Le Mariage de l’adolescent/15

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Bernard Grasset (p. 186-199).



XV


Avez-vous observé déjà le visage d’un orphelin de la veille que la mort du père laisse soutien de famille ? Ses traits sont changés du jour au lendemain ; il semble plus âgé, marqué par cette précocité du malheur et ce sens d’une responsabilité prématurée qui mûrissent l’enfant. Il s’est senti vieillir en une nuit.

C’est une impression analogue que je devais rapporter de mon voyage à Bourbon. Elle m’était inspirée par l’événement contraire : l’orphelin découvre sa force propre, en face d’une force morte ; la mienne me fut révélée par une faiblesse à naître.

J’étais encore tremblant et irrésolu en sortant de la gare de Moulins ; tandis que je me dissimulais dans la voiture que j’avais loué afin d’éviter de rencontrer quelque connaissance au chemin de fer local, je tâchais de surmonter mes appréhensions : comment allais-je trouver Geneviève ? Quelle réception me ferait sa mère ? Si un hasard malencontreux me plaçait sur la route de mon père, que lui dirais-je pour expliquer mon retour clandestin ? Je me résignais à subir ces fatalités diverses, mais j’en pâlissais d’angoisse.

Sitôt que je fus arrivé, mon sentiment changea.

J’avais craint qu’une mère indignée, armée de ses droits et de ma faute, ne m’empêchât de voir sa fille en me chassant honteusement.

Je trouvai deux femmes abattues et navrées, dont la prostration désemparée n’avait guère la force de me repousser.

En entrant dans leur villa, j’avais préparé, à l’intention de Mme Renaud, quelques faibles phrases de repentir. J’étais humilié à l’idée de revoir cette mère trop confiante, et je regrettais le temps où je n’avais à rougir sous ses yeux que parce qu’elle me traitait en petit garçon.

Mais dès les premiers mots de Mme Renaud, je sentis que nos rapports étaient modifiés, désormais. Elle essaya de me reprocher ma conduite en des propos égarés qui trahissaient un trouble plus profond encore que son ressentiment. Elle se tut brusquement ; puis resta muette, lorsque je lui eus répliqué :

— Vous me calomniez et vous calomniez votre fille : je ne suis pas un séducteur et elle n’a rien perdu de son honnêteté. Qu’elle soit légalement à moi et nous ne sommes plus coupables. Le crime, ce n’est pas d’avoir commencé à nous aimer : ce serait de ne pas continuer… J’ai toujours rêvé d’épouser Geneviève, vous le savez.

Je discernai dans l’attitude de Mme Renaud je ne sais quelle espèce de considération à mon égard : elle me maudissait, certes ; elle voulait me détester… mais elle ne pouvait s’empêcher de reconnaître que la chose inéluctable m’imposait à elle malgré sa volonté. Il lui suffisait de constater l’élan de Geneviève à mon arrivée. En dépit de son respect pour sa mère et de sa honte douloureuse Geneviève s’était élancée vers moi, dans mes bras, réclamant instinctivement la seule protection possible qui la sauverait.

J’y gagnais une sorte de prestige auprès de sa mère. Mme Renaud sentait obscurément qu’il fallait m’accepter, sans m’inculper ni me disculper, car je demeurais l’unique recours qui leur restât.

Après un grand silence, elle me dit tout à coup avec une singulière humilité :

— Qu’allons-nous devenir, qu’allons-nous faire ?

Et ces simples mots, ainsi prononcés, avaient une portée éloquente.

Elle me demandait conseil, à moi… sans s’attarder aux vaines récriminations.

D’où lui venait cette étrange mansuétude ? Était-ce le sentiment de son impuissance, une dignité de ne point se lamenter sur l’irréparable, le regret de n’avoir pas su le prévoir ; ou, plus simplement, son immense affection pour sa fille dont je représentais le bonheur, le destin, tout l’avenir ?…

Toujours est-il que cette faiblesse touchante m’émut autrement que des reproches amers. Je sentis mes yeux se mouiller ; et, transporté de respect, de pitié et de remords, je saisis la main de Mme Renaud, j’y posai mes lèvres, en répétant à plusieurs reprises :

— Madame, pardonnez-moi… ayez confiance en moi. Je n’ai pas peur de mon devoir.

À partir de ce moment, j’agis avec la décision et la fermeté dont m’imprégnait le sentiment de ma jeune autorité. J’éprouvais une joie puissante à jouer le rôle qui m’était dévolu : il n’y avait pas trois mois, cette mère me parlait avec la bienveillance compatissante qu’on témoigne aux enfants présomptueux qu’il faut désabuser. Aujourd’hui, elle attendait anxieusement mes avis… Ô mon orgueil !

Je déclarai simplement, après avoir réfléchi :

— Je ne veux pas vous leurrer : la meilleure solution à envisager, qui serait l’aveu loyal de notre situation à mon père m’apparaît momentanément dangereuse… Mon père est un homme trop flegmatique pour qu’une surprise brutale le prenne au dépourvu. Il est nettement opposé à l’idée d’un mariage entre adolescents. Ma faute et ses conséquences ne le convertiraient pas ; au contraire, elles lui inspireraient peut-être des considérations blessantes… Avant de reprendre la discussion avec lui, j’estime qu’il est indispensable de mettre mes théories en pratique et de lui prouver que les enfants d’aujourd’hui sont mûris avant l’âge ; la floraison hâtive de leur conscience s’est épanouie au soleil de 1915 : le tombeau des aînés fut leur piédestal ; et c’était une loi naturelle que la disparition prématurée d’une génération engendrât la force précoce de la suivante. Mais, hélas ! à quoi sert d’avoir raison contre des préjugés ? Pour vaincre ceux de mon père, je n’ai qu’un moyen ; la temporisation qui, tout en le persuadant de ma persévérance, me rapprochera aussi du jour où j’aurai le droit légal de lui dire que l’enfant a le devoir d’agir en citoyen libre avant celui d’être un esclave filial, et que son père ne peut pas plus l’empêcher de fonder un foyer que de faire son service militaire.

Mme Renaud se rangea à mon opinion ; elle m’avoua qu’elle ne se souciait pas d’affronter une explication avec mon père. J’eus un nouveau remords en m’apercevant que cette honnête femme souffrait, par ma faute, d’une situation fausse qui risquait, — grâce à ma jeunesse et à la disproportion de nos fortunes — de la faire passer, aux yeux des malveillants, pour une mère astucieuse. Elle en était réduite à craindre qu’on ne lui imputât le mal dont elle était victime.

Elle reconnut également avec moi que son séjour à Bourbon serait bientôt rendu intenable — vu la position de Geneviève. Je l’engageai donc à revenir à Paris, le meilleur asile pour ceux qui se cachent. Chaque quartier y est une petite ville où l’on est ignoré des autres et il suffit de passer un pont pour entrer dans un milieu étranger. Et là, je pourrais rester auprès d’elles…

Mme Renaud eut un mouvement de recul, à cette idée. Elle se lamenta avec une véhémence farouche :

— Dans quelle impasse m’avez-vous jetée !… Que ferait une femme qui se trouverait à ma place ?… Je ne peux pas vous injurier ni vous menacer comme un homme responsable d’une vilaine action. Vous n’êtes pas un misérable : vous n’êtes qu’un enfant passionné qui a commis une folie… Et nous, nous sommes deux malheureuses sans soutien, sans protection : livrées à toutes les suspicions, aux plus basses calomnies… Et la seule issue que vous me proposiez c’est d’aller vivre avec vous ?… Il y a des moments où je me demande si nous ne ferions pas bien de nous suicider, ma fille et moi… Il voudrait mieux mourir que d’être méprisables… Que penserait-on de nous ? Et que dirait-on d’une promiscuité aussi déshonorante ?

J’étais déchiré par ces paroles : le mal que je lui causais m’inspirait une affection infinie pour cette pauvre femme si indulgente et si estimable. Mais je dissimulais mon trouble, car il fallait la convaincre et combattre sa raison au nom d’une raison supérieure.

Je dis froidement ; m’animant graduellement :

— Vous ne songez pas, Madame, qu’il reste une troisième solution… Vous pouvez demeurer à Bourdon et accepter la demande en mariage de M. Barillot. Ainsi Geneviève deviendra légalement épouse et mère, personne ne saurait flétrir votre décision, et le monde approuvera hautement un dénouement aussi judicieux. Au lieu de cela, si vous acceptez mon projet, vous abritez l’immoralité sous votre toit, vous prenez les torts de deux amants sous votre responsabilité, vous adoptez le suborneur de votre fille et vous protégez une naissance illégitime ; vous ne reculez pas devant tous ces forfaits, parce que vous faites passer d’abord ces trois forces sacrées : un père, une mère, un enfant. Et pour défendre contre la malédiction sociale cet amant, cette maîtresse et ce bâtard, vous étendez au-dessus de leurs têtes vos mains pures de grand’maman…

J’achevais, d’une voix enrouée :

— Évidemment, Madame, entre la compromission qui vous vaudra la considération du monde ou l’indignité qui vous attirera le blâme universel, vous saurez choisir… Et je suis sûr d’avance que vous vous déciderez pour le parti le plus noble et le plus juste.

Je tremblais nerveusement, à force de surexcitation. Geneviève sanglotait. Mme Renaud me considérait fixement… Ah ! comme nous nous comprenions ; nos yeux pleins de larmes échangeaient des pensées de gratitude. Une émotion extraordinaire nous transportait. Nous étions hors de nous… Tout à coup, Mme Renaud m’étreignit la tête et me baisa au front, en s’écriant — vaincue :

— Ah ! Mon enfant… Mon enfant… Que Dieu veuille juger ma conduite comme la juge ta conscience… Je ne peux pourtant pas tuer ma fille !