Le Mariage de Lamartine - Lettres inédites du poète à sa fiancée/02

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LE
MARIAGE DE LAMARTINE

LETTRES DU POÈTE Á SA FIANCÉE[1]

Lamartine était arrivé à Paris le 20 décembre 1819. Pendant les quelques mois qu’il y passera, il obtiendra enfin l’accès de cette carrière diplomatique, à laquelle il va consacrer dix années de son existence, et il deviendra l’auteur des Méditations. C’est assez dire l’importance qu’aura pour lui ce séjour. Pourtant, sur cette période de sa vie nous avions peu de renseignemens contemporains et directs, les seuls qui aient une valeur décisive, quand il s’agit d’un poète qui ne sut jamais se souvenir qu’à travers son imagination. La Correspondance générale de Lamartine présente une interruption, qui va du 10 décembre 1819 au 23 mars 1820 ; le Manuscrit de ma mère s’arrête au 6 janvier 1820, pour ne reprendre qu’au 3 juillet de la même année. Les lettres à la fiancée nous permettront de combler cette double lacune. Car, lorsqu’il n’avait ni le temps ni la force d’écrire à personne, Lamartine trouvait tout de même le moyen d’envoyer de ses nouvelles à la jeune fille, de la tenir au courant de ses démarches, de l’initier aux progrès de sa réputation mondaine, et de faire parvenir jusqu’à elle l’écho de « cette certaine rumeur sourde qui précède le mérite. » Elle est désormais sa meilleure confidente.

C’était bien pour elle qu’il avait entrepris ce voyage, dont l’objet précis était de tenter un effort suprême et de mettre à profit les dispositions bienveillantes du nouveau ministère[2], pour enlever la nomination d’attaché d’ambassade. « Alors il serait libre d’épouser la personne qu’il aime, et sa carrière lui tiendrait lieu de fortune présente. » Ce que demandait Lamartine, l’entrée de plain-pied dans la diplomatie, n’était pas facile à obtenir : il s’en rend compte, sait que cela est contraire aux usages, et constituerait un passe-droit pour les autres. De là viennent toutes ces lenteurs et tous ces contretemps. Une fois, on lui offre de l’attacher sans appointemens et en expectative ; mais cela ne fait pas du tout son affaire, ne faisant pas celles de son mariage : ce qu’il lui faut, c’est un poste effectif et un service d’activité. Une autre fois, il s’agit de lui octroyer quelque sinécure bien rentée qui lui épargnerait l’ennui d’avoir à rédiger des dépêches officielles et lui permettrait de se consacrer à un autre genre de littérature ; mais Lamartine sait que le mieux est l’ennemi du bien. Un poste est vacant dans le Nord : il ne peut l’accepter, à cause de sa santé. Turin lui conviendrait à merveille : Virieu vient d’y être nommé… Cependant il ne se décourage pas ; quelque chose l’avertit qu’il est à la veille d’aboutir : les promesses qu’il reçoit se font moins vagues, et de si chaudes protections s’intéressent pour lui ! Mme de Saint-Aulaire, la duchesse de Broglie, bien d’autres encore, s’emploient activement en sa faveur. Telle maîtresse de maison, dont le salon est un centre d’opposition, ne va-t-elle pas jusqu’à prévenir Pasquier qu’on cessera de le combattre, le jour où il aura placé en Italie « un favori de sa société qui est le poète encore inconnu, mais le poète de prédilection du grand monde ? » Lamartine peut s’en remettre à la sollicitude d’avocates si convaincues, et s’abandonner librement au courant qui le porte. L’heure est pour lui unique, tout illuminée par ces premiers rayons de la gloire, plus doux que les feux de l’aurore.

Car l’accueil qui lui est fait laisse bien loin en arrière celui de la saison précédente. Il constate, dès son arrivée, que, depuis son dernier voyage à Paris, son nom a grandi, sa réputation s’est étendue. A la liste de ses admiratrices, telle que nous la connaissons déjà, il faut joindre Mlle d’Orléans, la princesse de Talmont, la princesse de la Trémouille, Mme de Dolomieu, la duchesse des Cars. C’est, comme on disait à Milly, « la meilleure compagnie. » Lamartine a été décidément adopté par elle. Il n’y a pas de jour qu’il ne soit invité, ici ou là, à dire de ses vers. Il ne peut suffire à la tâche, il est débordé. L’engouement s’est déchaîné avec cette espèce de fureur qui caractérise la mode à Paris. Le moyen pour un poète encore inédit, et pour un jeune homme de trente ans, de résister à cet enivrement ? Et comment un provincial, passant de son Maçonnais sur la scène parisienne, n’y eût-il pas savouré la volupté des applaudissemens ? Aussi Lamartine a beau se défendre d’éprouver aucune espèce de vanité : les plus belles assurances ne prévalent pas contre un fait ; Et le fait est qu’au plaisir de sentir ces caresses de l’adulation Lamartine va sacrifier la plus élémentaire prudence ; ses lettres sont, à ce point de vue, tout à fait significatives. Il est déjà touché par la maladie ; il devrait, avant tout, s’interdire la fatigue des réceptions et des veilles ; la tendresse et la sagesse de sa fiancée ne s’y trompent pas. Lui, pourtant, ne saurait se priver de ce surmenage délicieux. C’est la première fois que s’accuse, avec ce relief, l’un des traits essentiels de sa nature. Lamartine est de ceux qui ont besoin, — un besoin presque physique, — de l’acclamation, et qui jouissent du succès matériellement, comme d’une sensation. Cela expliquera bien des choses dans sa carrière.

Ajoutons enfin que sur le sujet qui fait sa constante préoccupation, son mariage, il est sans inquiétude sérieuse. En dépit des tracasseries renaissantes du terrible oncle de Montceau, et de la résistance à peine entamée de la non moins terrible Mme Birch, il ne doute pas de l’heureuse issue de tant de tribulations. Ce n’est plus qu’une affaire de temps. Ainsi tout se réunit pour faire de ces premières semaines de l’année 1820 un moment radieux, où ne se mêle qu’une ombre : le souci d’une santé qui décline. C’en est le « journal » qu’on va trouver dans ces lettres si pleines de tendresse confiante et d’une si jolie note d’intimité.


Jeudi, 23 décembre, à Paris[3].

Je suis, depuis trois jours, chère Marianne, heureusement arrivé ici ; et après avoir vu les principales personnes qui m’y ont pour ainsi dire rappelé, je conserve les plus vives espérances de succès dans les démarches qu’elles se donnent la peine de faire pour moi. J’ai déjeuné ce matin chez la belle-mère de M. de Cazes[4], tout le monde m’a offert l’intérêt le plus actif auprès du ministre des Affaires étrangères qui a été déjà très prévenu en ma faveur, à ce qu’on m’a assuré. On doit me faire passer la soirée un de ces jours avec lui, parce qu’il a manifesté le désir d’entendre une de mes tragédies dont il a beaucoup entendu parler ; je ne doute pas que cela ne le détermine plus fortement à m’être favorable…

Je suis bien en plein repos sur l’avenir, je ne souffre que du présent et je vous aime, je vous aime chaque jour davantage et comme vous méritez d’être adorée. Ah ! que vous le méritez bien, chère, mille fois chère Marianne ! Et que je serais un grand monstre à mes yeux, si je le sentais moins ou si je l’oubliais une seule minute de ma vie ! J’ai passé la soirée d’hier à parler de vous chez la marquise de Raigecourt, une de mes meilleures amies ; c’est une femme de soixante ans qui me traite absolument comme son fils, qui a plus de soins de moi, de mes intérêts, de ma réputation, que moi-même ; elle m’a demandé mille détails ainsi qu’une de ses filles sur nos projets et nos sentimens ; j’ai été heureux deux heures en ne m’entretenant que de vous ! Elles connaissent beaucoup M. de Pradel chez qui vous alliez, je crois, et vont beaucoup chez la duchesse d’Orléans, où la marquise de la Pierre m’a dit aussi qu’elle allait ; il est convenu que, si vous revenez à Paris, je tâcherai de vous faire voir à elle et connaître ; elle vous aime déjà sur parole. C’est là où je passe tous mes bons momens quand je suis ici, je m’y repose dans le sein de la plus aimable amitié des autres sociétés que je suis forcé de voir. Mademoiselle d’Orléans ainsi que son frère se sont offerts d’eux-mêmes à me recommander fortement au ministre, dès qu’ils ont su mes désirs ; je dois les voir cette semaine. Adieu. Je ne suis pas mal de santé, excepté mes yeux qui me fatiguent, depuis Aix ; je puis à peine voir ce que j’écris, mais je le sens, c’est assez ; et vous, vous devinerez. Ah ! devinez aussi tout ce que je vous envoie de tendresse et d’amour avec cette lettre, avec chacune de mes pensées !


Paris, 5 janvier[5].

Je ne reçois rien de vous, chère Marianne. Pourquoi ? Ah ! si vous saviez combien j’ai besoin plus que jamais d’être soutenu et consolé par vos lettres divines, vous ne me laisseriez pas si longtemps dans le désert d’hommes où je me tourmente, sans m’envoyer un peu de cette manne qui me fortifie. Mais ne me grondez pas : je ne me plains pas, je m’inquietterais plutôt. Je sais trop que ce ne doit pas être votre faute ; il y a sans doute quelque empêchement nouveau : c’est ce qui me fait frémir… Je n’ai rien de nouveau à vous dire cependant, si ce n’est que tous les jours j’éprouve mieux tout ce que vous êtes devenue pour moi et qu’il n’y a plus une minute de ma vie où vous soyez séparée de moi ; j’espère que nous en sommes venus à cet heureux point où deux âmes n’ont qu’une pensée…

Si on me donnait à choisir parmi toutes les femmes de la terre celle à laquelle je voudrais être uni, ce serait vous en toute vérité. D’après cela jugez si je dois me plaindre. Non je ne me plainds de rien pour vous mériter. Hélas ! j’ai peur que vous ne sentiez pas de même ! que vous ne vous lassiez de souffrir, pour qui ? pour moi, pour un homme si inférieur en tout à vous-même ! Ce n’est point là une fausse modestie, je le pense plus encore que je ne le dis ; mais si vous étiez réduite à n’aimer que ce qui vous égale, vous n’aimeriez jamais, et moi qui ne crains pas la supériorité dans ce que j’aime, qui n’aime au contraire que par admiration, je vous conviens sous ce rapport. Mais toujours je veux vous parler de nos affaires et toujours je reviens à nos sentimens !

Je n’ai rien avancé ici encore, puisque je n’ai que des paroles, des promesses qu’on me dit certaines ; mais dans la fluctuation rapide où nous sommes toujours politiquement, il n’y a de certain que le passé. Cependant, j’ai autant de gages qu’on peut en avoir d’être nommé secrétaire d’ambassade d’ici à quelques mois ! je le voudrais tout de suite, mais il n’y a pas de vide dans aucun endroit qui me convienne. Je suis protégé, prôné, porté par l’opinion des gens influens, autant qu’il est possible de l’être ; je ne puis pas suffire à la vogue d’enthousiasme qu’on me témoigne dans un certain monde pour mon prétendu talent ; je me tiens le plus possible sur la réserve à cet égard, mais un pas en entraîne un autre, et il n’y a pas de jour où je n’aye un dîner ou une soirée où l’on invite pour m’entendre ; cela m’ennuye et me fatigue horriblement, malgré l’espèce d’ennyvrement que cela produit un peu sur moi, mais bien peu, parce que je sais ce que c’est. Je n’y cherche que l’utile, c’est-à-dire des facilités pour arriver à mon but : vous. Après cela, je dis adieu à tout ! Vous seule et moi dans le monde.

Je travaille aussi beaucoup chez moi pour préparer ce petit volume de Méditations que je vous ai dit que je venais de vendre ; je compose et corrige en même tems ; je n’ai pas assez des heures de la journée pour tout ce qui les remplit et je n’ai pas assez surtout de ma santé qui, sans être bien mauvaise, est pourtant bien fatiguée. Mais il le faut, c’est pour Elle ! Ces deux mots me rendent mon activité…

Vignet me mande à l’instant qu’il a été à Leicherenne, que vous y avez à demi triomphé, aussi que ces dames et même Clém. lui ont parlé dans un excellent sens sur nous, rejettant toute leur opposition précédente sur notre précipitation dont les motifs leur sont inconnus. Tout va donc bien, excepté pourtant ma santé qui n’est pas bonne aujourd’hui. Mais vous me la rendrez aussi, n’est-ce pas ? Adieu. Adieu. Soyez pleine d’espérance, et j’espère avant six semaines vous donner quelque certitude. Aimez-moi comme je vous aime, en repos et en pleine sécurité ! Adieu, je vais dîner avec de maudits amateurs de vers, surtout la duchesse d’Escars et sa fille ; je sens bien qu’on ne me fera pas grâce et j’en souffre d’avance ; mais ce n’est qu’avec cette vile complaisance que je parviendrai par force à mon but. Vous savez mon but ?…


Paris, 15 janvier 1820[6]

Je ne reçois toujours rien, chère Marianne, depuis votre lettre du 2 janvier, où vous me disiez que vous étiez soufrante ; vous devez juger dans quel tourment je vis. J’avais bien assez de mes propres tourmens, de mes propres soufrances physiques, qui ont été au comble ces temps-ci. Je commence à me retrouver un peu moins mal. Mais je ne sors presque pas, que pour mes affaires qui vont bien mal. J’avais besoin de me faire des protecteurs enthousiastes, pour obtenir ce que je voulais du ministre des affaires étrangères. J’ai trop réussi, j’ai fait mieux que bien : on a été tellement surpris de mon germe de talent poétique, qu’on a été dire à M. de Cazes qu’il ne fallait pas soufrir qu’un jeune homme qui promettait tant à la littérature fût absorbé à copier des dépêches diplomatiques, qu’il fallait à tout prix s’opposer à ce qu’il sortît de France et lui donner une espèce de sinécure à Paris, qui lui donnerait de l’aisance, rien à faire, et la liberté de faire et d’aller où il voudrait pour son talent et sa santé. M. de Cazes a dit qu’oui ; on m’a rapporté cette conversation avant hier soir chez la duchesse de Broglie, en me demandant ce que j’en pensais. J’ai répondu que pour moi considéré isolément il n’y avait pas de doute que cela me conviendrait beaucoup, mais que j’étais bien né, que j’avais un projet de mariage arrêté, qu’une place de secrétaire d’ambassade me donnerait plus de considération au dehors, et que je priais toujours qu’on ne fit pas de démarches contraires auprès de M. Pasquier (ministre de l’extérieur) ; mais j’ai cru voir aux réponses embarrassées qu’on m’a faites qu’il était trop tard déjà, du moins j’en ai peur. Je viens de récrire aux mêmes personnes à ce sujet. Je suis fort inquiet de cela à cause de nous et de Madame votre mère, car j’ai d’un autre côté si mal à la poitrine que je crois bien que je ne supporterais pas le Nord deux mois ; on me parle de Berlin… Je suis d’autre part fort persécuté de nouveau par le terrible oncle qui m’a rendu la vie si amère, et qui n’avait semblé s’adoucir un moment, que pour recommencer de plus belle à me tracasser sur tout et à propos de tout et de rien. Mais je ne me laisse pas abattre par toutes les incertitudes et contrariétés. Je vois dans l’avenir un moment qui compense tout, c’est celui où nous serons enfin réunis et où nous vivrons à deux ; nous nous consolerons de tout… Adieu, adieu, chère M… en voilà bien long pour mes forces et trop peu pour mon cœur.


20 janvier 1820[7].

Voilà enfin une de ces grandes bonnes lettres qui font mon bonheur de huit jours ! Je commençais à être bien en peine. Je suis vos ordres, chère Marianne, aujourd’hui, et je ne réponds qu’un mot, tant je suis soufrant ! J’ai un grand mal de poitrine et un peu de fièvre, et une si grande douleur de tête que je ne puis ni lire, ni penser, ni écrire ; mais je puis toujours sentir et vous adorer. Je ne vois pas de médecin parce que, depuis trois ans, je les ai tous épuisés ; je sais mieux qu’eux ce que j’ai, et ce qui me manque ils ne peuvent pas me le donner, il n’y a que Dieu et vous qui le puissiez ! Il me faudrait cette vie pleine et paisible que nous rêvons tous deux à la campagne dans un climat plus chaud que Paris. Je suis obligé de sortir, même aujourd’hui, pour ces maudites affaires qui n’avancent pas plus que le premier jour. J’allais mieux hier matin, j’ai été dîner chez la duchesse de Broglie ; j’en suis sorti avec la fièvre et je n’ai pourtant rien dit ; je voulais y rencontrer des hommes influens pour ce que nous désirons ; elle me sert elle-même avec une grande chaleur d’amitié, mais il y a toujours délai sur délai et, pendant ce teins, les jours coulent et je serai peut-être obligé de revenir malade et pas plus avancé du côté de la diplomatie, car de deux autres côtés on m’offre des pensions et la liberté pour me livrer à mon talent, — mais cela n’arrangerait ni Mme Birch, ni ma famille. J’ai dîné hier avec un poète anglais, M. Moore, l’ami de lord Byron : il doit venir demain chez quelqu’un entendre de mes vers ; mais rassurez-vous, je n’en dis plus, je puis à peine parler ces jours-ci, c’est un de mes amis qui s’en charge. Je vais ce soir, avec ma fièvre, chez le ministre de qui je dépends ; il est bien disposé, mais il voit que je ne puis pas aller au Nord et dit qu’il n’y a rien de vacant au Midi.

Adieu, chère Marie. Je quitte la plume de fatigue, mais je suis sans cesse en esprit avec vous, et cette dernière lettre si tendre me ravit ! J’espère que je serai mieux ces jours-ci et me dédommagerai. Adieu, je ne perds ni confiance ni courage et je ne les perdrai jamais ; cette vie est une longue tribulation, il faut s’y attendre et je la connais, mais adieu !


Est-ce à ce moment qu’il faut placer la lecture de quelques-unes des Méditations à l’Abbaye au Bois ? Cette lecture, que mentionnent en termes assez vagues les Souvenirs rédigés par Mme Lenormant, ne peut avoir été faite par Lamartine lui-même, le poète n’ayant eu qu’en 1832 « le hasard heureux » de voir Mme Récamier. D’après une tradition qui s’est conservée dans la famille de Mme Récamier, et que rapporte le dernier historien de celle-ci, ce fut Genoude qui lut à l’Abbaye les bonnes feuilles de l’ouvrage[8]. Il est donc très probable que la lettre de Lamartine permet de dater ce menu épisode de l’histoire littéraire, et que d’autre part l’ami dont il est parlé dans cette lettre est le dévoué Genoude.

Pour ce qui est de la rencontre avec Moore[9], un détail en rend l’anecdote piquante. Lamartine n’eut jamais de relations avec lord Byron, qui de son côté ne lut jamais un vers de Lamartine. Toutefois le poète anglais connaissait, par la renommée, l’existence de l’épître que lui avait adressée un jeune poète français, et c’est précisément à Moore qu’il écrivait, à la date du 6 juin 1820 : « Avez-vous entendu parler de ce lauréat de Paris qui a écrit contre moi une épître tout à fait sanguinaire — a most sanguinary epitre[10] ? » Si, comme il est vraisemblable, Moore avait entendu lire la seconde Méditation, il put rassurer Byron et porter auprès de lui témoignage pour les intentions du lauréat de Paris.


LE POÈTE MOURANT

Nous avons pu, de lettre en lettre, suivre l’altération de la santé de Lamartine. A force de croître, son « grand mal de poitrine » finit par le terrasser. Il dut s’avouer vaincu et prendre le lit. Le docteur Alix, le même qui avait assisté Elvire dans sa dernière maladie, lui donna ses soins. Des amis se relayèrent pour le veiller, la nuit, dans la mansarde qu’il occupait, non plus dans l’hôtel de Richelieu, mais au numéro 28 de la rue Joubert. On lit au début du Voyage en Orient : « J’emmène avec moi M. Amédée de Parseval… Quand j’étais, il y a quinze ans, à Paris, seul, malade, ruiné, désespéré, mourant, il passait les nuits à veiller auprès de ma lampe d’agonie. » Les nobles amies du jeune poète ne l’abandonnaient pas. « Une surtout, dira plus tard Lamartine, une Italienne de grande origine, de beauté rayonnante… ne craignait pas de monter et de passer des matinées entières, comme une sœur hospitalière, auprès de mon alcôve. Bravant les fausses interprétations, Mme de L… me faisait la lecture des romans de Walter Scott qui paraissaient alors pour la première fois. Sa voix timbrée d’argent et à laquelle l’accent étranger donnait une tendresse de plus, résonne encor à mon oreille… Le prince de Léon, la marquise de Raigecourt, la rencontraient quelquefois dans mon escalier ou au coin de mon feu, et interrompaient les lectures. » Nous retrouverons, un peu plus tard, la « sœur hospitalière. »

Jusqu’à la dernière minute, Lamartine s’efforça de correspondre avec Marianne Birch, et il lui écrivait encore, à la date du 28 janvier[11] :


Dieu, que votre lettre est touchante ! Pauvre et chère Marianne ! que ne puis-je y répondre ce que je sens ? Mais je suis malade, comme vous avez pu déjà le voir, je ne puis écrire et on me le défend encore ces jours-ci ; j’ai une fatigue de poitrine ; on m’a mis un vessicatoire ce matin sur la place ; j’en soufre dans ce moment. Si j’étais sérieusement malade, je vous le dirais : ce n’est rien que la fatigue du froid et de l’inquiétude, ce sera fini dans huit jours. Je n’ai pas même la fièvre et je ne sors pas, seulement par prudence. Je suis soigné plus que je ne veux par tout le monde, ne vous tourmentez donc nullement à cet égard. On me comble de marques d’intérêt, et je trouverais ici tous les soins d’une famille, mais je n’en ai pas besoin.

Mes affaires vont mieux. Nous irons au Midi. Je vous aime toujours et toujours plus et cela ne finira pas, soyez-en bien sûre. Adieu, je vous écrirai des mots seulement, tant que je serai sous les ordres de mon médecin. Mais je vous dis encore une fois de ne pas avoir le moindre tourment ni sur cela ni sur autre chose.


Un moment vint où le malade dut renoncer à l’effort de tenir une plume. Ses amis se chargèrent d’écrire à sa place, et leurs lettres rassurantes eurent l’effet immanquable : elles répandirent l’alarme. La mère ne put y résister : elle partit de Mâcon, dans la nuit du 12 février, avec sa quatrième fille, Suzanne, une enfant de seize ans. Ce fut pour elle un rude voyage, et nous pouvons l’en croire, quand elle en dépeint la tristesse dans une lettre adressée, trois jours après son arrivée à Paris, à sa future belle-fille[12]. « Joignez à cela l’horreur de l’affreux événement que j’appris en route et qui jette dans la consternation toute la France[13], vous vous ferez une idée de ma malheureuse position. Je n’osais envoyer savoir des nouvelles de mon Alphonse, je n’avais osé descendre chez lui, je tremblais de regarder celui que j’avais envoyé, à son retour. Ses premières paroles remirent du baume dans mon sang. Il était beaucoup mieux. Nous y courûmes, après l’avoir fait prévenir de mon arrivée. Je le trouvai très faible et bien pâle. Mais le mieux se soutient et augmente, depuis trois jours que je suis ici. » Elle ajoutait un renseignement d’une nature délicate et dont on comprend l’importance aux yeux d’une femme si profondément pieuse, mais qui n’est d’ailleurs pas sans intérêt pour l’histoire du « christianisme » de Lamartine : « Vous seriez ravie, mademoiselle, de ses admirables sentimens pendant sa maladie… Il a demandé un prêtre, s’est confessé et est demeuré dans une paix d’âme, une douceur, une résignation qui a, je crois, beaucoup contribué à sa guérison. » Et elle profitait de l’occasion pour s’expliquer sur la nature de ses propres sentimens à l’égard de celle en qui elle voyait déjà une « sixième fille, » sachant bien qu’elle n’en pourrait trouver une dont le cœur, l’âme, l’esprit, dussent promettre plus de paix et d’honneur à ses vieux ans, et plus de bonheur à son fils. « Il est impossible d’avoir conçu plus d’admiration, d’estime et d’attachement que j’en ai pour vous. Permettez-moi de vous le dire, sans un cérémonial qui semblerait ne pas convenir à mes sentimens pour vous. » Cette lettre ajouterait, s’il était besoin, à ce que nous savions déjà de la délicatesse et de la bonté de cette mère exquise. Plus on pénètre dans l’intimité de cette famille des Lamartine, et plus on est gagné au charme qui s’en dégage, fait de simplicité et de bonne grâce, de vertu solide et aimable, avec un parfum d’ancienne France et je ne sais quelle saveur rustique.

Dès qu’il put recommencer à écrire, les premières lignes que traça Lamartine furent pour la jeune fille[14] :


C’est moi, chère Marianne. Mais ce n’est qu’un mot, et le premier que j’écrive depuis près de quarante jours. J’ai été bien mal et bien longtemps persuadé que je ne vous reverrais plus en ce monde. Je ne regrettais que deux personnes en mourant, ma mère et vous, à cause du chagrin que vous auriez toutes deux. Je ne me remets pas vite, et, depuis quelques jours surtout, j’éprouve les mêmes accidens qu’en commençant ; cependant j’espère pouvoir bientôt parler. Je ne sais plus où en sont mes affaires de tout genre, mais je me résigne et je compte, si je dois vivre, sur la Providence qui saura pour nous, comme pour tout, tirer le bien du mal. Je vous aime toujours et toujours plus, à mesure que la réflexion vous fait mieux apprécier. Je vivrai ou mourrai dans ces mêmes sentimens, gardez-moi les vôtres aussi invariablement. Adieu, en voilà beaucoup pour mes forces.


Rue de Joubert, 28, Chaussée-d’Antin.

Cependant le convalescent s’informait de ses « affaires de tout genre ; » sa joie fut grande de découvrir que, pendant sa maladie, elles avaient beaucoup avancé, et qu’elles se trouvaient présentement dans l’état le plus satisfaisant.


LAMARTINE ATTACHÉ D’AMBASSADE. — MADAME BIRCH S’HUMANISE

Grâce au zèle de ses protecteurs, il venait d’obtenir le poste tant souhaité ! Il avait une position. Il devenait un gendre présentable. Il s’empressa de faire part à Mme Birch de cette nouveauté, en lui adressant, dès le 2 mars, une « seconde sommation. » Il lui annonçait qu’il était attaché à l’ambassade de Naples, avec la promesse formelle d’un poste supérieur dans un an. Ainsi se trouvait remplie la première condition que la mère prévoyante mettait au mariage de sa fille : à savoir que son gendre eût une carrière honorable. L’autre était que ce gendre eût tout de suite 6 000 livres de revenu. Lamartine s’en découvrait davantage, et il établissait ainsi son budget : pension de son père, 1 500 livres ; pension de deux de ses tantes, en cas de mariage, 1 000 ; appointemens de sa place, 3 000 ; plus une pension sur la cassette des princes, se montant à 1 200 francs. Et ses voyages lui étaient payés ! Et il devait être logé et nourri chez son ambassadeur ! C’était l’opulence.

Que pouvait faire Mme Birch ? Elle céda. Voici le billet que nous avons trouvé inclus dans la lettre de Lamartine à laquelle il répondait :


Copy, 10 March 1820.


Monsieur,

J’apprends avec beaucoup de satisfaction que vous êtes en état de convalescence, et que vos affaires ont pris la tournure que vous souhaitiez et qui étaient vraiment nécessaire pour rendre un concurrence de ma part raisonable. Je pense que vous attendrez que votre santé soit parfaitement rétablie, avant d’entreprendre le voyage d’Italie. Vous me trouverez disposé à faire tout ce qu’en bonne mère je croirais devoir contribuer au bonheur de ma fille, quoiqu’au dépends des vœux que j’avais formé jusqu’ici. J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec beaucoup de considération, etc.


Ainsi finissait cette longue résistance. Après s’être fait prier pendant cinq mois, Mme Birch accordait son consentement. La première raison en était sans doute dans la constance des deux jeunes gens et dans l’inébranlable fermeté de sa fille. L’autre était dans cette nomination de Lamartine. Et c’est ici l’occasion de réfuter une erreur, ou, si l’on préfère, de signaler une de ces légendes qui fleurissent d’elles-mêmes autour de la destinée des poètes et contre lesquelles la critique est bien impuissante. On ne trouve pas suffisant que les Méditations aient fait de Lamartine, du jour au lendemain, le poète de France le plus célèbre : on veut encore qu’elles lui aient servi d’introduction dans la diplomatie, et qu’elles lui aient valu son bonheur conjugal ! Tout le monde s’est plu à prêter aux choses cette tournure romanesque, à commencer par Lamartine qui écrira : « Ses amis ont profité du moment d’engouement (qui suivit les Méditations) pour donner un assaut de sollicitations au ministre des Affaires étrangères. M. Pasquier, homme très lettré lui-même, a nommé le jeune poète secrétaire d’ambassade. » Mais c’est à l’excellent Ch. Alexandre qu’appartient cette formule : « Le petit livre des Méditations a été une clé d’or ; il a ouvert les trois portes de la gloire, de la carrière diplomatique et de la chambre nuptiale. » Je suis bien aise que cette phrase baroque soit d’ailleurs tout à fait inexacte. Que le talent poétique de Lamartine ait servi indirectement ses ambitions, en lui conciliant d’ardentes protectrices, nous l’avons vu ; nous avons vu aussi, du reste, que ce genre de supériorité faillit lui nuire et que les diplomates de carrière se méfiaient de ce littérateur. Mais nous sommes bien obligés de constater que la nomination de Lamartine, — si elle ne devait être officielle qu’un peu plus tard, — était pourtant chose faite avant le 2 mars, et qu’à cette date les Méditations n’avaient pas encore paru. Pas davantage elles n’ont pu influer sur les intentions de Mme Birch. Le consentement de celle-ci a été la réponse à cette lettre du 2 mars, où Lamartine se gardait même de faire aucune allusion à la prochaine apparition de son livre. Il se bornait à traiter les points qui étaient seuls en question. Il invoquait les seuls argumens qui pussent avoir quelque portée. Il savait combien Mme Birch était peu touchée par la perspective d’avoir quelque jour pour gendre le Byron français.


LES MÉDITATIONS

Elles parurent enfin !

Ce fut le 13 mars 1820[15].

Elles formaient un mince volume de cent seize pages, contenant vingt-quatre pièces, édité sans nom d’auteur, au dépôt de la librairie grecque-latine-allemande. C’était le nom de la librairie que dirigeait H. Nicolle. On a coutume de le déplorer, et on s’indigne que le chef-d’œuvre de la moderne poésie française ait paru à une librairie allemande ! Personne pourtant, à l’époque, ne s’en étonna, et pour cause. D’abord cette librairie n’avait d’allemand que le nom ; et ensuite il était tout indiqué que Lamartine y fît paraître son premier livre. Journaliste de talent, qui avait été emprisonné par la Convention, et qui avait pour frère un abbé, Nicolle n’était pas seulement l’éditeur des classiques français, et d’une collection de classiques anciens réimprimés avec les commentaires de la science allemande ; il éditait en outre des ouvrages de religion ; il était en relations avec le monde du Conservateur, qui avait pris Lamartine sous sa protection. C’est chez lui que Genoude publiait, cette même année 1820, sa traduction de la Bible, comme il y avait publié sa traduction de l’Imitation, avec une préface et des réflexions par l’abbé F. de la Mennais. Genoude, ami de Lamartine, le mena tout naturellement chez son éditeur.

Il fit plus : c’est par ses soins que parut le volume. Nous avons vu qu’au début de janvier Lamartine avait commencé d’en réunir et d’en réviser les matériaux : il « travaillait beaucoup, » il « corrigeait et composait » tout ensemble. En d’autres termes, il préparait le texte définitif pour l’impression. Il ne dédaignait pas alors ce travail de mise au point, dont, plus tard, il devait faire, hélas ! si bon marché. La maladie le força de l’interrompre. Ce fut Genoude qui le reprit et l’acheva. On sait que l’avertissement de l’éditeur qui précède la première édition des Méditations est de lui. Mais nous allons apprendre, de la bouche même de Lamartine, comment Genoude avait conçu son rôle d’éditeur et que, suivant la coutume d’alors, il y avait apporté assez peu de scrupules. Il ne s’était pas fait faute de supprimer ou de modifier. Ces corrections firent au poète l’effet d’être autant de mutilations.


Paris, 4 mars.

Ce n’est toujours qu’un mot, chère Marianne. Je voudrais que ce mot fût assez tendre pour vous peindre tout ce que je sens tous les jours et à tous les momens du jour. Mais mes idées sont faibles comme ma main…

Je suis nommé attaché à l’ambassade de Naples. On me donne par faveur 3 000 francs d’appointemens et mes voyages sont payés… Je puis aussi par mon travail me faire ici quelques revenus accidentels. Je viens de retirer quelque argent, comme vous savez, du peu de vers que j’ai laissé imprimer…

A propos de vers, les miens ont été tronqués et défigurés par mon éditeur pendant ma maladie ; ils paraissent ces jours-ci. Tâchez d’avoir le Conservateur, qui en parlera sans doute, pour le montrer à propos à madame votre mère. Le Journal de Paris, la Gazette de France, le Journal des Débats en parleront, je pense, aussi, bientôt tour à tour. Je vous en garde un exemplaire. Adieu, chère Marianne, mes forces et ma poitrine succombent sous cette première petite lettre et mon cœur encore plus sous tous les sentimens qui le remplissent, quand je pense à celle qui sera à jamais ma première et dernière pensée.


Tronqués, défigurés… deux mots qui désormais auront une importance capitale pour l’histoire du texte des Méditations. Si exagérés qu’ils puissent être, ils appellent notre attention sur certains détails de style où Lamartine refusait de se reconnaître.

C’est encore Genoude qui avait organisé la publicité. Dans l’article du Conservateur[16], le premier paru, il se hâtait de « faire l’opinion, » en signalant le caractère chrétien de la poésie qu’inaugurait le nouveau recueil. Il opposait le talent du jeune écrivain français au génie de Byron, ce « sinistre météore » qui, au lieu de conduire, égare. « Plus heureuse que l’Angleterre, la France voit aujourd’hui s’élever dans son sein un poète qui puise ses inspirations dans la religion, véritable source de lumière et de vie. Ce poète est M. de Lamartine, auteur des Méditations que nous annonçons. » Il concluait que le livre pouvait être composé de peu de pages, mais qu’on en devait parler comme « d’un ouvrage d’une grande importance. » C’était le mot juste. Pour ce qui est de l’anonymat du poète, dès le premier jour il était dévoilé. Comme on le voit par l’annonce qu’en fait Lamartine, un mois à l’avance, on s’était assuré le concours d’autres journaux. L’article des Débats parut le 1er avril : il était dû à la plume du critique le plus autorisé, Feletz, un ami de Mme de Raigecourt. Il commençait par une citation du Lac, — que le Conservateur avait ignoré, — et ne mêlait que les quelques réserves obligatoires à d’abondans éloges. Le feuilleton de la Gazette de France, qui suivit, fut de même un panégyrique. Le Journal de Paris annonça le volume. Ce mouvement de presse ne faisait, au surplus, que continuer celui des salons. Le bruit qui s’était fait depuis deux ans dans un certain cercle autour du nom de Lamartine, s’amplifiait, s’étendait aux quatre coins de la France. On saluait cette poésie attendue depuis si longtemps et qui avait tardé à éclore, bien que les élémens en eussent été déjà préparés dans les livres et dans les âmes. Lamartine a insisté maintes fois sur l’étonnement causé par son premier recueil. Dans une anecdote fameuse, — et très sujette à caution, — il a mis en scène le vieil éditeur lui reprochant que ses vers ne ressemblaient à rien de ce qu’écrivaient les maîtres. Ils ressemblaient du moins à l’image idéale qu’on se faisait alors de la poésie, d’après quelques poètes français ou étrangers, et d’après de très grands prosateurs. Cette poésie recueillie et tendre, triste et pieuse, répondait à l’appel de l’auteur du Génie du Christianisme. Aussi l’impression fut-elle moins la surprise d’une nouveauté, que la satisfaction de l’attente réalisée. Par là s’explique la « soudaineté » du succès qui, à vrai dire, dépassa toutes les espérances de Lamartine et de ses amis.


Ce samedi 18 mars[17].

Combien j’ai été heureux, il y a deux jours, en recevant la lettre de Madame votre mère !… Ce que je voudrais par-dessus tout, c’est que tout fût conclu avant mon départ pour l’Italie. Je frissonne de joie à cette seule pensée ; non, vous ne savez pas vous-même et les autres ne sauront jamais combien je vous aime… A Naples, nous vivrons très heureux et très à l’aise : c’est un climat divin, c’est un pays moitié moins cher que la France, ma santé y sera promptement rétablie, surtout si le bonheur que je rêve m’y est accordé.

… Je viens de publier un très petit volume qui a ici un succès qui m’étonne moi-même, surtout dans ce temps anti-poétique. Je vous ai gardé le premier exemplaire. Le commencement et la fin de toutes mes actions vous appartient à jamais. Je termine aussi demain un acte d’association dans une autre entreprise littéraire, avec plusieurs hommes du plus grand mérite, qui doit selon toute apparence me donner une assez grande aisance tous les ans. Cela ira peut-être à huit ou dix mille francs. Mais je n’en parle pas à Mme Birch, parce que c’est une chance plus ou moins certaine quoique très probable. J’y concourrai à Naples comme à Paris. Le fatal événement du duc de Berry nuit pour le moment à la pension qu’on m’avait offerte sur la cassette des princes, mais elle n’est que retardée pour peu de tems, je crois. Cela laisse également mon revenu présent aux environs des six mille francs que désirait Madame votre mère, il n’y manquerait que quelques cent francs. Mais, mon Dieu ! voilà ma lettre finie et je n’ai rien dit, et j’aurais tant à vous dire. Ah ! quand pourrai-je vous voir et vous parler ? Je soupire après cet heureux instant ; et plus mon bonheur s’aproche, plus il me semble grand.


23 mars[18].

Un seul mot C. M. Je me hâte de vous écrire que je suis nommé enfin. Je reçois un de ces jours mon ordre. Je viens de recevoir de ma famille les assurances les plus parfaites qu’ils se prêtent à mes désirs et font ce qu’ils avaient annoncé. Je suis le plus heureux des hommes. Mon père ira à Chambéry pour tout arranger. J’écrirai un mot demain à Madame votre mère. Et nous n’aurons qu’à remercier le ciel et elle. Adieu.

J’ai conclu ici une association avec MM. de Bonald, Laménais et autres, qui me donnerait huit à dix mille francs par an, dont je ne parle pas à Madame votre mère parce que cela n’est pas fixe, mais qui cependant nous donneront de l’aisance. Mon petit volume de poésies a un succès prodigieux ici pour le moment, et qui passe de beaucoup mes espérances. Le roi m’en a fait faire des complimens superbes. Adieu. Quel bonheur de dire : nous !

Je suis faible encore, ce qui m’empêche d’écrire plus souvent.


C’est ici que nous regrettons le plus de n’avoir aucune lettre de la fiancée de Lamartine. Il eût été curieux de savoir comment une jeune fille, qui était en si parfaite communion d’âme avec le poète, appréciait les Méditations, au moment même où elles parurent. Du moins pouvons-nous, sans trop de peine, nous imaginer son émotion, tandis qu’elle lisait dévotement ce premier exemplaire que le poète lui avait gardé. Elle y retrouvait tout ce qui avait éveillé chez elle une si ardente sympathie pour celui qu’elle ne connaissait pas encore : la mélancolie, le sentiment de la nature amie et bienfaisante, le culte de l’amour. L’amour ! elle savait qu’il l’avait ressenti pour une autre dont l’image reparaissait à chaque feuillet du livre. Mais comment s’en fût-elle affligée ? C’est de savoir si bien aimer qu’elle aimait le poète, et c’est à cette plainte d’une passion brisée par la mort que son propre amour avait tout de suite fait écho. Elle avait rêvé de réconcilier avec l’espérance ce cœur lassé de tout. Y avait-elle réussi ? La réponse se trouvait dans les derniers vers d’une des pièces les plus parfaites du recueil : l’Automne.


Au fond de cette coupe où je buvais la vie
Peut-être restait-il une goutte de miel,
Peut-être l’avenir me gardait-il encore
Un retour de bonheur dont l’espoir est perdu,
Peut-être dans la foule une âme que j’ignore
Aurait compris mon âme et m’aurait répondu.


Dans ces vers, écrits au moment où le projet de mariage semblait rompu, la jeune fille reconnaissait, presque mot pour mot, telles phrases que Lamartine lui avait écrites et qu’elle se répétait souvent : « J’ai assez souffert, le ciel me garde enfin du bonheur… J’ai trouvé une âme qui répond en tout à la mienne. » Même de cette première œuvre elle n’était pas absente ; et déjà, éclairé par la promesse d’un avenir meilleur, le génie du poète, jusqu’alors voilé de tristesse, commençait son ascension vers des régions plus sereines.

Restait une dernière question. Un succès poétique était-il de ceux dont on peut faire état dans un budget ? Lamartine avait « retiré quelque argent » de ses vers. Mais il comptait surtout sur cette « entreprise commune avec plusieurs hommes du plus grand mérite. » Cette affaire, à laquelle Lamartine ne fait que vaguement allusion dans sa Correspondance, et qui l’occupa si fort à ce moment, était celle de la fondation du Défenseur, journal politique et religieux, destiné à recueillir la succession du Conservateur qui cessait de paraître ; il gardait la même rédaction, sauf pourtant Chateaubriand, et se publiait, — lui aussi, — à la librairie grecque-latine-allemande. Lamartine y mit d’abord quelques vers, puis, au bout du premier semestre, envoya sa démission. Mais on était au mirage des débuts d’entreprise. L’argent s’annonçait faisant suite à la gloire. Lamartine, quand il quitta Paris, à la fin de mars, put croire qu’il touchait au but.


LE RETOUR A CHAMBÉRY. — DERNIÈRES DIFFICULTÉS

Il en était encore assez éloigné. Et il s’en fallait qu’il fût au bout de ses peines. En repos sur la question de fond, il lui restait à débattre toute sorte de questions de forme ; et rassuré sur l’essentiel, il lui restait à subir mille et une tracasseries de détail. Mme Birch avait donné son consentement, mais elle ne se souciait pas d’en hâter l’effet. Elle alléguait des affaires, un voyage en Angleterre. Lamartine essaya de lui dépêcher son père, afin de tout régler, ce qui valut incontinent à celui-ci cette sèche réponse : «… Dans l’ignorance où je suis à présent des lois de France, et même ne connaissant que très imparfaitement la langue française, je crois qu’en fait d’affaires nous ne ferons pas grand chose, puisque j’imagine que vous n’est pas beaucoup plus instruit des lois et usages de notre pays. Tout ce que je puis faire est de passer à ma fille une pension trois mille cinque cent francs et elle a d’assuré après moi deux cent cinquante mille francs[19]. » On ne lui en demandait pas tant, ou plutôt c’est autre chose qu’on lui demandait.

D’autre part, Lamartine se heurtait à des obstacles imprévus, venant de sa famille même ; cela troublait la joie de ce voyage dont chaque étape le rapprochait de sa fiancée.


Montculot, 2 avril[20].

C’est encore moi. Nous arrivons ici et nous en repartons demain. Chaque poste nous rapproche et j’espère être à Chambéry avant douze jours. Je voudrais y mener mon père, je l’espère encore, cependant j’ai bien des embarras renaissans pour cela et surtout où je suis ; le ciel nous fait bien achetter le bonheur qu’il me destine en vous, mais pourvu qu’il me le donne je ne me plains de rien. Je vous raconterai ces nouvelles et insoutenables vicissitudes de la part de quelques personnes de ma famille. J’écrirai de Mâcon à Madame votre mère, dès que j’y aurai vu mon autre famille. Je ne m’y arrêterai que le tems indispensable. Je brûle de vous revoir, de vous dire tout ce que vous savez déjà, d’entendre surtout tout ce qu’il me serait si doux d’entendre toujours. Ah ! quand sera ce temps où je le répéterai, où je l’entendrai en effet toujours ? C’est ma seule pensée. Et elle est si délicieuse que je repousse le plus possible toutes les autres.

Je suis bien mieux enfin, mais seulement depuis que j’ai quitté Paris, et que je respire en paix cet air délicieux du printemps et de la campagne où je suis depuis deux jours. Je n’ai de faiblesse que pour écrire, aussi ce n’est qu’un mot. Mais un mot nous suffit, un mot dit tout. Je vous écrirai encore avant d’arriver à Mâcon. J’y resterai cinq à six jours. Je m’arrange pour dépenser près de vous tout celui qui me reste, car je suis en route pour Naples. Adieu. Comprenez tout ce qu’il y a dans ce mot.


Le temps pressait. Lamartine avait reçu son ordre de départ. Son désir était donc que le mariage pût avoir lieu de suite à Chambéry, quitte à ce que sa jeune femme ne le rejoignît qu’un peu plus tard à Naples. Il se faisait fort d’obtenir de son ministre « assez de temps pour ne partir de Chambéry que le plus heureux des hommes et dans l’espoir d’une réunion plus certaine et plus prochaine à Naples[21]. » Mais c’est ce dont Mme Birch ne voulait pas entendre parler.


Monsieur,

Vous me demandez la chose impossible et je vous prie en grâce de ne m’en plus parler. — Vous avez dû avoir bien compris par ma lettre à Mme de L… que l’affaire qui nous intéresse ne pouvait pas être terminée en moins de quelques mois, et j’espérais que vous en auriez été content et que vous tâcheriez de votre côté d’obtenir un congé pour un peu de temps après cet époque. — Cela vous donnerez à vous trois mois de séjour pour rétablir parfaitement votre santé dans un beau climat et à moi le temps de faire des arrangemens nécessaires dans mon pays et dont je ne puis me dispenser. — J’ai dans ce moment-ci plusieurs choses sur le cœur et aussi dans la tête — qui me rendent absolument malade dans mon lit d’où je vous écris, et cette semaine nous avons aussi l’embarras du déménagement. Mais nous serons établis à Caramagne, avant que vous puissiez arriver après la réception de cette lettre — et je vous prie d’être persuadé que, loin d’avoir des préventions contre vous, quoique j’ai si peu l’honneur de vous connaître, je serai bien aise de vous voir. Je suis, monsieur,

Avec beaucoup d’estime, etc., etc.

C. B.


Cependant Lamartine arrivait à Chambéry le 12 avril ; il revoyait Marianne Birch après une séparation qui avait duré plus de sept mois ; car il ne semble pas que, depuis les jours d’Aix, les jeunes gens eussent pu se revoir. Il sentit mieux auprès d’elle toute la vivacité de ses sentimens. « Je vous aime plus que je ne croyais possible, après vous avoir déjà tant aimée. Je ne croyais pas que cela pût augmenter, mais je vous ai revue si charmante, si parfaite !… » Il sut plaider sa cause et la gagner. A défaut du père de Lamartine, retenu par sa mauvaise santé, mais qui se faisait suppléer pour tous les règlemens d’intérêt par son gendre Xavier de Vignet, « fort au fait des lois de son pays et même du code civil français, la Savoie ayant été longtemps sous ce régime, » Mme de Lamartine arriva, « se faisant une fête de ce voyage qui la mettait, à même de juger des aimables et solides qualités de sa future belle-fille[22]. » Car il est à noter qu’elle ne la connaissait pas encore.

A quoi bon conter maintenant les incidens et contrariétés qui se produisirent jusqu’à la dernière heure, et pourquoi en fatiguer le lecteur ? Ne vaut-il pas mieux demander aux chants mêmes du poète de manifester l’état de son âme et de traduire ses sentimens tels qu’ils étaient dans leur intime profondeur ? C’est à ce moment qu’il écrit les vers apaisés de Consolation :


Quand pourrai-je la voir sur l’enfant qui repose
S’incliner doucement dans le calme des nuits ?
Quand verrai-je ses fils de leurs lèvres de rose
Se suspendre à son sein comme l’abeille aux lis ?…
Alors j’entonnerai l’hymne de ma vieillesse,
Et, convive enivré des vins de ta bonté,
Je passerai la coupe aux mains de la jeunesse,
Et je m’endormirai dans ma félicité.


Tableau délicieux ! que le poète composait tout à la fois avec les souvenirs de la famille où lui-même avait grandi et avec les espérances dont son cœur débordait.


LE CONTRAT ET LA DOUBLE CÉRÉMONIE RELIGIEUSE

Le contrat fut signé le 25 mai.

Mme Birch donnait à sa fille, en dot, 10 000 livres sterling placées sur les fonds publics anglais, dont le revenu continuait à lui appartenir, sauf 3 500 francs à Lamartine et 1 500 francs à sa femme. Le père de Lamartine lui donnait Saint-Point, évalué à 100 000 francs, pour en jouir dès le 11 novembre suivant, à la charge de payer 24 000 francs à chacune de ces deux sœurs, Eugénie de Coppens et Césarine de Vignet. Ses oncles et tantes lui donnaient l’hôtel de la famille situé rue Solon, à Mâcon, et une somme de 125 000 francs, le tout, sauf 10 000 francs, n’étant payable qu’après le décès des donateurs. La fortune de Lamartine était donc au moins égale à celle de sa femme, et leur situation à tous deux des plus modestes.

La cérémonie du contrat se fit avec une certaine solennité. Elle eut lieu à Pugnet, près de Chambéry, dans le château de Caramagne que les dames Birch habitaient avec la marquise de la Pierre. C’est une maison avec des terrasses à l’italienne, d’où la vue s’étend sur toute la vallée de Chambéry, et jusqu’aux premières eaux du lac du Bourget. Mme de Lamartine y assistait, ainsi que Mme Birch. Les témoins furent : le chevalier de Montbel, le chevalier de Maistre, Rodolphe-Amédée comte de Maistre, Louis de Vignet. Signèrent ensuite : la marquise de la Pierre, ses quatre filles, Suzanne de Lamartine et Mlle Olympe de Vignet.

Lamartine conte à ce sujet une anecdote dont Joseph de Maistre est le héros. « Le comte Joseph de Maistre fut choisi par mon père absent pour le représenter au contrat et pour me servir ce jour-là de père… Le comte d’Andezenne, général piémontais, gouverneur de Savoie, servait de père à ma fiancée. On lut le contrat et l’on appela les témoins à la signature. Le gouverneur de la Savoie fut appelé le premier, par sa qualité de père de la fiancée et par son rang de représentant du souverain dans la province. Il signa et chercha à passer la plume à la main du comte de Maistre. Le comte que nous venions de voir dans le salon, tout couvert de son habit de cour et de ses décorations diplomatiques, avait disparu… On fut obligé de laisser en blanc la place de sa signature ; mais, une fois le contrat signé, il reparut… Nous lui demandâmes confidentiellement la raison de cette disparition qui avait contristé un moment la scène. « C’est, dit-il, qu’en qualité d’ambassadeur du Roi et de ministre d’Etat, je ne voulais pas signer mon nom au-dessous du nom d’un gouverneur de Savoie. Demain j’irai signer seul et à la place qui convient à ma dignité. » — L’anecdote serait curieuse, sans doute. Mais voici ce qui la rend tout à fait intéressante : Joseph de Maistre, que Lamartine a « vu » dans le salon « tout couvert de son habit de cour et de ses décorations diplomatiques » n’assistait pas à la cérémonie. Le comte de Maistre qui a signé au contrat n’est pas « l’illustre » comte de Maistre ; c’est son fils[23]. Rien ne montre mieux comment Lamartine « se souvenait. »

Au contraire de ce qui s’était passé pour le contrat, la cérémonie du mariage religieux se fit en grand secret ; elle avait donné lieu à des négociations délicates, à cause de la différence de religion des deux familles. On a cru même que la cérémonie catholique avait été célébrée à l’insu de Mme Birch. C’est une erreur : Mme Birch exigea seulement que le mariage eût lieu dans la chapelle du gouverneur, comme on le voit Dar cette lettre que lui adressa Lamartine[24] :


Madame,

J’avais selon vos désirs parlé au gouverneur hier matin ; il avait accepté volontiers, mais il m’avait recommandé de demander avant les ordres de l’abbé d’Étiolaz ; l’abbé d’Étiolaz m’a dit qu’il fallait nous marier à la paroisse de Maché, pour éviter toute irrégularité apparente dans un acte pareil. Il serait trop long de vous rapporter ses motifs ; je les ai combattus, mais il a insisté ; en conséquence, j’ai prévenu le soir Mme la Gouvernante que nous ne pourrions pas profiter de ses bontés. Ce matin, j’ai été prendre les arrangemens pour mardi avec le curé de Maché ; cela se fera à six heures du matin, les portes de l’église étant fermées ; on ne sonnera pas la messe, on ne laissera entrer que nous et nos témoins ; nous entrerons par la maison du curé. Mlle Marianne pourra venir chez ma sœur changer de toilette après la cérémonie et nous partirons. Ces arrangemens me semblent aussi secrets que possible et je ne puis pas me dédire trois fois dans deux jours pour si peu de différence. D’ailleurs cela ne dépend pas de moi, mais de l’autorité ecclésiastique à laquelle il faut que je me soumette pour ces formalités qui la regardent. Je vous prie, Madame, de considérer tout cela et de vouloir bien condescendre vous-même à un arrangement si peu important et que je ne puis pas empêcher sans inconvénient et sans manquer à l’abbé d’Étiolaz.

Agréez, Madame, mon profond respect et les sentimens plus tendres qu’un titre plus cher me permettra bientôt de vous offrir.

ALPHONSE DE L.


Mme Birch ne condescendit pas. Ni l’heure matinale, ni les portes de l’église fermées, ni le silence imposé aux cloches, ni l’entrée dérobée par la maison du curé, ne lui avaient semblé des arrangemens assez secrets. Lamartine dut se dédire une troisième fois et accepter l’offre du gouverneur de Savoie. C’est en effet à la chapelle du château que le mariage fut célébré le 6 juin 1820, à sept heures du matin, par le curé de Maché, l’abbé Favre. L’acte de mariage ne mentionne que les seuls témoins : le colonel chevalier de Maistre et le chevalier Louis de Vignet. Mme de Lamartine, qui avait quitté Chambéry le 2 juin, y assistait-elle ? Le passage embarrassé et contradictoire de son Manuscrit, tel qu’il a été publié, ne permet pas de le décider.

Une cérémonie protestante fut célébrée le lendemain à Genève. Elle était parfaitement inutile, et elle surprend un peu : Mlle Birch avait fait son abjuration, au mois d’avril précédent ; et l’acte de mariage dressé par le curé de Mâché ne mentionne aucune différence de religion entre les deux époux. Mais on aura sans doute voulu donner cette satisfaction à Mme Birch qui ignorait encore la conversion de sa fille au catholicisme.

Puis les nouveaux mariés partirent pour l’Italie.

Ils emmenaient Mme Birch.


SUR LA ROUTE DE NAPLES

On fit une halte à Turin, où Virieu était secrétaire d’ambassade ; puis on continua sur Florence.

Tout à coup le bruit de la mort de Lamartine se répand dans Paris. On lit dans les Débats du 9 juillet 1820 : « Un journal annonce aujourd’hui que M. Delamartine, auteur des Méditations poétiques, est mort à Naples des suites d’une maladie de poitrine. Nous espérons que cette nouvelle sera bientôt démentie et que la mort n’aura pas moissonné au commencement de sa carrière ce jeune poète, l’espoir le plus brillant de notre Parnasse[25]. » Une autre version parvint jusqu’à la mère du poète : son fils avait été assassiné sur la route de Florence à Rome par des brigands. Elle avait beau tenir en main une lettre postérieure à la date du crime, elle n’était qu’à demi rassurée. Son fils ne lui cachait-il pas quelque péril qu’il aurait couru ? « Je sais, par son ami M. de Virieu, qu’il redoutait de revoir en Italie une personne qui ne lui pardonne pas son mariage. » Le fait est que Lamartine avait retrouvé à Florence la princesse italienne à la beauté éblouissante, à la voix timbrée d’argent, qui, l’hiver précédent, lisait Walter Scott au poète malade dans sa mansarde. Il alla lui rendre visite, lui fit l’aveu de son mariage. Il y eut scène de jalousie, reproches, menaces…

Lamartine arriva tout de même vivant à Rome. Le jour qu’il y entra, on venait d’apprendre la nouvelle de la révolution de Naples. Il laissa ces dames à Rome et alla seul rejoindre son poste[26].

Et maintenant, après qu’on vient de lire ces lettres d’un poète à sa fiancée et tandis qu’on a dans l’oreille la musique de quelques-unes de ces phrases si tendres, il est curieux de se reporter aux passages de sa correspondance où Lamartine entretient ses amis, Virieu, Mlle de Canonge, Mme de Raigecourt, de ses projets de mariage. On est tout de suite frappé de la différence du ton. « Il y a quelques mois que j’ai fait connaissance de cette jeune Anglaise qui passe pour un fort bon parti… Ce ne sera qu’un projet. Cela me désole, sans que je sois le moins du monde amoureux… De l’amour, en a-t-on deux fois, ou du moins le second n’est-il pas une ombre du premier ? … Je tâche de me rendre le plus amoureux possible. J’aurai une véritable perfection morale ; il n’y manque qu’un peu plus de beauté… Je te dirai le fin mot à toi seul, c’est par religion que je me marie, etc. » Mais, en vérité, s’il n’était pas le moins du monde amoureux, qu’est-ce donc qui avait pu si fort l’attirer vers cette jeune fille plutôt que vers aucune autre, et faire qu’après moins de quinze jours il se fût empressé de demander sa main ? Cette union n’offrait pour lui aucun avantage spécial, ni comme fortune, ni comme situation sociale, ni comme relations et appui de carrière. En revanche, elle se présentait avec toute sorte de difficultés. Pour qu’il ait, à toute force, alors même que leur connaissance était si récente, et avec une précipitation qui étonna, voulu épouser une jeune fille qui n’était ni de sa religion, ni de son pays, et qu’on lui refusait, il fallait qu’il y eût une raison. Il y en avait une : c’est qu’il l’aimait… Seulement, il éprouvait quelque embarras à en convenir tout de suite vis-à-vis de ceux qui avaient été les confidens de son grand amour pour Elvire, et dans un temps où il était convenu qu’on n’aime pas deux fois.

Au surplus, les épisodes de la vie d’un écrivain n’ont de valeur et ne prennent de signification que par le retentissement qu’ils ont dans son œuvre. Si l’image de Marianne-Elisa ne faisait que se laisser deviner dans les Méditations, elle occupe une très large place dans les Secondes Méditations, et elle nous y apparaît enveloppée d’une chaude lumière. Ischia, les Préludes, Chant d’amour mettent dans l’œuvre du poète une note qui y manquait encore, celle de l’amour heureux. Après Graziella, après Elvire, Lamartine avait trouvé une inspiratrice nouvelle. Et c’est pourquoi nous avons pensé qu’il n’était pas sans intérêt de conter l’histoire de ce mariage, qui eut, dans la réalité des faits, toutes les péripéties d’un roman, et qui s’est traduit, en littérature, par de magnifiques vers d’amour.


RENE DOUMIC.


  1. Voyez la Revue du 15 août.
  2. Le ministère Decazes (19 novembre 1819) où le baron Pasquier avait le portefeuille des Affaires étrangères.
  3. « Pour Mademoiselle Marianne Birch, à elle seule. »
  4. Mme de Saint-Aulaire.
  5. « Pour Mademoiselle Birch en personne, à Genève. »
  6. « Pour Mademoiselle Marianne Birch, seule. »
  7. « Pour Mademoiselle Marianne Birch, à elle seule.
  8. Herriot, Madame Récamier et ses amis, II, 103.
  9. Thomas Moore, l’auteur de Lalla Rouk, est aujourd’hui bien oublié : il égalait alors en réputation lord Byron. Il séjourna en France, de 1820 à 1822, pour éviter la saisit, qui le menaçait en Angleterre. C’est pendant ce séjour à Meudon qu’il composa son poème : les Amours des Anges, avec lequel l’Eloa de Vigny n’est pas sans analogie.
  10. Cité par F. Reyssié : la Jeunesse de Lamartine.
  11. « Pour Mademoiselle Marianne Birch, à elle seule. »
  12. Lettre du 19 février : « à Mademoiselle Birch, pour elle seule, à Chambéry. »
  13. L’assassinat du duc de Berry, par Louvel, le 13 février.
  14. « Mademoiselle Marianne Birch, pour elle seule. »
  15. Le Journal de la librairie dans son numéro du 11 mars 1820 contient l’annonce suivante : Méditations poétiques, in-8o de 7 feuilles trois quarts. Imprimerie de Didot aîné, à Paris. — A Paris, au dépôt de la librairie grecque-latine-allemande.
  16. Le Conservateur, t. VI, 76e livraison.
  17. « Mademoiselle Marianne Birch, chez Mme la marquise de la Pierre à Leicherenne, près Chambéry (Savoie). »
  18. Même suscription.
  19. Lettre du 6 avril.
  20. « Mlle Marianne Birch chez Mme la marquise de la Pierre, à Leicherenne. Chambéry (Savoie). »
  21. Lettre du 4 avril, à Mme Birch.
  22. Lettre de Pierre de Lamartine de Prat à Mme Birch, 30 avril.
  23. Voir F. Mugnier : le Mariage d’Alphonse de Lamartine. (Mémoires publiés par la Société savoisienne d’histoire et d’archéologie. Tome XIII, Chambéry, 1884.)
  24. « A Mme Birch, à Caramagne. »
  25. La nouvelle fut en effet démentie ; mais l’ « écho » du Journal des Débats lui valut une lettre très vive sur « les inconvéniens graves qui peuvent résulter de l’insertion de faits aussi légèrement admis et aussi peu constatés, quand ils sont de nature à plonger dans la douleur des familles entières. » La lettre, datée de Mâcon et signée des initiales F. L. L. était de l’oncle du poète : François-Louis de Lamartine.
    La note du Constitutionnel est intéressante à connaître, comme donnant le ton des journaux défavorables à Lamartine. « On avait répandu le bruit de la mort de M. Lamartine jeune poète chateaubrianté qu’on dit très riche, marié à une très jolie Anglaise, et qui, pour se punir de toutes ces prospérités, rime en paix des vers bien tristes, bien lamentables ; mais on apprend que le nouveau Polycrate a trompé la Parque, qu’il va nourrir sa mélancolie sous le beau ciel de Rome, et que ses vers seuls continueront de faire couler les pleurs de ses sensibles amis. »
  26. Nous donnons ici les fragmens d’une lettre écrite de Naples par Lamartine et doublement intéressante par les faits qu’elle mentionne, et parce qu’elle est adressée au baron Mounier, celui-là même à qui Mme Charles avait recommandé Lamartine en 1817. Nous en devons la communication à l’obligeance de M. Chéramy qui possède également les lettres de Mme Charles à Mounier.
    Naples, 28 août 1820.
    Monsieur le baron,
    … Je ne vous ai point importuné de mes lettres, tant que je vous ai su dans la chaleur des grandes discussions législatives où vous venez de triompher pour notre bonheur, mais je pense qu’aujourd’hui que vous respirez entre deux combats, il vous reste un peu plus de tems pour vous abandonner à vos sentimens particuliers et pour revoir avec intérêt et bonté le nom d’un homme qui vous sera toujours attaché. Je crois d’ailleurs avoir de nouveaux remerciemens à vous faire au sujet du présent flatteur que le gouvernement m’a accordé dans la collection des classiques de Didot. Je ne vois que vous qui ayez pu lui inspirer cette idée bienveillante à mon égard…
    Je me suis marié depuis mon départ de Paris. J’ai épousé une jeune anglaise que j’ai amené ici. J’ai fait un mariage convenable, agréable et qui me fait espérer toute sorte de contentement ; j’ai un grand plaisir à vous en faire part et à penser que vous voudrez bien vous intéresser à tout ce qui m’arrivera d’heureux.
    Nous sommes ici au milieu des premières crises d’une révolution qui commence et qu’on ne peut encore calculer ; les premiers triomphes du parti vainqueur n’ont été souillés par aucun excès ; ils ont été plus sages que nous ne l’étions même en 89. Les hommes principaux à la tête du mouvement se conservent dans cette modération d’idées et de conduite ; mais le succès a un peu ennyvré le reste qui ne reconnaît déjà plus ses chefs et qui donne de vives inquiétudes aux amis de l’ordre, de quelque opinion qu’ils soient. On attend avec anxiété l’ouverture du Parlement qui, à ce qu’on imagine, prêtera sa force au gouvernement nouveau…
    N’oubliez pas, je vous prie, de me rappeler de tems en tems aux bons souvenirs de M. de Reynneval. Je n’ai pas dans ma place d’autre moyen de me rappeler à lui.
    J’ai l’honneur d’être avec un profond respect et un durable attachement, Monsieur le baron, votre très humble et très obéissant serviteur,
    ALPHONSE DE LAMARTINE.