Le Marquis de Vogüé (P. Imbart de La Tour)

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Revue des Deux Mondes6e période, tome 36 (p. 894-906).
LE MARQUIS DE VOGÜÉ

Le 12 juin 1902, M. de Heredia, recevant le marquis de Vogué à l’Académie française, résumait ainsi les divers aspects de sa carrière : « Haute, multiple, utile et brillante, votre vie m’apparait comme l’épanouissement de votre race. Je n’en sais pas de mieux remplie. Elle est si pleine qu’elle semble contenir toutes les vies dont elle est la suite… » Aucune définition plus juste. Le grand homme de bien qui s’est éteint, doucement, à la limite de l’existence humaine, entouré de la tendresse des siens, de la vénération de tous, a été un des Français les plus complets de son temps. Gâté par la naissance, la fortune et le talent, archéologue, historien, diplomate, agriculteur, homme politique et homme d’œuvres, appliqué aux tâches les plus variées, dans toutes égal à lui-même, dans toutes « aussi glorieux qu’aimé, » que put-il envier de ce qui vaut ici-bas la peine de vivre ? Qu’eut-il à regretter dans cette longue suite de jours sans trêve consacrés au service des plus nobles causes ? Il étonne, déconcerte d’abord par la richesse de ses dons, et nous ne savons ce qu’il faut admirer le plus de la diversité de son action ou de l’unité supérieure de son œuvre. L’histoire étudiera un jour, dans le détail, tous ses titres à la reconnaissance publique. Nous voudrions simplement, dans l’émotion que nous cause sa mort, rappeler ce qu’il fut : esquisse rapide qui sera comme l’hommage, bien imparfait, d’ailleurs, du souvenir, de nos regrets, de nos respects.


M. de Vogué est né le 18 octobre 1829. On sait que sa famille appartenait au Vivarais. Mêlée, dès le XIe siècle, à son histoire, puis à la nôtre, donnant à la province, comme à la France, toute une lignée d’hommes de guerre ou d’hommes d’Eglise, d’administrateurs ou d’écrivains, elle eut l’heureuse fortune de durer. Au début du XIXe siècle, la grand’mère du marquis s’était fixée dans le Berry. Son père, soldat comme la plupart de ses ancêtres, s’était signalé, en 1823, à l’expédition d’Espagne, en 1830, à la prise d’Alger. La révolution de Juillet brisa son épée, sans mettre fin à ses services. Il s’était retiré dans ses terres, pour s’y consacrer à l’industrie et à la culture. L’adolescent eut devant lui ces exemples. Il avait fait ses études au lycée Henri-IV. A vingt ans, il entre dans la monde, ambitieux à son tour de se faire par lui-même un nom. Tocqueville, alors ministre des Affaires étrangères, le nomme attaché d’ambassade et l’envoie en Russie. La République libérale se fût-elle fondée, M. de Vogué n’eut peut-être été qu’un diplomate. Le coup d’Etat, qui arrêta net sa carrière, allait faire de lui un savant.

Il était rendu à lui-même, libre, maître, un peu incertain, de son avenir, convaincu du moins que, quelle que fût la voie, il fallait en choisir une. A Pétersbourg s’était déjà éveillée sa vocation. En 1872, elle le conduit à l’école des Chartes et, un an plus tard, sur les grandes routes de l’Orient. C’était alors l’époque des découvertes. Saulcy, Renan, Oppert venaient de déchiffrer les langues de Tyr et de Babylone. Le jeune voyageur part à son tour, traverse l’Allemagne, débarque en Égypte, galope en Judée, en Galilée, jusqu’à Jérusalem. Le voici désormais dans ce domaine où il aimera à se mouvoir, et auquel, jusqu’à la fin, il restera fidèle. Entrer à vingt-trois ans dans le pays du rêve, y rencontrer ces deux grandes enchanteresses, la nature et l’histoire, se livrer à elles, s’instruire à leurs leçons, s’exalter de leur charme, quelle formation ! Qu’avide d’émotions, tout imprégné encore de romantisme, le pèlerin ait été sensible au merveilleux décor, au ruissellement de la lumière, à l’étendue de ces horizons où l’infini de la pensée va se perdre dans l’infini de l’espace, lui-même nous l’avouera volontiers. Mais plus encore que la nature, l’histoire l’avait conquis. Il s’aperçut alors que ce passé se déroberait toujours à ceux qui n’en connaîtraient pas la langue. Ce premier voyage n’avait guère été qu’une chevauchée de jeunesse en quête d’aventures. M. de Vogué revient en France, s’initie, seul, à la philologie sémitique et repart, en 1862, muni de ce viatique intellectuel. Cette fois, il explore Chypre et la Syrie, pousse jusqu’à Palmyre, s’enfonce dans le Haouran, pour revenir à Jérusalem. En 1869, il se rendra une troisième fois en Palestine. — Qu’avait-il trouvé dans ces contrées mortes ? Qu’en rapportait-il ?

Une ample moisson de documens et de monumens. En vérité, il était né archéologue. Sur ce sol piétiné par les siècles, aucun vestige n’échappe à son regard. Le mètre ou le crayon en main, il fouille, découvre, mesure, déchiffre. Monnaies, stèles, tombeaux, fûts de colonnes ou volutes de chapiteaux, assises des temples ou des palais, tous ces débris oubliés par les siècles sortent peu à peu de l’ossuaire où ils dormaient leur paisible sommeil. A Chypre, notre savant relève les inscriptions phéniciennes ou grecques, les statues, les décombres qui lui permettront d’assigner à l’art primitif des Iles une origine asiatique. En Syrie, il s’improvise architecte et géomètre, et refait la géographie ancienne de la province. Au Haouran, il retrouvera, grâce aux textes gravés, toute une civilisation qui, des Séleucides, s’est épanouie jusqu’aux Arabes. A Jérusalem, il explore les fondemens du Temple, notant « pierre par pierre, jusqu’aux marques de l’outil qui a servi à les fouiller, jusqu’au nombre des dents dont elles portent l’empreinte. » Jugez à ces découvertes de quels trésors s’enrichit la science ! Le sphinx révèle son énigme ; et surtout la clef est trouvée qui rendra à la lumière quelques siècles d’histoire. On ne dira jamais assez ce que la philologie et l’épigraphie ont gagné à ces recherches. M. de Vogué y fut un maître. Nous lui devons la connaissance de l’araméen, cette langue populaire qui, du VIe siècle avant notre ère jusqu’à la conquête romaine, fut celle de l’Orient. Entré à trente-neuf ans à l’Institut, le jeune érudit avait clé aussitôt attaché à la commission du Corpus des inscriptions sémitiques. Après Renan, il la présida et en demeura, jusqu’à sa mort, l’infatigable inspirateur.

Cette contribution à l’orientalisme n’est pas la seule. Dans ce pèlerinage à travers des ruines, le savant n’oubliait ni ses croyances, ni son pays. Quelque goût qu’il eut pour les monumens des Phéniciens ou des Hébreux, combien plus chères lui étaient les reliques du passé chrétien ou des croisades ! Dès son premier voyage, il en avait cherché la trace. En 1860, paraît son livre sur les Églises de la Terre Sainte. Dans quelle mesure les Croisés ont-ils porté notre art en Orient ? Comment le style roman s’est-il uni au style arabe ? Autant de problèmes qu’il s’efforce de résoudre. Eglises des Lieux Saints, de Judée, du littoral, défilent devant ses yeux. L’auteur les classe, les décrit, les raconte… Et elles semblent retrouver une voix pour nous apprendre, qu’en art, comme en histoire, rien n’est immobile, que, transplantée sur un autre sol, l’architecture subit tôt ou tard les influences de son milieu. Les églises des croisades peuvent être filles des nôtres : elles ne tardent point à s’altérer sous les parures qu’elles empruntent aux coupoles de Byzance ou aux minarets de l’Islam. — De 1865 à 1877, deux autres volumes vont nous décrire les monumens civils ou religieux de la Syrie chrétienne. M. de Vogué avait retrouvé entre Alep et Damas tout un groupe de villes, presque intactes, abandonnées devant l’invasion arabe. Elles étaient demeurées debout, comme dans l’attente du retour, avec leurs maisons, leurs basiliques, leurs portiques ; véritables Pompéi de l’Orient, plus mal protégées, hélas ! contre les morsures des siècles par le ciel de Syrie, que leur sœur italienne par les cendres du Vésuve. Les voici rendues au jour et, grâce à elles, nous savons aujourd’hui ce que furent ces premières cités chrétiennes, tout imprégnées encore des souvenirs évangéliques… De telles découvertes sont rares. Elles eussent suffi à illustrer une vie. Dès 1878, cependant, l’activité scientifique de leur auteur allait suivre une autre voie. Des circonstances de famille avaient mis entre ses mains les papiers de Villars. L’archéologue va se transformer en historien.

L’Orient ne lui avait montré que des monumens. Le voici en présence d’un homme. Et quel homme ! un des plus curieux, des plus brillans, des plus admirés et aussi des plus discutés de notre XVIIe siècle. On n’a pas oublié les sarcasmes de Saint-Simon. Terrible risque d’être présenté à l’histoire par l’incomparable peintre ! Villars fut une de ses victimes. Le grand écrivain, dont la passion égalait le génie, s’est acharné contre le grand soldat. Il accuse sa vanité, ses hâbleries, son ambition, ses « pillages éhontés » et cette insolence de bonheur qui avait recrépi la médiocrité de son mérite. Ce jugement est-il sans appel ? L’historien ne le pensait pas qui en entreprit la révision. Deux recueils de lettres, six volumes de mémoires, interprétés par des articles, telles furent les pièces qu’il versa au procès. Villars est étudié dans sa vie intime, comme diplomate, comme homme de guerre. Et le vieux maréchal sort grandi de cette enquête. Il se dresse en pied, bien réel, bien vivant, et combien différent du fanfaron insatiable que Saint-Simon nous a décrit ! Egoïste sans doute, vaniteux, bavard, mais brave, hardi, spirituel, entraîneur d’hommes, sachant faire ses affaires, mais mieux encore, suivant le mot de Louis XIV, celles de l’Etat, bref autant servi par ses défauts que par ses qualités, et n’en ayant pas moins, à deux reprises, sauvé la France, tel est le portrait que nous avons enfin du vainqueur de Denain. Ces magistrales études, œuvre préférée du marquis de Vogué, resteront un de ses meilleurs livres, un de ceux qui assurent à un écrivain ses lettres de noblesse. Il avait trouvé sa manière : un style sobre, alerte, naturel, l’élégance de la forme appliquée à la solidité du fond. En 1902, l’Académie française consacrait son talent en l’appelant dans son sein. Si le défenseur de Villars a porté bonheur à son héros, Villars le lui a bien rendu.

Dans ces grandes compositions nous retrouverons toujours son tempérament comme sa méthode. L’archéologue n’avait pas cru que l’archéologie dût se passer de l’histoire, expliquant l’une par l’autre, rattachant les formes variées de l’art aux changemens des idées, des mœurs, à la marche de l’esprit humain. L’historien, à son tour, ne sépare pas l’histoire de l’érudition. S’il lui demandait des jugemens d’ensemble et des vérités générales, il ne l’aimait pas moins pour la rigueur de ses recherches. Et quelque brillantes que lui parussent ces larges fresques où se donnent carrière les conceptions de l’homme d’Etat et la psychologie du moraliste, il n’oubliait pas que l’histoire est avant tout une science : celle du fait, même du petit fait, rivée par sa nature au document. Oui : le document, qu’il soit de parchemin, de papier ou de pierre. Et combien plus encore que la pierre, les écrits : feuilles jaunies et desséchées, trouvées sur la route du temps, mais où frissonne toujours un souffle d’âme humaine ! M. de Vogué les recueillait avec amour. Dans le discours prononcé en 1891, à la Société d’histoire de France, et qui fut comme son programme intellectuel, se trahissait ce plaisir intense du travailleur, déchiffrant, interprétant « le morceau de papier, insignifiant en apparence, qui rétablit un fait, trahit un mobile… découvre une passion, livre l’homme. » C’est à ce trésor des archives, publiques ou privées, que l’historien doit puiser à pleines mains : c’est à ce travail d’inventaire, de classement, de publication qu’est subordonné tout progrès réel de la science.

M. de Vogué y invitait les jeunes, lui-même donnant l’exemple. En 1906, il emprunte à ses archives ces deux volumes sur Une famille vivaroise dont il fait le livre d’or de sa maison. Précédemment, il avait publié la correspondance du duc de Bourgogne et du duc de Beauvilliers, et un de ses derniers travaux fut de surveiller l’édition complète des lettres du malheureux prince. Seules, de bonnes publications permettent d’utiles monographies : celles d’un homme, d’une famille, d’un pays. Ne dédaignons pas ces miettes de l’histoire ; d’elles se forme la vérité. Et ceux-là en connaissent le prix qui n’oublient point à quelles conditions un peu de synthèse nous est possible. N’est-ce pas Renan qui a écrit dans l’Avenir de la Science : « Ces travaux spéciaux sont les plus importans de tous, ceux qui supposent le meilleur esprit ? »


En 1852, le coup d’État avait rejeté M. de Vogué vers la science : en 1870, la guerre et la chute de l’Empire le font rentrer dans l’action.

Il ne songeait guère à la politique. Ce fut elle qui vint le prendre, au lendemain du désastre, au sortir des champs de bataille où il s’était prodigué dans l’assistance aux blessés. Thiers se rappela le jeune diplomate. Le 9 mars 1871, il l’envoyait comme ambassadeur à Constantinople. Quatre ans plus tard, le marquis de Vogué passait à Vienne. Quels services il rendit alors, ici, dans la défense de notre protectorat religieux, là, dans la surveillance attentive des grands événemens qui devaient se dénouer au Congrès de Berlin, la publication de ses dépêches nous l’apprendra un jour. Qu’il nous suffise de dire qu’ayant su gagner la confiance de l’Empereur, et non moins clairvoyant qu’habile, il avait pénétré les desseins qui allaient peu à peu préparer le glissement de la monarchie dualiste vers l’Orient. Cette politique de conquête, moins destinée à affranchir les Slaves qu’à les dominer, avait déjà paru, à ses yeux, mettre en péril la paix de l’Europe. À ce moment même, M. de Vogué allait être exclu des conseils de la France. Au début de 1879, après la chute du maréchal de Mac Mahon, il offrit sa démission ; cette démission fut acceptée et il rentra à Paris.

Ce n’était point le repos. Jamais, au contraire, son activité n’allait être plus variée et plus féconde. Mais que faire ? Dans ces années d’agitation et de fièvre, où se heurtaient les deux grands partis qui s’offraient à diriger la France, un seul devoir semblait utile : entrer dans la lutte et défendre l’ordre. M. de Vogué se jeta dans la mêlée. En 1873, il avait été élu conseiller général de Léré. En 1885, au moment des élections législatives, il prit, dans son département, la tête de l’opposition conservatrice. Sa valeur, ses services eussent dû assurer son élection. Mais raison et reconnaissance comptent peu dans l’âpreté des compétitions électorales. Il échoua, quoique premier de sa liste. L’expérience lui avait paru décisive : il ne songea plus à la renouveler.

Etait-il fait pour ces luttes ? En d’autres temps, sous un autre régime, on le voit siégeant dans une Chambre des pairs, conseiller-né de la couronne, associé tôt ou tard au gouvernement par l’autorité de l’influence et du savoir. Mais ses idées, son caractère, ne le préparaient pas à être homme de parti. Il ne fût entré dans un Parlement que pour défendre l’intérêt public. Ces compromis, ces intrigues, monnaie décriée d’échange entre les groupes, le révoltaient à la fois comme une injure pour le pays et une diminution de soi-même. Et la nature de son talent ne lui donnait guère l’audience des foules. S’il parlait bien, il n’avait pas cette passion qui entraîne, même quand elle égare. Et pourtant, jamais esprit plus ouvert, plus libre, jamais conscience plus haute n’eussent honoré nos assemblées. D’illustres exemples lui avaient d’avance tracé la voie. Son bisaïeul avait été élu aux États généraux comme un partisan des réformes. En 1829, son père avait été avec Montalembert un des fondateurs du Correspondant. Il appartenait ainsi à ce conservatisme libéral, qui, ne des meilleures idées du philosophisme, des espoirs de la Restauration, fut, au siècle dernier, comme la fleur exquise et fragile de l’esprit public. Rattaché au passé, par ses origines, poussé en avant par ses traditions et sa culture, le marquis de Vogué put se dire, avec raison, le fils de son temps. Il en saluait tous les progrès, en admirait les découvertes. L’évolution même qui entraînait la France vers un régime populaire n’effrayait point ce grand seigneur. Il la jugeait inévitable : dans la démocratie, il ne condamnait que les désordres, la fragilité des desseins ou l’usure des hommes. Mais l’histoire lui avait appris qu’on n’arrête point une société dans sa marche, que s’abstenir est s’isoler. Le flot nous submerge s’il ne nous porte, et le devoir comme l’intérêt est moins de se mettre en travers du courant que d’élever les digues chargées de le contenir et de le diriger.

Ces digues protectrices, ce sont d’abord ces vérités simples, éternelles, ces lois morales qui doivent régler la vie de l’individu comme la vie d’un peuple : travail, discipline, sacrifice, en un mot, l’ordre dans les esprits, gage de l’ordre dans les institutions. Mais ce sont aussi les libertés publiques, celles de la personne, de la famille, des groupes sociaux, En cela, M. de Vogué fut toujours un libéral ; non un doctrinaire. Sa conviction n’était point une croyance vague, la chimère de ceux qui pensent que la liberté se suffit à elle-même, et en mettent la formule définitive dans l’émancipation de l’individu. Dans son sens large, le libéralisme ne lui paraissait être qu’une forme d’esprit, le respect des personnes, de l’adversaire que l’on combat, des idées que l’on discute. Et dans son sens précis, une forme d’organisation. Un ensemble de forces, de groupes, s’appuyant les uns les autres, se défendant les uns les autres, des garanties individuelles ou collectives, plus encore consacrées par les mœurs et par les faits que par la loi, un pouvoir respecté de tous, mais respectueux lui-même du droit de chacun, tel était le régime qu’il admirait en Angleterre et qu’il eût rêvé pour son pays. Ces libertés sans lesquelles tout pouvoir opprime, toute société se dissout, voilà bien la charte permanente, inviolable, le droit public de la nation qu’il plaçait au-dessus de nos constitutions éphémères. Et que de fois il éleva la voix pour le défendre ! Injustices, violences, attentats légaux contre la conscience ou contre la famille, n’eurent pas d’adversaire plus courageux. L’arbitraire, quel qu’il fût, celui d’une assemblée ou celui d’un homme, lui faisait horreur. Cet esprit de mesure et de justice se retrouvait jusque dans sa religion. Son christianisme, d’une croyance si ferme, d’une soumission si entière, ne confondit jamais l’intolérance avec la foi, ni l’abdication avec le respect.

Ce fut cet idéal très haut qui lui permit de se tenir debout, dans l’abaissement des mœurs publiques ou le stérile remous de nos querelles. Et ce fut aussi, à ce sens aigu des intérêts permanens, que ce grand ouvrier de l’action dut l’unité supérieure de sa conduite. Unir d’abord. Rapprocher les esprits, apaiser les haines, celles d’idées ou celles de classes ; opposer, comme un antidote vigoureux toutes les forces saines aux germes morbides qui menacent le corps social, à ses yeux, l’œuvre urgente était là. De quel accent il en parlait ! L’union lui semblait nécessaire partout, et, plus que jamais, dans les tempêtes qui secouaient l’Europe. Il l’eût souhaitée entre catholiques divisés par des querelles que l’intérêt des âmes n’était pas le seul à provoquer. Il y travaillait, hors de l’Eglise, par le retour de l’Orient à l’unité. Malgré des déchiremens douloureux, il ne cessa de la poursuivre, entre l’Eglise même et l’Etat, comme il la cherchait entre la foi et la science, résigné aux ruptures avec le pouvoir, mais non avec la nation. Et combien plus encore l’a-t-il voulue entre fils d’un même pays ! La France pouvait-elle attendre la tourmente pour retrouver sa force dans son accord ?… Et ce fut enfin une autre de ses maximes, que, quel que fût le succès d’une pareille œuvre, le devoir était de l’entreprendre. L’impopularité passagère de ses idées ne désarma jamais son dévouement. En lui, nulle amertume ; « elle est mauvaise conseillère. » Nul découragement. La patience est une des forces du bien. Nos fautes, nos malheurs l’attristaient sans l’abattre ; son espoir demeurait intact. En tout cas, si aux hommes de sa race la démocratie refusait ses votes, eux, avaient-ils le droit de refuser leurs services ? Une chose leur restait : l’action sociale. C’était encore se rendre utile que préparer les larges cadres où, demain, ces fils d’un même pays pourraient se rejoindre et la patrie se reconstituer.

Nous voyons ainsi pourquoi les grandes œuvres d’intérêt public eurent la meilleure part de sa vie. Industrie, culture, assistance et charité, autant de domaines où rayonna son influence et s’illustra son dévouement.

Notre industrie lui doit un concours actif à l’administration de Saint-Gobain et des fonderies de Mazières. A l’agriculture, M. de Vogué donna plus encore. Il aimait la terre, en « terrien, » pour son charme infini, sa fécondité créatrice, sa vertu d’apaisement. Cette terre sacrée, berceau et abri de la famille, germination de la race, coupe de vie à laquelle doivent puiser les peuples qui veulent garder leur jeunesse, que de fois il en redit les bienfaits ! Il dirigeait le comice de Sancerre, et, depuis 1883, la Société agricole du Cher. En 1896, il fut placé à la tête des « Agriculteurs de France. » Etendre la Société, lui rattacher tous les groupes locaux, s’appuyer sur ce faisceau pour restaurer l’amour du sol, en défendre les intérêts, en accroître la richesse, tel y fut son rôle. Et elle devint en outre, entre ses mains, une école de progrès social. Coopératives, mutualités, laboratoires scientifiques, aucune création ne fut omise qui pût relever la condition de la terre et de ceux qui la cultivent. On a dit de M. de Vogué qu’il était le conseiller-né de l’agriculture : plus encore, le grand maître. Il l’a organisée. Si nos campagnes ont surmonté tant de crises, si aujourd’hui même, à cette heure tragique de notre histoire, leur effort surhumain assure la vie de tous, n’est-ce point en partie à cette armée rurale dont il fut l’inspirateur et le chef, que le pays le doit ?

Presque aussi nombreuse, plus touchante est la milice du dévouement. Combien d’œuvres eurent dans M. de Vogué un protecteur discret ou déclaré ! Mais la Société de secours aux Blessés militaires fut celle de sa prédilection. Dès la formation de la Croix-Rouge, en 1864, il lui avait appartenu. En 1870, nous le voyons à la tête d’une des circonscriptions qui venaient d’être établies. C’est dans ces fonctions que la guerre le trouva. Il y fit son devoir, simplement, noblement, dans les hôpitaux et sur les champs de bataille. Devenu vice-président de l’association, il n’allait pas tarder, en 1904, à la mort du duc d’Auerstaedt, à en obtenir la présidence. Et on sait ce que, sous son égide, l’œuvre admirable est devenue ; il fut vraiment la tête du grand corps dont M. de Valence était le bras. Jamais conseiller fut-il plus écouté. Déférent pour ses collègues, respectueux de l’autonomie des groupes, ce libéral appliquait au gouvernement les principes de son libéralisme. Il se bornait à donner des directions. Mais avec quel bonheur il coordonnait l’action, enrôlait les dévouemens, assurait les ressources, traitait avec les comités étrangers comme avec les pouvoirs publics, ceux qui l’entouraient, qui l’admiraient, l’ont maintes fois proclamé. L’accord qui, en 1907, avait fédéré dans un comité commun les trois grandes œuvres d’assistance aux blessés avait comblé ses vœux. Sa Société devenait une puissance d’Etat. Au dehors, en Mandchourie, au Maroc, à Messine, partout où sévissait le fléau de la guerre ou une calamité publique, elle commençait à envoyer les siens. Et au dedans, quel élan et quel essor ! En 1904, elle comptait 50 000 membres à peine. Au début de notre guerre, plus de 82 000 adhérens, 67 000 lits, 10 000 infirmières, près de 400 hôpitaux, dispensaires ou infirmeries, tel était le progrès accompli. M. de Vogué put en être fier. Aussi bien, est-ce avec justice que l’œuvre qu’il a tant aimée et si bien servie s’est, pour le public, comme incarnée dans son nom.


Cette autorité sociale, le marquis de Vogué ne la devait pas seulement à son nom, à sa situation, mais à sa personne.

Grand seigneur, nul ne le fut plus que lui. Rien qu’à le voir, on le devinait de race. Sa haute taille eût été à l’aise dans une armure ; et la noblesse de ses traits imposait dès l’abord un respect que lui conciliait tout aussitôt la séduction de ses manières. Point d’orgueil de caste. Le respect de son nom ne lui en donnait point le préjugé. Dans une société où l’aristocratie n’a plus que les droits de tous, il ne réclamait pour elle qu’un seul privilège : servir le pays. Il a rappelé cette belle maxime de l’un des siens : « Je fais peu de cas de la noblesse, lorsqu’elle n’est pas soutenue par la vertu… » Admirable formule où se résumèrent les conseils donnés à ses fils et dont sa vie fut l’éclatant commentaire. Gentilhomme toujours, partout, envers tous, accessible et accueillant même aux moindres, sans raideur et sans hauteur, il semblait élever ceux qui venaient à lui. L’homme du monde fut exquis. Ses connaissances solides, la sagesse, la mesure de ses jugemens, son tact, son esprit, si par ce mot il faut entendre non la malignité, mais la finesse, faisaient de sa conversation un charme. Et cet agrément n’était que la moindre part de ses facultés intellectuelles. Curieux d’idées, de science, d’érudition, s’intéressant atout, aussi bien à une controverse théologique qu’à une invention industrielle, lisant, s’informant,.s’instruisant, et jusqu’à ses dernières années, M. de Vogué possédait encore les goûts et le talent de l’artiste. Il dessinait à merveille, d’instinct, ayant été dans cet art, comme dans l’étude des langues, son seul maître. Dons bien rares auxquels, par surcroit, s’ajoutaient ceux de l’homme d’affaires et de l’homme d’action. Rapidité à comprendre, netteté à formuler, aisance à se mouvoir dans les questions, à en saisir l’ensemble comme les détails, à en dégager le noyau comme à rejeter l’écorce, cette facilité, ce sens, cette justesse avaient fait de lui, partout où il entrait, un conseiller incomparable. On comprend la spontanéité des suffrages qui relevaient au premier rang. Il était fait pour l’occuper, car, sous des formes courtoises, il savait vouloir. Cet homme de salon et ce savant étaient un chef.

Cette riche intelligence n’était elle-même que le reflet de la vie morale. Aucune nature qui fut plus en équilibre. Entre ce cerveau et ce cœur, on eût affirmé une harmonie préétablie. Une piété solide, une croyance qui était moins une tradition qu’une conviction, avaient de tout temps dominé sa vie. Sa droiture, sa conscience, sa délicatesse naturelle firent le reste. « Probité de Vogué… » Comme cette simple devise, inscrite par une aïeule dans un livre de famille, achève de le définir ! Probité de l’esprit… Celle du savant, qui cherche avant tout le vrai, ne conclut que sur des preuves, et certain de sa faiblesse, sait loyalement reconnaître ses erreurs et les réparer ; celle de l’honnête homme, ayant soif d’équité, délicat jusqu’au scrupule, et qui, défiant des jugemens de parti ou des opinions toutes faites, sait qu’il doit à tous, même à ses ennemis, la justice, cette forme si haute du respect. Probité du cœur… Qu’est-ce à dire ? sinon le détachement de soi, l’horreur de ce qui est vulgaire et bas, le sentiment du service à rendre comme du devoir à accomplir, cette discrétion exquise du bien qui s’offre sans contraindre, oblige sans humilier, et s’interdit toute autre récompense que le désir de faire mieux ou de faire plus encore. « Cette religion du devoir public ou privé, fermement, simplement et chrétiennement rempli, » qui l’eut au plus haut point que l’homme éminent dont nous déplorons la perte ! Ce fut bien là l’unité, la raison d’être d’une vie partagée tout entière entre l’amour du bien public et l’affection qu’il inspirait et qu’il portait aux siens… Il adorait la vie de famille, et c’était pour lui une fierté que de voir ses fils continuer ses tradilions. Il connut les joies de l’amitié, cette douceur d’aimer et d’être aimé qui est le partage des belles âmes. Compagnons de route qui avaient été les confidens de ses pensées, communiaient à sa foi, s’unissaient à son action, Lefébure, Georges Picot, Thureau-Dangin, tombèrent avant lui dans la lutte. On se rappelle l’hommage ému qu’il leur rendit. Il a écrit de Thureau-Dangin : « C’était essentiellement une âme… » A notre tour, ne pourrions-nous pas appliquer cet éloge à celui dont la bonté se révélait dans la douceur de la parole ou le sourire du regard ?

Il s’avançait lentement vers le terme sans que sa belle vieillesse pût faire prévoir que ce terme dût venir. Mais les épreuves guettaient cette vie à laquelle rien n’avait manqué, pas même le bonheur. En 1911, un deuil tragique l’avait frappé dans sa famille. Il voulut retourner une dernière fois à Jérusalem, revoir les sanctuaires si chers à sa jeunesse, non pour oublier, mais pour se recueillir. En 1912, il dut renoncer à présider les Agriculteurs de France. Les infirmités étaient venues ; il songeait à la retraite. La guerre qu’il prévoyait, qu’il redoutait, le rendit tout entier à l’action. C’est alors que nous le vîmes, infatigable, intrépide, malgré le poids des ans, la vue plus basse, la démarche plus lourde, préparer cette mobilisation des dévouemens destinés à seconder celle des héroïsmes. Il s’y donna sans compter, chaque jour au travail, dirigeant, surveillant, animant tout et tous de sa flamme. Comme la Croix-Rouge, l’Orient chrétien, l’Orient français eurent ses dernières pensées. Je le vois encore, au comité de Syrie, s’appuyant sur mon bras, pour en saluer les membres, et j’entends sa voix émue et grave s’élever, au milieu de nous, comme auprès des pouvoirs publics, pour défendre les droits de la France libératrice. Un de ses derniers actes fut l’appel éloquent de sa douleur au Saint-Siège, en faveur des opprimés.

A la fin de juillet, un grand sentiment de fatigue l’avait envahi. Il se décida à partir, demandant le repos à cette terre gracieuse et calme du Berry, où tant de fois s’était retrempé son être. Mais le repos lui pesait ; il se savait utile. En octobre, il revint, décidé à remonter sur la brèche, toujours intact dans ses merveilleuses facultés de pensée et d’action. Quelques semaines plus tard une nouvelle crise l’arrêtait. Le mal fut conjuré, sans qu’on pût restaurer les forces. Son âme se retirait ainsi, doucement, sans déchirure, en hôte familier qui s’attarde sur le seuil. Pour le prendre à jamais, la mort n’eut qu’à le frôler de son aile. — Et il s’est endormi, comme, la lutte finie, dans la splendeur des couchans, le bon combattant se couche sur la terre, la terre maternelle que garde sa vaillance et qu’il étreint de son amour.


P. IMBART DE LA TOUR.