Le Moine Gontrand

La bibliothèque libre.
(Redirigé depuis Le Moine Gontran)
Le Moine Gontrand
Ballades et légendesPaul Masgana (p. 247-264).


LE MOINE GONTRAND.

Légende.


 
Au temps ancien, dans un cloître du Nord
Un moine était, d’une sainteté grande,
Très savant homme, esprit ardent et fort,
Cherchant, cherchant toujours, dit la légende.

Sur terre, au ciel, point d’arcane profond
Qu’il n’essayât d’en soulever les voiles ;
Nature, histoire, il savait tout à fond,
Et connaissait la marche des étoiles.

Bien plus encor, dans ses pensers hardis,
Au risque, hélas ! de s’égarer peut-être,
Il eût voulu savoir du Paradis
Ce qu’ici-bas l’homme ne peut connaître.

Mais il avait une ancre dans sa foi,
Qui le gardait des écueils de la route,
Et le mensonge et l’orgueilleux pourquoi
Autour de lui semaient en vain le doute.

Or, un matin, entrant en oraison,
Il s’en alla vers la forêt voisine ;
Mai ramenait la joyeuse saison,
Et les oiseaux chantaient dans l’aubépine.

Et lui toujours s’acheminait priant,
Et lorsqu’il eut achevé sa prière :
« Mon Dieu, dit-il regardant l’orient,
Qu’elle est aimable et douce ta lumière !

« Le printemps vient ; puis viendra la moisson ;
Et puis le temps joyeux de la vendange :
La terre ainsi change à chaque saison,
L’Éternité seule jamais ne change !

« Comment, mon Dieu, dans la sainte cité,
Peuvent-ils donc, ceux que ta grâce appelle,
Supporter tous cette uniformité,
Sans défaillir sous l’extase éternelle ? »

Ces questions, que déjà bien des fois
Dans son esprit il avait hasardées,
Tout doucement mènent au fond du bois
Le saint rêveur perdu dans ses idées.

« Que de ma chair je romprais la prison,
Se disait-il, pour que cette pensée
Du paradis fût claire à ma raison,
Et donnât trêve à mon âme lassée !

« Mon Dieu ! ta face est désirable à voir ;
Mais ton Éden, uniforme, immuable…
C’est un bonheur dont mon cœur craint l’espoir,
Et cette idée est un poids qui m’accable !

« Quel être ainsi pourrait fixer ses yeux
Sur un des points de cette vie active,
Si nos besoins n’en variaient les jeux,
Et si toujours, par leur alternative,

« Veille et sommeil, erreur et vérité,
Ordre et désordre, ignorance et génie,
Portant remède à la satiété,
Ne triomphaient de la monotonie ? »

Et dans le bois, priant et méditant,
Le moine allait, allait ;… mais à mesure
Qu’il avançait, le bois, à chaque instant,
Changeait d’aspect, de forme et de verdure.

Au lieu de pins, de chênes et d’ormeaux,
Voici le cèdre immense qui s’étale ;
Plus loin le myrte agite ses rameaux,
Et le palmier sa palme orientale.

Ce ne sont plus partout que fleurs de miel,
Bois odorants, gazons, roses vermeilles ;
On croirait être en un jardin du ciel,
Tant la forêt se remplit de merveilles !

Le moine alors s’arrête, et d’admirer,
Se demandant si ce n’est pas un songe
Quand tout à coup il se sent attirer
Par un chant pur qu’un doux écho prolonge.

Ce chant, qui tient ses esprits interdits,
Vient d’un oiseau perché sur une palme,
De cet oiseau qu’au sein du Paradis
Les bienheureux écoutent dans leur calme.

Le moine, épris de cette douce voix,
Veut voir de près le chantre au beau plumage,
Dont les accents plaintifs semblent parfois
Un hymne en pleurs d’exil et d’esclavage.

Mais ce ne sont bientôt que chants joyeux
De délivrance et de gloire future,
Chants inouïs, divins échos de ceux
Que Dieu promet à l’âme qui s’épure.

Le prêtre, ému, dans le ravissement,
Verse des pleurs de joie et de tristesse,
Tout son cœur s’ouvre à cet enivrement
Qui tour à tour le transporte et l’oppresse.

Bientôt les pleurs qui coulent de ses yeux
Ne gardent rien des larmes de la terre ;
L’air qu’il respire est plus délicieux,
C’est l’air du ciel qui l’inonde et l’éclaire.

L’oiseau devient plus radieux encor,
L’hymne incessant coule à flots sans mélanges :
Il dit les cieux et l’auréole d’or
Qui ceint le front des élus et des anges.

L’homme de Dieu longtemps reste abîmé
Dans des torrents d’ineffables délices ;
Il s’en abreuve, et son cœur enflammé
Veut boire encore aux célestes calices.

À son extase à regret s’arrachant :
« Voici bien plus d’une heure, dit le prêtre,
Que cet oiseau me charme par son chant ;
À ce plaisir j’ai trop cédé peut-être.

« Allons, il faut reprendre mon chemin,
Le cloître est loin, il est temps de m’y rendre ;
Près de l’oiseau je reviendrai demain,
J’aurai demain tout loisir de l’entendre. »

Il se remet en marche, et dans son cœur,
Qu’avec la foi l’espérance illumine,
De ses bontés rendant grâce au Seigneur,
Vers le saint cloître en paix il s’achemine.

En un instant tout change : la forêt
Prend un aspect plus sévère et plus sombre ;
Le palmier fuit, le cèdre disparaît,
Et le sapin revient avec son ombre.

Le bois ainsi de nouveau transformé,
Le moine arrive au bout, il voit l’espace ;
L’eau suit toujours son cours accoutumé,
Et la colline est à la même place.

Le cloître seul est changé de tout point.
« Comment cela, mon Dieu, s’est-il pu faire ?
Voici des tours où l’on n’en voyait point ;
Toits, et pignons, et portes, tout diffère, »

Le moine à peine en peut croire ses yeux ;
Il entre au cloître, et partout ne rencontre
Que gens surpris, à l’air mystérieux,
Parlant tout bas aussitôt qu’il se montre.

« Où suis-je donc ? Est-ce un rêve, une erreur ? »
C’est ce qu’en vain se demande le prêtre,
Dont chaque objet augmente la terreur,
Et qui croit voir des spectres apparaître.

Vers sa cellule il veut porter ses pas,
Y recueillir sa pauvre âme égarée ;
Mais sa cellule, il ne la trouve pas,
Un mur de pierre en occupe l’entrée !

À cet aspect, effrayé plus encor,
Ne sachant plus que penser ni que faire,
Il court, il va le long du corridor,
Interrogeant tour à tour chaque frère.

— Que s’est-il donc passé dans vos esprits,
Et qu’ai-je enfin de tellement étrange,
Pour qu’à ma vue on reste si surpris ?
Où donc est-il, le supérieur, frère Ange ?

— Le supérieur, frère Ange, dites-vous ?
Mais ce n’est pas frère Ange qu’il se nomme ;
Celui qui vit dans ce cloître avec nous
S’appelle Jean-Babylas-Chrysostome.

Ce sont ses noms. Mais toi, qui donc es-tu,
Pour pénétrer ainsi dans notre cloître ?
Toi, des habits de l’ordre revêtu ! »
Et lui, voyant leur surprise s’accroître :

— Moi, qui je suis ! nul ne me connaîtrait !…
Mais ce matin, en faisant ma prière,
Je suis allé du cloître à la forêt ;
Voyez ! je suis Paul Gontrand, votre frère !

— Toi, Paul Gontrand ! dit un moine bien vieux ;
J’ai là, je crois, une ancienne chronique
Sur Paul Gontrand, qui vécut en ces lieux ;
Mais cette histoire est déjà fort antique :

Plus de cent ans se sont passés depuis !
Ce Paul Gontran, si j’ai bonne mémoire,
Reçut le jour en un lointain pays,
Et sa vertu partout était notoire.

On le voyait prier, prier souvent ;
Mais son esprit cherchait à tout connaître.
Un beau matin il s’en alla rêvant,
Et nul depuis ne l’a vu reparaître !

Serais-tu lui ? Vois, les temps sont changés ;
Mais de ces lieux n’a pas fui la concorde,
Et Dieu, par qui nous serons tous jugés,
Reste le même en sa miséricorde. —

Paul, à ces mots, levant les mains au ciel,
Et d’un cœur plein épanchant la prière :
— Source de vie, être immatériel,
Quoi ! dans mes jours de doute et de misère,

J’ai pu trembler à l’idée, ô mon Dieu !
De contempler ta splendeur toujours belle
Et, t’abaissant aux choses de ce lieu,
Tu m’enivras de ta joie éternelle.

Eh bien ! voilà que je viens d’écouter,
Pendant cent ans, dans une ardente extase,
Un des oiseaux qu’au ciel tu fais chanter,
Et dont la voix de ton amour embrase.

À ses accents je restais suspendu,
Et j’y puisais une force nouvelle ;
Ils rappelaient un bien, hélas ! perdu,
Et l’avenir d’une vie immortelle.

Ce temps si long, oui, mon Dieu, ces cent ans,
Se sont passés ainsi que quelques heures ;
Et que sera-ce, alors que tous les chants
Diront ta gloire aux célestes demeures !

Éternité ! bonheur rempli d’appas ;
Profond mystère, et pourtant si facile,
Quand dans nos sens l’âme ne s’endort pas,
Et qu’elle observe, ô mon Dieu, ta vigile :

Non, mon esprit ne doit plus, dès ce jour,
Se consumant dans les ardeurs du doute,
Craindre l’espoir de l’éternel séjour,
Car une voix a chanté sur ma route ;

Ce qu’elle a dit, je l’ai bien entendu ;
Mon cœur le sait, je cours l’ouïr encore
Près de l’oiseau qui chante un bien perdu,
Et le lever d’une éternelle aurore. »

Paul a parlé : tout son corps palpitant
Soudain se glace ; il pâlit, il chancelle ;
En vain son œil s’anime et, par instant,
Semble jeter encor quelque étincelle ;

Il tombe en poudre ! Et ce mot solennel :
Éternité ! dans le cloître s’enfonce ;
L’écho des morts y mêle sa réponse,
Et tous les temps confessent l’Éternel !