Le Meunier d’Angibault/Chapitre 27

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Le Meunier d’Angibault
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XXVII.

LA CHAUMIÈRE.

Marcelle avait été attendre le meunier au bas du terrier, ainsi qu’il le lui avait expressément recommandé. Au coup de deux heures, elle le vit entrer dans un enclos très-ombragé et lui faire signe de le suivre. Après avoir traversé un de ces petits jardins de paysan, si mal tenus, et par conséquent si jolis, si touffus et si verts, elle entra, en se glissant sous les haies, dans la cour d’une des plus pauvres chaumières de la Vallée-Noire. Cette cour était longue de vingt pieds sur six, fermée d’un côté par la maisonnette, de l’autre par le jardin, à chaque bout par des appentis en fagots recouverts de paille, qui servaient à rentrer quelques poules, deux brebis et une chèvre, c’est-à-dire toute la richesse de l’homme qui gagne son pain au jour le jour et qui ne possède rien, pas même la chétive maison qu’il habite et l’étroit enclos qu’il cultive ; c’est le véritable prolétaire rustique. L’intérieur de la maison était aussi misérable que l’entrée, et Marcelle fut touchée de voir par quelle excessive propreté le courage de la femme luttait là contre l’horreur du dénûment. Le sol inégal et raboteux n’avait pas un grain de poussière, les deux ou trois pauvres meubles étaient clairs et brillants comme s’ils eussent été vernis ; la petite vaisselle de terre, dressée à la muraille et sur des planches, était lavée et rangée avec soin. Chez la plupart des paysans de la Vallée-Noire, la misère la plus réelle, la plus complète, se dissimule discrètement et noblement sous ces habitudes consciencieuses d’ordre et de propreté. La pauvreté rustique y est attendrissante et affectueuse. On vivrait de bon cœur avec ces indigents. Ils n’inspirent pas le dégoût, mais l’intérêt et une sorte de respect. Il faudrait si peu du superflu du riche pour faire cesser l’amertume de leur vie, cachée sous ces apparences de calme poétique !

Cette réflexion frappa Marcelle au cœur lorsque la Piaulette vint à sa rencontre, avec un enfant dans ses bras et trois autres pendus à son tablier ; tout cela, en habits du dimanche, était frais et propre. Cette Piaulette (ou Pauline), était jeune encore, et belle, quoique fanée par les fatigues de la maternité et l’abstinence des choses les plus nécessaires à la vie. Jamais de viande, jamais de vin, pas même de légumes pour une femme qui travaille et allaite ! Cependant les enfants auraient revendu de la santé à celui de Marcelle, et la mère avait le sourire de la bonté et de la confiance sur ses lèvres pâles et flétries.

— Entrez chez nous et asseyez-vous, Madame, dit-elle en lui offrant une chaise de paille couverte d’une serviette de grosse toile de chanvre bien lessivée. Le monsieur que vous attendez est déjà venu, et, ne vous trouvant pas, il a été faire un tour à l’assemblée, mais il reviendra tout à l’heure. Si je pouvais vous offrir quelque chose en attendant !… Voilà des prunes toutes fraîchement cueillies et des noisettes. Allons, Grand-Louis, prends donc un fruit de mon jardin, toi aussi ?… Je voudrais tant pouvoir t’offrir un verre de vin, mais nous n’en cueillons pas, tu le sais bien, et si ce n’était de toi, nous n’aurions pas toujours du pain.

— Vous êtes très-pauvre ? dit Marcelle, en glissant une pièce d’or dans la poche de la petite fille qui louchait avec étonnement sa robe de soie noire ; et Grand-Louis, qui n’est pas bien riche lui-même, vient à votre secours ?

— Lui ? répondit la Piaulette, c’est le meilleur cœur d’homme que le bon Dieu ait fait ! Sans lui nous serions morts de faim et de froid depuis trois hivers ; mais il nous donne du blé, du bois, il nous prête ses chevaux pour aller en pèlerinage quand nous avons des malades, il…

— En voilà bien assez, Piaulette, pour me faire passer pour un saint, dit le meunier en l’interrompant. Vraiment, c’est bien beau de ma part de ne pas avoir abandonné un bon ouvrier comme ton mari !

— Un bon ouvrier ! dit la Piaulette en secouant la tête. Pauvre cher homme ! M. Bricolin dit partout que c’est un lâche parce qu’il n’est pas fort.

— Mais il fait ce qu’il peut. Moi j’aime les gens de bonne volonté ; aussi je l’emploie toujours.

— C’est ce qui fait dire à M. Bricolin que tu ne seras jamais riche et que tu n’as pas de bon sens d’employer des gens de petite santé.

— Eh bien, si personne ne les emploie, il faudra donc qu’ils meurent de faim ? Beau raisonnement !

— Mais vous savez, dit tristement Marcelle, la moralité que tire de là M. Bricolin : tant pis pour eux !

— Mam’selle Rose est bien bonne, reprit la Piaulette. Si elle pouvait, elle secourrait les malheureux ; mais elle ne peut rien, la pauvre demoiselle, que d’apporter en cachette un peu de pain blanc pour faire la soupe à mon petit. Et c’est bien malgré moi ; car si sa mère la voyait ! oh ! la rude femme ! Mais le monde est comme ça. Il y a des méchants et des bons. Ah ! voilà M. Tailland qui vient. Vous n’attendrez pas longtemps.

— Piaulette, tu sais ce que je t’ai recommandé, dit le meunier en posant le doigt sur ses lèvres.

— Oh ! répondit-elle, j’aimerais mieux me faire couper la langue que de dire un mot.

— C’est que, vois-tu…

— Tu n’as pas besoin de m’expliquer le pourquoi et le comment, Grand-Louis ; il suffit que tu me commandes de me taire. Allons, enfants, dit-elle à ses trois marmots qui jouaient sur la porte ; allons-nous-en voir un peu l’assemblée.

— Cette dame a mis un louis d’or dans la poche de ta petite, lui dit tout bas le Grand-Louis. Ce n’est pas pour payer ta discrétion ; elle sait bien que tu ne la vends pas. Mais c’est qu’elle a vu que tu étais dans le besoin. Serre-le, l’enfant le perdrait, et ne remercie pas ; la dame n’aime pas les compliments, puisqu’elle s’est cachée en te faisant, cette charité.

M. Tailland était un honnête homme, très-actif pour un Berrichon, assez capable en affaires, mais seulement un peu trop ami de ses aises. Il aimait les bons fauteuils, les jolies petites collations, les longs repas, le café bien chaud et les chemins sans cahots pour son cabriolet. Il ne trouvait rien de tout cela à la fête de Blanchemont. Et cependant, tout en pestant un peu contre les plaisirs de la campagne, il y restait volontiers tout le jour pour rendre service aux uns et pour faire ses affaires avec les autres. En un quart d’heure de conversation, il eut bientôt démontré à Marcelle la possibilité, la probabilité même de vendre cher. Mais quant à vendre vite et à être payée comptant, il n’était pas de l’avis du meunier. Rien ne se fait vite dans notre pays, dit-il. Cependant ce serait une folie de ne pas essayer de gagner cinquante mille francs sur le prix offert par Bricolin. Je vais y mettre tous mes soins. Si, dans un mois, je n’ai pas réussi, je vous conseillerai peut-être, vu votre position particulière, de céder. Mais il y a cent à parier contre un que d’ici là Bricolin, qui grille d’être seigneur de Blanchemont, aura composé avec vous, si vous savez feindre une grande âpreté, qualité sauvage, mais nécessaire, dont je vois bien, Madame, que vous n’êtes pas trop pourvue. Maintenant, signez la procuration que je vous apporte, et je me sauve, parce que je ne veux pas avoir l’air d’avoir fait concurrence, par mes menées, à mon collègue M. Varin, que votre fermier aurait bien voulu vous faire choisir.

Grand-Louis reconduisit le notaire jusqu’à la sortie de l’enclos, et chacun disparut de son côté. Il avait été convenu que Marcelle sortirait seule, la dernière, quelques instants plus tard, et qu’elle tiendrait les huisseries de la maison fermées, afin que si quelque curieux observait leurs mouvements, on crût la maison déserte.

Ces huis de la chaumière se composaient d’une seule porte coupée en deux transversalement, la partie supérieure servant de fenêtre pour donner de l’air et du jour. Dans les anciennes constructions de nos paysans, les croisées indépendantes de la porte et garnies de vitres étaient inconnues. Celle de la Piaulette avait été bâtie il y a cinquante ans, pour des gens aisés, tandis qu’aujourd’hui les plus pauvres, pour peu qu’ils habitent une maison neuve, ont des croisées à espagnolettes et des portes à serrure. Chez la Piaulette, la porte à deux fins fermait en dedans et en dehors à l’aide d’un coret, c’est-à-dire d’une cheville en bois que l’on plante dans un trou de la muraille, d’où vient le vieux mot coriller et décoriller, pour dire fermer et ouvrir.

Lorsque Marcelle se fut renfermée ainsi, elle se trouva dans une obscurité profonde, et alors elle se demanda quelle pouvait être l’existence intellectuelle de gens qui, trop pauvres pour avoir de la chandelle, étaient obligés, dès que la nuit venait, de se coucher en hiver, ou de se tenir le jour dans les ténèbres pour se préserver du froid. Je me disais, je me croyais ruinée, pensa-t-elle, parce que j’étais forcée de quitter mon appartement doré, ouaté et tendu de soie ; mais que de degrés encore à parcourir dans l’échelle des existences sociales avant d’en venir à cette vie du pauvre qui diffère si peu de celle des animaux ! Pas de milieu entre supporter à toute heure les intempéries du climat, ou s’ensevelir dans le néant de l’oisiveté comme le mouton dans la bergerie ! À quoi s’occupe cette triste famille dans les longues soirées de l’hiver ? À parler ? Et de quoi parler si ce n’est de ses maux ! Ah ! Lémor a raison, je suis trop riche encore pour oser dire à Dieu que je n’ai rien à me reprocher.

Cependant les yeux de Marcelle s’habituaient à l’obscurité. La porte, mal jointe, laissait pénétrer une lueur vague qui devenait plus claire à chaque instant. Tout à coup Marcelle tressaillit en voyant qu’elle n’était pas seule dans la chaumière, mais son second frisson ne fut pas causé par la peur : Lémor était à ses côtés. Il s’était caché, à l’insu de tous, derrière le lit en forme de corbillard, garni de rideaux de serge. Il s’était enhardi jusqu’à rechercher un tête-à-tête avec Marcelle, se disant que c’était le dernier, et qu’il faudrait partir après.

Puisque vous voilà, lui dit-elle, dissimulant, avec une tendre coquetterie, la joie et l’émotion de sa surprise, je veux vous dire tout haut ce que je pensais. Si nous étions réduits à habiter cette chaumière, votre amour résisterait-il à la souffrance du jour et à l’inaction du soir ? Pourriez-vous vivre privé de livres, ou ne pouvant vous en servir faute d’une goutte d’huile dans la lampe, et de temps aux heures où le travail occuperait vos bras ? Après quelques années d’ennuis et de privations de tous genres, trouveriez-vous cette demeure pittoresque dans son délabrement et la vie du pauvre poétique dans sa simplicité ?

— J’avais les mêmes pensées précisément, Marcelle, et je songeais à vous demander la même chose. M’aimeriez-vous si je vous entretenais, par mes utopies, dans une pareille misère ?

— Il me semble que oui, Lémor.

— Et pourquoi doutez-vous de moi ? Ah ! vous n’êtes pas sincère en me répondant oui !

— Je ne suis pas sincère ? dit Marcelle en mettant ses deux mains dans celles de Lémor. Mon ami, je veux être digne de vous, c’est pourquoi je me préserve de l’exaltation romanesque qui peut pousser, même une femme du monde, à tout affirmer, à tout promettre, sauf à ne rien tenir, et à se dire le lendemain : « J’ai composé hier un joli roman. » Moi, je ne passe pas un jour sans adresser à ma conscience les plus sévères interrogations, et je crois être sincère en vous répondant que je ne puis me représenter une situation, fût-ce l’horreur d’un cachot, où je cesserais de vous aimer à force de souffrir !

— Ô Marcelle ! chère et grande Marcelle ! Mais pourquoi donc doutez-vous de moi ?

— Parce que l’esprit de l’homme diffère du nôtre. Il est habitué à d’autres aliments que la tendresse et la solitude. Il lui faut de l’activité, du travail, l’espoir d’être utile, non-seulement à sa famille, mais à l’humanité.

— Aussi, n’est-ce pas un devoir de se précipiter volontairement dans cette impuissance de la misère !

— Nous vivons donc dans un temps où les devoirs se contredisent ? car on n’a la puissance de l’esprit qu’avec les lumières de l’instruction, et l’instruction qu’avec la puissance de l’argent : et pourtant, tout ce dont on jouit, tout ce qu’on acquiert, tout ce qu’on possède, est au détriment de celui qui ne peut rien acquérir, rien posséder des biens célestes et matériels.

— Vous me prenez par mes propres utopies, Marcelle. Hélas ! que vous répondrai-je, sinon que nous vivons, en effet, dans un temps d’énorme et inévitable inconséquence, où les bons cœurs veulent le bien et sont forcés d’accepter le mal ? On ne manque pas de raisons pour se prouver à soi-même, comme font tous les heureux du siècle, qu’on doit soigner, édifier et poétiser sa propre existence pour faire de soi un instrument actif et puissant au service de ses semblables ; que se sacrifier, s’abaisser et s’annihiler comme les premiers chrétiens du désert, c’est neutraliser une force, c’est étouffer une lumière que Dieu avait envoyée aux hommes pour les instruire et les sauver. Mais que d’orgueil dans ce raisonnement, tout juste qu’il semble dans la bouche de certains hommes éclairés et sincères ! C’est le raisonnement de l’aristocratie. Conservons nos richesses pour faire l’aumône, disent aussi les dévots de votre caste. C’est nous, disent les princes de l’Église, que Dieu a institués pour éclairer les hommes. C’est nous, disent les démocrates de la bourgeoisie, nous seuls, qui devons initier le peuple à la liberté ! Voyez pourtant quelles aumônes, quelle éducation et quelle liberté ces puissants ont données aux misérables ! Non ! la charité particulière ne peut rien, l’Église ne veut rien, le libéralisme moderne ne sait rien. Je sens mon esprit défaillir et mon cœur s’éteindre dans ma poitrine quand je songe à l’issue de ce labyrinthe où nous voilà engagés, nous autres qui cherchons la vérité et à qui la société répond par des mensonges ou des menaces. Marcelle, Marcelle, aimons-nous, pour que l’esprit de Dieu ne nous abandonne pas !

— Aimons-nous, s’écria Marcelle en se jetant dans les bras de son amant ; et ne me quitte pas, ne m’abandonne pas à mon ignorance, Lémor, car tu m’as fait sortir de l’étroit horizon catholique où je faisais tranquillement mon salut, mettant la décision de mon confesseur au-dessus de celle du Christ, et me consolant de ne pouvoir être chrétienne à la lettre, lorsqu’un prêtre m’avait dit : Il est avec le ciel des accommodements. Tu m’as fait entrevoir une sphère plus vaste, et aujourd’hui je n’aurais plus un instant de repos si tu m’abandonnais sans guide dans ce pâle crépuscule de la vérité.

— Mais moi, je ne sais rien, répondit Lémor avec douleur. Je suis l’enfant de mon siècle. Je ne possède pas la science de l’avenir, je ne sais que comprendre et commenter le passé. Des torrents de lumière ont passé devant moi, et comme tout ce qui est jeune et pur aujourd’hui, j’ai couru vers ces grands éclairs qui nous détrompent de l’erreur sans nous donner la vérité. Je hais le mal, j’ignore le bien. Je souffre, oh ! je souffre, Marcelle, et je ne trouve qu’en toi le beau idéal que je voudrais voir régner sur la terre. Oh ! je t’aime de tout l’amour que les hommes repoussent du milieu d’eux, de tout le dévouement que la société paralyse et refuse d’éclairer, de toute la tendresse que je ne puis communiquer aux autres, de toute la charité que Dieu m’avait donnée pour toi et pour eux, mais que toi seule comprends et ressens comme moi-même lorsque tous sont insensibles ou dédaigneux. Aimons-nous donc sans nous corrompre en nous mêlant à ceux qui triomphent, et sans nous abaisser avec ceux qui se soumettent. Aimons-nous comme deux passagers qui traversent les mers pour conquérir un nouveau monde, mais qui ne savent pas s’ils l’atteindront jamais. Aimons-nous, non pour être heureux dans l’égoïsme à deux, comme on appelle l’amour, mais pour souffrir ensemble, pour prier ensemble, pour chercher ensemble ce qu’à nous deux, pauvres oiseaux égarés dans l’orage, nous pouvons faire, jour par jour, pour conjurer ce fléau qui disperse notre race, et pour rassembler sous notre aile quelques fugitifs brisés comme nous d’épouvante et de tristesse !

Lémor pleurait comme un enfant en pressant Marcelle contre son cœur. Marcelle, entraînée par une sympathie brûlante et un respect enthousiaste, tomba à genoux devant lui comme une fille devant son père, en lui disant :

— Sauve-moi, ne me laisse pas périr ! Tu étais là, tout à l’heure, tu m’as entendue consulter un homme d’argent sur des affaires d’argent. Je me laisse persuader de lutter contre la pauvreté pour sauver mon fils de l’ignorance et de l’impuissance morale ; si tu me condamnes, si tu me prouves que mon fils sera meilleur et plus grand en subissant la pauvreté, j’aurai peut-être l’effroyable courage de faire souffrir son corps pour fortifier son âme !

— Ô Marcelle ! dit Lémor en la forçant à se rasseoir et en se mettant à son tour à genoux devant elle, tu as la force et la résolution des grandes saintes et des fières martyres du temps passé. Mais où sont les eaux du baptême, pour que nous y portions ton enfant ? l’église des pauvres n’est pas édifiée, ils vivent dispersés dans l’absence de toute doctrine, suivant des inspirations diverses ; ceux-ci résignés par habitude, ceux-là idolâtres par stupidité, d’autres féroces par vengeance, d’autres encore avilis par tous les vices de l’abandon et de l’abrutissement. Nous ne pouvons pas demander au premier mendiant qui passe d’imposer les mains à ton fils et de le bénir. Ce mendiant a trop souffert pour aimer, c’est peut-être un bandit ! Gardons ton fils à l’abri du mal autant que possible, enseignons-lui l’amour du bien et le besoin de la lumière. Cette génération la trouvera peut-être. Ce sera peut-être à elle de nous instruire un jour. Garde ta richesse, comment pourrais-je te la reprocher, quand je vois que ton cœur en est entièrement détaché et que tu la regardes comme un dépôt dont le ciel te demandera compte ? Garde ce peu d’or qui te reste. Le bon meunier le disait l’autre jour : Il est des mains qui purifient comme il en est qui souillent et corrompent. Aimons-nous, aimons-nous, et comptons que Dieu nous éclairera quand son jour sera venu. Et maintenant, adieu Marcelle, je vois que tu désires que ce courage vienne de moi. Je l’aurai. Demain j’aurai quitté cette douce et belle vallée où j’ai vécu deux jours si heureux malgré tout ! Dans un an j’y reviendrai : que tu sois dans un palais ou dans une chaumière, je vois bien qu’il faut que je me prosterne à ta porte et que j’y suspende mon bâton de pèlerin pour ne jamais le reprendre.

Lémor s’éloigna, et, quelques moments après, Marcelle quitta la chaumière à son tour. Mais quelque précaution qu’elle mît à dissimuler sa retraite, elle se trouva face à face au bord de l’enclos avec un enfant de mauvaise mine, qui, tapi derrière le buisson, semblait l’attendre au passage. Il la regarda fixement d’un air effronté, puis, comme enchanté de l’avoir surprise et reconnue, il se mit à courir dans la direction d’un moulin qui est situé sur la Vauvre de l’autre côté du chemin. Marcelle, à qui cette laide figure ne parut pas inconnue, se rappela, après quelque effort, que c’était là le Patachon qui l’avait tout récemment égarée dans la Vallée-Noire et abandonnée dans un marécage. Cette tête rousse et cet œil vert de mauvais augure lui causèrent quelques inquiétudes, bien qu’elle ne pût concevoir quel intérêt cet enfant pouvait avoir à surveiller ses démarches.