Le Marquis de la Rouerie et la Conjuration bretonne/04

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Le Marquis de la Rouerie et la Conjuration bretonne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 147 (p. 550-584).
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LE MARQUIS DE LA ROUERIE
ET
LA CONJURATION BRETONNE

DERNIÈRE PARTIE[1]


VIII. — LALLIGAND-MORILLON[2]


Ces arrestations frappant les meilleures familles du pays, le transport des prisonniers à Paris, et plus encore, les circonstances de ces événemens qui révélaient la présence, parmi les affiliés, d’un délateur au courant des secrets de l’association, avaient jeté le trouble et l’effroi dans toute la Bretagne. Les amis du marquis de la Rouerie, poussés aux partis extrêmes, avaient, comme nous l’avons vu, armé leurs paysans et mettaient isolément à exécution les projets belliqueux du chef disparu ; de ce nombre étaient Jean Chouan, Gavard de Parcé, Bois-Guy, les frères la Haye Saint-Hilaire, Boishardi, Limoclan le jeune, d’autres encore. Ceux à qui l’âge ne permettait pas de faire campagne avaient émigré et rejoint à Jersey ou à Londres les débris de l’armée des Princes. Bien peu osaient braver le danger et attendre, dans leurs châteaux, la fin de la tourmente.

De ce nombre était le comte de Ranconnet de Noyan qui, par deux fois déjà, a figuré dans notre récit. Il avait été l’un des plus intimes conseillers du marquis ; il lui avait offert l’hospitalité à son château de la Mancellière ; et, lorsqu’il apprit l’arrestation des habitans de la Guyomarais et de la Fosse-Ingant, il lui fut aisé de prévoir que son tour viendrait bientôt. Il fit pourtant bonne contenance. Sceptique, parfaitement égoïste, aimant ses aises au point de dédaigner le danger, il n’avait rien changé à ses habitudes, et son inséparable confident, Leroy, continuait à le magnétiser tous les matins et à accumuler sur lui le fluide nécessaire à l’existence de la journée. Quand Leroy boudait son maître, — ce qui arrivait fréquemment, — un autre médium, nommé Clavet, le suppléait dans ses délicates fonctions. Avec ces étranges personnages vivaient, à la Mancellière, la fille du comte de Noyan, Mme de Sainte-Aulaire, et le fils de celle-ci, Louis de Sainte-Aulaire, alors âgé de quinze ans.

La quiétude du vieux gentilhomme déconcertait la suspicion ; ses paysans d’ailleurs lui étaient dévoués et sa considération s’étendait fort loin dans le pays. Les autorités mêmes du district de Dol lui étaient personnellement bienveillantes, et, dans l’incertitude des événemens à venir, se souciaient peu d’encourir l’inimitié de la famille la plus puissante du canton. Une première visite domiciliaire à la Mancellière n’avait rien fait découvrir de suspect : les commissaires avaient procédé avec une certaine politesse et s’étaient retirés avec force excuses. Quelques semaines se passèrent ; M. de Noyan se jugeait à l’abri de toute nouvelle poursuite et sa fille elle-même reprenait confiance, quand, le 24 avril 1793, on vit arriver au château les gendarmes de Dol, escortés d’un détachement de la garde nationale, et porteurs d’un mandat d’arrêt délivré contre Ranconnet-Noyan et Leroy, son secrétaire. Le commandant de la gendarmerie exposa que, six jours auparavant, en procédant à une perquisition chez un bourgeois de Dol, nommé la Patinière, on avait découvert, maladroitement cachée derrière une glace, la copie du plan de l’association bretonne dressé en 1791 par la Rouerie et Noyan. Plusieurs expéditions en avaient été faites par Leroy pour les comités de l’association : celle que l’imprudence de la Patinière venait de livrer aux agens du gouvernement était une pièce à conviction plus que suffisante pour faire tomber la tête de M. de Noyan et celle de son secrétaire. Ils furent conduits tous les deux à la prison de Dol.

On les enferma dans la chambre du concierge, petite, obscure, donnant sur un préau infect, misérable bouge disposé pour les criminels du plus bas étage. Le comte de Noyan supportait l’aventure de fort bonne grâce et continuait à rire aux larmes des grossières plaisanteries de son fidèle Leroy. Mme de Sainte-Aulaire ne prenait pas si facilement son parti. A peine son père était-il en prison qu’avec un art admirable elle lui conquit l’intérêt de tous les hommes qui, depuis le geôlier jusqu’au maire de la ville, avaient pouvoir d’adoucir sa captivité. Mais là s’arrêtait l’influence des autorités locales ; pour obtenir d’autres résultats, il fallait s’adresser à de plus hautes puissances. L’occasion s’en présenta bientôt.

Lalligand-Morillon, après avoir remis ses prisonniers aux mains sûres de Fouquier-Tinville, avait reçu l’ordre de retourner en Bretagne, avec mission de « rechercher tous les conspirateurs cachés ou connus et de les faire mettre en état d’arrestation ». Instruit par l’expérience, il voulait, cette fois, faire grand et ne plus se dépenser en de mesquines spéculations. Le 20 mai, il était à Dol. Mme de Sainte-Aulaire l’apprit et résolut de tout tenter pour obtenir de lui un instant d’entretien. En demandant à le voir, la courageuse femme commettait, au dire de ses amis, une grande imprudence qu’elle payerait infailliblement de la perte de sa liberté : elle sollicita cependant une audience et l’obtint d’ailleurs sans difficulté.

On l’introduisit dans une chambre remplie d’armes de toute espèce. Lalligand lui-même, armé jusqu’aux dents, n’avait cependant point l’air féroce : il était jeune, d’un extérieur agréable, de manières distinguées. Il reçut Mme de Sainte-Aulaire avec politesse et « parut, racontait-elle plus tard, attacher du prix à se séparer à ses yeux de la tourbe révolutionnaire. » À ce signalement, nous reconnaissons l’homme qui déjà avait enjôlé les dames Desilles. Après avoir écouté longtemps et avec bonté la fille du comte de Noyan, il l’engagea à prendre courage.

— L’affaire de votre père est fort grave, dit-il ; un papier qu’on vient de remettre aujourd’hui même au district de Dol ne laisse aucun doute sur sa complicité ; mais peut-être pourrait-on faire disparaître cette pièce à conviction, et il n’en existe pas d’autre à ma connaissance.

Mme de Sainte-Aulaire, aussi heureuse que surprise de rencontrer tant de sympathie, crut un moment que Lalligand allait lui remettre le fatal papier qu’il tenait dans sa main ; il comprit sa pensée et ne lui laissa pas longtemps cette illusion.

— Il irait de ma tête, fit-il, si je ne rapportais pas au Comité de sûreté générale les actes dont j’ai délivré les reçus en bonne forme ; mais, une fois le dépôt fait et ma décharge expédiée, je pourrais remettre la main sur les dossiers et en disposer sans me compromettre.

La suppliante, dans sa gratitude, demanda comment elle pourrait reconnaître un si grand bienfait ; cette fois, Lalligand ne laissa pas échapper l’occasion ; sans détour et sans embarras, il prit, sur la table, le papier compromettant.

— Cette pièce vaut 100 000 francs, déclara-t-il. Les membres du Comité de sûreté générale ne se contenteront pas d’un moindre prix. Je sais que votre père est riche ; mais, ce qui fera l’embarras, c’est que, si ses biens sont saisis, il ne pourra peut-être disposer d’aucune somme, et vous savez que de tels services doivent être payés comptant.

— Je suis riche moi-même, répondit Mme de Sainte-Aulaire, et je sacrifierais tout ce que je possède pour sauver la vie de mon père.

— En ce cas, reprit Lalligand, ayez bon courage, vous aurez de mes nouvelles[3].

Mme de Sainte-Aulaire quitta Lalligand en le bénissant… M. de Noyan qu’il vint interroger dans sa prison porta également sur lui un jugement favorable ; mais il était contre toutes les règles que les prisonniers de la Mancellière restassent dans la prison de Dol pendant qu’on instruisait à Paris le procès de leurs coaccusés, et tous deux furent transférés à la maison d’arrêt de Rennes. On suivait, avec anxiété, en Bretagne, la marche de la procédure contre les complices de la Rouerie ; on savait que Fouquier-Tinville avait terminé son acte d’accusation ; M. de Noyau et Leroy y étaient compris et l’accusateur public requérait contre eux la peine capitale. Quand les deux prisonniers arrivèrent à Rennes, c’était donc une question de vie ou de mort d’y obtenir un répit de quelques semaines.

Sous prétexte que son père était épuisé de fatigue et hors d’état de se mettre en route, Mme de Sainte-Aulaire obtint qu’il ne partirait pas le lendemain ; le lendemain, elle gagna encore un jour, puis un autre ; il ne fallait pas demander davantage à la fois ; les certificats des médecins, renouvelés chaque matin, attestaient que le malade n’arriverait pas vivant à la première couchée et mettaient ainsi à couvert les autorités locales.

Leroy, que l’asthme ne condamnait pas, comme son maître, à la résignation, prit le parti, un peu égoïste, mais fort sage, de ne pas attendre plus longtemps le bon plaisir du gouvernement. Il occupait, avec son compagnon, une petite chambre tout en haut de la Tour-le-Bat. Avec une force et une adresse prodigieuses, dans le cours d’une seule nuit, il perça dans la muraille de sa prison un trou de la mesure de son corps ; au bout de ses draps il attacha des cordes, descendit au fond du fossé et remonta de l’autre côté où des amis l’attendaient. Le soir même, il avait rejoint une bande de Chouans et échangeait des coups de fusil avec les avant-postes de l’armée républicaine.

M. de Noyan, resté dans la prison et couché dans le fauteuil qui lui servait de lit, attendit l’heure à laquelle les porte-clefs venaient chaque matin ouvrir la porte. L’alarme fut grande à la nouvelle que Leroy s’était évadé ; aux interrogatoires qu’on lui fit subir le comte répondit avec un imperturbable sang-froid qu’il n’avait contribué en rien à l’évasion de son compagnon de chambre ; qu’à la vérité il l’avait vu travailler toute la nuit à percer la muraille et attacher des cordes à ses draps de lit ; mais qu’il n’avait eu ni la volonté ni les moyens de s’opposer à ces opérations et qu’il n’avait même pas bougé du fauteuil où une cruelle attaque d’asthme l’avait retenu.

Carrier, qui faisait ce jour-là son entrée à Hennés, prit mal la plaisanterie : sur le rapport qui lui fut adressé de l’évasion du prisonnier, il donna l’ordre de diriger dès le lendemain « le vieux Chouan Noyan » sur Paris où le Tribunal en rendrait bientôt bonne justice.

Il fit partie d’un convoi destiné à former la seconde fournée des complices de la Rouerie : deux charrettes contenant chacune huit prisonniers, parmi lesquels bon nombre des paysans de Sougeal, qui, en mai 1792, étaient accourus à l’appel du marquis, précédaient la voiture où avaient pris place le comte de Ranconnet-Noyan, sa fille et le fidèle Clavet qui continuait à magnétiser son maître chaquematin avec la même conviction qu’à la Mancellière. Mme de Sainte-Aulaire avait confié son fils à une de ses amies, Mme de Malherbe, qui, le même jour, partait pour Paris.

Nous ne nous arrêterons pas aux incidens de la route, incidens éminemment pittoresques pourtant, mais dont le détail pourrait lasser la patience des lecteurs. Qu’il nous suffise de dire que Mme de Sainte-Aulaire fit preuve d’un tel dévouement à son père qu’elle parvint à adoucir la brutalité des conducteurs du convoi. Elle s’assura la bienveillance du commandant de l’escorte, jeune terroriste, cumulant les fonctions incompatibles, semble-t-il, de maître de danse et de lieutenant de gendarmerie. Elle obtint que le comte de Noyan pourrait chaque soir descendre à l’auberge, et éviter ainsi l’odieuse promiscuité des cachots où l’on entassait ses compagnons de route. Le vieux gentilhomme se laissait faire, maugréant contre sa fille, regrettant Leroy, et compromettant à chaque relais, par sa mauvaise humeur, les efforts que faisait Mme de Sainte-Aulaire pour lui attirer la déférence des soldats.

Mais il fallait pourvoir aux dangers qui attendaient le prisonnier à Paris. En y arrivant, il allait se trouver sous le coup d’un acte d’accusation rédigé d’avance, et si, par malheur, Fouquier-Tinville était avisé de son entrée dans l’une des prisons dont il était le maître absolu, c’était, pour Noyan, la mort dans les vingt-quatre heures. Il est vrai que les seules pièces à conviction qui pussent lui être opposées étaient entre les mains de Lalligand qui attendait à Paris Mme de Sainte-Aulaire pour les lui vendre. Celle-ci se décida donc à se séparer de son père : elle prit la poste à Alençon afin de le devancer de deux ou trois jours.

Après quelques démarches infructueuses, elle échoua chez cet avocat Vilain de Lainville qui s’était chargé de la défense des dames Desilles devant le tribunal révolutionnaire, et qui passait pour exercer sur Fouquier-Tinville une certaine influence. Vilain ne cacha pas à Mme de Sainte-Aulaire que Noyan était perdu si son séjour se prolongeait à la Conciergerie, et que Fouquier-Tinville « ne l’en ferait pas sortir pour des complimens… mais que si elle voulait confier à lui, Vilain, 6 000 francs, il les porterait à l’accusateur public et qu’à sa première audience elle en verrait l’effet. » Mme de Sainte-Aulaire suivit exactement ce conseil, remit l’argent, obtint sur-le-champ l’audience, et demanda que son père fût transporté, dès son arrivée, rue de Charonne, dans la maison de santé du docteur Belhomme. Fouquier-Tinville, sans autre explication, expédia l’ordre sollicité et, le soir même, le comte de Noyan était écroué chez Belhomme, en compagnie de Clavet.

Cette maison était primitivement consacrée au traitement des aliénés. Dans un corps de logis, au fond de la cour, on enfermait ceux dont l’état exigeait une surveillance sévère ; les plus tranquilles occupaient les autres parties de l’habitation. Le propriétaire de l’établissement ne s’occupait pas plus de médecine que de politique ; il avait d’abord reçu chez lui des fous, comme il y reçut, la Terreur venue, des prisonniers, et il préféra cette dernière industrie parce qu’il la trouva plus productive. Lié avec quelques hommes puissans à cette époque, il employa son crédit auprès d’eux pour obtenir une sauvegarde tacite en faveur de sa maison : il les intéressa dans sa spéculation qui en devint très bonne pour tout le monde. Fouquier-Tinville et les Comités de la Convention vendaient très cher leur tolérance ; Belhomme percevait d’énormes pensions que les prisonniers payaient volontiers et, en définitive, le régime de la Terreur n’y perdait rien, car ces prisonniers pouvaient toujours être ressaisis quand leur bourse était épuisée. Il fallait seulement en ce cas, pour le bon renom de l’établissement, qu’en en sortant, ils ne montassent pas directement sur l’échafaud, et qu’on les déposât pendant quelques jours dans une prison ordinaire.

Cependant, M. de Noyan n’en était pas moins sous le coup d’un acte d’accusation, et les pièces qui constataient sa culpabilité avaient été envoyées au Comité de sûreté générale. Si, de là, elles passaient au greffe du tribunal révolutionnaire, sa condamnation était certaine. Lalligand, du reste, commençait à s’inquiéter des lenteurs de Mme de Sainte-Aulaire : le jour même où elle était arrivée à Paris, il l’avait prévenue que le dossier de son père était entre ses mains et qu’il était autorisé, par les membres du Comité à le vendre au prix de 100 000 francs, payés comptant. Il avait approuvé l’entrée de M. de Noyan chez Belhomme ; mais il laissait entendre que cet asile n’offrait qu’une sécurité précaire. Au surplus, ce n’était jamais en son nom qu’il présentait des éventualités menaçantes : — « Il se tenait pour trop payé, disait-il, par le plaisir de rendre service ; mais ses amis étaient plus exigeans que lui et, malheureusement, ils étaient plus puissans. »

Mme de Sainte-Aulaire ne pouvait se tromper sur le sens et la portée de ce langage ; elle le rapportait à son père, qui, déjà fort dérangé dans ses affaires, eût bien voulu ménager ses dernières ressources, 100 000 francs n’étaient pas alors faciles à trouver ; Mme de Sainte-Aulaire ne pouvait fournir que 40 000 francs qu’elle avait reçus du comte de Chapt, son cousin germain ; pour le reste de la somme, que M. de Noyan se résigna enfin à payer, il offrit 30 000 francs en numéraire et une malle d’argenterie d’égale valeur.

Ces conditions ayant été acceptées par Lalligand, le jour était pris pour conclure, quand une condition nouvelle, imposée par M. de Noyan, pensa rompre le marché. Il voulut que M. de Montrocher, ancien ami de sa famille, fût présenta la remise des pièces et qu’il ne livrât l’argent qu’après les avoir examinées. La précaution n’était pas déraisonnable ; la pauvre Mme de Sainte-Aulaire, seule dans cette caverne, offrait aux brigands une proie trop facile. Ils pouvaient prendre son argent et lui donner en échange quelques papiers insignifians, réservant les pièces importantes pour les lui vendre une seconde fois. Montrocher était un homme de sang-froid et de courage : il ne lâcherait les fonds qu’à bonne enseigne. Lalligand le connaissait bien ; aussi se montra-t-il très blessé de cette précaution dont il comprit le motif. Il s’en plaignit amèrement à Mme de Sainte-Aulaire, qui ne put répondre que par des larmes et en alléguant la volonté de son père qu’on savait bien être inflexible. Lalligand se laissa toucher et promit que les membres du Comité de sûreté générale ne seraient point informés de l’intervention de Montrocher. Comme Mme de Sainte-Aulaire le quittait, toute rassurée, il la rappela pour lui demander si elle n’avait pas quelques pots-de-vin à joindre à la somme principale.

— Je crois vous avoir vu porter, ajouta-t-il, une assez jolie montre garnie de brillans. Le cadeau de cette bagatelle pourrait être d’un bon effet.

La malheureuse promit, sans marchander, d’ajouter sa montre aux valeurs qui furent livrées le lendemain, et les pièces accusatrices furent remises aux mains de Montrocher, qui les examina avec un soin minutieux avant de les jeter au feu.

L’affaire n’était pas finie pourtant. Le jour suivant, nouvelle alerte : un message de Lalligand, conçu dans des termes sévères, manda Mme de Sainte-Aulaire et Montrocher. Ils se rendirent aussitôt chez lui et le trouvèrent dans une grande colère ; il se plaignit d’un manque de probité, d’une sorte de trahison. « Il ne faut pas se jouer ainsi du Comité de sûreté générale, criait-il ; Chabot, Bazire, sont fort irrités et se vengeront assurément ; quant à moi, je n’ai plus la volonté ni le pouvoir de me mêler des affaires de M. de Noyan, et j’ai voulu vous en faire la déclaration précise. » Mme de Sainte-Aulaire était consternée et Montrocher perdait lui-même de son assurance : ils furent longtemps à comprendre de quoi il s’agissait. Lalligand finit par leur expliquer qu’ayant à procéder au partage de la rançon de M. de Noyan, l’une des parties prenantes avait accepté pour 30 000 francs la malle d’argenterie et avait reconnu, après inspection, que deux grands seaux qu’elle contenait étaient en plaqué et non pas en argent. Ces deux seaux étaient en ce moment renversés sur le parquet de la chambre ; il en calculait le volume et le poids, et évaluait à 15 000 francs le dommage que la mauvaise foi de ses cliens avait causé à leurs protecteurs !

— C’est non seulement une odieuse ingratitude, disait-il, mais une insigne imprudence, et si les 15 000 francs ne sont pas, dans la journée, restitués à qui de droit, M. de Noyan couchera ce soir à la Conciergerie.

De toutes les épreuves qu’eut à subir Mme de Sainte-Aulaire à cette terrible époque, aucune ne lui laissa de plus poignans souvenirs. Sa justification était cependant facile : elle avait donné l’argenterie telle qu’elle se comportait ; la malle qui la contenait n’avait point été faite pour la circonstance, et elle n’en avait assurément soustrait aucune pièce. Quant à la demande de fournir un supplément de 15 000 francs, elle n’avait aucun moyen d’y satisfaire !… Elle avait vidé sa bourse, épuisé son crédit ; il ne restait pas chez elle une cuillère d’argent et tout le mobilier de son petit appartement consistait en deux ou trois lits de sangle et quelques mauvais fauteuils. — Quand Lalligand eut acquis la certitude que le dénûment de sa victime était absolu et que ses menaces n’obtiendraient d’autre effet que des larmes, il se calma, fit asseoir Mme de Sainte-Aulaire à une table, lui mit une plume entre les mains, et lui dicta une obligation de 15 000 francs à son profit. La pauvre femme écrivit tout ce qu’il voulut, jura cent fois que la somme serait payée, et se confondit en expressions de reconnaissance.

Ici se terminerait le récit de cet incident caractéristique, et nous viendrions tout de suite à d’autres exploits de Lalligand si les Souvenirs du comte de Sainte-Aulaire ne nous fournissaient, sur l’étrange prison où séjourna son grand-père, des détails trop pittoresques pour être passés sous silence.

Sa petite maison ne suffisant plus à recevoir ses hôtes, Belhomme avait loué un grand hôtel voisin (l’hôtel Chabanais) avec lequel on communiquait par de spacieux jardins. La maison Belhomme était assurément la meilleure résidence qu’on pût choisir en France en 1793. Louis de Sainte-Aulaire y vit successivement arriver Mme la Duchesse d’Orléans, le comte et la comtesse du Roure, dont il devait, quinze ans plus tard, épouser la petite-fille, les Talleyrand-Périgord, les Choiseul-Gramont, les Rochechouart, les Nicolaï… Cette noble compagnie était égayée par les plus jolies actrices du Théâtre-Français, les demoiselles Lange et Mézerai, qui ne pouvaient prendre au sérieux les périls auxquels elles se trouvaient si bizarrement associées et qui conservaient encore des adorateurs opulens. Tous les soirs des voitures nombreuses stationnaient devant la porte de la prison ; dans l’intérieur on jouait, on riait, et on faisait de la musique. Les choses allèrent ainsi tant que les moyens pécuniaires ne manquèrent pas aux prisonniers. Mais leurs dernières ressources s’épuisèrent bientôt et il leur devint impossible de satisfaire à l’avidité croissante de Belhomme et des patrons de son établissement.

À la fin de chaque mois, il fallait régler ses comptes et fixer la pension du mois suivant. Chaque détenu venait alors marchander sa vie dans le cabinet de Belhomme, et il s’y passait des scènes à la fois tragiques et ridicules.

C’était chose curieuse d’entendre le geôlier traiter d’affaires avec les grandes dames.

— En vérité, lui disait un jour la duchesse du Châtelet, avec les formes un peu apprêtées de l’ancienne cour, en vérité, monsieur de Belhomme, vous n’êtes pas raisonnable et il m’est, à mon vif regret, impossible de vous satisfaire !…

— Allons, ma grosse, répondait Belhomme, sois bonne fille, je te ferai remise d’un quart.

Même à ce taux, la duchesse du Châtelet ne put payer la pension ; elle et son amie la duchesse de Gramont durent quitter l’établissement, et peu de jours après, elles périssaient sur l’échafaud. Cette catastrophe répandit la consternation chez Belhomme ; lui-même s’y montra sensible, tout en faisant remarquer, pour l’exemple, « que ces dames périssaient victimes d’une économie mal entendue. »


Lalligand-Morillon, comme on peut penser, trouvait la vie bonne et la révolution vraiment admirable. Depuis qu’il connaissait la manière de s’en servir et qu’il avait acquis le tour de main, son ambition ne voyait plus de bornes, et il s’ingéniait à chercher quelle récompense il pourrait bien réclamer à ce gouvernement libéral qu’il servait avec tant d’ardeur.

Il avait dans son passé une peccadille assez gênante. Avant d’être employé par le Comité de sûreté générale, Lalligand avait connu des jours pénibles. Réduit à la dure nécessité de travailler pour vivre, il avait choisi un métier rapidement productif et s’était établi faux monnayeur. Retiré dans une maison de campagne au Mont, entre Paray et Digoin, mettant à profit son talent de graveur, il eut vite fabriqué des coins et un balancier et il se mit à frapper des louis de pur cuivre qui valaient trois sols. Dénoncé et arrêté avec son père qui l’assistait dans son industrie, tous deux s’entendirent condamner, le 20 octobre 1791 à quinze ans de fers et à la confiscation du matériel saisi à la maison du Mont ; s’entendirent est une façon de parler, car le jugement fut prononcé par contumace, les deux bandits ayant, dès la veille, 19 octobre, cru prudent de s’échapper de leur cachot et de prendre la clef des champs. Un second arrêt se greffa sur le premier, concernant le bris de prison dont s’étaient rendus coupables les deux faux monnayeurs.

Tel était le péché de jeunesse dont le souvenir troublait Lalligand. Non point qu’il eût des remords, mais il pouvait se trouver des gens à préjugés dont l’étroitesse d’idées se serait offusquée de voir le Comité de sûreté générale déléguer son autorité à un échappé du bagne. Ce souvenir fâcheux ne l’avait point empêché, on l’a vu, d’obtenir les bonnes grâces de Danton. Pourtant, Lalligand s’en préoccupait, et le jour où, après son retour de Bretagne, il se crut en droit d’obtenir une couronne civique, l’idée lui vint de solliciter l’annulation de l’arrêt qui l’avait frappé.

Ah ! la belle supplique qu’il écrivit à la Convention !

Une procédure criminelle a été intentée contre moi en 1791 par le tribunal d’Autun ; j’ai été arrêté, mes biens ont été mis sous séquestre. Il est vrai qu’on n’a pas osé donner suite à cette œuvre de ténèbres, mais enfin il subsiste encore et-je ne jouis pas de ma fortune.

Après les services que j’ai rendus, vous jugerez sans doute que je ne dois point être privé de toutes subsistances ni continuellement menacé par la malveillance, si elle jugeait à propos de reprendre cette vieille procédure. Je demande que le séquestre ou saisie de mes propriétés soit provisoirement levé…

La Convention s’empressa de déférer à une si légitime réclamation : le jour même, elle décrétait que tous les originaux de la procédure instruite contre Lalligand « seraient enlevés au greffe du tribunal d’Autun, et qu’il rentrerait dans la jouissance de ses biens. » Ses biens, c’étaient les coins, le balancier et les faux écus, saisis chez lui en juillet 1791.

A la réception de ce décret et de la lettre transmissive qu’adressait au district d’Autun le ministre de la Justice Gohier, le greffier du tribunal de Saône-et-Loire n’eut pas un instant d’hésitation : il renvoya lettre et décret au ministre en appelant son attention sur ces pièces qui ne pouvaient être que des faux, si évidemment faux qu’il était, heureusement, impossible de s’y laisser prendre. Le brave homme s’attendait à des complimens pour sa perspicacité. Quelle dut être sa stupeur en recevant une nouvelle lettre du ministre, qui, d’un ton assez embarrassé, il est vrai, réitérait sa demande :

Je ne saurais entrer, disait-il, dans l’examen des motifs qui ont déterminé la Convention nationale à rendre un décret que je dois me borner à faire exécuter ; je vous prie de ne pas tarder à m’envoyer les pièces qui doivent être par moi transmises sans délai au Comité de sûreté générale.

Le Ministre de la Justice,

GOHIER.


Les membres du tribunal d’Autun délibérèrent : ce qu’on leur demandait était si grave qu’ils tentèrent un dernier effort pour faire revenir le ministre sur sa détermination : ils objectèrent donc que Lalligand-Morillon n’était pas seul visé par les pièces en litige et que l’exécution du décret ne tendrait à rien de moins qu’à innocenter deux criminels.

Le ministre Gohier, tremblant pour sa tête, communiqua cette lettre au Comité de sûreté générale. Ce comité était alors composé, entre autres membres, de Rovère, l’ami de Lalligand, de Carrier, de Legendre, de Chabot, d’Ingrand, de Bernard de Saintes, de Maure, de Dartigoyte, présidé par Bazire, cousin de Lalligand, et Bazire n’hésita pas à trouver singulier que le ministre n’eût pu encore obtenir la remise des pièces réclamées par le Comité. Gohier les réclama donc de nouveau avec une énergie désespérée et, le 28 juillet, le tribunal d’Autun s’exécutait. Les originaux de la procédure étaient soustraits des cartons du greffe et expédiés au Comité de sûreté générale, où le cousin Bazire ne les laissa pas traîner.

Mais Lalligand ne se déclara pas satisfait : d’abord on ne lui renvoyait pas ses faux louis qu’il ne voulait pas perdre ; il songeait ensuite que le greffe d’Autun pouvait bien avoir conservé les minutes de ses interrogatoires et du jugement. L’ami Burthe se trouvait justement de loisir, et vite, le faux monnayeur le dépêcha vers sa ville natale, muni d’une lettre du ministre de la Justice, afin d’en rapporter les dernières pièces constatant ses méfaits et la précieuse caisse contenant l’outillage qui pouvait ne pas être inutile, si les mauvais jours revenaient. Les magistrats d’Autun comprirent qu’il n’y avait plus à résister : ils laissèrent Burthe emporter tout ce qu’il voulut, et, entre autres objets, trois petites caisses d’outils, de louis faux, de coins, de matrices et de marteaux.

Lalligand pouvait désormais marcher la tête haute : il s’était refait une virginité.


IX. — LE PROCÈS

Cependant, à l’Abbaye, les dames Desilles vivaient en commun, ainsi que nous l’avons dit, avec Mme de la Guyomarais et Thérèse de Moëlien.

Ces cinq femmes, séparées de leurs coaccusés, employaient les durs loisirs de la prison à retourner de mille façons les incidens de leur arrestation, à en ressasser les circonstances, à supputer les faibles chances de salut qui leur restaient. Il y avait pour elles bien des points mystérieux dans l’intrigue qui les avait réunies là : les péripéties mêmes du drame établissaient que les secrets de l’association avaient été trahis ; mais par lequel des conjurés ? Et, cette question se posant sans cesse à leur esprit, elles en vinrent à se rappeler quelques réticences de Chévetel, quelques soupçons émis par cet ami sûr, qui avait su, à plusieurs reprises, désigner adroitement à leur défiance l’aide de camp Fonte vieux. Celui-ci, depuis la mort de la Rouerie, n’avait pas reparu en Bretagne : il avait quitté en hâte la Guyomarais le lendemain de l’inhumation ; depuis lors on n’avait pas eu de ses nouvelles. Cet étranger n’avait-il pas livré au gouvernement révolutionnaire les noms des associés et révélé leur rôle dans le complot ? Fontevieux, comme on sait, n’était pas Breton, et, en se laissant aller à l’accuser sur de simples apparences, les pauvres femmes obéissaient à un sentiment bien naturel ; il répugnait à leur noble caractère de supposer qu’un de leurs compatriotes se fût rendu coupable d’un crime si odieux : le traître, à leur avis, devait donc être l’Allemand Fontevieux.


Or, le malheureux, incarcéré depuis les premiers jours de mars, était alors écroué à l’Abbaye et occupait un cachot situé exactement au-dessus de celui des dames Desilles. Il avait été informé de cette particularité par les geôliers ou par son défenseur, et il s’ingéniait, sans y réussir, à communiquer avec elles, soit pour concerter quelque moyen de salut, soit pour les assurer simplement de sa fidélité et de son amitié. Un jour, les dames Desilles virent descendre, à travers les barreaux de leur fenêtre, un modeste bouquet de roses, suspendu à un fil auquel était également lié un papier. C’était une lettre de Fontevieux : le prisonnier, en des termes remplis « d’intérêt et d’attachement », leur apprenait qu’il était leur voisin et s’informait de leurs santés. Elles rattachèrent au fil fleurs et billets, après avoir tracé au verso de la feuille cette question :

« — Êtes-vous un de nos dénonciateurs ? »

A peine le message fut-il parvenu à sa destination, qu’elles entendirent à l’étage supérieur « un grand bruit, et beaucoup de mouvement », et, le lendemain, elles apprirent que Fontevieux « avait été saisi d’une attaque de nerfs, d’épouvantables convulsions dont il avait failli mourir, n’ayant pu supporter la pensée que ses amis le soupçonnaient d’une pareille infamie ».

La vie se passait ainsi, pour les prisonniers, dans des alternatives angoissantes de découragement et d’espérance : ils se sentaient entourés d’ennemis inconnus, et ils n’ignoraient pas aussi que des amis tenaces s’employaient à les sauver.

Les défenseurs de Pontavice avaient réuni une somme de dix mille livres pour faciliter son évasion ; mais cet acompte, augmenté d’une promesse de 1500 francs de rente, n’avait pu séduire le gendarme chargé de sa surveillance : d’un autre côté, Lalligand, qui ne tenait pas à ce qu’on guillotinât ses cliens, attendu que, eux morts, il pourrait difficilement se faire payer les prétendus services qu’il leur avait rendus, Lalligand promettait de tout tenter pour « sauver au moins les femmes ». Il jouait si parfaitement la comédie du désintéressement que, plus tard, Mme de Virel assurait que « son dévouement ne s’était pas un seul instant ralenti ». En outre, des bruits vagues circulant dans Paris parvenaient jusqu’aux détenus. On assurait que les administrateurs du département avaient été informés d’une assemblée tenue à l’hôtel de Toulouse, rue des Vieux-Augustins, par quelques Bretons accourus pour tenter la délivrance de leurs compatriotes. Les journaux annonçaient que ces conjurés devaient « ou distribuer de l’argent aux juges et jurés », ce qui n’impliquait pas une très haute opinion de l’intégrité de ces magistrats », ou séduire les gendarmes ; en désespoir de cause, ils comptaient employer la force.

Ces rumeurs entretenaient la confiance des prisonniers et c’est sans trop de crainte qu’ils voyaient approcher le jour du jugement. Le tribunal criminel extraordinaire, — on ne disait pas encore le tribunal révolutionnaire, — n’avait pas, d’ailleurs, à cette époque, le terrible renom que lui valurent par la suite les fournées de l’an II. Il n’avait prononcé, depuis le jour de son institution, qu’une vingtaine de condamnations capitales, et le grand nombre des complices de la Rouerie permettait d’espérer que les juges hésiteraient, soit à faire un choix parmi les coupables, soit à les livrer tous ensemble au bourreau.

Le 24 mai, les Bretons avaient été transférés à la Conciergerie, et, le 3 juin au soir, on les avertit qu’ils comparaîtraient le lendemain devant le tribunal. Le 4 juin, après la lecture de l’acte d’accusation et sur la demande des avocats des accusés, la cause fut remise au 7 juin, mais ce fut seulement le mercredi 12 que les débats s’engagèrent définitivement.

A neuf heures du matin, l’audience fut ouverte : une foule compacte de curieux remplissait le prétoire public. Le tumulte fut grand quand parurent les vingt-sept accusés : leur placement sur les bancs prit un temps assez long, on fit à M. de la Guyomarais les honneurs du fauteuil ; ainsi appelait-on, par ironie, la sellette ou siège élevé sur lequel s’asseyait ordinairement le principal coupable. Sur le premier banc prirent place Mme de la Guyomarais, ses enfans et ses domestiques ; les dames de Virel et leur oncle occupaient la seconde banquette ; Thérèse de Moëlien, dont l’air de jeunesse et la beauté attiraient les regards fut mise au troisième banc avec Fontevieux et Pontavice. A leur suite entrèrent les défenseurs, Tronson du Coudray, Chauveau-Lagarde, Julienne, Vilain de Lainville, Labezardel et Pollet, qui s’assirent au bas des gradins où se tenaient leurs cliens : puis vinrent les témoins, parmi lesquels on se montrait Isabeau, premier commis des Affaires étrangères, et les conventionnels Lebreton, Duval, Billaud-Varennes, Bazire. Parurent ensuite les douze jurés. Enfin, l’huissier annonça le Tribunal, et l’on vit les magistrats gagner leurs places, vêtus de noir, la tôte couverte du chapeau à plumes, portant au cou un ruban tricolore : c’était le président Montané, les juges Foucault, Dufriche-Desmadeleine et Rouillon : derrière eux marchaient l’accusateur public, Fouquier-Tinville, et le greffier Fabricius.

Nous n’avons point à résumer ces douze longues séances ; pendant trois jours pleins, le président Montané pressa les accusés de questions, et leurs réponses n’ajouteraient rien, pour la plupart, au récit détaillé que nous avons donné des événemens de la Guyomarais et de la Fosse-Ingant ; nous devons seulement indiquer quels furent leurs moyens de défense, sans cependant ajouter plus de créance qu’il ne convient au compte rendu du Bulletin : c’était un journal quasi-officiel, rédigé sous l’inspiration directe de Fouquier-Tinville, et ce patronage le rend sujet à caution.

M. de la Guyomarais, interrogé le premier s’efforce d’assumer sur sa propre tête toutes les responsabilités. C’est lui qui a reçu la Rouerie sous le nom de Gasselin ; ni sa femme ni ses enfans n’ont connu son hôte que sous ce pseudonyme : d’ailleurs Loisel s’occupa de tout : il fut présent à la mort, présida à l’inhumation. Loisel, on le comprend, étant parvenu à émigrer, pouvait être chargé sans danger.

Mme de la Guyomarais suivit le moyen que venait de lui indiquer son mari : elle ignorait le véritable nom de la Rouerie et ne fit qu’écouter les conseils de Loisel.

Perrin, questionné après elle, se montra aussi lâche qu’à la Guyomarais, ne cherchant qu’à sauver sa tête, assurant les juges de son repentir, compromettant tous les autres. Le médecin Lemasson avoua qu’il avait commis une imprudence en assistant à une inhumation clandestine ; mais il ignorait absolument la qualité du défunt. C’est là ce que répondirent tous les autres : pour eux, l’homme mort à la Guyomarais n’était qu’un hôte de passage, hébergé par charité, et dont on avait fait disparaître le corps uniquement afin d’éviter les formalités d’usage et les déclarations obligatoires.

Pendant plus de trente heures, les interrogatoires se succédèrent presque sans incident. Nous devons noter cependant celui de Mme de Virel qui, questionnée sur les personnes présentes à la Fosse-Ingant lors de l’évasion de Desilles, répondit très naturellement :

— Il y avait là, entre autres, un médecin de Paris, M. Chévetel, que mon père aimait beaucoup.

— Où demeure-t-il ? interrogea Montané.

— Actuellement rue de Tournon, n° 6.

Mais il était entendu que le nom du traître ne serait pas prononcé : Montané n’insista pas et, le soir, sur les notes sténographiques destinées au Bulletin, ce nom fut supprimé ; même, pour mieux dérouter les soupçons possibles, on imprima : un médecin de Paris, M. de *** ; preuve que la rédaction du Bulletin était étroitement surveillée.

Mlle de Moëlien se défendit énergiquement : elle ne nia pas ses relations avec son cousin, assura que les épaulettes et autres insignes militaires trouvés chez elle provenaient du major Chafner, dont elle avait désiré conserver ce souvenir en raison de leur étroite amitié. Montané en revenait sans cesse à la déposition écrite de Boujard, ce domestique de la Rouerie dont nous avons résumé les délations ; mais Thérèse lui fit observer que cet homme était un ivrogne qui, pendant son très court séjour au château, n’avait cessé de s’enivrer aux dépens de la cave du marquis. Le président insistant sur ce que Boujard avait affirmé que la Rouerie projetait de détruire Antrain et Pontorson après en avoir passé tous les habitans au fil de l’épée :

— Mais, citoyen, objecta la jeune fille, si mon cousin avait été l’homme que vous dites, croyez-vous qu’il aurait compté de si nombreux amis et de si chauds partisans ?

Montané vit qu’il s’enferrait et il tourna court. Mais une nouvelle question adressée à Mlle de Moëlien faillit mettre les rieurs du côté des accusés. Il s’agissait d’une liste des conjurés et de la somme de 1 000 louis en or qu’elle avait fait disparaître, disait-on, au moment de son arrestation. Lalligand n’avait pu se consoler de la perte d’une si belle prise, et il en avait parlé, trop peut-être, à Billaud-Varennes qui, appelé comme témoin et interrogé à ce sujet, répondit malicieusement :

— En effet, Lalligand-Morillon m’a assuré que la prévenue avait soustrait cette somme… Mais mon collègue Bazire pourra donner à cet égard des renseignemens lumineux.

Bazire était, on se le rappelle, le cousin de Lalligand et très certainement de moitié dans ses spéculations ; mandé à la barre, il se drapa dans sa dignité et refusa de répondre.

Le président se le tint pour dit : cette mauvaise langue de Billaud-Varennes avait risqué de tout compromettre. Etait-il donc besoin de faire éclater aux yeux ce qui ne ressortait que trop déjà de l’attitude des prévenus et de la confusion des débats, à savoir que, dans ce prétoire de la justice révolutionnaire les honnêtes gens se trouvaient au banc des accusés, et que les autres, — juges, jurés, témoins, magistrats, — tous frères, tous fréquentant les mêmes clubs, obéissant au même mot d’ordre, jouaient là simplement une comédie et singeaient prétentieusement les formes solennelles des tribunaux réguliers ? Comment ! Pas un seul de ces jurés, obstinément silencieux, ne s’étonne de l’obscurité de l’instruction ? Aucun ne cherche à savoir par qui les victimes ont été désignées ? Pourquoi celles-ci et pas d’autres ? Qui a découvert leur crime ? Où est le principal témoin ? Qu’est-ce que cet inconnu qui a tout conduit et dont le nom n’est jamais prononcé ? Quel est ce Lalligand-Morillon dont, au contraire, il est fait mention à toute minute ? Non ! ces bonnes gens se contentent de ce qu’on leur donne ; ils sont là pour condamner et non pour s’éclairer et attendent placidement l’heure d’entrer en scène.

Il faut dire que Montané se montra le digne chef de cet aréopage : fut-il inepte ou pensa-t-il être plaisant en posant à Grout de la Motte cette stupide question :

— N’êtes-vous point veuf ?

— Oui, depuis le mois de septembre.

Votre femme n’est-elle pas morte d’aristocratie ?

— Elle est morte du chagrin de voir sa fille malade.

Et on se représente le pauvre homme se rasseyant, les larmes aux yeux, étouffant les sanglots qui lui montent à la gorge, tandis que les curieux le huent, mis en gaîté par la facétie du président.

Enfin, le 15 juin, vers midi, les interrogatoires se terminèrent. Le greffier donna lecture de quelques-unes des pièces saisies à la Fosse-Ingant, entre autres du manifeste du marquis de la Rouerie, puis Fouquier-Tinville prononça son réquisitoire, et la séance fut suspendue.

A cinq heures, les plaidoiries commencèrent et se poursuivirent jusque bien avant dans la nuit : elles prirent encore toute la journée du lendemain. De cette partie des débats, nous ne connaissons qu’un incident : Tronson du Coudray s’était chargé de défendre Mme de la Fonchais : la tâche était ardue, car, sur les comptes de l’association, le nom de la Fonchais était porté en regard d’une somme de 1 200 livres versée à la Caisse commune. L’avocat s’étonnait que Desilles eût inscrit sur une pièce si compromettante le nom de sa fille : à force de questionner sur ce point sa cliente, il la vit se troubler, la pressa, mit toute son éloquence à lui arracher la vérité et obtint enfin l’aveu que cet argent avait été remis à la jeune femme par une autre personne, avec mission de le faire parvenir à la Rouerie.

— Alors, madame, s’écria Tronson du Goudray, vous êtes sauvée ! Faites-moi connaître le nom de cette personne.

— Ah ! répondit Mme de la Fonchais, je ne serai point la dénonciatrice de celle qui a eu confiance en moi, quoi qu’il puisse advenir.

— Madame, songez à vos enfans.

— Celle-là aussi est mère, répliqua tristement la noble femme.

Et elle s’obstina dans son héroïque silence. Au cours de sa plaidoirie, l’avocat fit allusion à ce trait sublime d’abnégation : il chercha à attendrir les juges, à obtenir peut-être de la victime ce nom qui devait la sauver ; mais les magistrats furent insensibles. Mme de la Fonchais resta muette : bien longtemps après seulement, on apprit que celle pour qui elle s’était dévouée n’était autre que sa belle-sœur, Mme Dauzances de la Fonchais…

Les plaidoiries se terminèrent le 17 dans la matinée. Montané prononça le résumé des débats, puis rédigea les questions à poser au jury : il n’est pas superflu de faire remarquer que, sur la minute originale, figurent au nombre des accusés Ranconnet de Noyan et son confident Leroy ; seulement, en regard de leurs noms, aucune question n’est inscrite : ceux-là avaient payé, la justice se déclarait satisfaite.

Après une suspension d’audience de trois heures, les jurés entrèrent dans la salle de leurs délibérations : les accusés furent réintégrés à la Conciergerie où la nuit entière se passa dans l’angoisse de l’attente ; le tribunal resta en séance, dans la salle vide qu’éclairaient des lampes ; les curieux en nombre toujours croissant s’entassaient derrière les barrières. Le jour parut et les jurés ne rentraient point : leur délibération s’éternisa pendant douze heures. A six heures du matin, enfin, l’huissier annonça que leur travail était terminé : un grand tumulte se fit dans la salle, ils entrèrent et reprirent solennellement leurs places ; puis le silence s’établit, et chacun d’eux, interpellé par le président, émit à haute voix sa réponse aux questions posées. Quand cet appel fut terminé, les juges opinèrent à haute voix, l’un après l’autre ; mais déjà les assistans, d’après le vote des jurés, prévoyaient la sentence et tout aussitôt le bruit courut dans le Palais que douze au moins des Bretons seraient condamnés à mort.

Les avis de ses assesseurs recueillis et quelques écritures terminées, Montané donna l’ordre aux gendarmes d’introduire les deux fils de la Guyomarais, Mmes de Virel et d’Allerac, David, les médecins Taburet et Morel, Micaut-Mainville, la Vigne-Dampierre et le perruquier Le Petit. Pour ceux-là le verdict était favorable et le tribunal concluait à leur acquittement.

Les vingt-sept accusés attendaient dans la même salle, depuis la veille au soir, qu’on statuât sur leur sort. Quelle dut être pour eux cette interminable nuit ! Le va-et-vient des guichetiers, une porte brusquement ouverte, le moindre bruit de la prison entretenaient leur anxiété. Quels groupes lamentables devaient former ces fils serrés contre leur mère, ces trois sœurs priant ensemble, ces malheureux torturés par l’incertitude, supputant leurs chances de vivre, se réconfortant l’un l’autre, parvenant à échafauder des espérances tournées aussitôt en accès de désespoir ! De toutes les scènes tragiques qu’ont vues les cachots de la Conciergerie, l’attente du verdict restait peut-être la plus terrible. Et quand le petit jour commençait de poindre à travers les barreaux ; quand la prison se réveillait, les malheureux secouaient la torpeur de la nuit, subissant malgré eux le réconfort qu’apporte l’aube, se raccrochant à la vie, jusqu’au moment où, d’une grille subitement poussée, surgissait la silhouette noire d’un huissier du tribunal, accompagné de guichetiers, tenant au bout d’une courte laisse les énormes dogues chargés de la police de la geôle. L’huissier bredouillait la sentence, s’arrêtait à chaque nom, et brusquement la déchirante séparation s’opérait : il y avait dans-ces formalités brutales un raffinement dont s’augmentaient les cruautés de la mort. Les douze prévenus dont l’acquittement allait être prononcé furent ainsi subitement arrachés aux derniers embrassemens de leurs compagnons. Cette sélection instruisait ceux-ci de leur sort.

On dit qu’après avoir entendu lecture de l’arrêt qui les renvoyait des fins de la poursuite, Mmes de Virel et d’Allerac ne pouvant plus conserver aucune illusion sur la condamnation de leur jeune sœur, Mme de la Fonchais, furent prises d’une crise de désespoir si poignant, qu’attirés par leurs cris dans la salle des délibérations, trois des jurés qui venaient de rendre le terrible arrêt s’empressèrent à leur faire reprendre leurs sens.

— Ayez du courage, mesdames, disaient-ils, votre religion doit vous en imposer et vous fournir aussi des consolations.

Tandis que cette lamentable scène se passait dans les coulisses du tribunal, comparaissaient devant les juges le jardinier Perrin et le médecin Lemasson : celui-ci bénéficiait des privilèges de sa profession ; l’autre recueillait le prix de ses délations ; tous deux s’entendirent condamner à la déportation.

Enfin on fit monter M. et Mme de la Guyomarais, Pontavice, Fontevieux, la Chauvinais, Thérèse de Moëlien, Mme de la Fonchais, Picot de Limoëlan, Morin de Launay, Locquet de Gran-ville, Grout de la Motte, Jean-Vincent : ils prirent place sur les bancs, entre les gendarmes, et Montané, debout, la tête couverte, donna lecture de l’arrêt qui les condamnait à mort et ordonnait que leurs biens seraient séquestrés et vendus au profit de la République.

Le jugement devait être exécuté le jour même, sur la place de la Révolution.


Il était plus de dix heures du matin, le 18 juin, lorsque les condamnés descendirent du tribunal. Ils ne rentrèrent pas à la Conciergerie et furent directement amenés à la salle basse, voisine du greffe, où devaient se faire les apprêts de leur supplice. Douze ecclésiastiques les y attendaient ; jusqu’à l’époque de la pleine Terreur, Fouquier-Tinville ne manqua jamais d’informer chaque jour du nombre des condamnés l’archevêché, qui envoyait au Palais autant de prêtres que la fournée comprenait de victimes ; prêtres assermentés, comme bien on pense, et qui, la plupart du temps, voyaient repousser leurs offres de service : beaucoup, cependant, soit par charité chrétienne, soit par habileté politique, s’obstinaient à suivre les condamnés jusqu’à l’échafaud.

Les Bretons refusèrent unanimement le ministère des intrus, qui se retirèrent, et, tout aussitôt, commencèrent les préparatifs de l’exécution. On apporta aux malheureux un dernier repas ; quelques-uns mangèrent, assis sur les bancs qui garnissaient le pourtour de la salle ; d’autres se livrèrent tout de suite aux aides du bourreau : tous, assure-t-on, causaient à voix forte, ricanaient fiévreusement ; seule, Mme de la Fonchais, se recueillant, s’assit à la table du greffe et se mit à écrire. Les lignes que traça la noble femme étaient destinées à sa belle-sœur, Mme Dauzances de la Fonchais. Ce testament de mort terminé, elle adressa à ses sœurs, plus favorisées qu’elle, le touchant billet que voici :


Séchez vos pleurs, mes bonnes amies, ou, du moins, répandez-les sans amertume ; tous mes maux vont finir et je suis plus heureuse que vous. Je viens d’écrire à ma belle-sœur pour lui recommander mes enfans ; vous voudrez bien, je l’espère, devenir avec elle les mères de ces pauvres petits orphelins. Que ce titre précieux vous aide à supporter la vie ! Je vous quitte pour me rapprocher de la Divinité.

Recevez, mes bien chères sœurs, l’adieu le plus tendre et le plus affectueux ! Je voudrais m’occuper de vous plus longtemps, mais cette idée m’affaiblit et je veux conserver toutes mes forces.

Adieu, encore une fois ! et modérez votre douleur ; nous nous rejoindrons un jour ! Je vous embrasse de toute mon âme. Adieu, mes amies !


Lorsqu’elle eut fini d’écrire, dévorant ses larmes, elle tendit ses mains au bourreau ; ses compagnons étaient déjà liés ; chacun à son tour prenait place sur l’escabeau de la toilette ; les chevelures tombaient sur les dalles ; Thérèse de Moëlien, seule, s’opposât à ce que le bourreau lui coupât les cheveux et releva elle-même ses magnifiques nattes, découvrant sa nuque, puis, docilement, tous, une fois prêts, venaient se ranger sur la banquette, attendant le signal du départ ; autour d’eux allaient et venaient les valets du bourreau ; à la grille de bois qui séparait la salle de l’avant-greffe, se massaient des guichetiers, des porte-clefs, des agens de police et des sans-culottes amateurs venus pour jouir du spectacle : ces horribles préliminaires exigèrent plus de deux heures : d’ailleurs, on ne se pressait pas, Fouquier-Tinville ayant cru utile de réquisitionner « une force armée imposante », dans la crainte de quelque mouvement en faveur des Bretons.

Le bruit s’était répandu dans la ville de l’exécution imminente de douze conspirateurs ; pour la première fois, l’échafaud allait recevoir une aussi nombreuse fournée, et il semble bien que l’accusateur public n’était pas sans inquiétude sur la façon dont la population de Paris accueillerait cette hécatombe : la Terreur ne l’avait pas encore, à cette époque, asservie et hébétée. A part, du reste, quelques exaltés qui suivaient de près la politique, la masse, depuis la mort de Louis XVI, se désintéressait des événemens. Le 31 mai n’avait été qu’une révolution de palais à laquelle le peuple n’avait rien compris : le procès des Bretons n’avait pas causé plus d’émotion ; les journaux, sauf le Bulletin du tribunal, lui avaient à peine consacré quelques lignes ; on ignorait généralement les noms des victimes. On savait qu’elles étaient au nombre de douze et que parmi elles se trouvaient plusieurs femmes : ceci seulement excitait vivement la curiosité. Aussi, dès midi, l’animation était-elle grande dans les rues où devaient passer les charrettes. A la place Louis XV, la foule s’amassait continuellement : ce n’était point la populace, spectatrice habituelle des exécutions de la Grève, mais un public de bourgeois, de « gens comme il faut », dit un espion : les retardataires accouraient à toutes jambes, crainte de manquer le commencement du spectacle ; des hommes du peuple apportaient des échelles, traînaient des charrettes, improvisaient des estrades et offraient la place à cinq sous ; la plupart des curieux s’étaient munis de lorgnettes « et se déplaçaient souvent pour chercher le point visuel le mieux accommodé à leur vue ; celui qui avait une bonne place ne l’aurait pas quittée quand il eût dû mourir de faim » ; et l’observateur ajoute : « Jugez combien de bavardages ils ont fait pendant une heure et demie d’attente ! J’ai promené et, parmi ce chaos et cette confusion d’une populace très nombreuse, ce que j’ai vu de plus remarquable, c’est la posture d’un militaire en habit bourgeois, qui, tournant à demi le dos à l’échafaud dressé, ayant les pieds dans la troisième ou quatrième position, les bras l’un dans l’autre, a resté dans une attitude de consternation pendant plus de trois quarts d’heure. »

Sans cesse de la rue Royale, de la rue de la Bonne-Morue, du cul-de-sac de l’Orangerie, des quais, accouraient de nouveaux groupes de curieux : par ceux qui arrivaient du Palais après avoir assisté au départ, on apprit que les charrettes approchaient ; on sut que les condamnés montraient beaucoup de résignation, qu’ils s’étaient déclarés bien jugés, et reconnaissaient avoir mérité la mort. Au sortir de la Conciergerie, à peine montée sur la charrette, Mme de la Guyomarais avait crié à deux reprises : Vive le Roi ! Ces détails répétés dans la foule aiguillonnaient la curiosité ; chacun se hâtait de prendre place ; toutes les têtes se tournaient vers la rue Royale ; toutes les lorgnettes se braquaient sur ce point : les guinguettes des foires de la place se vidaient ; les balustrades de pierre se garnissaient de curieux ; l’immense espace était noir de têtes ; on eût cru voir tout le peuple de Paris assemblé.

Un peu avant trois heures, on vit poindre, tournant l’angle de la rue Saint-Honoré, l’escorte des gendarmes ; ils entrèrent dans la place, fendant la foule : on remarqua leur air morne et leur silence. Le peuple lui-même se taisait et regardait anxieusement : les deux chariots parurent, se suivant, minuscules dans cet immense décor ; les baïonnettes de la troupe luisaient au soleil ; on apercevait leur double ligne serpentant vers l’échafaud, encadrant les charrettes où cahotaient les condamnés, debout, pressés l’un contre l’autre, la tête découverte. Ils causaient paisiblement entre eux ; tous paraissaient tranquilles ; quelques-uns des hommes riaient. La foule, ébahie de tant de sang-froid, se taisait : elle s’attendait à autre chose. Comme les condamnés ne montraient pas le poing, elle ne savait que dire et demeurait inerte ; on scrutait les attitudes et le moindre geste des victimes ; on se montrait surtout Mme de la Guyomarais dont on ignorait le nom, mais dont le visage fier et le maintien noble frappaient les esprits ; on prenait Mme de la Fonchais et Thérèse de Moëlien pour ses filles, et ce rapprochement augmentait l’intérêt. Thérèse étonnait par sa beauté et son calme ; Mme de la Fonchais, par sa résignation et son air d’extrême jeunesse : elle paraissait n’avoir pas plus de quinze ans.

Les charrettes étaient arrêtées au pied de l’échafaud et l’on vit les condamnées descendre : il y eut un moment d’attente solennel : les curieux qui, haut juchés, voyaient bien, disaient :

— Ils s’embrassent !…

Ils s’embrassaient, en effet : et si l’imagination peut suppléer au laconisme de ce seul mot laissé par les chroniqueurs, est-elle capable de se représenter l’horreur d’une telle scène ? Les mains liées qui ne peuvent s’étreindre, les lèvres qui tremblent sous un suprême appel d’énergie, les joues qui blêmissent, les yeux qui se mouillent, les mots adieu, courage ! à peine murmurés… et les aides qui se bousculent, le bourreau qui prend sa place, le panier qu’on apprête, l’ordre dans lequel on se place, les supplications muettes pour le pas cédé à ceux qu’on craint de voir faiblir, l’appel des noms, les regards d’épouvante affolée, échangés à la première tête qui tombe…

Ce fut un des hommes qui, d’abord, parut sur la plate-forme : il se retourna vers la foule pour saluer : en hâte, il fut entouré, lié, basculé. Le couteau tomba ; déjà un autre était là, puis un troisième, puis une femme… ils montaient pour disparaître aussitôt par l’effet du mouvement de bascule que leur imprimait la planche. Le reste de l’opération était masqué par le groupe des aides ; la chute régulière du triangle annonçait seule qu’elle se consommait : il remontait, vite épongé, et retombait lourdement, à intervalles égaux, avec une régularité de mâchoire : à chaque coup, le panier s’emplissait de têtes roulantes ; à droite de la bascule, le tas de corps tronqués haussait…

Pontavice mourut le dernier : l’exécution avait duré douze minutes.

Tandis que les charrettes prenaient le chemin du cimetière de la Madeleine, la foule se dispersait en discutant : les gens comme il faut, notait l’espion du ministre Garat, péroraient fortement, longuement, sur cet événement. Les gens du peuple et surtout les femmes disaient de la grande demoiselle : Ah ! comme elle avait une belle peau ! comme elle avait les cuisses blanches ! parce que son jupon s’était accroché lorsqu’on l’avait jetée sur le monceau ensanglanté.


X. — CHÉVETEL GLORIFIÉ

L’épilogue de ces choses n’était pas moins tragique que le drame lui-même. Ces têtes fauchées, ces gens supprimés en pleine force d’âge et d’action, laissaient des foyers dévastés, des familles sans soutien. Combien chacun des arrêts de mort prononcés par le tribunal représente-t-il d’existences brisées ? Que de projets d’avenir anéantis ! que de bouleversemens, que de ruines, quel chaos ! La révolution passa sur la société comme le soc d’une charrue dans une fourmilière.

Aucune famille bretonne ne se trouvait plus atteinte que celle de la Guyomarais. Le père et la mère venaient de perdre la vie sur l’échafaud ; des sept enfans qu’ils avaient en 1793, trois des fils étaient émigrés, Joseph, Edouard et Félix : le premier fut tué à Quiberon ; le dernier, lieutenant à l’armée des Princes, fut fait prisonnier en Belgique et mourut fusillé à Nieuport. Edouard survécut à la révolution et épousa plus tard Mlle Victoire de Bertho. Deux autres fils, on se le rappelle, Amaury et Casimir, étaient demeurés chez leur père et avaient assisté à la mort du marquis de la Boueric. Amenés à Paris et traduits devant le tribunal, ils avaient été acquittés ; mais, le jour même où le verdict était rendu, le Comité de sûreté générale, se substituant à la justice, ordonnait que tous les accusés absous seraient immédiatement transférés à la prison de Sainte-Pélagie et maintenus en état d’arrestation. Amaury y passa peu de temps : il obtint sa liberté sous condition d’être incorporé dans le 15e régiment de chasseurs à cheval qui guerroyait contre les Vendéens ; Casimir vint l’y rejoindre le 23 décembre 1793 ; tous deux convinrent de s’échapper ; un jour qu’ils menaient leurs chevaux baigner dans la Loire, Amaury de la Guyomarais parvint à mettre le sien à la nage, traversa le fleuve et courut s’engager dans l’armée de Charette, où il fut tué. Son frère, après avoir servi deux ans dans les troupes républicaines, réussit à déserter avec sept chasseurs, le 28 janvier 1795, et reçut, de Boishardy, le commandement d’une bande de Chouans qui opérait dans les environs de Lamballe. Il tint campagne jusqu’à la pacification : le roi Louis XVIII le nomma, en 1816, chevalier de la Légion d’honneur. Les deux filles de M. de la Guyomarais, laissées seules au château après l’arrestation de leurs parens, ne tardèrent pas à être emprisonnées à leur tour comme suspectes. L’aînée, Hyacinthe, était aimante et douce ; la plus jeune, Agathe-Julie, d’une taille élevée, très blonde, d’une grande distinction, passait pour avoir hérité de l’énergie de sa mère. Sur le certificat de civisme qu’on lui délivra lorsqu’elle sortit de prison après le 9 thermidor, on lisait :

« Son caractère est celui d’une jeune personne qui ne peut désirer que la vengeance de la mort de ses parens. »

Hyacinthe et Agathe étaient alors sans aucune ressource : tous leurs frères étaient morts ou émigrés ; la Guyomarais, ainsi que les terres qui en dépendaient, avait été séquestrée et en partie vendue : le château était occupé par le citoyen Padel, de Lamballe, qui l’avait transformé en entrepôt de sel : la contrée était journellement le théâtre de combats entre les bleus et les partis de Chouans auxquels la forêt de la Hunaudaye servait de retraite. Les demoiselles de la Guyomarais furent recueillies par leur oncle, Micaut de Mainville, celui-là même qui avait comparu devant le tribunal révolutionnaire. Sous l’Empire seulement, lorsque leur frère Casimir quitta l’armée royale définitivement licenciée, les jeunes filles reprirent, avec lui, possession du château de leur père : Hyacinthe s’y maria avec M. Couppé des Essarts ; Agathe épousa le général de la Motte-Rouge. Leur nom, rendu illustre par les catastrophes auxquelles il fut mêlé, n’est plus porté aujourd’hui que par la vénérable Mlle Mathilde de la Guyomarais, leur nièce. Il est donc condamné à s’éteindre : rien ne rend plus sensible l’horrible trouée que la révolution opéra dans cette famille dont le chef comptait, avant 1792, neuf enfans vivans.

Le jardinier Perrin et le médecin Lemasson, condamnés à la déportation par la sentence du 18 juin 1793, avaient été transférés à Bicêtre pour y attendre le départ de la chaîne. Ils furent compris, le 8 messidor an II, dans une des fameuses fournées de la conspiration des prisons et moururent le jour même sur l’échafaud. Julien David revint en Bretagne et vécut jusqu’en 1840 ; les docteurs Morel et Taburet reprirent également, après leur sortie de prison, l’exercice de leur profession.

Si nous quittons la Guyomarais pour la Fosse-Ingant, nous retrouvons dans la famille Desilles des épisodes non moins tragiques. Après la crise de désespoir qui les avait terrassées à la sortie de l’audience, Mmes de Virel et d’Allerac, acquittées par le tribunal, furent, ainsi que leurs compagnons, écrouées à Sainte-Pélagie par ordre du Comité de sûreté générale. Elles y rencontrèrent Mme Roland, qu’elles avaient déjà connue à la prison de l’Abbaye. Elles voyaient clair, maintenant, dans la sombre intrigue qui avait amené leur infortune. L’absence, au banc des accusés, de Chévetel que, de tous, elles croyaient le plus compromis, son nom rayé des procès-verbaux, le mutisme absolu gardé à son égard par l’accusateur public, leur avaient enfin dessillé les yeux. Lalligand-Morillon, au reste, ne les abandonnait pas et entretenait soigneusement leur indignation contre le traître qui les avait vendues. Il était parvenu à gagner toute leur confiance et s’employait activement à obtenir leur mise en liberté sous caution : c’était une simple affaire d’argent : Chauveau-Lagarde s’était généreusement offert à garantir la rançon de ses clientes ; mais l’affaire traînait en longueur et Lalligand affirmait que, si l’on ne « graissait pas la patte » du Comité de sûreté générale, les portes de la prison ne s’ouvriraient point. Tel était l’usage, assurait-il, et, sur ce point, du moins, il ne mentait pas.

Dans cette extrémité, sans argent et sans moyen de s’en procurer, Mme de Virel regrettait amèrement les deux cents louis dont, à la Fosse-Ingant, elle s’était départie au profit de Chévetel et que celui-ci avait empochés sans vergogne. Lalligand, instruit de l’incident, s’indigna, courut chez Chévetel, lui arracha, non sans menaces, une somme de cent louis dont les membres du Comité de sûreté générale voulurent bien, annonça-t-il, se contenter. Il est probable qu’il en garda pour lui une part. En somme, cette affaire à laquelle il donnait des soins depuis si longtemps, se soldait pour lui par un bénéfice minime : du moins il emportait l’estime de Mmes de Virel et d’Allerac qui sortirent de prison en le bénissant et en se reprochant de l’avoir méconnu.

En arrivant en Bretagne, elles trouvèrent leur maison dévastée : leur mère était folle et gardée dans un hospice, leur père venait de mourir de désespoir à Jersey : elles ne pouvaient demander asile à leurs cousines de Limoëlan qui, ayant elles-mêmes perdu leur père sur l’échafaud, avaient vu leur château séquestré et leurs biens saisis. Que devinrent-elles ? Nous l’ignorons ; elles disparurent, soit qu’elles eussent trouvé le moyen de gagner les Iles anglaises, soit, ce qui paraît plus probable, qu’elles se fussent retirées dans quelqu’une de ces communautés secrètes, refuges mystérieux des religieuses chassées de leurs couvens.

Mais un autre personnage sollicite notre attention. Qu’était devenu Lalligand-Morillon, que nous avons laissé en possession des pièces du procès qui lui avait été intenté pour fabrication de fausse-monnaie ? La joie du succès l’avait grisé, et devait lui être fatale. Tout alla bien pendant quelques mois ; soutenu par le crédit toujours grandissant de Bazire, — si manifestement associé à son cousin, qu’il se chargea de faire à la Convention, et sur les notes de celui-ci, le rapport sur l’affaire de Bretagne, — Lalligand se crut de force à braver le proverbe et à passer pour prophète en son pays. Il retourna à Digoin, traita sur le pied de la camaraderie le conventionnel Bernard, qui régentait cette partie de la France, exigea de lui la révocation des fonctionnaires qui lui déplaisaient et leur remplacement par quelques-unes de ses créatures. En peu de temps, notre homme procura par ce moyen plusieurs mises en liberté de suspects riches : chaque fois, l’affaire se soldait pour lui par l’achat de quelque domaine, « payé comptant suivant acte dressé chez le citoyen Duchêne, notaire à Digoin ». Il spécula de cette façon sur « les femmes Maublanc et Meyneaud, ex-nobles » ; celle-ci était la femme du ci-devant président du parlement de Bourgogne, lequel, comme bien on pense, était en prison. C’était là une belle tête à racheter, et Lalligand, à qui on en avait offert un bon prix, vint ingénument proposer à la Société populaire de Digoin de lui verser 32 000 livres si elle voulait l’aider à réclamer la liberté de cet honorable magistrat.

Il se livre ainsi ostensiblement à l’étrange commerce qu’il avait entrepris : il trafique de la vie des gens avec l’inconscience d’un homme qui comprend son époque, qui sait que le bon temps ne durera pas toujours, et qui se hâte d’en profiter. Il vit « en demi-dieu » à Digoin, se passant tous ses caprices, forçant un certain charpentier, nommé Harpet, son voisin, à lui céder sa maison qu’il trouve plus commode que celle qu’il habite, rançonnant ses compatriotes ébahis de tant de cynisme, et traitant la province en pays conquis. Un court billet, écrit par un des malheureux qu’il pressure, en dit plus long que tous les récits :

« Remets à Lalligand les fauteuils qu’il réclame et tout ce qu’il demandera… »

Mais cet étonnant proconsulat devait avoir une fin. La mort de Bazire, compromis avec Chabot et Fabre d’Eglantine dans les spéculations de la Compagnie des Indes, porta un coup sensible au crédit de Lalligand. Ne le sentant plus soutenu en haut lieu, estimant naïvement que « la probité est enfin à l’ordre du jour », les Sociétés populaires de Digoin et de Charolles eurent le courage de dénoncer à la Convention « ce monstre que la nature vomit sans doute dans sa colère ; qui, brisant les liens les plus sacrés, fut mauvais fils, mauvais mari ; un être enfin qui ne rêve et ne sue que crimes et dont l’infamie est notoirement connue ». Ces bons jacobins reconnaissaient cependant que « le méchant est un instrument duquel on est quelquefois obligé de se servir en temps de révolution, mais que l’on doit briser dès l’instant qu’il devient nuisible » ; et comme leur compatriote en était arrivé là, ils suppliaient humblement les représentans du peuple de purger le territoire de la République de « cet être astucieux et pervers ».

Ils avaient si grande hâte d’en être débarrassés, qu’une délégation de la société entreprit le voyage de Paris pour porter cette supplique au Comité de sûreté générale. Lalligand fut rappelé : il voyagea en personnage d’importance, dans sa propre voiture et sous la surveillance de deux gendarmes à sa solde. Le 8 prairial an II il était écroué à la Conciergerie. Il ne s’avoua pas vaincu et voulut payer d’audace : le moyen lui avait si souvent réussi ! Il réclama la faveur de comparaître, non pas devant le tribunal, mais, ainsi qu’un décret spécial de la Convention lui en laissait la faculté, devant le Comité de sûreté générale, pour y être contradictoirement entendu avec ses dénonciateurs, qu’il se proposait de « confondre » ; mais on ne lui répondit pas : les choses tournaient mal. Lalligand fut compris, comme un vulgaire honnête homme, dans la fournée du 19 messidor, — avec, entre autres, une vieille domestique de soixante-douze ans convaincue : « d’avoir abandonné les drapeaux de la liberté pour servir dans l’armée anglaise à Toulon », et exécuté le même jour à la place du Trône. Son corps retrouva dans la fosse commune de Picpus celui du jardinier Perrin qui l’y avait précédé depuis une décade.

Faut-il le dire ? La mort d’un si méprisable personnage était, à cette triste époque, une catastrophe pour bien des gens. En l’apprenant, le comte de Noyan se crut perdu ; de fait, il ne lui restait plus aucun protecteur et l’argent lui manquait pour s’en procurer de nouveaux. Mme de Sainte-Aulaire, exilée de Paris, comme tous les ci-devant nobles, par le décret du 27 germinal an II, s’était réfugiée dans une chambre louée à Vaugirard, près de la barrière : elle vivait là, sans ressources, manquant de pain, ne pouvant sortir faute de vêtemens.

La chute de Robespierre mit fin à cette situation : M. de Noyan quitta sa prison l’un des premiers ; les administrateurs du département comprirent qu’un homme, resté pendant seize mois sous le coup d’un acte d’accusation, sans que Fouquier-Tinville l’eût traduit en jugement, devait être tenu pour innocent : aucune pièce compromettante ne se trouva dans son dossier.

Le vieux gentilhomme, mis en liberté, loua un appartement rue Saint-Louis au Marais. Il l’habitait depuis quelques mois et causait un matin tranquillement dans son cabinet avec sa fille, quand on vint l’avertir qu’un homme âgé et de bonne mine demandait à le voir sans consentir à donner son nom. M. de Noyan ordonna qu’on le fît entrer. Le visiteur annonça « qu’il se nommait Lalligand-Morillon, qu’il venait réclamer le paiement d’une obligation de 15 000 francs souscrite au profit de son fils et qu’il avait recueillie dans la succession de celui-ci… » M. de Noyan ne s’attendait pas à une pareille sommation : il eut peine à l’entendre sans colère et ne se montra nullement disposé à y faire droit. Il rappela même, en termes assez vifs, les circonstances qui avaient motivé la signature de cette obligation. Le vieux Lalligand, de même que son fils, était homme de belles manières et savait conserver une apparence de dignité dans les situations les plus équivoques. Il écouta M. de Noyan avec déférence et lui répondit froidement « qu’il n’avait point à justifier la conduite de son fils ; que les fautes de ce malheureux jeune homme avaient été expiées par sa mort, et qu’après tout, ce n’était pas aux gens dont il avait sauvé la vie et la fortune à se montrer sévères pour sa mémoire. Vieux, infirme, ruiné, privé de son unique enfant, lui, Lalligand, s’était attendu à trouver plus de sympathie dans une famille dont son fils lui avait souvent vanté les vertus et la reconnaissance. » Le vieillard se retira ensuite avec une profonde révérence, et en annonçant qu’il reviendrait, sous peu de jours, chercher la réponse.

M. de Noyan dut céder et paya les 15 000 francs ; il ne retourna jamais en Bretagne ; il rappela près de lui son indispensable intendant, Leroy, qui, après son évasion de la Tour-le-Bat, avait rejoint les Chouans et fait bravement dans leurs rangs toute la campagne. Leroy parvint à réunir les débris de la fortune de son maître, qui acheta, à Etioles, une magnifique propriété ; c’est là que le comte de Noyan mourut, au commencement de 1810, à l’âge de 80 ans. Une croix de fer, près de la porte de l’église du village, marque l’endroit où il fut inhumé.


Il nous reste à fixer le sort du principal comparse du drame que nous avons conté, de Chévetel.

S’il fallait en croire la tradition locale, il n’aurait pas longtemps profité de sa trahison. Dans ce pays d’Antrain, où son nom est resté un objet de mépris et presque de terreur, les paysans montrent, sur le bord du chemin qui va de Bazonges à Marcillé-Raoul, une croix qu’on appelle la croix Chévetel, et la légende assure que, frappé par la foudre, l’homme qui avait livré ses amis au bourreau, fut un jour trouvé mort là, étendu dans le fossé qui borde la route. Ce n’est qu’une légende. Chévetel devait vivre longtemps, riche, honoré, heureux peut-être.

Léo floréal an II, en pleine Terreur, trois semaines après l’exécution de Danton, Chévetel se maria : il prit pour femme l’actrice avec laquelle il entretenait, depuis longtemps, des relations et qui avait été, on se le rappelle, la maîtresse d’Armand de la Rouerie.

Du jour où il ne figura plus sur les états d’émargement du Comité de sûreté générale, le nom de Chévetel ne fut plus prononcé ; comme médecin même, on ne le rencontre dans aucun annuaire, sur aucune liste, et nous ne retrouvons le personnage que sous l’Empire, à Orly, près de Choisy-le-Roi ; il s’y était rendu acquéreur, pour un prix minime, d’un vaste rectangle de terrain situé au centre du village, en bordure de la place de la Mairie ; logé dans une vieille maison qui existe encore, décrépite et grise, derrière le chevet de l’église, il passait pour riche ; nul ne savait rien de son passé ; il ne parlait à personne de ses accointances révolutionnaires et paraissait, au contraire, si dévoué au gouvernement impérial qu’il fut, en 1811, nommé maire de la commune par le préfet de la Seine.

A la Restauration, il se montra partisan fanatique de la monarchie légitime : trop petit personnage pour qu’on songeât à s’inquiéter de la sincérité de ses opinions, il put, sans fausse honte, redevenir impérialiste en 1815. Il avait pris, dans son village, une certaine importance : sans qu’il exerçât officiellement son art, on n’ignorait pas qu’il était médecin ; les paysans le consultaient et il ne faisait point payer ses conseils, ce qui lui assurait une certaine popularité.

Au second retour des Bourbons, on le revit royaliste ardent ; son enthousiasme éclipsait même la ferveur des fonctionnaires militans. Il convient de dire que Chévetel se savait, à cette époque, assez menacé : on l’accusait de s’ériger en seigneur ; de rétablir à son profit et à celui de ses créatures les anciens usages féodaux ; même une note, émanée de la direction de la police, parvint au cabinet du ministre.


Le sieur Chévetel, maire de la commune d’Orly (Seine) est signalé comme ayant de fort mauvaises opinions. On lui reproche d’avoir participé aux crimes de Danton, dont il était l’ami, et ces reproches sont fondés.


Le ministre se borna à mettre en regard de cette accusation : Il n’y a pas à rechercher les antécédens de ce magistrat.

Si l’on compare cette candeur du ministre de Louis XVIII à la prudence soupçonneuse du Comité de sûreté générale, lorsque, à la suite de ce même homme, il envoyait en Bretagne espion sur espion, pour surveiller ses moindres agissemens, on en arrive à penser que, suivant un mot fameux, ces gens de la Restauration n’avaient en effet rien appris et rien oublié ! Ils se croyaient encore au temps des nobles sentimens et des dévoue-mens chevaleresques ! Ils ne voulaient voir, dans le déchaînement des passions révolutionnaires, qu’un coup de folie passager et jugeaient sincères tous les mea culpa dont les hypocrites se frappaient la poitrine.

Le contraste devient attristant, si l’on rapproche cette indulgence d’autres faits d’une nature tout opposée. Vers cette époque, une pauvre femme, la veuve de Pontavice, l’aide de camp du marquis de la Rouerie, suppliait le ministre de lui accorder un secours : son père, capitaine-commandant de la Bastille, est mort en défendant la forteresse contre l’émeute, le 14 Juillet 1789 ; son mari a payé de sa tête son dévouement à la cause royale ; elle est demeurée pendant vingt ans sans ressources ; elle rappelle que le Comte d’Artois a promis, jadis, à Coblentz, de récompenser les services rendus par Pontavice ; ayant, par prudence, brûlé tous ses papiers, elle ne peut représenter le brevet de colonel dont le marquis de la Rouerie avait gratifié son mari au nom des Princes ; elle supplie Son Altesse de vouloir bien faire appel à ses souvenirs… Et un chef de division lui répond « que le gouvernement n’a pas à sa disposition des fonds sur lesquels on puisse imputer des pensions de la nature de celle qu’elle réclame » !

Un peu plus tard, une demande de renseignemens adressée par un particulier habitant Landrecies parvient au ministère de la guerre : il s’agit de savoir ce qu’est devenu un officier du nom de Fontevieux et la date de son décès. Après enquête — après enquête ! — le ministre répondit que ce Fontevieux, — postérieurement à la guerre d’Amérique, servait dans le régiment de Gévaudan, qu’il a émigré en 1791… Depuis lors, on ignore ce qu’il est devenu !

Ainsi les Princes, si prodigues de promesses au temps de l’émigration, en étaient arrivés à oublier jusqu’au nom de ceux qui étaient morts pour leur cause. L’avaient-ils jamais su, seulement ? Et Chévetel restait maire ! Aux grands jours il ceignait l’écharpe blanche et arborait à sa fenêtre le drapeau fleurdelisé. Sa femme était morte le 23 février 1818 et, dans son acte de décès, signé du curé et des autorités d’Orly, l’ancienne actrice est désignée sous le titre de : Pensionnaire de Sa Majesté. Car Chévetel est devenu un personnage : il n’administre pas sa commune, il y règne ; c’est lui qui consigne sur les registres les délibérations du conseil qu’il préside ; cette même main qui, jadis, de la cour des Princes exilés, adressait à Danton des listes de proscription, note, à chaque anniversaire, l’empressement de ses paysans à témoigner leur amour pour « l’Auguste famille que le ciel dans sa bonté a rendue à la France ». Lors des fêtes du baptême du Duc de Bordeaux, sa rédaction devient lyrique.

Ces palinodies ne l’empêchèrent pas d’acclamer la révolution de 1830… et il resta maire ! Il maria au nom de Louis-Philippe comme il avait marié au nom de Charles X, de Louis XVIII, et de Napoléon. Mais depuis la mort de sa femme, son existence s’était modifiée. On faisait bombance dans sa petite maison de la place de la Mairie ; « la broche, nous dit-on, y tournait nuit et jour ». On y voyait se glisser, à la brune, des amis venus de Paris par le coche de Choisy-le-Roi ; il existe encore à Orly des gens qui ont connu Chévetel ; ils se rappellent un homme gros et fort, de taille assez petite, marchant avec une peine extrême, car il souffrait de la goutte, et appuyé sur un bâton : chaque jour, il faisait, ainsi, son tour dans les rues du village, et les gamins, — vieillards aujourd’hui, — couraient à lui en criant :

— Bonjour, monsieur Chévetel !

Il riait, car il était « bon vivant », tutoyait tout le monde, ne se déshabituant pas de jouer au seigneur. Tout le pays avait recours à lui pour les soins aux malades, pour les remplacemens militaires, pour les recommandations et les démarches de toute sorte. On n’ignorait pas qu’il « aimait à intriguer », et on en abusait. Cependant il était plus craint qu’aimé : son inconduite même causa du scandale : on lui connut un enfant, ce qui fit jaser, et l’on assure encore qu’il ne se gênait pas pour condamner à douze heures de violon les maris gênans. Il n’avait pour tout domestique qu’une vieille bonne hargneuse et insolente, détestée de tout le village.

En 1832, il donna sa démission de maire : le désordre de sa vie, ses démêlés avec le curé, un digne et saint prêtre qui resta pendant quarante ans à Orly, rendaient impossible sa magistrature. Cette déchéance en amena d’autres et sa fin fut misérable : il avait épuisé toute sa fortune et engagé ses immeubles. Sa servante allait de porte en porte mendier pour lui.

Chévetel mourut le 15 février 1834. Son enterrement fut un événement : les habitans d’Orly voulurent conduire avec pompe à sa dernière demeure le magistrat qui, pendant vingt ans, avait présidé à leurs destinées. Les enfans des écoles faisaient la haie depuis la porte de la maison jusqu’à l’église ; le corps fut inhumé dans l’ancien cimetière ; mais une délibération du conseil municipal ordonna, quelques mois plus tard, qu’on reconnaissance des services rendus par Chévetel à la commune d’Orly, ses restes seraient transportés au cimetière nouvellement établi à la sortie du village. Sa tombe y fut la première creusée : on l’y voit encore, à gauche de la grande allée, dans la partie supérieure de l’enclos. La dalle qui la recouvre est presque complètement fruste et les caractères en sont effacés : on y devine cependant le nom et la consolante formule : Qu’il repose en paix !

Souvent nous nous sommes arrêté devant cette pierre, et, songeant à ce que nous avions recueilli sur l’existence de celui qui dort là, nous nous disions : « A quoi bon ? De quel droit remuer c. es souvenirs et exhumer ce sinistre passé ? Ne vaut-il pas mieux se taire et laisser sa mémoire bénéficier de l’oubli ? » Mais notre pensée se reportait à cette autre tombe, perdue au fond des bois de la Guyomarais, à cette épouvantable scène de l’exhumation du marquis de la Rouerie, à cette tête coupée au cadavre et roulant sur le parquet, à tous ceux que l’odieuse intrigue a désespérés, ruinés, perdus, tués… Ceux-là aussi, pourtant, ont des droits à la vérité ! Si humble que soit un historien, si modestes que soient ses prétentions, son rôle est toujours celui d’un justicier. Pourquoi n’aurions-nous que colère et qu’injure pour ces Bretons et ces Chouans, si allègrement traités de brigands et de détrousseurs de grands chemins, tandis qu’on nous prêcherait l’indulgence ou l’oubli pour les Bazire, les Chabot, les Fouquier-Tinville, les Lalligand et les Chévetel ? — L’histoire n’a point à faire acception de partis ni de personnes : tant pis pour ceux qu’elle cloue à son gibet ! — Ainsi que le disait le docteur Noir de Stello, elle s’en lave les mains, — lavez vos noms !


G. LENOTRE.

  1. Voyez la Revue des 15 avril, 1er et 15 mai.
  2. Archives nationales, W 274-409, F74760. — Archives de la mairie de Dol. — Archives de la préfecture de police : écrous de la prison Belhomme. — De Sainte-Aulaire : Portraits de famille. Nous devons à l’obligeance de M. Barbier, de la Rouerie, la communication des souvenirs du comte de Sainte-Aulaire.
  3. Telle est la scène consignée dans les souvenirs du comte de Sainte-Aulaire. Nous avons trouvé, sur tous les points, sur toutes les dates même, son récit en si parfaite concordance avec les pièces officielles conservées aux Archives nationales et à la mairie de Dol, qu’on ne saurait douter de l’exactitude de ses assertions. Le comte de Sainte-Aulaire avait quinze ans en 1793 : il vivait avec sa mère dans la plus étroite communauté de sentimens : elle mourut, fort âgée ; et bien souvent elle lui a raconté son entrevue avec Lalligand. On peut donc être assuré que cet homme, éminemment intègre, — nous parlons du comte de Sainte-Aulaire, — n’a ni amplifié, ni dénaturé les faits, et sa déposition est indiscutable.