Le Miracle des roses

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Le Miracle des roses
Moralités légendairesÉditions de la Banderole (p. 47-71).

LE MIRACLE DES ROSES


L’autre semis de Sensitives se comporta d’une manière un peu différente, car les cotylédons s’abaissèrent dans la matinée jusqu’à 11 heures 30, puis s’élevèrent ; mais après midi 10, ils tombèrent de nouveau. Et le grand mouvement ascensionnel de la soirée ne commença qu’à 1 heure 22.

Darwin.

I



Jamais, jamais, jamais cette petite ville d’eaux ne s’en douta, avec son inculte Conseil municipal délégué par des montagnards rapaces et nullement opéra-comique malgré leur costume.

Ah ! que tout n’est-il opéra-comique !… Que tout n’évolue-t-il en mesure sur cette valse anglaise Myosotis, qu’on entendait cette année-là (moi navré dans les coins, comme on pense) au Casino, valse si décemment mélancolique, si irréparablement derniers, derniers beaux jours !... (Cette valse, oh ! si je pouvais vous en inoculer d’un mot le sentiment avant de vous laisser entrer en cette histoire !)

Ô gants jamais rajeunis par les benzines ! Ô brillant et mélancolique va-et-vient de ces existences ! Ô apparences de bonheur si pardonnables ! Ô beautés qui vieilliront dans les dentelles noires au coin du feu, sans comprendre la conduite des fils viveurs et musclés qu’elles mirent au monde avec une si chaste mélancolie !...

Petite ville, petite ville de mon cœur.

Or les malades n’y tournent pas autour des Sources, tenant en main le verre gradué. C’est des bains qu’on y prend ; eaux à 25 degrés (se promener après le bain, puis faire un somme) ; et c’est pour les névropathes, et c’est surtout pour la femme, pour les féminines qui en sont là.

On les voit errer, les bons névropathes, traîner une jambe qui ne valsera plus même sur l’air fragile et compassé de Myosotis, ou poussés dans une petite voiture capitonnée d’un cuir blasé ; on en voit quitter soudain leur place pendant un concert au Casino, avec d’étranges bruits de déglutition automatique ; ou soudain, à la promenade, se retourner en portant la main à leur nuque comme si quelque mauvais plaisant venait de les frapper d’un coup de rasoir ; on en rencontre au coin des bois, la face agitée d’inquiétants tics, semant dans les ravins antédiluviens les petits morceaux de lettres déchirées. C’est les névropathes, enfants d’un siècle trop brillant ; on en a mis partout.

Le bon soleil, ami des couleuvres, des cimetières et des poupées de cire, attire aussi là, comme ailleurs, quelques phtisiques, race à pas lents mais chère au dilettante.

On jouait dans ce Casino, autrefois ! (ô époques brillantes et irresponsables, que mon cœur de fol, que mon cœur vous pleure !) Depuis qu’on n’y joue plus (ô ombre du prince Canino toujours flanqué de son fidèle Leporello, quel fossoyeur incompris vous soigne ?) les salles en sont bien désertées, avec leurs inutiles gardiens décorés, en drap bleu à boutons de métal. La salle où on lit les journaux, toujours solides au poste, eux, a toujours, pour vous en chasser, quelqu’un de ces névropathes dont le bruit de déglutition automatique vous fait tomber le Temps des mains. L’ancienne salle de jeu n’a plus que des toupies hollandaises, des jockey-billards, des vitrines de lots pour loteries enfantines et, dans les coins, des installations pour joueurs de dames et d’échecs. Une autre salle sert de remise du piano à queue d’antan, — ô ballades incurablement romanesques de Chopin, encore une génération que vous avez enterrée ! tandis que la jeune fille qui vous joue ce matin, aime, croit que l’amour n’a pas été connu avant elle, n’a pas été connu avant la venue de son cœur distingué et dépareillé, et s’apitoie, ô ballades, sur vos exils incompris. Nul ne soulève aujourd’hui la draperie à fleurs fanées qui couvre ce piano d’antan ; mais les courants d’air des belles soirées hasardent d’étranges arpèges d’harmonica dans les stalactites de cristal de ce lustre qui éclaira tant d’épaules bien nourries dansant sur les airs coupables d’Offenbach.

Ah ! mais aussi, de la terrasse du coupable Casino d’antan, on a vue, sur une saine et drue pelouse verte de Lawn-tennis, où toute une jeunesse en vérité moderne, musclée, douchée et responsable de l’Histoire, donne cours à ses animal spirits, les bras nus, le torse altier et responsable devant des Jeunes Filles instruites et libres qui vont, boitant élégamment avec leurs chaussures plates, tenant tête au grand air et à l’Homme (au lieu de cultiver leur âme immortelle et de songer à la mort, ce qui, avec la maladie, est l’état naturel des chrétiens).

Au delà de cette verte pelouse de jeunesse en vérité moderne, c’est les premières collines, et la chapelle grecque aux coupoles dorées, avec ses caveaux où l’on relègue tout ce qui meurt de la famille des princes Stourdza.

Et plus bas, la villa X..., où boude, peu lettrée d’ailleurs, une reine catholique déchue, chez qui l’on s’inscrit de moins en moins, et qui croit toujours achalander, comme autrefois, la localité, de sa présence.

Et puis des collines, des sites de chromo, retouchés de donjons romantiques et de cottages à croquer.

Et sur cette folle petite ville et son cercle de collines, le ciel infini dont on fait son deuil, ces éphémères féminines ne sortant jamais, en effet, sans mettre une frivole ombrelle entre elles et Dieu.

Le comité des fêtes va bien : nuits vénitiennes, enlèvements d’aérostats (l’aéronaute s’appelle toujours Karl Securius), carrousels d’enfants, séance de spiritisme et d’anti-spiritisme ; toujours au son de ce brave orchestre local que rien au monde n’empêcherait d’aller chaque matin aux Sources, à sept heures et demie, jouer son choral d’ouverture de la journée, puis, l’après-midi, sous les acacias de la Promenade (oh ! les soli de la petite harpiste qui se met en noir, et se pâlit avec de la poudre, et lève les yeux au plafond du Kiosque, pour se faire enlever par quelque exotique névropathe à l’âme frémissante comme sa harpe !) puis le soir dans la lumière électrique obligée (oh ! la marche d’Aïda sur le cornet à pistons, vers les étoiles indubitables et chimériques !...)

Donc, en définitive, cette petite station de luxe, la voilà comme une ruche distinguée, au fond d’une vallée. Tous, des couples errants, riches d’un passé d’on ne sait où ; et point de prolétaires visibles (oh ! que les capitales fussent de fines villes d’eau !) rien que des subalternes de luxe, grooms, cochers, cuisiniers blancs sur le pas des portes le soir, conducteurs d’ânes, piqueurs de vaches laitières pour phtisiques. Et toutes les langues, et toutes les têtes qu’embellit la civilisation.

Et au crépuscule, à la musique vraiment quand, bâillant un peu, on lève les yeux et voit cet éternel cercle de collines bien entretenues, et ces promeneurs qui tournent avec des sourires aigus et pâles, on en a à la folie le sentiment d’une prison de luxe, au préau de verdure, et que c’est tout des malades déposés là, des malades de romanesque et de passé, relégués là loin des capitales sérieuses où s’élabore le Progrès.

On soupait tous les soirs sur la terrasse ; non loin, la table de la princesse T… (grande brune mal faite et surfaite) qui croyait faire de l’esprit (quelle erreur !) parmi ses familiers qui le croyaient comme elle (erreur ! erreur !) ; — moi, je regardais le jet d’eau jaillir et monter damnablement vers l’étoile de Vénus qui se levait à l’horizon, tandis que, éveillant les échos de la vallée, montaient aussi des fusées, des fusées telles que d’autres jets d’eau encore, mais plus congénères des étoiles, — des étoiles aussi indubitables et chimériques à ce jet d’eau et à ces fusées, d’ailleurs, qu’à la marche d’Aïda fulminée nostalgiquement par ce roseau pensant de cornet à piston. C’était ineffable comme tout, ces soirées-là. Vous qui y étiez et n’y aviez pas attiré votre fiancée inconnue, comme l’aimant attire la foudre, ne cherchez plus, car celle que vous trouveriez désormais ne serait qu’une autre, une pauvre autre.

Ô petite ville, vous avez été mes seules amours, mais en voilà assez. Depuis qu’elle (Elle) est décédée, je n’y reviens guère, je ne m’y frotte guère ; ce n’est pas sentimentalité (bien que la sentimentalité ne soit pas ce qu’un vain peuple pense), mais un je ne sais quoi qui n’a de nom dans aucune langue, de même que la voix du sang.

II



Ce fut le jour de la Fête-Dieu.

Depuis le matin les vieilles cloches carillonnaient.


Cloches, mes cloches !
Divins reproches !…


Mais ces cloches divines contrastaient trop avec certains intérêts de mesquine réclame. En effet, il devait y avoir procession, la grand’place en était la principale station, et sur cette grand’place, tous les ans les deux hôtels d’Angleterre et de France réveillaient les pénibles rivalités de Waterloo et du Grand-Prix, dans la mise en scène de leurs reposoirs.

L’opinion publique (vox populi, vox Dei) donna cette fois encore la palme à l’hôtel d’Angleterre.

Et, de fait, outre l’arrangement classique, sur le tapis à tringles de cuivre couvrant les marches du perron, des quatre tableaux de sainteté avec jardinières de table-d’hôtes et candélabres toutes bougies allumées au soleil de juin, voilà que ce repaire de fils d’Albion exhibait, au haut de la dernière marche, dans un fouillis d’éventails de palmiers, une sainte Thérèse (la patronne de l’endroit) dont l’hystérique rococo polychrome tirait malsainement l’œil. Tandis que l’hôtel de France n’avait su que renchérir sur ses orgies de rieurs de l’année d’avant.

Il est vrai que, au troisième angle de la grand’place, l’hôtel de la duchesse H… interposait, pour la sauvegarde du bon ton et l’édification des masses, la sérénité supérieure d’un reposoir à lui : trois bonheur-du-jour supportant, parmi des pivoines, des plumes de paon et des bougies roses, entre une Sainte-Famille de Tiepolo et une Madeleine attribuée à Lucas Cranach, le blason de la noble dame, brodé sur écu de peluche amarante.

N’importe, il n’y eut qu’une voix pour proclamer la victoire de l’Angleterre. Mais victoire brutale, victoire de clinquant et de paganisme impressionniste, victoire qui sera payée cher, plus tard, dans un monde meilleur.

Tandis que le reposoir de l’hôtel de France, sans vouloir discuter l’à-propos de ses charmantes corbeilles de lys (qui ne filent pas), allait être le théâtre d’une seconde édition plus esthétique du Miracle des Roses !

Oui, le légendaire Miracle des Roses !

Du moins aux yeux de celle qui en fut l’héroïne, touchante et typique créature trop tôt enlevée à l’affection des siens et au dilettantisme de ses amis.

Sur la grand’place où les hôtels d’Angleterre et de France sont à réveiller les pénibles rivalités de Waterloo et du Grand-Prix, et qui va être la principale station de la procession de la Fête-Dieu, stationnent déjà au soleil des groupes d’étrangers flambant à mode que veux-tu (au. lieu de cultiver leur âme immortelle, etc.) et de simples gens locaux.

C’est beau, cela, au grand soleil de juin, mais, ah ! voici entrer en scène un être de crépuscule.

— Êtes-vous bien ainsi, Ruth ?

— Oui, Patrick.

Sous le péristyle. d’entrée de l’hôtel, la jeune malade s’allonge décemment en sa chaise longue, son frère Patrick l’enveloppe bien de plaids, tandis que le portier galonné installe à sa gauche, avec une giflable obséquiosité, un paravent.

Patrick s’assied au chevet de sa sœur ; il tient son mouchoir diaphane comme un parfum, sa bonbonnière de cachou à l’orange, son éventail (un éventail, ô ironie et triste caprice de la dernière heure !) son flacon de musc naturel (le dernier réconfort des mourants) ; il tient ces tristes accessoires du rôle de sa sœur, il les tient, constamment au service de ses regards, regards déjà réinitiés aux altitudes originelles d’au delà la vie (la vie, cette diète de néant), regards occupés en ce moment à méditer sur la nuance de mains aux phalanges tristement nacrées, les siennes.

Ruth n’a jamais été mariée ou fiancée, et son annulaire gauche aux phalanges tristement nacrées porte une alliance, fort mince il est vrai (encore quelque mystère).

Idéale agonisante, trop tôt enlevée au dilettantisme de ses amis, en sa robe gris de fer aux longs plis droits, un carrick de fourrure sur les épaules et haut col de dentelle blanche fermé, comme broche, d’une vieille et mince pièce d’or aux trois fleurs de lys ; cheveux d’ambre roux massés sur le front et minutieusement tressés en doux chignon plat à la Julia Mammea sur la nuque pure ; yeux effarés, bons mais inapprivoisables ; petite bouche gourmande mais exsangue ; air trop tard, trop tard adorable ! Trop tard adorable, car comment ce teint de cire s’empourprerait-il désormais dans des scènes de jalousie ?…

Elle dit, sans doute pour s’écouter dire encore quelque chose :

— Ah ! Patrick, le bruit de ce gave me fera mourir… À côté de l’hôtel, cascade, en effet, le gave.

— Allons, Ruth, ne vous faites pas des idées.

Alors elle fourrage, pour s’étirer l’humeur, dans les fades roses-thé (le médecin lui a défendu les roses rouges couleur de sang) jonchant sa couverture à damier noir et blanc, puis conclut, comme toujours, mais avec une moue finement martyre qui dissipe tout soupçon de pose :

— Faible, Patrick, faible, en Vérité, comme un sachet éventé…

C’est le frère et la sœur, mais de mères différentes (très différentes), lui son cadet de quatre ans, adolescent et noble comme un vert sapin de son pays. Ils sont descendus il y a deux mois dans cet hôtel dont ils habitent un pavillon retiré.

— Faible, Patrick, faible comme un sachet éventé...

Trop pure, en effet, pour vivre, trop nerveuse pour vivoter, mais aussi trop de diamant pour se laisser entamer par l’existence, l’inviolable Ruth, tel un sachet, s’évente peu à peu, de stations d’hiver en stations d’hiver, vers le soleil ami des cimetières, des décompositions et des poupées de cire vierge...

L’an passé on la vit aux Indes, à Darjeeling, et c’est là, oh ! juvénile phtisique ! que sa tuberculose s’est condimentée d’hallucinations. Ceci à la suite d’un étrange suicide dont elle (déjà pourtant retirée du conflit de ce bas monde sanguin) s’est trouvée improvisée par une nuit de lune, au fond d’un jardin, l’inspiratrice éperdument involontaire et l’unique témoin. Et depuis cette nuit-là, dans le fin sang de poitrinaire qu’elle crache, elle croit toujours voir le sang rouge et passionné, le sang même de l’énigmatique suicidé, et elle délire à ce sang si radicalement répandu des choses concises et poignantes.

Phtisique, hallucinée : quoi qu’il en soit du fond de tout ce romanesque, la jeune dame « n’en a pas pour longtemps », comme on se permet de le siffloter dans les sous-sols de l’hôtel, à l’office (cet étage est sans pitié).

Allons, ainsi qu’en un rêve qui interrompt, pour une saison ou deux, ses voyages personnels et son développement de héros, le bon Patrick suit, d’un œil fataliste, les mourantes, mourantes aurores des taches hectiques aux pommettes de sa sœur et les lunules de sang à ses mouchoirs. Il ne vit que penché sur le bord de ses yeux, tantôt aigus comme ceux des inapprivoisables oiseaux des Atlantiques, tantôt en brouillard de goudron, et penché sur les veines bleuâtres de ses tempes, bleuâtres comme des éclairs de chaleur, et la servant à table, la promenant, lui apportant chaque matin un bouquet sans soucis, lui montrant des images coloriées, lui jouant au piano les petites choses norvégiennes d’un album de Kjerulf, lui faisant des lectures d’une voix toute spontanée.

Justement Patrick, en attendant l’arrivée de la procession, et pour ne pas faire trop attention à quelques grossiers indiscrets stationnant au bas du perron, achève à sa sœur une lecture de Séraphita.

— .... « Comme une blanche colombe, une âme demeura un instant posée sur ce corps... »

— C’est facile à décrire ! dit Ruth ; non, c’est décidément de la basse confiserie séraphique, cette étude ; cela sent Genève où ça a été composé. Et ce messager de lumière qui a une épée et un casque ! Pauvre, pauvre Séraphita ! non, ce Balzac au cou de taureau ne pouvait pas être ton frère.

Et sublime de réserve, Ruth se remet à fourrager d’une main dans les roses-thé qui jonchent le damier noir et blanc de sa couverture, jouant de l’autre avec une étrange plaque émaillée qui semble cadenasser d’ésotérisme sa poitrine sans sexe.

Étrange, étrange, en effet, cette plaque d’émail qu’elle caresse sur sa poitrine sans sexe ! Approchons-nous, de grâce ; c’est un émail champlevé, d’un goût barbare et futur, un énorme et splendide œil de queue de paon sous une paupière humaine, le tout encadré de cabochons exangues. À Paris, un jour de mai, au Bois, un pauvre diable, que depuis quelque temps Ruth trouvait toujours sur son chemin, sortit d’un buisson, suivit sa voiture et jeta à ses pieds cette plaque d’émail, en lui disant d’une voix toute naturelle : — « Pour vous seule, en vous faisant observer que le jour où vous la quitteriez, je me soustrairais à la vie ». Or, un soir, comme elle entrait dans un salon, un monsieur s’évanouit à son aspect. Revenu à lui, ce monsieur balbutia que c’était, non pour elle, mais pour la plaque d’émail qu’elle portait sur la poitrine, et qu’il la priait de lui céder cette plaque pour sa collection. Ruth refusa, raconta l’histoire, donna tout ce qu’elle savait du signalement de ce fou. L’amateur se mit en quête, échoua, languit, vint un jour chez Ruth et y rendit à la grande nature sa pauvre âme d’amateur de choses artificielles.

Et voilà le grand secret lâché ! Cette Ruth, cette charmante agonisante, par une insondable fatalité, passe sa vie à répandre le suicide sur son chemin, sur son chemin de croix.

Avant de venir attrister cette petite ville d’eaux, Ruth opérait à Biarritz ; et malgré son horreur du sang, elle voulut voir une course de taureaux à San Sébastian.

Ruth et son imperturbable frère se trouvaient au-dessus du toril, dans la loge du gouverneur. Ah ! comme elle vibrait en sa large toilette d’étamine thé, toilette sommairement drapée, sans plissés ni volants, hâtivement bâtie avec l’en-allé bâclé d’un linceul, pour ne pas insulter, semblait-il, par une coupe trop accusée, un fini trop résistant, à la désagrégation en dehors des modes et sans défense de celle qui devait la porter !

Il faut admettre que le sang bestial qui coulait là, bu lentement par le sable de l’arène, supplantait celui de son cauchemar normal.

Décemment, sans un haut-le-cœur, elle avait exulté déjà devant six haridelles éventrées à l’aveugle, quatre taureaux lardés d’entailles et finalement enferrés, et deux banderilleros culbutés, l’un même blessé à la cuisse. Elle retenait chaque fois le bras du gouverneur-président, quand le cirque entier lui intimait, de ses mille mouchoirs agités, d’agiter le sien pour faire cesser le massacre des chevaux des picadores et appeler les banderilleros.

— Oh ! pas encore, signor presidente, un engagement, encore, c’est le plus beau...

Au cinquième taureau, une bordée de quolibets s’était abattue sur le trop faible signor presidente. Deux chevaux gisaient râlant tendrement dans les pattes l’un de l’autre attendant qu’on les achevât ; on en ramenait deux autres perdant des paquets de boyaux. Enfin, sur un signe, les lourds picadores vêtus de jaune s’étaient retirés laissant le taureau seul, dans un silence prêt, en face du banderillero qui l’attendait avec ses deux enrubannées javelines en arrêt. Il saignait, le pauvre taureau, de maintes éraflures très réussies (c’est-à-dire à fleur de chair pour exaspérer sans affaiblir). Il bondit, puis tourna court, revenant flairer et retourner de ses petites cornes les masses flasques des deux chevaux gisants, et se campant devant eux, le front bas, en sentinelle fraternelle, et comme cherchant à comprendre. En vain, le banderillero, posant, l’appelait, le gouaillait, lui lança même son bonnet à grappes de soie noire dans les pattes, le taureau s’obstinait à chercher, fouillant le sable d’un sabot colère, tout hébété de ce champ clos aux clameurs multicolores où il n’éventrait que des rosses aux yeux bandés ou de rouges flottantes loques.

Un capador enjamba la barrière et vint lui lancer au mûrie une outre dégonflée ; on applaudit.

Et alors, voilà que soudain, devant ces vingt mille éventails palpitant dans un grand silence d’attente à splendide ciel ouvert, cette bête s’était mise, le col ostensiblement tendu vers Ruth, comme si seule elle était cause de toutes ces vilaines choses, à pousser au loin des pacages natals un meuglement si surhumainement infortuné (si génial, pour tout dire) qu’il y eut une minute de saisissement général, une de ces minutes où se fondent les religions nouvelles, tandis qu’on emportait évanouie et délirante, qui ? — la belle et cruelle dame de la loge présidentielle.

Et Ruth reprenait d’une façon déchirante son refrain :

— Le sang, le sang... là, sur le gazon ; tous les parfums de l’Arabie...

Et, naturellement, Ruth ayant passé par là, l’hécatombe de taureaux et de chevaux devait se compléter bien étrangement, en ce jour ! Oui, ce signor presidente qui voyait notre jeune et typique héroïne pour la première fois et sans autrement la connaître, cet être singulier, avec sa face de fièvre jaune et ses lunettes d’or, impassible et somnolent créole devant les exigences et les quolibets de tout un cirque, se suicidait le soir même, laissant à l’adresse de Ruth, avec quelques bibelots (souvenirs de l’exil consulaire aux colonies, exil qui lui avait fait sa lasse et étrange âme, disait-il), une énigmatique et noble lettre qu’heureusement Patrick put intercepter, renonçant d’ailleurs à saisir l’à-propos de cette épidémie de bizarres scènes.

Et qui les conçut jamais sinon Celui qui règne dans les Cieux ?

III



Les cloches ayant repris haleine comme des personnes, s’étourdirent encore un coup au sein de la Nature irraisonnée qui ne sait pas si elle est plus « naturée » que « naturante », et n’enjoint pas moins les deux bouts.

On sentait approcher, en rumeur, la procession de Celui qui règne dans les cieux. On entendait la fanfare. La procession parut.

D’abord deux enfants de chœur à robe garance, portant, de l’air traditionnel et blasé, l’un l’encensoir, l’autre la haute croix de vieil argent.

Puis, dans un piétinement de troupeau, une école de gamins,

deux par deux, endimanchés par de pauvres mamans qui se surpassèrent, tous tenant le livre de cantiques ouvert au fond de leur chapeau, piaulant traînardement des litanies vers les acacias en boule de la Promenade. Les deux premiers, mis comme de petits bouts de bourgeois influents, arboraient une lourde bannière de moire usée dont deux autres, moins influents, tenaient les glands. À un moment, le père de l’un d’eux, sortant de la haie des spectateurs, s’avança dans les rangs, et, avec sa brosse à barbe et un air « de la paroisse », remit en vigueur la raie pommadée du touchant Eliacin. Les quatre derniers de ce troupeau, les plus grands, et tout pâlots dans leur costume noir de communiants, prêtaient l’épaule aux brancards d’une civière où une Pietà, style rue Saint-Sulpice, était. Quatre chantres à gibus roussis, gantés sans nulle parcimonie, une violente écharpe en sautoir, surveillaient le tout, allant et venant, un poing sur la hanche, tels des sergents d’armes.

Puis, venaient des fillettes, angelots en sucre d’orge, tout en blanc ceinturé d’azur, frisées et de muguets couronnées, les bras nus portant des corbeilles pleines de pétales à semer ; quelques bourgeoises cossues les escortant d’une ombrelle maternelle.

Puis, un pensionnat en toilettes simples non d’uniforme, chantant un cantique d’une voix peu brave.

Puis, une cohue de rosières en blanc, quelque congrégation d’Enfants de Marie, couronnées, gantées, excessivement décentes, convoyant çà et là une bannière, quelque civière à idole plastique, de vagues reliques de clocher.

En blanc encore, une théorie recueillie de communiantes voilées à longs plis, les yeux baissés, les mains jointes en pointe, murmurant d’un commun accord des choses apprises par cœur. (Ah ! quand le cœur y est...)

Alors s’avançait, solide, précédé du corps des pompiers, l’orphéon, un orphéon de paysans boucanés, en redingotes et gibus ; cuivres bosselés dans des retours de bals de noces, clarinettes de Jocrisse à la foire, et futaille de la grosse caisse dont la peau portait des bleus, le carton de musique, fiché, sale de manipulé, à l’instrument même. Ils équarrissaient en ce moment la marche nuptiale du Songe d’une Nuit d’Été de Mendelssohn.

Encore quatre fillettes choisies, avec leurs corbeilles pleines de pétales de roses à semer, et c’était enfin, ses quatre hampes tenues par des gens de poids, le dais rose à franges d’or abritant l’ecclésiastique officiant, lequel, pompeux au dehors mais en lui-même anéanti, offrit à ces fidèles de grand chemin le soleil légendaire du Très-Saint-Sacrement.

Et le dais fit halte devant le reposoir de l’hôtel de France !

Ô pas étouffés d’édifiante onction, silence en plein jour au soleil, sonnette tintant grêle et sacrée comme à la messe au moment de l’élévation, coups d’encensoir ! Ce Saint-Sacrement était évidemment le clou de la procession.

Les messieurs s’étaient découverts, nombre de dames s’agenouillaient au bord du trottoir. Nul élégant sceptique ne prit la parole.

Ô silence en plein jour au soleil, sonnette tintant grêle et sacrée comme à la messe au moment de l’élévation, encensoirs élevés par nuages d’hommages ! Tout le monde était aux anges.’

Mais pour Ruth, l’infortunée et typique héroïne que j’ai assumée ! ce silence fascinant à crier, cette sonnette grêle et implacable comme un Jugement Dernier, n’est-ce pas l’appareil des désolations des désolations des injustes vallées d’outre-tombe où erre l’autre, le Suicidé, le Suicidé par trop d’amour, le Suicidé sans phrases, avec son trou au front ?...

Elle déjoint ses mains fébrilement pieuses et, s’accrochant au bras de son frère, la voilà qui se remet à vagir du fond de ses limbes somnambulesques :

— Le sang, le sang, là sur les gazons !... Tous les parfums de l’Arabie... Ô Patrick, si seulement je savais pourquoi. Moi plutôt qu’une autre, dans ce vaste monde où notre sexe est en majorité ?...

Patrick pourrait lui crier à la fin, et devant tout le monde : « C’est toi qui as commencé ! » Mais non, il lui caresse les mains, il lui donne son flacon de sels de musc, doucement, et attend sans scandale, bien que la sentant évanouie.

Le prêtre porteur du Saint-Sacrement se tourne ostensiblement un instant vers la riche jeune malade, et la gratifie à distance d’un remuement de lèvres de son saint ministère.

Et, au même moment, on voit une petite fillette, une petite fillette poussée par un jeune homme qui radieux et crispé se tient là, sortir des rangs, et, rouge de honte, mais comme subissant des ordres terribles, monter le perron et venir effeuiller autour de la chaise-longue de la pauvre évanouie toutes les roses roses de sa corbeille. (Elle faillit d’ailleurs tomber en redescendant.)

Il y a dans la vie des minutes absolument déchirantes, déchirantes pour toutes les classes de la société. Celle-ci n’en fut pas, mais il en est ; et l’exception ne saurait que confirmer la règle.

La procession se remettait en marche, le Saint-Sacrement allait maintenant encenser la Sainte Thérèse d’un hystérique rococo polychrome de l’hôtel d’Angleterre, avant d’encenser à son tour le blason-reposoir de la duchesse H. Les cantiques avaient repris en tête, et la queue de la procession défilait.

Elle défilait, la queue de la procession. D’abord les valets de la reine déchue ; puis, sur deux files, tout un sénat de bourgeois, chapeau à la main, indélébilement stigmatisés par leurs métiers, des apoplectiques bouchers aux pâtissiers pâles ; puis des paysans, voûtés, stratifiés, crânes mal venus, le béret à la main, deux ou trois avec des béquilles, quelques-uns solitaires se racontant des oraisons ; puis les sœurs de charité, larges manches en manchon, cornettes aux ailes palpitantes comme des Saint-Esprit monstrueusement empesés par une religion aux rites envolés ; puis des dames à ombrelles, et des bonnes ; puis des paysannes à châle d’antan, à goitres tannés ; de distance en distance un homme ou une femme égrenait un chapelet à haute voix, tandis que les voisins murmuraient les répons.

Et la procession de la Fête-Dieu finissait par finir, bêtement tronquée, sur un timide groupe de bonnes.

Et le public indépendant s’écoulait, dans la poussière et les pétales foulés, vers les déjeuners à la carte.

Cependant, tandis qu’on défait le reposoir :

Adieu paniers, vendanges sont faites !…

Ruth s’est réveillée, elle regarde, elle exulte, une main sur la plaque d’émail qui cadenasse sa poitrine sans sexe, de l’autre montrant autour d’elle :

— Ô Patrick, Patrick ! Vois des roses à la place ! Plus de sang, mais des roses d’un sang passé et désormais racheté. Oh ! donne-m’en une que je touche...

— Tiens, mais c’est pourtant vrai ! fait Patrick sans y penser, d’instinct tendre et tout à sa sœur. Oh ! du sang changé en roses, en vérité !...

— Alors, il est sauvé, Patrick ?

— Il est, ma foi, sauvé.

Elle emplit ses mains de ces pétales et sanglote dedans.

— Oh, le pauvre ! Maintenant je n’aurai plus à m’occuper de sa situation.

Et cela s’achève en une quinte de toux qu’il faut arroser de cet éternel sirop benzoïque.

Et en effet, grâce aux roses roses, si à propos effeuillées là, de cette fillette anonyme, Ruth était exorcisée de ses hallucinations, et pouvait désormais s’adonner sans partage au seul et pur travail de sa tuberculose, dont elle reprit le journal d’une plume trempée dans un encrier à fleurs bleues genre Delft.

Inutile de dire qu’elle ne sut jamais que, le soir même de cette Fête-Dieu, le frère de la fillette à la corbeille de roses miraculeuses se suicidait à son adresse, dans une chambre d’hôtel, sans autre témoin de l’état de son pauvre cœur que Celui qui règne dans les cieux.

Mais le Miracle des Roses était accompli dans toute sa gloire de sang et de Roses ! Alléluia !