Le Mariage de Victorine/Introduction

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Le Mariage de Victorine
Théâtre complet de George SandMichel Lévy frères2 (p. 1-4).


À propos d’une pièce de théâtre intitulée Claudie, un critique sérieux, M. Gustave Planche, me fit l’honneur, il y a quelque temps, de m’appeler le disciple de Sedaine. Je dis que ce fut un honneur pour moi, parce que ce serait une grande preuve de goût de ma part d’avoir choisi un tel maître pour modèle. Mais je n’accepte pourtant pas cette qualification, parce que qui dit disciple, dit continuateur, et, malgré ce que je viens d’oser en écrivant le Mariage de Victorine, je n’ai pas la prétention de continuer l’œuvre de Sedaine.

Dans cet article trop bienveillant pour moi, où M. Planche a dit d’excellentes choses sur le Philosophe sans le savoir, il me conseillait d’étudier le maître. Cela me fit relire la pièce, que je ne connaissais pas, car je l’avais vu jouer dans mon enfance et je n’en avais conservé qu’un vague souvenir. En même temps que je la relisais au fond du Berry, on la reprenait à Paris. J’en lisais l’appréciation dans les journaux, et naturellement ma pensée s’attachant à ce sujet simple et charmant, l’envie me vint d’écrire la suite du roman esquissé par Sedaine. Était-ce ambition ou émulation ? Ni l’un ni l’autre. Ce n’est pas dans l’âge mûr, et après vingt années de travail littéraire, qu’on se fait illusion à soi-même et qu’on se flatte d’atteindre la perfection rêvée dans la jeunesse. Mais il est permis à un artiste, quel qu’il soit, de s’éprendre d’un sujet indiqué par un maître. Ce fut donc tout simplement fantaisie : fantaisie légitime et d’autant plus modeste qu’elle eût pu sembler orgueilleuse de la part d’un disciple avoué de Sedaine.

J’avoue que je ne pus suivre le bon conseil du critique ; il ne me fut pas possible d’étudier Sedaine ; mais je lui dois de l’avoir relu avec un plaisir plus vif, et c’est grâce à lui que j’en ai mieux compris le charme et mieux savouré la touchante simplicité.

Pourquoi ne me fut-il pas possible d’étudier Sedaine ? Est-ce parce que je ne sais pas étudier, ou parce que Sedaine n’est pas à étudier ? Il y a peut-être de l’un et de l’autre. Peu importe que je sache étudier ou non, mais il importe peut-être de savoir pourquoi certains maîtres ne sont pas étudiables. Je crois que Sedaine ne l’est guère, parce que son mérite est dans son individualité et non dans sa forme. Je ne vois même pas qu’il ait eu une forme ; sous ce rapport, ses ouvrages ne se ressemblent pas entre eux, et la Gageure imprévue ne semble pas écrite de la même main que Félix ou le Magnifique. Ici, le style est simple et naïf ; là, il est brillant et recherché. Les différentes pièces de Sedaine sont conduites d’après des procédés fort divers. Il en est qui ne sont pas conduites du tout, et ce sont peut-être, je ne dis pas les meilleures, mais du moins les plus saisissantes par l’émotion qu’elles produisent. Il y a un petit acte d’opéra-comique, la Suite du comte d’Egmont, où il n’y a rien, en vérité, de ce qui constitue une pièce de théâtre, et cependant je défie qu’on le lise de bonne foi sans pleurer. Le grand mérite, la véritable grandeur de Sedaine n’est donc pas dans la forme, et j’avoue que je ne trouve pas irréprochable celle du Philosophe sans le savoir, encore que ce soit la mieux conduite de ses pièces. Mais ce qui est irréprochable, inimitable par conséquent dans Sedaine, c’est la sensibilité profonde et vraie de l’expression, c’est la noblesse vaillante et simple des caractères ; on aime les personnages de Sedaine, on les comprend et on y croit. Sous ce rapport, le Philosophe sans le savoir est bien véritablement son chef-d’œuvre, et je ne trouve pas que, excepté M. Planche, aucun des critiques qui ont parlé dernièrement de la reprise de cette pièce l’ait appréciée comme elle le mérite. On a dit que c’était une bonne petite vieillerie charmante, un tableau d’intérieur flamand bien suave, bien frais, et d’une harmonie bien agréable à regarder pour reposer la vue après les tons criards de la moderne littérature dramatique. Tout cela est vrai, mais cela n’est pas tout. Il y a plus que de la fraîcheur, plus que de la naïveté, plus que de l’harmonie dans le tableau de Sedaine ; il y a, je le répète, de la véritable grandeur. Où est-elle ? dans la forme ? Non, car il n’y a pour ainsi dire pas de forme comme on l’entend de nos jours. Dans la couleur ? Non. La couleur est bonne sans être belle précisément. La grandeur est dans les types. Ces types ne sont pas des types flamands, j’en demande pardon aux critiques, ils sont français et bien français. Ce sont les derniers bons Français du XVIIIe siècle, s’élançant, avec tant de calme qu’on ne s’en aperçoit pas d’abord, vers le siècle nouveau. Le calme, c’est la force ; mais ce ne sont pas là des fumeurs paisibles, absorbés dans la douceur du repos et dans le bien-être de la vie intérieure. Ce sont des hommes bien trempés, qui luttent contre les fausses idées de leur siècle, tout en conservant avec la même fermeté les idées éternellement bonnes et vraies. On respire l’honneur, le courage et la générosité dans l’atmosphère de M. Vanderke. On sent que rien de grand et de fort ne sera impossible dans cette famille ; et, en présence de ce chaste amour de la petite Victorine pour l’héritier d’un nom et d’une fortune, en présence de cette fierté puritaine du vieux Antoine, qui s’efforce d’étouffer l’amour de sa fille, on ne peut pas douter un instant du résultat que Sedaine a laissé prévoir et que j’ai osé montrer.

Maintenant, qu’on me reproche, si l’on veut, d’avoir mal interprété cette donnée, on aura peut-être raison ; mais, si l’on me dit que l’auteur du Philosophe sans le savoir, dans le cas où il aurait voulu faire une suite, n’aurait pas osé conclure par le mariage de Victorine avec Vanderke fils, je répondrai que je n’accepte pas cette assertion, et que, si ma conscience littéraire n’est pas satisfaite de mon œuvre, du moins ma conscience personnelle est tranquille en ce qui concerne le maître dont je suis l’admirateur aimant et pénétré.


Le sentiment dont j’étais animé en rendant hommage à la mémoire de Sedaine a été vivement partagé par les excellents artistes qui ont mis tous leurs soins à représenter le Mariage de Victorine. Le Gymnase doit être un théâtre de prédilection pour quiconque aime à se voir secondé par un travail actif, consciencieux et intelligent avant tout. Lorsque j’ai confié l’exécution de ma pièce à M. Lemoine-Montigny, j’ai eu à me louer infiniment des soins éclairés apportés par lui à la mise en scène et à la réduction, toujours nécessaire, de certains détails, qu’une grande expérience du théâtre peut seule apprécier. Quant au talent individuel des artistes du Gymnase, le public, qui l’a tant de fois applaudi, a pu le constater une fois de plus en cette occasion. Madame Rose-Chéri a été une ingénue adorable, digne, ainsi que M. Geoffroy (Antoine), des plus beaux temps de la Comédie-Française. M. Dressant, dans le rôle de Vanderke fils, et M. Lafontaine, dans celui de Fulgence, ont peint, chacun avec une vérité touchante et profonde, un même sentiment modifié dans deux types complètement opposés. Mademoiselle Figeac, aimable et jolie dans un petit rôle, et mademoiselle Mélanie, sympathique dans un rôle plus court encore, ont bien voulu concourir à l’ensemble remarquable de l’exécution. Quant à M. Dupuis, chargé du rôle du philosophe sans le savoir, il a été noble, généreux et simple comme le type de Sedaine, et, si les types primitifs se sont effacés sous ma plume, du moins les artistes que je remercie leur ont rendu tout ce que je pouvais leur avoir fait perdre.

G. S.