Le Membre/I

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Imprimerie de « L'Événement » (p. 15-22).

I

Sur la Terrasse.


C’était une belle poule à laquelle on avait donné à couver deux œufs de cane qui paraissaient tout verts parmi les siens tout blancs. Un gamin, fils de la propriétaire de cette mère-poule, se montrait fort anxieux du résultat de cette éclosion qui, du reste, lui semblait très problématique. En admettant même que les petits canards allaient naître, il ne croyait pas que la maman-poule, qui était mauvaise, fût assez bête pour donner à manger aux canetons. Et le gamin attendait, riant dans ses barbes en puissance.

Un matin, il trouva le nid vide : ni poule, ni œufs de poule, ni œufs de cane ; rien que des coquilles. Tout-à-coup, près d’un bassin, des gloussements. Et qu’est-ce que voit le gamin ? Entourée de ses petits poussins jaunes, la mère-poule, le cou tendu, appelle les deux petits canards qui nagent loin du bord et qui se moquent d’elle. Quels couins-couins victorieux chantaient les deux méchants canetons des œufs verts !…

De la rive, les petits poussins jaunes s’amusaient comme des petits bossus et la mère-poule poussait des cris que la peur éraillait davantage. La malheureuse en ce moment aimait plus les deux petits canards que ses propres poussins. Ce qui fit dire à l’irrespectueux gamin :

« Moi, si j’étais le fils d’une poule, j’aurais voulu être un canard ».

A-t-on jamais remarqué combien la Renommée, cette poule aux œufs verts, se plait aux paradoxes et comme la gloire, capricieuse, se plie mal aux combinaisons de ceux qui l’organisent ?… L’histoire tout entière de l’Art, de la Politique, de la Littérature nous offre des exemples topiques de ce jeu que l’on pourrait appeler le « jeu des petits canards ».

Un mondain de dix-sept ans, qui vivait dans la « doulce France » au XVIIe siècle va, un jour, faire un tour de voiture. Au bord de la Seine, ses chevaux s’emportent et sautent par-dessus le parapet d’un pont. Le voyageur passe la tête par la portière, est sauvé par miracle et fait un signe de croix qu’il crayonnera, dès lors, toute sa vie sur la marge du beau livre de ses « Pensées ». Voilà Pascal, et sa conversion, et son génie.

Plus tard, un abbé passe toutes ses nuits à écrire de volumineux et fastidieux mémoires sur des sujets insipides. Chemin faisant, il raconte en deux cents pages, et sans y attacher d’importance, les aventures du chevalier de Des Grieux et de Manon Lescaut. Du coup, le chapitre va aux nues et l’abbé Prévost devient le parfait secrétaire des amants de tous les siècles et de tous les pays.

Et l’on peut citer à l’infini les exemples des paradoxes de la poule aux œufs verts.

Sur un autre théâtre, des siècles plus tard.

Un jeune député, tout frais sorti des urnes électorales, d’un comté de la province de Québec, s’en va, tout fier du chiffre respectable de la majorité des voix qui l’ont élu, faire une visite à l’auteur de ses jours. Celui-ci, qui voit en son rejeton, un futur millionnaire, s’aperçoit finalement que, du train dont ont commencé les choses, il ne sera toujours qu’un pauvre gueux, traînant de par les villes et sur les hustings, le bagage d’une instruction mal digérée :

« Jean, dit-il à son engagé, va dételer la jument. Donat ira prendre ses chars à pied… ?  »

Et cette parole paternelle résonnera pendant des années dans l’âme attristée du jeune député. Toute son existence durant, il fera en sorte de faire oublier ce « va dételer la jument » ironique et méprisant. Non ! non ! il ne sera pas ce gueux ni le pauvre hère que le paternel a cru de lui… Il voudra gagner de l’argent, toujours de l’argent, coûte que coûte, par n’importe quels moyens….

Et la province de Québec jouira d’un Donat Mansot…

« Jean, va dételer la jument ! »… il y a cinq ans de cela et, malheureusement, Donat Mansot, qui n’a pourtant pas manqué, un seul instant, d’orienter sa vie et ses actes du côté inverse au sens de cet ordre cruel à l’engagé du père, Donat Mansot est encore un pauvre homme qui n’a gagné, toujours, chaque année, que ses quinze cents piastres d’indemnité parlementaire et qui n’a pas encore entrevu la moindre perspective de « grattages »…

Et, c’est à ces « grattages » possibles de même qu’à la jument paternelle que rêve Donat Mansot, en ce beau soir de juillet, sur la Terrasse Dufferin, à Québec.

La monstrueuse masse de pierres et de bois, imprégnée d’air et de lumière, palpite sous les caresses de la brise australe. Le jour s’enfuit. Une à une, sous le voile transparent du ciel, les étoiles se hasardent. Les derniers rayons brillent encore sous cent nuages mouvants, allumant, en bas, les vitres des maisons de la basse ville qui disparaissent, peu à peu, dans l’ombre grandissante. À mesure que l’obscurité tombe, encore et toujours, s’ouvre un abîme au fond duquel toute la partie basse et vieille de la cité s’engouffre. De cette ruche humaine qui, le jour, gémit et bourdonne, on n’entend plus qu’un murmure comme celui du fleuve…

Et Donat Mansot rêve.

« Ses succès politiques sont peut-être de grosses fautes qu’il a commises. Enfin, s’il perdait, un jour, son élection, s’il n’était pas élu après une campagne où il a engouffré sa dernière indemnité parlementaire. Ce serait la ruine, hideuse, à peu près irrémédiable. Il a fait, lors de sa dernière élection, des sacrifices énormes. Le Comité Central lui avait promis deux mille piastres ; il ne lui en a donné que deux cents. Mais il ne fallait pas reculer ; il était pris dans l’engrenage, en reculant, il serait devenu la risée du public et de ses électeurs… Mais comment, maintenant se refaire ?… »

Il n’y a plus, en bas de la Terrasse, qu’une grande ombre piquée de cédilles de feu qui sont les étoiles des tramways qui se croisent et fuient dans les rues que l’on ne distingue plus. Les carrefours d’en bas sont des abîmes qu’on cherche encore à sonder du regard. Cent clartés fugitives naissent, luisent et passent. Le vieux Québec s’endort et il fait bon lui entendre exhaler le dernier soupir de la fatigue du jour…

Et Donat Mansot rêve…

« Se refaire !… Il en cherche les moyens depuis cinq ans. Comment ? Il dispose pourtant de sa part de patronage. Il vote toujours scrupuleusement, même quand son cœur et sa conscience lui disent le contraire, avec son parti… Pourtant, il connait tant de ses collègues qui font « boule de neige », par exemple, dans les comités… Aux comités, c’est là que passent au moulin, ces projets de charte qui laissent une si grosse mouture… Ah ! le peuple coûte bien cher à ceux qui veulent consacrer à ses intérêts et leur temps et leurs talents !… »

Cependant, là-haut, il fait déjà si noir que l’on ne voit plus, presque, autour de soi ; et, en bas, c’est l’ombre, toujours, traversée de lueurs, de prismes et de frémissements d’eau sous les rayons. Le fleuve est de moire. Au bord, sur les quais, de grosses lanternes projettent des lueurs blafardes et, sur la moire de l’eau, il y a des miroitements à travers lesquels circulent des ombres rapides qui sont des bateaux…

Et Donat Mansot continue son rêve décevant…

« Mais ce peuple pour lequel il se sacrifie depuis bientôt six ans, l’a-t-il payé en retour ? Il lui a coûté si cher ; pourquoi réclame-t-il toujours davantage. Il est suffisamment payé, enfin ! Il a promis, c’est vrai, mais il a rempli ses promesses. Pourquoi est-ce lui qui, en somme dans cette lutte de la politique, écope ; lui, qui donne son temps, son talent, son argent, tout ? Il a toujours porté le bât. Où est donc enfin la récompense ?… »

Tout à coup, un bruyant jet de vapeur, une manœuvre stridente de machine, un cri, un chant, des appels, un commandement, un son de cloche retentissent dans la nuit tout à fait venue, au fond de l’abîme qui est la basse ville. Une machine geint, souffle, crache de la vapeur et un train s’ébranle dans le bruit mélancolique des roues de fer sur l’acier des rails…

Et Donat Mansot rêve toujours…

« Mais cependant, une chose est certaine c’est qu’il y a dans la bâtisse de si magnifique architecture où ses électeurs l’ont envoyé « siéger » un animal fort intéressant : une vache, la vache à lait du gouvernement ; que cette vache donne du bon lait ; que ce lait fait de l’excellent beurre et que l’on met ce beurre dans une assiette que l’on appelle : l’assiette au beurre. L’assiette au beurre…

En face. Est-ce l’eau encore ? Est-ce la terre ? C’est Lévis. De gros scarabées grimpent jusqu’à la fine dentelle que découpent dans un ciel resté bleu malgré l’obscurité, les tours, les dômes, les clochers de la coquette ville si haut perchée ; là encore, sur les côtes ombrées, des lumières s’allument, brillent, parsemant l’eau du fleuve de reflets roses et bleutés… »

« Tiens ! tiens ! quelle veine de vous trouver, ici, ce soir », mon cher député, s’écrie tout à coup, derrière Donat Mansot, une voix bien connue de lui.

C’était la voix, toujours si éloquente en temps de session et d’élection, de l’honorable Joachim Baron, ministre de l’agriculture dans le cabinet provincial.

« Je suis enchanté de vous voir, monsieur le ministre », dit simplement Donat Mansot.

— Quel beau soir, hein ?… repartit l’honorable ministre… C’est vraiment dommage que nous n’ayons pas de fanfare !… On nous donne de si jolis programmes depuis quelque temps… Hier soir, on a joué la « Valse Bleue ». Connaissez-vous cela ?… Vous n’y étiez pas ?… C’est enlevant. Ce soir on me dit que l’on craignait la pluie… Ah ! on s’est bien trompé. Quelle soirée idéale ! Au reste, la « Lumière » nous a, cet après-midi, prédit du beau temps, dans son bulletin météorologique. Notre organe se trompe rarement… Mais j’en viens à ce pourquoi je suis si heureux de vous rencontrer… Vous saurez donc, mon cher député, que l’honorable Adolphe Lepire, notre ancien ministre des Postes dans le cabinet fédéral, vient d’inviter tous les ministres de Québec à aller passer une journée avec lui dans la propriété qu’il possède précisément à Saint-Vidal, dans le comté que vous représentez avec tant d’éclat, mon cher député, souffrez que je vous le dise… L’honorable Lepire possède là une délicieuse villa avec une rivière tout près et un bois magnifique. Or, comme vous êtes, en somme, son digne représentant à la Législature, l’honorable Adolphe nous a fait jurer que vous seriez de la partie… C’est juste !… Alors, n’est-ce pas vous en êtes ? Du reste, vous ne devez pas refuser… Il y va de votre intérêt…

— Vous êtes bien aimable, monsieur le ministre, répondit Mansot très ému… croyez que je ne saurais faire autre chose que d’accepter une aussi gracieuse invitation…

— À la bonne heure ! Vous savez, c’est pour lundi…. Excusez-moi, il faut que je vous quitte… Je dois rejoindre ma femme qui m’attend au café du Château. Alors, à lundi… au revoir !…

« Mon intérêt !… Il y va de mon intérêt, murmura Donat Mansot, quand le ministre de l’Agriculture eut disparu en coup de vent parmi la foule des promeneurs… »

Le député continua de rêver jusque très tard, renfrogné sur son banc, les mains frileusement enfoncées dans ses poches. Moins décevantes cependant furent ses réflexions. La Terrasse était tout à fait déserte, quand il se leva pour regagner sa pension. En marchant, il se mit à siffloter un air d’opérette. En passant près du kiosque des cochers du Château Frontenac, un Jéhu cria « Hue donc, Fane !… »

Alors, le souvenir de la jument paternelle traversa l’esprit du député et, un instant, son front se rembrunit.