Chansons posthumes de Pierre-Jean de Béranger/Le Matelot breton

La bibliothèque libre.


LE MATELOT BRETON



Les gais vendangeurs du village
Dînent à l’ombre au bord d’un champ
Passe un matelot qui voyage,
Pieds nus, et qui siffle en marchant.
— Jeune homme, que Dieu t’accompagne !
D’un amoureux tu vas le pas.
— Je suis enfant de la Bretagne,
Et ma mère m’attend là-bas.


— D’où viens-tu ? — Des rives du Gange,
Où j’ai failli périr au port.
Sauvé des flots par mon bon ange,
Des Anglais m’ont pris à leur bord.
Grâce à leur brave capitaine,
Prisonnier chez nous autrefois,
Je viens de voir dans Sainte-Hélène
Celui qui fait si peur aux rois.

À ces mots, découvrant leur tête,
Les villageois de crier tous :
— Quoi ! tu l’as vu ! Viens, qu’on te fête !
À sa gloire bois avec nous.
Revient-il ? Qu’attend-il encore ?
Sans berger que peut le troupeau ?
À nos clochers quand donc l’aurore
Saluera-t-elle son drapeau ?

— Je ne sais pas ce qu’il médite ;
Mais le capitaine, au retour,
En découvrant l’île maudite,
S’écria : Quel affreux séjour !
Enterrer dans ce vieux cratère
Tant de génie et de valeur !
Enfants, respect à l’Angleterre ;
Mais aussi respect au malheur !

Comme il savait qu’en mon jeune âge
J’appris l’anglais sur un ponton :
Dans ce port, me dit-il, sois sage,
Et parle bas, petit Breton.
Là règne un monstre de police ;
Crains qu’Hudson ne te voie errant.
Serpent venimeux, il se glisse
Jusqu’au nid de l’aigle mourant.

Mais au port, où je descends vite,
On m’indique un point au couchant
Que l’empereur souvent visite.
J’y cours, j’y grimpe en me cachant.
Tapi sous un roc, là, j’espère,
Muni de pain pour quelques sous,
Voir passer celui dont mon père
Disait : C’est notre père à tous.

J’y reste en vain deux nuits entières ;
Quand, désolé, je m’en allais,
S’élance d’arides bruyères
Un des plus jolis oiselets.
Sur ma tête il vole, il tournoie,
Mêle un cri doux à ses ébats.
Ah ! c’est le ciel qui me l’envoie ;
J’entends qu’il dit : Ne t’en va pas.

Dieu soit béni ! car, sur la route,
Dans un groupe aussitôt paraît
Un homme. Lui ! c’est lui, nul doute.
Où n’ai-je pas vu son portrait ?
J’en crois mon cœur qui bat plus vite,
Et l’oiseau, cet avant-coureur.
À genoux je me précipite,
En criant : Vive l’empereur !

— Qui donc es-tu, brave jeune homme ?
Me vient-il dire avec bonté.
— Sire, c’est Geoffroy qu’on me nomme :
Je suis un Breton entêté.
Faut-il porter quelque parole
À vos amis ? J’y vais courir.
Même à la mort s’il faut qu’on vole,
Sire, pour vous je veux mourir.

— Français, merci. Que fait ton père ?
— Sire, il dort aux neiges d’Eylau.
Auprès de vous mon plus grand frère
Mourut content à Waterloo.

Ma mère, honnête cantinière,
Revint, en pleurant son époux,
Au pays où, dans sa chaumière,
Cinq enfants priaient Dieu pour vous.

— Peut-être est-elle sans ressource,
Dit-il ému ; tiens, prends ceci ;
Pour ta mère, prends cette bourse :
C’est peu ; mais je suis pauvre aussi.
Je baise la main qu’il me livre :
— Non, sire, gardez ce trésor.
Nous, toujours nos bras nous font vivre ;
Pour vos besoins gardez cet or.

Il sourit, me force à le prendre ;
Puis du doigt m’indique avec soin
Comment au port il faut descendre,
Et des gardes me tenir loin.
— Ah ! sire, que n’ai-je des armes !
Mais il s’éloigne soucieux,
Et longtemps, à travers mes larmes,
Je reste à le suivre des yeux.

Je rejoins sans mésaventure
Le vaisseau, qui déjà partait.
Le capitaine, à ma figure,
Devina ce qui m’agitait.
— Tu l’as vu, se prend-il à dire ;
C’est bien. Tu prouves qu’aujourd’hui,
Plus que les grands de son empire,
Le peuple a souvenir de lui.

M’enviant un bonheur semblable,
Tout l’équipage m’admirait,
Et le capitaine à sa table
M’admit le quinze août, moi, pauvret.
Combien je pris terre avec joie !
Sûr de dire, en rentrant chez nous :
Mère, de l’or qu’il vous envoie
L’empereur s’est privé pour vous.

Avec plus de ferveur encore
Elle va prier Dieu pour lui,
Sachant quel climat le dévore,
Sachant ses maux et son ennui.
Six mois de plus d’un tel martyre,
Et peut-être sur ce coteau
Bientôt reviendrai-je vous dire :
Il n’est plus ; j’ai vu son tombeau.

Geoffroy se tait ; et du village
Femmes et filles tout d’abord,
L’œil en pleurs, vantent son courage
Et du captif plaignent le sort.
Les hommes sont émus comme elles :
— Honneur, répètent-ils entre eux,
À qui nous donne des nouvelles
Du grand empereur malheureux !