Le Mariage de Lamartine - Lettres inédites du poète à sa fiancée/01

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LE
MARIAGE DE LAMARTINE

LETTRES DU POÈTE A SA FIANCÉE


C’est un roman que je vous conterai, pour vous amuser…
LAMARTINE.


Dans les papiers de famille conservés au château de Saint-Point se trouve une enveloppe qui porte cette suscription : Lettres de l’année 1820 sur mon marriage. L’écriture est celle de Mme Alphonse de Lamartine qui, à une date voisine de son « marriage, » était excusable d’orthographier encore les mots à l’anglaise. Des lettres contenues dans cette enveloppe, les plus nombreuses, les plus longues, d’une écriture fine, déliée et serrée, sont celles que le poète écrivit, durant des mois, et en grand secret, à sa future femme, depuis le jour où il lui déclara son amour, jusqu’à la veille de la cérémonie nuptiale ; on y a joint la lettre officielle par laquelle Pierre de Lamartine de Prat demanda pour son (ils la main de la jeune fille, diverses lettres écrites à cette occasion par le père et la mère du poète, et enfin, griffonnés sur d’informes bouts de papier ou sur de vagues dos de lettres, les brouillons où la future belle-mère de Lamartine, — qui tenait à se faire bien comprendre, — essayait le français de ses réponses. C’est tout un dossier qui ne pouvait être réuni que par Mme de Lamartine et où nous regrettons seulement de ne trouver aucune lettre d’elle. Avec la même bonne grâce qu’il avait mise à nous confier les lettres d’Elvire que nous avons publiées ici même[1], M. Charles de Montherot nous a autorisé à prendre copie de ces lettres entièrement inédites et à les mettre sous les yeux des lecteurs de cette Revue. Elles constituent un document d’une importance qui n’échappera à personne, puisqu’elles se rapportent à ces années 1819 et 1820 qui sont pour Lamartine l’époque privilégiée. Elles nous content l’histoire de son mariage d’une façon sensiblement différente de celle qui s’est accréditée. Elles nous font pénétrer dans l’intimité de son cœur et vivre plusieurs mois de sa vie. Elles ajoutent à sa correspondance déjà publiée un chapitre des plus curieux et qu’on avait toujours déploré de ne pas connaître : celui des lettres à la fiancée. Elles sont d’ailleurs telles qu’on pouvait les attendre pour le charme de l’expression, l’élévation des sentimens, et la distinction du tour. Et puisqu’elles ne contiennent aucun détail qu’il fût indiscret de nous livrer, qui donc ne souhaiterait de les lire, ces lettres où le poète, entre deux Méditations, confiait ses inquiétudes présentes et ses projets d’avenir à la jeune fille dont il avait résolu de faire la compagne de sa vie ?


LES MOIS DE TRISTESSE ET D’ATTENTE


L’année qui suivit la mort de Mme Charles est, de toutes manières, une des plus douloureuses qu’ait passées Lamartine. Séparé de celle dont la présence peuplait pour lui l’univers, et privé de cet amour qui avait empli son cœur et occupé son imagination, il se retrouvait, l’illusion déchirée, en face de la réalité : elle lui apparut telle qu’elle était, c’est-à-dire infiniment pénible. Il entrait dans sa vingt-neuvième année : il ne savait que faire de lui-même et de sa vie. On ne lui avait pas permis de prendre l’état militaire, pour lequel il se sentait quelque goût ; il ne lui fût jamais venu à l’esprit que la littérature pût être une carrière ; il s’était tourné vers la diplomatie, parce que c’était à peu près l’unique débouché pour un jeune homme de bonne famille et qui d’ailleurs n’avait pas d’aptitudes spéciales. Mais, en dépit d’incessantes démarches, il en était encore à se leurrer de vagues promesses. Il lui fallait chaque année, après de brefs séjours à Paris, regagner sa province, reprendre sa chambre dans la maison de famille et se plier à une tutelle devenue difficilement supportable pour un grand garçon d’humeur indépendante et qui, depuis longtemps, avait l’âge d’homme. Cette oisiveté, ce vide et cette incertitude le faisaient souffrir cruellement. « Sans existence, ni avenir, ni liberté, ni occupations d’aucun genre en ce monde, je ne sais que faire de la vie. » Ce mal moral de l’ennui avait sur sa santé même le plus fâcheux retentissement : nous l’entendons sans cesse se plaindre de ses souffrances physiques, tantôt de son cœur, tantôt de son estomac ou de son foie. Le chagrin, l’ennui, la maladie, c’est plus qu’il n’en faut pour expliquer que Lamartine ait subi, en cette année 1818, un véritable accès de misanthropie. La vie même de Mâcon ne lui semble pas assez solitaire, maintenant qu’il est pourchassé jusque dans sa chambre par des beaux-frères et par des enfans criards. Il se réfugie à Milly ; il y broie du noir ; il rêve, et, — parce que ce poète d’une si belle imagination est d’ailleurs un provincial de bon sens, — il réfléchit.

Le résultat de ces réflexions, ce fut qu’il devait se marier.

Le mariage, à la façon dont il l’envisageait, devait être un acte éminemment raisonnable. Il ne souhaitait pas d’épouser une toute jeune fille ; car, « quel mari offrir à une jolie, jeune et fraîche personne ! Quel corps et quelle âme vis-à-vis de dix-sept ans ! » Il n’aspirait pas à la passion dont il se croyait désormais incapable, et dont sans doute il se méfiait pour en faire la base d’une solide union : il y préférait une « douce tendresse. » Il va sans dire qu’il ne voyait pas dans le mariage une affaire, mais plutôt l’accomplissement d’un devoir, une façon de se mettre en règle avec la société, une manière de s’installer dans la vie « suivant les lois établies, divines et humaines. » D’ailleurs, il ne pouvait se marier dignement qu’à la condition de trouver un emploi. Alors, il pourrait commencer une vie nouvelle, ou plutôt entrer vraiment dans la vie.

Dès le mois de juillet de cette année, un projet de mariage est apporté par Louis de Vignet ; mais il n’aboutit pas. « Je n’ai pas eu même la possibilité de me présenter, mon père ne s’est prêté à rien. » Au mois de septembre, appelé par Virieu à Paris, Lamartine y sollicite le poste de secrétaire d’ambassade à Munich et ne l’obtient pas. Sur ces entrefaites, Talma, qui a enfin lu Saül, déclare la pièce admirable, mais injouable. Ce sont échecs sur échecs. Retombé malade à l’entrée de l’hiver, Lamartine est obligé de venir à Paris, au mois de février 1819, pour se rétablir en se désennuyant.

Le fait est qu’à peine arrivé il se sent mieux. « Les nombreuses distractions, les courses obligées, les conversations de mon goût, les spectacles, les visites, l’absence de contrariétés, tout cela me soulage. » Ce qui l’arrache surtout au sentiment de ses douleurs physiques et de ses peines morales, c’est le murmure flatteur qui commence à s’élever sur son passage, depuis qu’il fait des lectures de ses vers. Accueilli dans la société la plus aristocratique, qui s’engoue de son talent, il conquiert une réputation de salon. Il n’est plus cet « intéressant jeune homme » dont Mme Charles parlait à Mounier comme d’un inconnu, et de qui la principale séduction était celle de sa jeunesse et de son beau visage. Son nom se répand, colporté par des amis enthousiastes. On fait cercle autour de lui chez Mme de Montcalm, chez la duchesse de Broglie, surtout chez Mme de Saint-Aulaire, dont le salon était une sorte d’hôtel de Rambouillet. « La sombre mélancolie de mes traits et le découragement complet de tous les plaisirs de mon âge inspiraient à tout le monde et surtout aux jeunes femmes de cette société une sorte de curiosité et d’intérêt pleins de réserve et de mystère qui ajoutaient beaucoup de prestige à mes vers. » Lamartine ne s’y trompait pas, et on comprend de reste que les imaginations féminines se soient exaltées pour ce jeune homme si beau, si triste et dont la mélancolie s’exprimait en plaintes si harmonieuses ! Il était fondé à trouver que c’était un « assez joli moment pour l’amour-propre. » Toutefois, s’il était réjoui dans son amour-propre par ces succès mondains, il était bien obligé de constater qu’il n’en tirait guère d’utilité. Une fois qu’il se retrouvait éloigné de Paris, et revenu de cet enivrement, il s’apercevait qu’il n’avait fait aucun progrès dans le sens d’un établissement sérieux ; et sa pensée reprenait son cours habituel.


AIX. — UNE RENCONTRE DE ROMAN

Dans les premiers jours du mois d’août, Lamartine arrivait à Aix-les-Bains avec Aymon de Virieu. Il s’était résigné à y faire une cure, quoiqu’il répugnât à revoir ce pays, qui lui rappelait « de trop pénibles souvenirs. » Mais cette vallée d’Aix était pour lui prédestinée : il y avait laissé des souvenirs de passion et des images de deuil, il allait y trouver une autre forme de l’amour et la promesse du bonheur. Celle qui les lui apportait était une jeune Anglaise, qu’il avait eu récemment l’occasion de rencontrer à Chambéry, qu’il avait peu remarquée, mais qui, elle, n’avait plus cessé de penser à lui.

Marianne-Elisa Birch était la fille unique d’un colonel de milice anglaise[2]. Mme Birch, depuis la mort de son mari, s’était entièrement consacrée à l’éducation de sa fille. A Londres, les dames Birch s’étaient liées de la façon la plus intime avec la famille de la Pierre, émigrée de Savoie. Elles accompagnèrent la marquise de la Pierre et ses filles, lorsque celles-ci revinrent s’installer à Chambéry. « Elles habitent toutes ensemble, est-il dit dans le Manuscrit de ma mère, une belle maison de campagne avec un grand jardin à l’extrémité d’un faubourg, à quelques minutes de Chambéry ; c’est le rendez-vous de la société distinguée et lettrée de cette jolie ville. On y dessine, on y peint, on y fait de la musique, on y monte à cheval ; c’est un petit canton d’Angleterre en Savoie. Césarine[3] y va quelquefois et son beau-frère, Louis de Vignet, l’ami d’Alphonse, très souvent ; il fait des vers et il les lit à ces demoiselles ; il leur a lu aussi quelques-uns des vers d’Alphonse qui ont paru bien à cette société ; on l’a interrogé sur son ami, dont il a fait un éloge exagéré, le comparant à un jeune poète anglais dont je ne sais pas bien le nom, mais qui écrit des poèmes fantastiques et mystérieux d’une grande vogue en ce moment. Il leur a promis de leur faire voir son ami, quand il passerait à Chambéry… Cela a été comme une rencontre de roman. » Mlle Birch s’était, sur sa renommée, prise d’enthousiasme pour Alphonse de Lamartine : elle l’admira passionnément ; c’est par là qu’elle commença de s’en faire aimer.

Etait-elle jolie ? A défaut d’une beauté véritable, — « don souvent plus dangereux qu’utile, » suivant la remarque de l’excellente Mme de Lamartine, — elle avait de l’agrément, un « extérieur gracieux » que faisait valoir un léger cachet d’exotisme, dans un temps où le genre anglais était à la mode. Il suffisait au surplus que cet extérieur ne détruisît pas le charme très pénétrant et la très réelle séduction de son esprit. Lamartine fut tout de suite frappé de la conformité qu’il trouvait entre les goûts de la jeune fille et les siens. Elle aimait la poésie, la nature, la rêverie mélancolique. Très instruite, musicienne et peintre, elle avait sinon le talent, du moins l’intelligence artistique. Ajoutez une parfaite simplicité, une modestie qui n’était pas étudiée, je ne sais quoi d’effacé qu’il fallait découvrir et qu’on n’oubliait plus, une fermeté de caractère qui s’alliait à beaucoup de douceur ; la maturité de son esprit, — elle avait vingt-neuf ans, — était déjà d’une femme. C’était la compagne désirée. Lamartine la rencontrait à l’instant précis où il la cherchait. Le voisinage dans une ville d’eaux, la fraîcheur et l’enchantement d’un beau cadre de nature firent le reste.

Quand il arriva, Lamartine trouva les dames Birch installées à Aix avec la marquise de la Pierre et ses filles. Elles habitaient chez un certain M. Perret, qui était un « respectable vieillard, » un « saint homme, » un botaniste et un musicien, et qui joignait à toutes ces qualités celle d’être un hôtelier complaisant. Est-il exact, comme l’a conté Lamartine, qu’il lui ménageât des entrevues avec la jeune Anglaise, en l’avertissant par un air de flûte, chaque fois que « la mère vigilante sortait sans sa fille pour la promenade ? » Ce qui est certain, c’est qu’il servait d’intermédiaire aux deux jeunes gens pour leur correspondance secrète.


LA DÉCLARATION

La première en date, — la plus chère peut-être, — de ces reliques d’amour est un carré de papier sur lequel se lisent ces mots : Alphonse, Aix, 14 août 1819, et qui contient dans ses plis une fleur séchée. C’était le premier aveu d’un sentiment auquel il ne manquait plus que le mot qui l’exprime. Aussi la jeune fille dut-elle être plus émue que surprise, quand elle reçut cette lettre à l’adresse mystérieusement libellée : Pour remettre à la personne, et qui était une déclaration en forme :

J’ose vous supplier, mademoiselle, de ne pas juger avec sévérité la démarche à laquelle la nécessité me force de recourir, et de lire au moins cette lettre jusqu’au bout.

Je n’ai pu vous voir sans vous aimer, et chaque jour comme chaque parole a contribué, depuis, à fortifier en moi ce penchant d’abord involontaire, mais que la raison et la volonté approuvent également aujourd’hui. Je ne puis me résoudre à m’éloigner sans vous l’avoir au moins découvert ; je sais qu’il eût été plus convenable de commencer par en parler à d’autres qu’à vous, mais je sais aussi que, d’après la différence de religion et de patrie qui est entre nous, mes premières démarches auprès de Madame votre mère auraient été probablement repoussées au premier abord, et, comme le bonheur de ma vie dépend du succès de ces démarches, il fallait que je m’assurasse auparavant de vos propres sentimens, et que j’obtinsse de vous-même la permission de les entreprendre. C’est pour vous la demander, mademoiselle, que je vous écris dans ce moment. Je sais que vous ne consentirez peut-être pas à me répondre, mais permettez-moi du moins d’interpréter votre silence comme un consentement à mes désirs ! Si je puis me croire assez heureux pour que vous partagiez seulement en silence les sentimens que vous avez fait naître, rien ne me coûtera pour parvenir au terme de mes vœux que je pourrai croire les vôtres. Nous aurons sans doute des’ deux côtés des obstacles d’égale force, mais aucun obstacle ne peut être aussi fort que le sentiment qui me guide ; ce sentiment que j’ai connu une fois en ma vie n’a pu être arraché de mon cœur que par la perte de ce que j’aimais ; depuis ce temps j’ai vécu dans une parfaite indifférence ; mais je vous ai connue, j’ai trop apprécié en vous tant de qualités parfaites, tant de rapports entre nos goûts et nos sentimens, tant de perfections inconnues peut-être même à vous-même, pour ne pas sentir que je serais le plus heureux des hommes d’obtenir votre main et d’unir mes jours et ma destinée à la vôtre ! Ce sentiment intime, profond, raisonné, inébranlable m’aidera à triompher de tout, et quel que soit l’événement, il ne peut plus s’éteindre en moi !

Je m’arrête, j’en ai peut-être trop dit, mais je ne pouvais plus me taire. Non : vous ne me condamnerez pas, et si vous m’avez jugé vous-même avec indulgence, vous comprendrez mieux que personne la force du sentiment qui m’entraîne ! J’attends mon sort du premier regard qui suivra la lecture de cette lettre.

A. DE L.


Lamartine était à la veille de quitter Aix ; il n’avait pas voulu s’éloigner sans que les paroles décisives eussent été prononcées. Il avait compris que le bonheur était là : il ne voulait pas le laisser échapper.

La réponse fut telle que Lamartine le souhaitait. Mais les jeunes gens n’avaient plus devant eux que cinq ou six jours. Et il leur restait tant de choses à se dire ! C’étaient des difficultés à prévoir, des arrangemens à prendre pour l’échange des lettres, un plan de campagne à combiner. Et c’étaient, du côté de Lamartine du moins, des préventions à dissiper.


UN DRAME DANS UNE IDYLLE

Car il y a dans cette idylle un drame ; il y a dans ce drame un rôle de traître : il est tenu par l’une des filles de la marquise de la Pierre. A quel mobile obéissait Mlle Clémentine de la Pierre, en desservant Lamartine auprès de son amie ? Il serait de la dernière indiscrétion de le deviner. Mais, au surplus, nous n’avons garde de le regretter. Car cette opposition active et persistante donnera tout de suite à Lamartine l’occasion de traduire ses sentimens dans toute leur force et avec une éloquence vraiment passionnée. Les lettres qu’on va lire nous exposent tout ce roman de quelques jours fertile en émotions ; nous éviterons autant que possible de les interrompre par des commentaires.


17, mardi[4].

Je reçois cette lettre adorable, j’admire votre courage et votre générosité, je vais sans vous compromettre prier M. P…[5]de vous remettre ma réponse, je ne lui en dirai que ce qu’il faut pour l’intéresser et il se chargera, j’espère, encore pour demain de la même commission : vous pourrez en sûreté de conscience assurer que je ne vous ai rien remis.

Je vous répète et je vous jure avec une sincérité parfaite que je vous ai consacré pour la vie tout ce que j’ai dans l’âme d’amour, de tendresse, de dévouement, tout moi-même enfin ! que, du moment où vous avez accepté mes sentimens, ils sont et seront pour moi sacrés et invariables, comme si les nœuds les plus saints nous unissaient déjà ! que rien ne me fera jamais changer, et que je crois en honnête homme pouvoir vous rendre aussi heureuse (si l’attachement le plus constant vous suffit) que je serai heureux moi-même. Il est vrai que j’ai aimé une fois dans ma vie et que j’ai perdu par la mort l’objet de cet amour unique et constant ; depuis ce temps j’ai vécu dans la plus parfaite indifférence, jusqu’au moment où je vous ai connue, et je n’aimerai jamais ailleurs, si je suis assez heureux pour que votre cœur réponde au mien. Il est autant contre mon caractère que contre la nature de l’affection que j’éprouve de varier dans mes sentimens de ce genre, et je vous jure même que lors même que j’épouserais une personne que je n’aurais ni connue ni aimée avant, je lui resterais inviolablement et uniquement consacré. La personne qui me peint si mal et si injustement à vos yeux, dénature totalement mon caractère et ma vie ; le contraire de ce qu’elle vous peint est et a été la vérité. Cependant je ne l’accuse point. Elle a pu être trompée elle-même par d’autres personnes aussi peu instruites de mes affections ; et comme à cause de ma position dans le monde, de mes voyages, de quelque ombre de talent, et d’un extérieur qui était mieux alors, on m’a vu dans des rapports extraordinaires avec quelques femmes à Paris ou ailleurs, on a supposé ce qui n’était pas, ce qui ne pouvait être dans l’état où était mon cœur depuis longtemps. Je ne doute pas que Mlle C… ne continue à me desservir dans votre esprit et je crains qu’elle ne le fasse aussi dans l’esprit de Mme de la Pierre. Me permettez-vous de l’aborder franchement et de lui dire (à Mlle C.) que je me suis aperçu que vous m’avez laissé entrevoir qu’elle vous avait donné des préventions injustes contre moi, etc. Répondez-moi demain là-dessus par M. P… J’irai le voir à trois heures.

Je n’ai pas le temps d’écrire plus au long. Je pars pour Chambéry ce soir jusqu’à demain matin. Songez aux moyens quelconques de faire prendre mes lettres à poste restante à Chambéry et à Turin quand vous y serez.

V… à qui j’ai dit quelques mots n’a pas pu ou pas voulu m’en fournir aucun moyen : il ignore du reste tous les détails passés entre nous. Soyez tranquille absolument là-dessus. J’ai déjà reçu une lettre de ma mère qui me parle de vous d’une manière charmante, je lui ai écrit aussi ; ainsi, le plus vite possible, donnez-moi le plus de détails que vous pourrez sur vos circonstances en tous genres, parce que je ne pourrai faire demander à madame votre mère par mes parens qu’après leur avoir fourni mille et mille renseignemens de Londres. Je ne veux les recevoir que de vous, indiquez-moi à qui je pourrai les demander. Je n’ai pas besoin de vous répéter que ce n’est pas pour moi, puisque vous avez vu que je me suis engagé personnellement à jamais, sans connaître de vous que vous seule. Tout le reste m’est égal à moi pourvu que vous soyez bien et heureuse ; je le serai toujours assez de vous posséder pour toujours. Et quelle que soit votre fortune, il faudra que les renseignemens que nous ferons venir de Londres l’augmentent ou du moins l’enflent le plus possible aux yeux de quelques-uns de ces parens dont la mienne dépend. Je partirai samedi, je reviendrai dès que vous reviendrez de Turin. Ah ! fiez-vous-en là-dessus au bonheur que j’éprouve à vous voir, à vous entendre, à contempler ma félicité future dans vos yeux, à aimer avec tranquillité et confiance celle que je me sens destiné à aimer toute ma vie ! celle qui doit être dès à présent et qui sera toujours la meilleure partie de moi-même ! De ce moment donc je vous regarde comme à moi, je me considère comme à vous ! Songez-y ! et quelles que soient les absences, les silences forcés, les événemens, les contrariétés, dites-vous : il est à moi ! je suis à lui ! et attendons avec sécurité le moment qui ne pourra plus nous manquer.

Post-scriptum.


Mardi à 5 heures.

Je viens de chez M. P… Il n’y était pas. J’y retournerai plus tard et je n’irai pas à Chambéry aujourd’hui. Mais pour ne pas éveiller plus de soupçons sur notre intelligence, je n’irai pas non plus ce soir chez vous. Je rouvre donc ma lettre pour y ajouter quelques mots. J’en aurais tant à vous dire ! J’avais pensé à vous faire porter mes lettres par une femme de Chambéry, mais elle ne vous connaît pas, elle ferait quelque erreur, elle parlerait peut-être. J’y renonce. Rien n’est mieux que la poste restante, et peut-être votre femme de chambre consentirait-elle à aller les y prendre, mais je n’écrirai que quand vous m’aurez mandé vous-même ce qui en sera, et sous quel nom vous voulez que je vous les adresse. — Je suis très décidé aussi à parler à Mme de la Pierre. Je comptais le faire aujourd’hui ou demain, mais vous savez leur malheureuse nouvelle, elle serait peut-être encore trop absorbée, cependant je verrai demain. Je passerai la soirée de demain soir auprès de vous, mais si j’ai quelque chose à vous remettre, je le ferai par M. P… On nous observerait trop. Voici quelques détails sur mes propres circonstances. Je veux aussi que vous les sachiez toutes. Ma famille est une famille de gentilshommes, elle est riche pour ces temps-ci et pour nos pays. La fortune n’est pas toute à mon père, elle est entre les mains d’oncles et de tantes, non mariés et âgés[6], qui doivent nous la laisser après eux, et qui n’en assurent qu’une partie dans nos contrats de mariage ; j’aurai un jour six ou huit cent mille francs. En mariage ils ne m’en assurent qu’à peu près trois, et ne me donneront vraisemblablement que très peu de chose en jouissance tout de suite. Mais ces premières années, et cette gêne momentanée ne n’importent guère à moi, si vous n’en souffrez pas, si nos goûts et notre amour nous rendent heureux de notre médiocrité présente, à la campagne ici ou en Angleterre. L’avenir ne m’alarme pas, puisqu’il est certainement beau pour moi. Mes parens cependant par leur âge et leur nombre et leur caractère sont difficiles à réunir dans un sentiment commun pour une démarche comme celle que je vais leur demander, mais j’espère les y décider avec plus ou moins de temps.

Enfin confions-nous à notre amour, au temps, à la Providence qui ne nous a pas réunis en vain. Je sens que nous serons l’un à l’autre, parce que je ne trouverais en aucune autre, tout ce que j’aime en vous. Adieu, adieu. Celui qui est à vous pour jamais.


Dans ces deux lettres où Lamartine, comme il le devait, fait allusion à son amour pour Elvire, on aura noté qu’il ne le donne aucunement pour avoir été un amour d’une essence spéciale et tel qu’une épouse n’eût pas à en concevoir de jalousie rétrospective. Ce qu’il reproche à son ennemie, la perfide Clémentine, ce n’est pas d’avoir évoqué le souvenir de sa liaison avec Mme Charles, mais c’est de lui avoir prêté d’autres liaisons du même genre. Et si lui-même rappelle cet amour, c’est comme exemple de la façon dont il sait aimer. Auprès de qui pourtant, plus qu’auprès d’une fiancée, qui n’était plus une petite fille, aurait-il dû tenir à établir que l’héroïne du Lac n’avait été pour lui qu’une amante idéale ? Mais à cette époque, voisine des faits, et toute chaude encore d’une émotion récente, il n’y songeait guère. C’est beaucoup plus tard qu’il s’avisera de cet artifice.


Jeudi 19 août[7].

… Que vous aviez l’air heureux hier ! Je suis rentré moi-même mille fois plus heureux, car je sens qu’à présent et à jamais je n’aurai plus d’autre bonheur que le vôtre ! Aviez-vous quelques espérances plus positives, entrevoyez-vous la possibilité de vaincre les résistances qui nous persécutent ? Je veux au moins m’en flatter tout le jour !… Je le sens, il y a une voix dans mon cœur qui me le répète à toutes les minutes, j’ai assez souffert, le ciel me garde enfin du bonheur, et tout bonheur désormais pour moi ne peut être qu’en vous, par vous et avec vous ! Oui, nous triompherons sans aucun doute, si l’amour triomphe, dans votre propre cœur, des persécutions de tout genre dont on va vous entourer ! Qu’ai-je fait encore une fois à Mlle Cl. ? Car je ne puis plus la nommer votre amie après ce que vous me dites d’elle. Elle se joint à votre mère pour vous repousser en Angleterre ? pour vous faire douter des sentimens les plus purs qu’une femme puisse inspirer ? pour vous faire douter des vôtres même ? Elle sait bien cependant qu’en Angleterre Mme votre mère ne vous donnera pas plus de facilité pour épouser un catholique ! Elle vous parlait de moi avec éloges, quand il s’agissait de vous dégoûter d’un autre qu’elle pensait que vous aimeriez peut-être ! elle voit que vous vous attachez à moi, elle change aussitôt de langage ! remarquez ! et prennez garde à cette singulière conduite !… Soyez sûre qu’avant peu de temps, elle tâchera d’entraîner votre cœur vers quelque autre encore, à Turin ou ailleurs, elle prolongera votre absence et il se présentera naturellement des hommes plus faits que moi pour vous plaire, dont elle fera adroitement ressortir les qualités et les convenances. Je tremble de ce genre de séduction ! L’amour ne se détruit que par l’amour ! Celui que j’ai eu le bonheur de vous inspirer sera seul contre tous ! et l’on fera tout pour effacer par d’autres traces les traces qu’il aura pu laisser !… Toutes ces persécutions, toutes ces calomnies s’accroîtront autour de vous ! C’est égal, je compte sur votre cœur seuil et s’il résiste à tant de pièges et de tourmens, je saurai au moins qu’il était aussi grand et aussi tendre que je l’avais rêvé et qu’à l’avenir rien ne pourra l’altérer ni l’ébranler pour moi ! Cette épreuve terrible fera ma sécurité et mon bonheur pour toujours ! Oui, elle sera toute à moi cette âme qu’une mère, une famille, l’amitié même n’auront pu m’arracher !…

Vous pouvez toujours m’écrire à cette adresse que je vous ai donnée hier ! Si vous ne le faites pas au moins tous les huit ou dix jours, que deviendrai-je ? Je n’ai plus que vous dans le monde, et je pourrai penser que vous m’abandonnez aussi !

Quant aux nobles insinuations de votre prétendue amie sur l’idée exagérée qu’on m’aurait donnée à Chambéry de votre fortune et à l’idée si douce qu’elle se plaît à vous donner que cette fortune est l’unique mobile de mes sentimens ! vous avez vu vous-même si j’ai attendu pour vous aimer et pour m’engager à vous tout entier de savoir si vous aviez même l’ombre d’une fortune à vous ? Vous voyez que dans l’avenir j’en ai moi-même une certaine, qui en France et autour de moi aurait pu me faire trouver une femme suffisamment riche, si cette richesse eût été à mes yeux le seul besoin d’une union sans retour comme le mariage ! Je vous assure que jusqu’à hier, je ne savais pas un mot de votre fortune, et que celle que je présumais que vous pourriez avoir n’était pas le tiers de ce que vous avez en effet ! Je ne puis encore une fois comprendre comment Mlle Clémentine ose inculper d’une pareille bassesse un homme qu’elle doit au moins supposer un honnête homme ! J’en suis indigné ! Mais nous sommes tous deux placés par nos sentimens dans une région trop élevée pour que ces insinuations perfides et basses puissent seulement nous y éfleurer. — Nous nous aimons, ce seul mot répond à tout !

Nous nous aimerons toujours, ce seul mot suffira pour rendre inutiles à jamais toutes les persécutions directes et indirectes dont on nous entourera mutuellement. Adieu. Adieu. Vous et moi ! Qu’il n’y ait plus que ces deux noms pour nous dans le monde !


C’était une campagne en règle que l’aînée des demoiselles de la Pierre menait contre le soupirant de son amie, et sa stratégie savante disposait de plus d’une ressource. Après avoir présenté l’amant d’Elvire comme un homme à bonnes fortunes et sans foi, elle l’accusait tout uniment d’être un coureur de dot. On ne s’étonnera pas trop qu’il ait conçu quelque impatience de se savoir en butte à des insinuations si blessantes et si injustes, et qu’il ait souffert de sentir entre lui et celle qu’il aimait cette influence étrangère et importune. L’orage se préparait. Il va éclater dans cette grande lettre, une des plus éloquentes que. Lamartine ait jamais écrites, véritable plaidoyer pour son bonheur. Nous n’avons pas celles auxquelles il répond et qui l’émurent si fort ; mais nous savons ce qu’elles contenaient. Y avait-il, de la part de Mlle Birch, défaillance passagère ou honnête coquetterie ? Avait-elle été impressionnée par les propos de Mlle de la Pierre ? Sans doute, en raison de cette intimité qui s’était depuis longtemps établie entre les deux jeunes filles, Mlle Birch devait être gênée par l’opposition de son amie ; et, — dans sa candeur, — elle priait qu’on l’aidât à triompher de cette hostilité. De son côté, Lamartine, inquiet comme un amoureux, attacha trop d’importance à quelques phrases moins significatives qu’il ne le craignait. Au surplus, il fallait que son tempérament oratoire fît explosion, et que le flot de l’éloquence se déchaînât. Tel est, au point de vue de la pure littérature, l’intérêt de cette lettre : chez celui qui ne s’était encore révélé que comme poète, voici déjà que perce l’orateur.


Vendredi, après vos deux lettres.

Oui, je le vois, je m’étais trompé sur vous ! si c’est vous seule qui avez pu m’écrire les pages inconcevables que je viens de lire, hier au soir et ce matin ! Quoi ? la conscience de votre propre sentiment ne vous suffit déjà plus ? il faut, pour que vous puissiez vous avouer votre amour qu’il convienne à Mlle C… ? qu’il soit approuvé par elle ? qu’il s’arrange avec ses désirs et ses plans ? et déjà ! quoi, déjà ! vous avez pu tracer ces mots : si l’on me force à renoncer à vous !

Je vous le dis avec franchise, je vous le dis dans mon désespoir, j’aurais donné ma vie mille fois, plutôt que de les écrire ou de les concevoir jamais ! Jugez, si vous le pouvez, de l’impression qu’ils m’ont faite, tracés par vous, après huit jours, huit jours seulement ! Achevez plutôt ; dites-moi que vous n’avez rien éprouvé, que vous vous êtes trompée vous-même, que ces courts sentimens n’ont été qu’un songe de votre âme, que vous vous en repentez ! que vous me redemandez vos sermons, que vous me rendez les miens ! Que ne pouvez-vous me rendre aussi mon indifférence ? et le repos dont je jouissais enfin, quand pour mon malheur je vous ai vue ! Mais vous ne le pouvez plus ! Je n’ai pas un cœur qui s’émeuve ni qui s’appaise aisément ! Quand j’aime, c’est pour la vie, c’est d’une manière complète, absolue, inébranlable : vous pouvez briser ce sentiment dans mon cœur, mais vous ne l’en arracherez plus jamais ! Tous les amis du monde se réuniraient pour accuser mon amour, pour le blâmer, pour l’avilir ! que je ne l’en porterais que plus triomphant ! Est-ce avec leurs yeux que je vois ? est-ce avec leur âme que je sens ? est-ce avec leur raison que je juge ? Notre amour ! c’est la partie la plus intime de notre être ! C’est nous-mêmes tout entiers ! et l’immoler ou l’asservir aux sentimens, aux volontés d’un autre, c’est s’enchaîner soi-même, c’est renoncer à sa propre individualité, c’est se faire esclave par son âme ! Et vous ne l’avez pas senti !…

Si ces paroles sont dures, mettez-vous à ma place 1 Figurez-vous que vous aimez comme j’aime, que vous vous êtes donnée toute entière, que vous ne voyez plus que la mort qui puisse rompre les liens que vous venez de former, et que vous recevez deux lettres semblables à celles que j’ai sous les yeux ! Non : je vous l’avoue, jamais rien de semblable n’était entré dans ma pensée. Je connais et je puis supporter le malheur que le seul destin nous fait. Mais le malheur que nous nous ferions à nous-même, par la propre versatilité de nos cœurs, je ne le connaissais pas ! Je ne le supporterais pas ! J’en mourrais à la fois de douleur et de honte ! — Vous ne voulez plus m’écrire, pour donner une plus grande idée de vous à M. V… Et que m’importe à moi l’idée qu’aura de vous M. V… et mille autres ? est-ce que mon amour dépend de l’opinion qu’il aura de ce que j’aime ? est-ce que si, par impossible, vous tombiez dans l’abjection, dans le mépris de l’univers, je cesserais pour cela de vous aimer ? et de faire gloire de mon amour ? Je rougirais de moi s’il en était autrement ! Je ne me croirais pas digne d’avoir reçu une âme, je n’en aurais pas besoin : l’opinion des autres serait mon âme ! Mais pourquoi donc m’avez-vous écrit une fois ? Ces lettres, ces protestations d’un éternel attachement, n’étaient donc pas la noble et franche expression d’un sentiment trop élevé et trop absolu pour être jugé sur les convenances humaines ? C’était donc une légèreté, une surprise, un enfantillage ; ou si ce n’était pas une légèreté ces jours-ci, comment cela en serait-il une dans l’avenir ? Votre sentiment aurait donc changé de naturel ou ce sentiment éternel serait donc déjà totalement anéanti ? — Voyez où nous entraîne cette crainte pusillanime de l’opinion humaine, cet asservissement à l’amitié dans un sentiment qui par sa nature est au-dessus de tout ou qui cesse d’être dès qu’il peut se comparer à un autre ! — Voyez-le ! et prononcez ! Livrez-vous-y toute entière et sans retour, comme vous me l’aviez juré ! ou renoncez-y dès aujourd’hui ! Votre faiblesse de quelques jours aura empoisonné la vie d’un homme qui crut se livrer à un amour absolu comme le sien et qui n’en reviendra jamais ! Mais qu’importe, soyez heureuse ! Oubliez ! trahissez des sentimens de quelques jours que l’amitié n’approuvait pas ! J’aime mille fois mieux, s’il faut mourir, un coup subit et unique, que de vivre dans la crainte éternelle de celui que votre faiblesse me réserverait tôt ou tard !


(A 11 heures.) Écrivez-moi une dernière parole, et qu’elle soit irrévocable, quelle qu’elle soit ! Tous les obstacles qui viendront de Madame votre mère ou de mes parens, je les combattrai avec force, avec persévérance, et le tems nous aidera à en triompher sûrement. Quant à ce que vous me dites de concilier les intérêts de l’amitié de Mlle Clémentine avec notre bonheur et notre union, je ne le conçois pas, vous ne pouvez pas avoir deux buts. Le vôtre est votre amitié ou votre amour, Mlle Clémentine ou moi, choisissez. Si Mlle C… est votre amie, non pour soi, mais pour vous, elle l’employera à vous aider, même contre son propre intérêt. J’ai des amis aussi et je le ferais ; vous la jugerez ainsi : si elle se montre votre amie désintéressée, elle restera votre amie après notre union, vous vivrez avec elle et je partagerai moi-même un sentiment si bien éprouvé. Si au contraire elle préfère son bonheur au vôtre et qu’elle persévère dans la conduite inexplicable, et dans les insinuations (j’ose le dire) calomnieuses et perfides, que vous m’indiquez assez, ou nous triompherons encore par l’amour de cet obstacle de plus, ou vous vous livrerez pour toujours à sa domination, après avoir en passant fait le malheur de ma vie ! Mais je ne travaillerai jamais à la vaincre ou à la convaincre : c’est au-dessous de moi, au-dessous de l’amour, au-dessous de la raison ; quel droit a-t-elle ? que ceux que vous lui laissez prendre ? Si vous les lui ôtez, elle ne les aura plus, voilà tout…

Adieu ! Je veux partir, je voudrais déjà être parti ! Pourquoi prolonger le plus beau, le dernier rêve de ma vie, si le réveil doit être si affreux ? J’emporte votre image, mais telle que vous étiez jusqu’au moment où Cl… vous a parlé ! Je vous vois tendre, constante, inébranlable, absolue dans votre sentiment comme moi dans le mien, vous raidissant contre tous les obstacles, appuyée sur votre seul amour et triomphant enfin dans mes bras de toutes les résistances qu’on peut nous réserver. Dites ! faut-il vous voir à jamais ainsi ? ou ne plus vous voir désormais que comme une apparition funeste que le ciel me réservait après tant de malheurs, pour me rendre l’amour et l’espérance et me les arracher à jamais ? Oui, j’ai parlé de vous à ma sœur, elle vous aime, elle ira souvent vous voir, elle cultivera Mme de la Pierre si vous voulez, mais elle ne vous parlera de rien, et d’ailleurs Cl… serait aussi là pour vous observer ! Adieu, je ne puis plus écrire, c’est peut-être un dernier adieu ! Le mot que j’attends de vous me le dira. Je pars demain. Adieu ! Adieu ! Oh ! dites-moi que vous m’aimez encore, que vous m’aimerez toujours et que le jour viendra où nous pourrons le répéter sans cesse. Adieu.


Que ce style surchargé de figures et débordant de mouvemens trahisse un homme qui a fait ses classes dans Marmontel, — comme la phrase d’Elvire se sentait de la période de Rousseau, — c’est l’inévitable marque du moment et c’est ce qui date ces correspondances. Mais d’ailleurs cette violence et cette solennité, ce courroux, ces reproches, ces exclamations, ces interrogations, ces objurgations, cette exagération oratoire, qui tantôt transformait la bonne Mlle Birch en une femme fatale, et tantôt imaginait que cette honnête jeune fille pourrait bien tomber dans l’abjection, toute cette rhétorique dut paraître délicieuse à celle qui en savourait la sincérité. Elle avait un moyen de calmer cette tempête. Elle ne manqua pas d’en user. Lamartine, le même jour où sa tendresse irritée avait connu de si vives angoisses, recevait quelques lignes qui apparemment dans leur brièveté valaient toute son épître.


Vendredi soir.

Je viens de recevoir ce divin billet ! Je n’en attendais presque plus. Je voulais partir, je ne voulais plus revoir cette maison où mon bonheur aurait commencé et fini, je pars encore, mais seulement dimanche et le plus heureux des hommes ! rien ne pourra désormais ébranler ma confiance dans votre amour et dans cette foi que vous m’avez de nouveau donnée ! Je pars pour parler plus vivement à mes parens, pour les presser de demander mon bonheur à madame votre mère…

Soyez sûre que malgré tout nous réussirons tous seuls avec un peu plus de temps et de peine. Croyez-en à ma parole ! Mon défaut n’est pas de voir l’avenir trop en beau, mais je sens une voix invincible qui m’assure que tôt ou tard nous arriverons au but de nos désirs. Je ne vous demande pour cela qu’une fermeté inébranlable contre les résistances ou les séductions de tous genres qu’on pourra employer. Et cette constance vous me l’avez promise. Ah ! la tendresse de toute mon âme et le bonheur que nous puiserons dans le sein l’un de l’autre vous la payeront un jour. Nous habiterons où vous voudrez et dans ce pays-ci surtout s’il vous est toujours cher ! Je ne veux m’occuper que de votre parfait bonheur, car tout le mien sera uniquement en vous ! Je serai ce que je suis, votre bien, votre possession, votre esclave, et mon bonheur sera dans tout ce que je ferai pour vous. Adieu. Adieu !


Samedi 21 août.

Adieu ! Je partirai sans vous revoir, il le faut, je n’aurais pas le courage de vous faire de froids adieux devant tout le monde, et nous ne devons pas encore nous trahir tout à fait, peut-être ne me suis-je que trop trahi hier au soir, et n’a-t-on que trop lu ma douleur dans mes yeux ; mais qu’importe ? il faudra bien qu’ils sachent tôt ou tard que je vous aime. Plutôt je pourrai avouer hautement cet amour et plutôt nous serons heureux ! Que votre dernière lettre était déchirante et qu’elle m’a fait mêler de larmes aux vôtres ! Que je me suis reproché d’avoir été si dur et si injuste ! Que j’aurais voulu effacer par mes pleurs ces lignes qui vous ont affligée ! Cependant je viens de relire vos deux lettres précédentes, et en vérité elles ne sont pas bien, je veux les brûler celles-là. Que penseriez-vous, si je vous disais aujourd’hui : M. de Virieu n’approuve pas mon amour, tâchez de vaincre ses résistances, car elles pourraient me forcer de renonce ? une fois à vous ? Mais n’en parlons plus ! Brûlez aussi la mienne ! Celle du soir a tout réparé, je vous ai retrouvée tout entière. Et ce peu de mots, ces derniers mots que vous m’avez dits, vont rester gravés dans mon cœur jusqu’au retour !…

J’entrevois enfin l’avenir le plus doux et le plus riant, j’ai trouvé une âme qui répond en tout à la mienne ! qui sent comme moi, qui aime ce que j’aime ! et avec qui mon âme tout entière ne fera un jour qu’une âme ! Ce goût de solitude et de campagne que vous avez comme moi, cet ennui du monde et de son vuide bruyant, ce penchant pour la nature poétique, et pour les sentimens tendres et religieux, tout me répond d’une félicité sans nuages…

Les jeunes gens n’avaient pas eu beaucoup de peine à se mettre d’accord : il leur restait à entraîner leurs deux familles. Ce sera l’objet de longues et délicates négociations, où le candidat diplomate va faire son apprentissage. On entrait dans la période difficile.


MILLY. — LA SÉPARATION. TOUT EST ROMPU !

Lamartine était de retour à Milly dans les derniers jours du mois d’août. Son premier soin fut d’écrire à la marquise de Raigecourt, pour faire venir de Londres par son entremise ces renseignemens dont il avait besoin pour sa famille.

C’était à sa mère cette fois, — non pas à son ami Virieu, — qu’il s’était confié et qu’il s’était ouvert de ses projets. Avec quelle joie celle-ci les avait accueillis, il suffit, pour le comprendre, de se rappeler les soucis que donnait depuis longtemps a la tendresse inquiète de cette mère si attentive, ce grand fils dont l’oisiveté et les langueurs, coupées de périodes de dissipation, la désolaient. Il lui parut que la Providence elle-même lui amenait par la main cette belle-fille accomplie. A vrai dire, son fils, en lui contant les choses, les avait un peu arrangées et présentées sous le jour le plus favorable. Il lui avait laissé croire que Mme Birch, en « mère qui fait tout ce que veut sa fille, » souriait à cette inclination, et qu’au surplus il avait fait plaider sa cause auprès d’elle par la marquise de la Pierre. Ce n’était pas tout à fait exact. C’était même à peu près le contraire de la vérité. Il s’en fallait du tout au tout que Mme Birch fût consentante ; et, pour ce qui est de la marquise de la Pierre, elle était mère de quatre filles : ce qui expliquait peut-être qu’elle vît sans enthousiasme lui échapper un jeune homme qui aurait pu devenir un gendre. Mais, pour le moment, ce qui importait à Lamartine, c’était d’obtenir le consentement de ses parens : il était habile de leur faire croire que du côté de la jeune fille tout irait à souhait et qu’il ne pourrait venir d’empêchemens que d’eux seuls. « La difficulté qui me fait trembler viendra de nous, soupire Mme de Lamartine, et surtout de mes belles-sœurs ici ; c’est que la jeune personne est protestante… Qu’y a-t-il de plus antipathique à des oncles et à des tantes si sévères de mœurs et si froidement raisonnables, qu’un mariage un peu romanesque avec une étrangère ? J’ose à peine en parler à mon mari et à ses frères. » Nous savons, par ce qui en est dit dans les Nouvelles Confidences, quelle terreur inspiraient à Mme de Lamartine ce beau-frère et ces belles-sœurs qu’elle était obligée de ménager, parce que de leurs libéralités dépendait l’avenir de ses enfans. Excellens, mais inoccupés et grondeurs, ils l’accablaient de remontrances et de reproches, notamment sur sa faiblesse à l’égard de son fils, « sur les absences fréquentes qu’elle me permettait, sur les séjours à Paris ou sur les voyages à l’étranger qu’elle favorisait de ses épargnes au-dessus de nos forces. » Chaque jour ramenait ainsi dans le salon de famille de Mâcon une heure redoutée : l’heure du martyre. Cette fois pourtant, ce ne fut pas si terrible. En somme, dans l’entourage de Lamartine, tout le monde avait hâte de le voir marié. Dès le 21 septembre, son père envoyait à Chambéry la demande officielle. Il sollicitait en termes irréprochables, auprès de Mme Birch, l’honneur de son alliance, et lui offrait de la renseigner sur la situation de la famille, avec « la franchise et la loyauté d’un vieux militaire qui aime beaucoup ses enfans, mais qui ne leur sacrifiera jamais la vérité. » De son côté, Lamartine adressait de Mâcon, le 26 septembre, une lettre à Mme Birch « pour tâcher, lui écrivait-il, de dissiper les préventions défavorables que vous inspireraient peut-être les différences de pays et de relligion et la crainte si naturelle de vous séparer de ce qui vous est le plus cher au monde. » Il lui offrait non seulement de vivre avec elle, mais de passer une partie de l’année en Angleterre[8].

Mme Birch répondit, poste pour poste, à M. de Lamartine père :


Au jardin de l’Écheraine, le 28 de septembre 1819.

Monsieur,

Je viens de recevoir aujourd’hui la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 21 de ce mois au sujet de ma fille. Il n’était guerres possible que je ne m’apperçusse pas des attentions de monsieur votre fils pour elle à Aix, et j’ai appris aussi (avec quelque surprise) qu’à la suite d’une connaissance de peu de jours il lui avez fait une déclaration, et si je ne l’avais pas regardé comme un goût passager, je m’aurais fait un devoir de le prévenir que malgré ses talens supérieurs que j’admire comme tout le monde cette établissement n’entrera pas dans mes projets et les vues que j’ai pour ma fille. — Ma fortune n’est non plus considérable et Elle n’a rien de mon vivant que le peu que j’aurais pu lui céder. — Je ne puis qu’être flattée de la bonne opinion que monsieur votre fils a conçu d’elle et en lui souhaitant toutes sortes de prospérités, j’ai l’honneur d’être, Monsieur,

avec beaucoup de considération, etc.

Et à Alphonse de Lamartine :


Turin, le 12 octobre 1819.


Monsieur,

J’ai répondu à la hâte à monsieur votre père la veille de notre départ pour Turin, pour ne pas vous laisser dans l’inquiétude de mes sentimens sur le sujet de sa lettre ; la vôtre m’a été remise depuis de Chambéry, et il m’est bien pénible de répéter des choses qui pourraient paraître désobligeantes quoique vous pouvez vous figurer que j’attache mon bonheur à voir ma fille établie avec un homme de mon pays et de ma religion. — Je ne doute nullement, monsieur, de vos bonnes dispositions, mais sans avoir d’objection personnel, il y a longtemps que j’ai fait la détermination de ne faire ménage avec personne. — Je suis aussi très persuadée que si vous quittiez votre famille et votre pays, la nôtre ne vous conviendrez gueres, même si vous avez de la fortune qui suffirait pour vous y établir. J’y vis très modérément et sans les aisances que je désirerais à ma fille. Tout est sur un autre pied que sur le continent et je vous assure qu’un jeune homme sans emploi et avec peu de fortune ne pourrait pas vivre du tout convenablement en Angleterre, et n’y serait pas heureux. Après cette explication, je me repose avec confiance que cette affaire n’ira pas plus loin.

Je suis, monsieur,

avec beaucoup de considération, etc.

C. BIRCH.


Le double refus était aussi net et d’ailleurs conçu en termes aussi désobligeans qu’il était possible. A la demande si courtoise du père, à la lettre si pleine de déférence du fils, Mme Birch répondait avec une sécheresse et une raideur plus que britanniques. Il n’y a qu’un mot qui serve : elle les envoyait promener. Pour couper court, elle était partie brusquement, emmenant sa fille.

On vient de voir sur quel terrain elle avait tout de suite placé la question. En personne pratique, elle ne doutait pas qu’on n’en voulût à sa fortune ; elle s’était donc empressée de déclarer, ce qui au surplus était exact, qu’il s’en fallait qu’elle fût riche. De même, le véritable obstacle au projet d’union était pour elle, beaucoup plus que la différence de religion et de pays, la quasi-pauvreté du jeune homme. Passe encore pour un gendre catholique et français ! Mais qu’il fût sans emploi et sans fortune, c’était le défaut impardonnable. Hélas ! c’était aussi l’objection sans réplique. Lamartine, qui ne s’était pas trompé à la nature de l’opposition de sa future belle-mère, essayait bien, dans la lettre qu’il lui écrivit pour plaider sa cause, de dissiper ses craintes sur ce point précis. Mais combien son argumentation est faible ! Il n’ose pas même faire entrer en ligne de compte la perspective d’un poste diplomatique : il a trop de fois vu s’évanouir ce poste fantôme ! Il essaie seulement d’établir un budget de quelque apparence : son père lui cède une terre habitable et d’un revenu suffisant pour vivre en France, deux de ses tantes y ajoutent une somme en argent[9]. Toutefois, il était obligé de convenir, à part lui, que la situation était des plus précaires et, dans le même temps qu’il en faisait briller les beaux côtés aux yeux de la mère, il avouait à la fille qu’il était « très peu dans l’aisance pour le moment, » et que tout ce qu’il pouvait lui offrir c’était « la médiocrité dans la vie la plus restreinte à la campagne[10]. » Pour tout dire, il commençait à désespérer.

Autour de lui, on était dans la consternation. Mme de Lamartine écrivait sur son journal : « Tout est rompu. Alphonse est de retour ; la mère de la jeune Anglaise vient d’emmener sa fille à Turin pour l’éloigner de celui qu’elle paraît aimer. Cependant les jeunes gens s’écrivent quelquefois. J’ai bien de la tristesse. Mon mari tourmenté de notre gêne par suite des récoltes perdues et des dettes de son fils qu’il faut payer préalablement à tout mariage, pour ne pas tromper la famille à laquelle on s’unirait, parle de se retirer tout à fait à la campagne et de vendre sa maison de Mâcon. S’il en est ainsi, comment marierai-je mes deux filles qui me restent ? et qui viendra les rechercher au fond d’un pauvre village ? » On fut très triste à Milly pendant ce mois de novembre, et les dames de Lamartine versèrent d’abondantes larmes.


L’HIVER DE 1819. MISS BIRCH « TIENT FERME »

Quelle était pourtant l’attitude de la jeune Anglaise ? et devant l’opposition formelle de sa mère, allait-elle céder, renoncer à la lutte ? Ce qui pouvait le faire craindre, et qui augmentait l’inquiétude à Milly, c’est qu’on n’avait plus de ses nouvelles. Le fait est que sa mère avait eu soin de ne lui communiquer ni les deux lettres qu’elle avait reçues, ni la réponse qu’elle y avait faite. Mais il y a des choses qu’il est bien inutile de cacher aux jeunes filles : à force d’y rêver, elles les devinent. Aussitôt qu’elle eut découvert le danger qui compromettait son bonheur, Mlle Birch n’hésita pas à prendre nettement position et à déclarer que sa volonté resterait inébranlable. La correspondance va reprendre ; et cette fois les lettres de Lamartine ont un caractère de confiance et de simplicité qui leur donne un charme incomparable.


Milly, 22 novembre 1819.

Mademoiselle,

Tous mes chagrins ont été oubliés, le jour où j’ai lu que vos sentimens n’étaient point changés et que votre cœur n’était pour rien dans les refus qu’avait reçus ma famille.

Ne pouvant vous exprimer de vive voix mon bonheur et ma reconnaissance, permettez-moi, au nom d’un sentiment qui se place de soi-même au-dessus des vaines convenances du monde, de vous dire que je suis le plus heureux des hommes, au milieu de tous les obstacles qui s’opposent et s’opposeront à mes vœux. Je sens combien la démarche imprudente que je hasarde aujourd’hui sort des règles communes et peut même être facilement découverte ; mais, quand elle le serait, mes sentimens et mes vœux sont si honorables dans leur objet et si invariables dans mon cœur, que je les déclarerais à la face du monde, sans craindre au moins qu’on me reprochât jamais de les avoir oubliés. Aussi certain des vôtres que je le suis des miens propres, je me repose avec une intime confiance sur une parole qui ne saurait tromper…

Je prévoyais trop, comme vous le savez, que les difficultés de fortune seraient pour le moment un des plus grands obstacles que nous aurions à combattre mutuellement et il est utile en effet que vous sachiez à cet égard ma position toute entière, telle que je l’ai fait connaître aussi franchement à madame votre mère. Ma famille est de bons et anciens gentilshommes, occupant par sa naissance et sa fortune le premier rang dans sa province ; mon père est le cadet de six enfans, deux frères et trois sœurs : aucun n’a été marié que lui. La totalité de la fortune se trouve à peu près également répartie entre chacun d’eux : cette fortune qui, par la nature comme par leurs intentions authentiques, retombe toute entière sur mes sœurs et sur moi, se monte au moins à seize cent mille francs en terres, sans parler du reste qui ne peut être connu. L’intention déclarée de mes parens, qui vivent dans la plus parfaite union, est que chacune de mes sœurs ait un jour cent cinquante mille francs. Elles sont cinq, ce qui fait sept cent cinquante mille francs, vous voyez ce qui doit me revenir en soustrayant cette somme de la totalité de la fortune…

Je fais dans ce moment-ci le plus douloureux des sacrifices à la crainte de déplaire à Madame votre mère, en n’allant pas à Chambéry ! J’ai refusé de partir pour la Bavière, dans l’espoir de vous voir cet hyver : vous êtes à vingt lieues de moi, je suis libre et nous sommes séparés ! N’importe : ce sacrifice même a sa douceur, quand je pense qu’il contribuera peut-être un jour à nous réunir en adoucissant Mme B… et en lui faisant voir une condescendance respectueuse sur un point qui me coûte plus qu’aucun autre. Je saurai du moins indirectement de vos nouvelles, et tant que vous ne me direz pas vous-même : j’ai changé, j’attendrai avec confiance un meilleur avenir et je croirai avec certitude que vous êtes toujours la même.

ALPHONSE DE L.


À cette époque, Lamartine ne cesse de se louer des dispositions que lui témoigne toute sa famille. Ses parens ont fait tout ce qu’il pouvait raisonnablement désirer :… par exemple, ils ont payé ses dettes de jeune homme. Ces dettes, de l’aveu de Lamartine, étaient « très considérables, » et le chiffre en avait fait d’abord « grand fracas. » On devait des égards à des parens d’une grâce et d’une bonté si parfaites. — Or il y avait une question sur laquelle ils n’eussent admis aucune concession : c’était, non pas comme pour Mme Birch, la question d’argent, mais celle de religion. Leur consentement, ou du moins les avantages qu’ils faisaient à leur neveu, étaient subordonnés à la conversion de la jeune protestante. Et, à la date où nous sommes, cette conversion n’était encore ni une chose faite, ni même une chose promise : c’était un des points sur lesquels Lamartine avait prudemment glissé. Certes, l’amie des demoiselles de la Pierre, élevée dans une famille catholique, était, comme on l’a vu par une de nos lettres, de sympathies et d’aspirations catholiques ; toutefois, elle ne voulait accomplir un acte, dont elle mesurait toute l’importance, qu’après mûre réflexion et avec entière bonne foi. M. Ch. Alexandre, qui fut le secrétaire de Lamartine, dans ses dernières années, et l’historien de sa femme, rapporte que celle-ci lui disait avoir tourné contre le protestantisme son arme : le libre examen. « J’ai lu de gros livres anglais, des apologistes, je n’ai pas agi à la légère. Les querelles des protestans m’ont décidée au catholicisme. J’ai examiné comme une pauvre jeune fille que j’étais. » Lamartine, comme toujours, s’est donné dans cette affaire le rôle prépondérant. » Je l’ai déterminée à se faire catholique… » écrit-il, le 10 décembre, à Mme de Raigecourt. Il semble plutôt, d’après ce qu’on va lire, que ce dut être de la part de la jeune fille une démarche spontanée. Si elle choisit, pour s’engager sur ce point, ce moment de crise, ce fut sans doute un raffinement de délicatesse à l’endroit de la famille de Lamartine ; elle prit plaisir à s’en rapprocher ainsi et à se créer avec elle un lien nouveau.


Milly, 6 décembre 1819.

Votre grande lettre que j’osais à peine espérer si tôt m’est arrivée hier, chère Marianne ; celle-là je l’ai gardée tout entière pour moi seul. Elle est trop douce, trop sensible et trop tendre, pour que je permette à personne au monde d’y porter un regard indifférent. J’ai seulement lu à ma mère son petit article et celui de la relligion : elle en a été toute attendrie et toute effrayée pour vous ; pour moi je ne crains rien que l’ennuy que toutes ces controverses vont vous causer ; je sais bien que rien ne changera ni votre cœur, ni votre esprit ; j’en juge à présent par le mien, et par ces lettres ravissantes où je puise toute mon espérance et toute ma consolation !…

Vous avez peur d’être gravée dans mon imagination en traits trop séduisans et trop flatteurs ; j’avais la même crainte, et j’ai bien plus de raisons de l’avoir : je vous ai apparu à travers un prestige qui peut un jour se dissiper, qui se dissipe déjà tous les jours, vous au contraire je vous ai vue dans l’ombre, je vous ai vue dans le moment où mon cœur se croyait le plus incapable de s’attacher à rien sur la terre, je vous ai vue à côté de personnes parées de brillans dehors, et vous couverte du voile de votre modestie et de votre silencieuse timidité, et cependant je me suis senti sans hésiter invinciblement attiré vers vous seule. Chaque instant, chaque parole, chaque regard a fortifié cet attrait ; ce n’était point cet entraînement irréfléchi d’une passion tumultueuse et sensuelle, c’était un doux penchant que ma raison approuvait et que la réflexion augmentait tous tes jours ; il était calme et heureux comme tout ce qui vient uniquement de l’âme, comme tout ce que le cœur peut avouer à la raison : ces avantages extérieurs dont vous craignez la perte n’y étaient pour rien ; excepté votre doux regard qui m’a révélé votre âme, vous pouvez tout perdre, je vous aime, je vous aimerai sans tout cela…

Vous voulez des détails sur ma vie d’à-présent. Elle est toute pleine de vous ; la grande affaire qui m’a ensuite occupé et encore en vue de vous, a été de me faire payer par ma famille la totalité de mes dettes. J’en avais fait beaucoup dans ma première jeunesse, dans mes voyages, dans mes étourderies ; j’avais été de ces caractères inconsidérés et prodigues dont vous parlez, je l’avais bien expié ; il m’en restait des dettes assez considérables, surtout relativement à la petitesse de la fortune que j’ai à attendre directement de mon père ; elles nous auraient extrêmement gêné dans la supposition où nous nous unirions indépendamment de madame votre mère et de sa fortune. J’ai pris le parti très dangereux et très hardi dans ma position d’en faire l’aveu à un de mes oncles et à deux tantes ; cela a été d’abord comme je m’y attendais, une espèce de coup de foudre, et puis tout s’est adouci ; ils m’ont demandé un état général de tout ce que je devais au monde ; je le leur ai donné avec la condition expresse que mon père et le reste de la famille ne seraient instruits de rien, et ils se sont généreusement chargés de tout payer à eux trois ; nous sommes occupés ensemble à cette opération depuis un mois seulement et dans trois semaines tout sera déjà payé ; cela ne m’enrichit pas pour le présent, au contraire, mais cela me soulage beaucoup et m’assure plus d’indépendance pour l’avenir.

Vous voyez, chère Marianne, que je vous mets dans les secrets les plus intimes de famille ; oh ! quand viendra le jour où nous ne serons plus qu’un ? Je ne travaille plus beaucoup depuis toute cette affaire d’argent qui m’embarasse l’imagination, et depuis que je redeviens soufrant ; j’ai une grande tragédie politique sur le métier, mais elle dort ; je fais de temps en temps quelques Méditations, dans le genre de celles que vous connaissez. Voilà le commencement de la dernière faite :


La Prière.

Le roi brillant du jour se couchant dans sa gloire…
Je lis, au front des cieux, mon glorieux symbole ![11] etc.

Je suis fâché d’avoir employé une page et demie à ces vers, mais s’ils vous plaisent un instant je me le pardonne. Et moi aussi, je voudrais toujours vous lire, toujours vous entendre, et toujours vous voir ! Nous nous sommes trop peu connus ! Qu’il est heureux que nous puissions y suppléer par ces lettres où nous nous dévoilons l’un à l’autre ; hélas, j’apprendrai tous les jours à mieux apprécier le trésor que j’ai rencontré en vous ! et vous peut-être vous sentirez mieux tout ce qui manque en moi ! N’importe ; tel que je suis, je suis tout à vous : recréez cette âme languissante qui a besoin de s’appuyer sur ce qui est bon et beau, et qui se donne toute entière à vous pour se fortifier et s’ennoblir…

Vignet me parle d’un projet de voyage à Genève pour vous, qu’en est-il ? J’irais aussi, si nous pouvions espérer là plus de facilité à nous voir qu’à Chambéry. Ce bonheur de vous revoir m’est-il réservé ? Je le trouve à présent si grand que je ne puis y penser sans trouble. Je me figure continuellement ce bonheur, je m’y plonge tout entier, je ne vis plus qu’où vous êtes. Ah ! quand pourrai-je vous dire une faible partie de ce que je sens, et épancher dans un doux abandon quelques-uns de ces sentimens qui m’inondent ? Si ce bonheur ne vient jamais, jouissons au moins de l’ombra que nous en avons à présent et laissons échapper de nos cœurs la tendresse qui les remplit !… Je viens de refuser avant hier un mariage à Lyon qu’on a fait proposer à ma famille par Mme de Champagne, parente de Mme de Coste. J’ai été dans cette circonstance bien touché de la conduite de ma mère et de mon père, qui ne m’ont fait aucune instance personnelle et qui ont au contraire soutenu mon refus auprès de mes autres parens.

Adieu, chère Marianne… Que cet adieu est froid, et que ma pensée est plus tendre !


Comme on le voit, au milieu de ces négociations et de ces difficultés de tout ordre, Lamartine avait conservé assez de liberté d’esprit pour travailler. Ces deux mois de Milly ne furent certes pas une des périodes les moins fécondes pour son génie, puisque c’est pendant ce temps qu’il compose non seulement l’Automne et la Prière, mais l’une des plus fortes de ses Méditations, celle qui, lors de la publication du volume, fit le plus d’impression sur les lettrés : l’Homme, adressée à lord Byron. Il n’avait d’alarmes, et trop justifiées, que pour sa santé, lorsqu’une lettre de Mounier l’appela en toute hâte à Paris. Il s’y rendit avec d’autant plus d’empressement que, de toute évidence, l’unique moyen de salut était pour lui d’obtenir enfin un emploi ! Avant de partir, il confia à Mlle Birch son espoir :


Mâcon, 15 décembre 1819[12].

Votre petite lettre m’arrive à l’instant, mais tranquillisez-vous, chère Marianne, il n’y a rien d’inquiétant dans ces souffrances dont j’ai eu tort de vous parler. C’est une espèce de langueur produite par le moral plutôt qu’une maladie ; soyez sûre que je ne vous trompe pas et que je m’attendais bien aux touchantes réponses que vous feriez à mes tristes suppositions.


Que votre lettre est tendre ! Que je vous aime et que nous nous aimons ! Je pars cette nuit pour Paris : une lettre imprévue d’un personnage assez considérable dans notre ministère actuel m’est arrivée avant-hier ; il m’engage très instamment à arriver le plus promptement possible, dans l’idée où il paraît être qu’il pourra m’être utile dans les projets de diplomatie qu’il m’a connus précédemment. C’est le même à qui j’ai refusé, il y a deux mois, d’être attaché à l’ambassade de Bavière en second, je présume donc qu’il a mieux à m’offrir et cela seul me détermine à ce départ. Je vois d’ailleurs par vos deux dernières lettres que vous croyez qu’un emploi satisferait madame votre mère et accélérerait la réussite de nos projets. Je n’hésite donc pas à aller courir cette chance, malgré ma répugnance personnelle à de nouvelles sollicitations. Je vous vois au bout de toutes mes démarches, cela les adoucira toutes. Ne nous flattons pas cependant : la manière dont je veux entrer de plain pied dans la dipplomatie est tout à fait inusitée et je ne me dissimule pas que, malgré les plus puissantes protections, il me sera vraisemblablement impossible de réussir. Mais comme on me rappelle après ce refus dont je vous ai parlé et sans que j’eusse rien fait dire depuis, j’espère néanmoins un peu. Je passerai donc l’hyver soit à Paris, soit, quand je le pourrai, chez un de mes meilleurs amis, le duc de Rohan, à la campagne près de Paris. Je prends néanmoins mon logement ordinaire et vous prie d’adresser en tout tems : M. Al. de L. Grand hôtel de Richelieu, rue Neuve-Saint-Augustin, à Paris : on me fera passer de là mes lettres quand je serai à la campagne…


Sur cette route qu’il refaisait après deux années, dans la même saison et presque à la même date, Lamartine retrouva-t-il quelques-unes des émotions qui faisaient battre si vite son cœur, lorsque, au mois de décembre 1817, il accourait à l’appel d’Elvire ? Sa hâte d’arriver n’était guère moindre. Peut-être un de ces pressentimens dont les poètes ont le privilège, l’avertissait qu’une crise de sa destinée l’y attendait. Peut-être, par-delà les ténèbres d’une épreuve presque mortelle, il apercevait l’aube de la gloire et du bonheur.


RENE DOUMIC.


  1. Voyez la Revue du 1er février.
  2. Elle était née en France et était, paraît-il, de race écossaise. On lit au contrat de mariage de Lamartine : Étaient présentes, « Mlle Marianne-Eliza Birch fille majeure de défunt M. William Henry Birch, en son vivant major commandant au service de Sa Majesté britannique, née dans la cy-devant province du Languedoc, baptisée dans la paroisse de Soho à Londres, demeurant à Chambéry dès environ deux ans — et Mme Christina Cordelia Reessen, veuve de M. William Henry Birch, fille de défunt M. Jones Reessen, née et domiciliée à Londres. »
  3. C’était la troisième et « la plus aimable » des sœurs de Lamartine. Elle avait épousé, cette année même, le comte Xavier de Vignet, sénateur à Chambéry.
  4. A Mademoiselle Birch.
  5. M. Perret.
  6. Le contrat de mariage de Lamartine mentionne : François-Louis de la Martine, ancien chevau-léger de la garde du Roi, demoiselle Marie-Anne-Charlotte Eugénie de la Martine et dame Marie-Suzanne de la Martine chanoinesse, comtesse du chapitre de Sales, — c’étaient le frère aîné et les deux sœurs du chevalier de Lamartine, Mlle de Lamartine, et Mme du Vilars, — et Jean-Baptiste-François de Lamartine, propriétaire ; — c’était l’abbé, qui laissa ses biens à Lamartine.
  7. Lamartine a écrit : 18 août. C’est une de ces erreurs de date dont il est coutumier.
  8. La lettre adressée à Chambéry n’y trouva plus Mme Birch : la poste fit suivre à Turin.
  9. Lettre du 28 octobre, Mâcon, à Mme Birch.
  10. Lettre du 12 octobre, Milly, à Mlle Birch.
  11. Lamartine recopie ici cinquante vers de la Prière. Ce texte ne présente que quelques variantes insignifiantes avec celui qu’il adressait deux jours auparavant a Aymon de Virieu.
  12. Pour Mademoiselle Birch, à elle seule.