

Un musulman qui n’assisterait pas à ces manifestations n’aurait plus droit aux grâces spéciales du pèlerinage. Un fidèle n’a d’ailleurs le titre de « hadj », même s’il a passé un an à Médine ou à la Mecque, que s’il a accompli ce rite sacré. La tradition dit que c’est sur ce sommet qu’Adam et Ève, chassés du paradis terrestre, séparés, ayant même erré des années à la recherche l’un de l’autre, finirent par se rencontrer. De là, le nom de la montagne, El Arafat, qui signifie : la montagne de la reconnaissance.

Le lendemain, Soleiman vient en retard d’une heure au rendez-vous promis. Mais, rassuré, il sourit avec béatitude. Il est accompagné d’un Arabe qu’il dit être secrétaire au consulat du Nedj.

Soleiman postule tout de suite un bakchich pour ce Nedjien, afin, dit-il, de faciliter les choses près du consul. Je m’y refuse catégoriquement. Il faut qu’il perde cette fâcheuse habitude de me considérer comme une banque ouverte.

Nous partons à travers la ville, vers le consulat. Là règne une atmosphère absolument neuve, on se sent dans la plus délicate tradition du véritable Islam. Un menzoul consacre l’importance de la maison ; c’est une pièce où le café est servi en permanence à tout visiteur.

Qu’on imagine le feu de charbon de bois, au milieu de la pièce, sur lequel chauffent constamment plusieurs cafetières à long bec. Des domestiques servent le café et offrent des cigarettes.

Nous ne buvons pas, nous voulons voir le consul.

C’est le cheik Abdel Raouf.

Le voici justement dans l’escalier : un homme digne, presque majestueux. Son costume est simple, mais le kéfié est retenu par un agal d’or, signe de son importante fonction. D’un geste solennel, il nous prie de le suivre dans son bureau.

Il s’assied sans un mot, de la main nous indique des sièges et d’une voix sourde prie l’interprète de nous interroger.

Comme je voudrais diriger la conversation, je prends la parole :

— Une Française peut-elle obtenir un passeport pour Djeddah ?

S’il est étonné, le cheik n’en laisse rien voir. Pas un muscle de son visage ne bouge. Il me dévisage seulement, avec une netteté droite et profonde, puis l’interprète me transmet sa réponse :

— Que veux-tu aller faire à Djeddah ?

— J’ai envie de voyager et de pénétrer au cœur de l’Islam. J’ai beaucoup vécu avec les Arabes qui parlent sans cesse des lieux saints et du Nedj défendu. Je suis attirée par la religion d’Allah et je veux me convertir à l’Islam.

Il ne commente pas mes paroles, mais rétorque d’un ton égal :

— Je ne puis te donner un passeport pour Djeddah, mais cela même ne t’avancerait pas, puisqu’il faut la permission du roi pour pénétrer à l’intérieur des terres.

— Bon, mais si tu ne veux pas me donner de passeport, veux-tu me marier à Soleiman ?

— Si tu as vraiment l’intention de l’épouser, pourquoi ne t’es-tu pas mariée à Palmyre ?

— C’était impossible, je suis trop connue et on y aurait mis obstacle.

— Aimes-tu vraiment Soleiman ?

Sur ma réponse affirmative, Soleiman plastronne et se rengorge. Le consul reste de glace, mais ses questions témoignent d’une méfiance croissante.

— Te feras-tu musulmane seulement pour épouser Soleiman ?

— En aucune façon. Même si je ne pouvais l’épouser, je me convertirais. Marie-nous donc ici sans aucune crainte. Je veux éviter les complications avec mon gouvernement, car il ne verra pas d’un bon œil une Française devenir Nedjienne et musulmane.

Abdel Raouf me demande si je peux avoir comme témoins deux membres du Haut-Commissariat.

— Je viens de te dire que je veux garder mon projet secret jusqu’à son accomplissement.

— Bien, reprend le consul, tu n’as qu’à revenir demain. Je vais me renseigner et je te dirai oui ou non.

— Pourquoi attendre ? Il est vain de perdre son temps, tu le sais. Il est tellement plus simple de nous marier sur-le-champ.

— Demain.

— Si tu es décidé à dire non, dis-le tout de suite. Je partirai renseignée.

— Demain, revenez, je ferai mon possible, termine le cheik Abdel Raouf.

Je rentre à l’hôtel presque satisfaite. Cet entretien, en vérité, me laisse de l’espoir. Servie, comme cela m’est arrivé souvent, par le hasard, je rencontre alors le secrétaire du Président de la République syrienne, avec un de mes amis, conseiller français aux Travaux publics. Voilà cette fois mes deux témoins, tous deux fonctionnaires très officiels, l’un du gouvernement français, l’autre du gouvernement syrien. Il faut, il est vrai, avoir leur signature. Je les invite à déjeuner. J’expose mes intentions et, après une minute de stupeur, ils acceptent de me rendre ce service. Le lendemain, dès que je suis en présence du consul, je lui annonce que j’ai des témoins officiels.

— Cela ne peut suffire. Je veux M. Véber, le délégué français à Damas.

Furieuse, je proteste :

— C’est une moquerie, vous vous êtes renseigné depuis notre entretien d’hier et on vous a certainement dit que j’étais brouillée à mort avec ce fonctionnaire. Il m’est impossible de le faire intervenir.

Le consul répond laconiquement :

— Je ne puis vous unir qu’en présence de M. Véber ; si vous ne le voulez pas, allez vous marier ailleurs.

Voilà une complication terrible. Il n’y a de consul du Nedj qu’ici, au Caire et à Londres. C’est sans doute l’ailleurs où m’envoie Abdel Raouf. Le consul s’adoucit, maintenant qu’il a refusé. Il m’explique que je n’aurai de chances de réussite qu’en Égypte ou en Palestine, parce que ces deux pays ne sont pas sous mandat français. Lui ne veut pas risquer d’ennuis avec les autorités en mariant une Française avec un Nedjien.

Là-dessus la séance est levée. Je suis désappointée, mécontente et soucieuse. Que vais-je faire ?

En tout cas, je vais avant tout quitter Damas. Je pars d’abord avec Soleiman pour Beyrouth où je veux faire mes adieux à mon plus jeune fils, étudiant à l’Université américaine. Il désapprouve mon projet de voyage vers le golfe Persique. Non que l’idée, en soi, lui semble mauvaise. Il voudrait surtout que je prenne le temps de perfectionner mon arabe qui me trahira immédiatement. En outre il faudrait, me dit-il, une année d’études musulmanes pour être prête à accomplir exactement les rites du pèlerinage.

Je n’accepte évidemment pas ces conseils. Je veux faire le voyage cette année-ci. L’an prochain, qui sait si j’en aurai encore le désir ?

Presque tout le monde ignore mon projet. Ceux qui le connaissent, toutefois, sont assez sombres ; certains me prédisent la mort, d’autres la réclusion à vie, tout au moins plusieurs années dans un harem à Oneiza.

Rien ne me détourne, les risques dont on me parle ne sont que de nouveaux attraits. Nous partons pour Haïfa. C’est la première ville de Palestine et j’espère pouvoir y épouser mon indispensable Soleiman. Nous parvenons à Saïda, petit port accroupi dans le sable au soleil. Une rue toute blanche, zébrée d’ombres violettes. Des nègres, des Arabes, des femmes en une harmonie éclatante. Des grappes d’enfants nous offrent à bras tendus des mandarines géantes. Poussière et soleil, nous roulons toujours.

Nakura, frontière. On se croirait en France : des douaniers débraillés jouent à la belote, crachent, fument la pipe. J’ai fait la leçon à Soleiman. Il doit feindre de ne pas me connaître. Son passeport nedjien lui permet de passer sans difficulté d’un pays dans un autre. Par bonheur, le mien aussi est visé sans complication. La route est en corniche sur des amoncellements de rochers rouges, jaunes, roses, creusés d’ombres douces et puissantes. À la douane anglaise, coupée à pic, la montagne surplombe la mer. À son flanc, la route est posée comme un balcon. Soleiman, qui n’a jamais quitté le désert, admire, médite et semble avoir du mal à comprendre la réalité.

Nous parvenons enfin sur le sable de la plage de Haïfa.

Les vagues viennent mourir sous les pneus de la voiture et effacent au fur et à mesure ses traces.