Le Mariage de l’adolescent/5

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Bernard Grasset (p. 48-60).



V


Je la vois fréquemment mélancolique. Son sourire s’attriste ; elle reste de longs moments sans parler, les yeux ailleurs. On dirait qu’une peine intérieure la consume. Nous sommes jaloux du silence, des pensées de celle que nous aimons ; le secret dont nous ne sommes pas l’objet nous trouve hostile. J’avais commencé par demeurer taciturne en face d’elle, affectant une discrétion boudeuse. Et puis, j’ai fini par l’interroger — en somme, pourquoi se refuserait-elle aux confidences ? À l’instant où elle s’absorbait dans sa rêverie morne, je lui dis doucement :

— Qu’avez-vous ?

Elle a murmuré :

— J’ai de l’ennui à vivre de nos jours.

Elle s’est aperçue que sa réponse me stupéfiait. Elle a cru que je ne la saisissais point ; alors, elle a développé son idée :

— Je ressens l’amertume d’être née trop tard, ou trop tôt. J’aurais voulu que mon existence fût terminée, avant de connaître les temps que nous traversons ; ou bien n’être à présent qu’un baby sans pensée, incapable d’apercevoir les obstacles que la réalité oppose partout à nos désirs… N’y a-t-il pas un malaise à vivre dans l’intervalle d’une époque qui s’est achevée et d’une ère qui commence à peine, entre un mal dont on languit encore et un remède embryonnaire ?… Chaque peuple passe par des phases de prospérité et de calamités qui sont les intermittences de l’Histoire : un siècle rachète l’autre… mais l’homme n’a qu’une existence à vivre ! Qu’il tombe dans la mauvaise période, et ses aspirations se trouvent fauchées par les événements… J’ai l’impression de végéter devant le berceau du bonheur : l’humanité de demain verra l’enfant grandir ; mais moi… j’aurai souffert de la crise sans pouvoir jouir du renouvellement.

J’étais confondu : elle ne m’avait jamais parlé sur ce ton et je ne reconnaissais pas son esprit. J’ai répliqué :

— Je ne vous comprends pas : vous tenez le langage d’une personne qui aurait le double de votre âge… Songez à vos dix-huit ans !

Sa riposte partit avec impétuosité :

— Oui : je suis jeune… Eh bien ? la jeunesse est un stage, et non pas une attente… Ah ! ne prétendez pas que j’aie du temps devant moi… Le sort de toute destinée dépend de son point de départ… Que m’importe que la route soit longue, si elle ne doit pas conduire au but que je souhaite ? C’est à dix-huit ans qu’on prépare sa vie : la mienne s’engage dans une impasse.

Je n’ai pas persisté. Pour démêler ce que signifiaient ces paroles, il eût fallu lui poser trop de questions : c’est une hardiesse qui m’a toujours coûté ; la crainte d’importuner ceux que j’aime prime mon intérêt pour eux ; et plus je suis attaché à quelqu’un, plus ma réserve pusillanime me donne l’apparence de rester indifférent à ses soucis.

D’ailleurs, j’étais peu disposé à entrer dans les vues de mon amie, ce jour-là : la joie de me trouver avec elle me rendait inapte à toute tristesse.

Je ne me préoccupais plus des événements qui n’avaient point touché ma sécurité ni celle de mon entourage ; je n’étais guère enclin à généraliser, quand mon esprit était empli d’une seule image : peut-on voir l’avenir en noir, à côté d’une créature aux joues roses ? Et je ne me désolais pas des temps présents, car j’étais tout porté à bénir le siècle où vivait une Geneviève.

Mais quelques jours plus tard, un incident imprévu devait me faire comprendre les propos étranges qu’elle venait de tenir.

Nous étions allés en excursion au Prieuré de Vernouillet ; nous jouissions du bon air, du soleil, de la belle vue du lac ; nous étions gais d’être ensemble, en parfaite union, le corps alerte et l’âme légère. Je sentais que cette douce journée était de celles qu’on voudrait revivre plusieurs fois, à la place des lendemains insipides.

Au cours de notre visite, lorsque nous fûmes devant la Vierge Noire à la Chaise, je contai à Geneviève que, jadis, les filles qui craignaient de vieillir sans trouver de mari venaient ici en pèlerinage. Et j’ajoutai, en manière de plaisanterie :

— Si vous redoutez de coiffer sainte Catherine, voici l’instant de formuler un vœu.

Elle ne répondit rien.

Un instant après, nous reprîmes le chemin de Bourbon. Geneviève marchait devant moi, en regardant fixement l’horizon : lorsque je la rejoignis, je m’aperçus qu’elle avait des larmes dans les yeux. Je la voyais de profil : une buée humide se répandait sur sa sclérotique, gonflait peu à peu sa paupière ; et elle s’efforçait de ne point battre des cils, afin d’empêcher ses pleurs de couler.

Je compris soudain la raison de son affection secrète.

La rafale a balayé sur son passage une femme âgée et une enfant, sans que ces deux faiblesses, perdues parmi tant d’autres faiblesses, aient su se défendre. Geneviève a médité la leçon des événements. Elle a déjà connu les étapes pénibles des revers de fortune, la position restreinte un peu plus chaque année. Précoce et soucieuse, sa jeunesse pensive a regardé autour d’elle ; le doute lui est entré dans l’âme à l’âge où notre âme appelle les illusions ; elle demande à découvrir le monde, et on lui montre une coquille vide ; elle cherche le but de sa vie, et elle voit le mot : renoncement, écrit sur une porte close.

Alors, dans la solitude que lui impose sa mère malade ; — déplorant les temps difficiles, le passé si proche qui faucha tant de vies humaines au plus bel âge de l’homme, — elle écoute sonner toutes les heures inutiles qui emportent, goutte à goutte, un peu d’espérance avec chaque minute écoulée.

Geneviève a peur de ne pas se marier.

Elle est encore bien jeune, direz-vous… Mais je songe maintenant à la portée de ses paroles : « Ne prétendez pas que j’aie du temps devant moi… C’est à dix-huit ans qu’on prépare sa vie ! » Oui, pour la lutte qu’elle voudrait entreprendre, il n’est pas trop tôt — il serait vite trop tard : la jeunesse est quelquefois brève, la chair est fragile… La jeunesse se fane : la beauté peut être à jamais gâtée par une maladie : les malices du hasard sont dangereuses. Et cette jolie fille pauvre qui souhaite éperdûment de vivre, de n’être point isolée comme une chose inutile, d’avoir un foyer, un compagnon, sait qu’en cette guerre au mariage ses meilleures armes sont les moins durables : la fraîcheur, la santé, la pureté juvénile des charmes, toutes les qualités qui suppléent à son infériorité sociale. Elle murmure devant son miroir :

« Lorsque l’éclat de ce visage se sera terni et que mon caractère s’aigrira dans l’attente, qui viendrait me choisir de préférence aux plus favorisées ? »

Et, pour elle, une année passée est une bataille perdue.

Telle est la mentalité de la jeune fille sans dot dont le printemps se lève sur un monde en ruines peuplé de femmes en deuil ; elle cherche du regard celui qui sera son fiancé : elle voit des vieillards, des malades, des infirmes, des enfants ; et elle s’aperçoit que les Princes Charmants sont des croix de bois plantées dans des plaines désertes. Le Minotaure a réclamé son impôt, broyé sous sa mâchoire d’acier la mâle jeunesse de France.

Dans son égoïsme excusable, la vierge pense : « Quand une nouvelle génération aura formé d’autres hommes, je serai une vieille fille. »

Celle qui se dit cela, c’est une créature pétrie de grâce, de douceur et de tendresse, faite pour le bonheur des yeux et la joie de l’âme.

Le feu de son regard, les rondeurs de sa poitrine, la courbe harmonieuse de ses hanches de Cybèle semblent une protestation vivante contre le sort injuste auquel elle se croit condamnée.

Et je suis tout attendri devant cette enfant charmante qui pleure sur sa beauté stérile.

Aussi, pourquoi les préjugés confèrent-ils à l’époux cette priorité d’âge ? L’aînesse du mari apparaît comme une condition normale, essentielle, indispensable. La fille de vingt ans est destinée à l’homme qui a passé la trentaine.

Geneviève aurait-elle cette manière de voir ?… Si elle savait, pourtant, que le rêve inaccessible est si près d’elle… Je l’aime. Je me soucie peu de sa fortune : tous les biens terrestres s’incarnent en son être.

Lorsque nous fûmes arrivés à sa porte, je ne pus me tenir de lui dire affectueusement :

— Geneviève…

Elle eut un mouvement de surprise, parce que c’était la première fois que je l’appelais ainsi.

— Geneviève, n’oubliez pas que vous êtes plus jeune que votre douleur et ne tablez pas sur l’incertitude des échéances futures : le désespoir est aussi fou que l’espoir. Quand demain sera là, vous vous apercevrez que vos ennuis sont restés en route et que le malheur vous a manqué de parole… Vivons pour le présent. À quoi bon prévoir l’avenir : tous les chemins mènent à la mort.