Le Monastère/Chapitre VIII

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 118-128).
CHAPITRE VIII.


mort de lady avenel.


Ne joue pas avec le temps, trésor du sage, et dont les fous sont prodigues. Le fatal pêcheur accroche des âmes pendant que nous perdons des moments.
Vieille comédie.


Un brouillard du mois de novembre couvrait la petite vallée le long de laquelle le moine Eustache s’avançait lentement, mais avec fermeté. Il n’était pas sans éprouver un sentiment de mélancolie, inspiré par le lieu et par la saison. Le fleuve semblait couler avec un murmure sourd et profond, comme s’il se fût affligé du départ de l’automne. Parmi les bouquets d’arbres épars çà et là sur ses rives, le chêne seul n’avait pas encore abandonné son vert pâle pour prendre une teinte rougeâtre ; les feuilles du saule, la plupart détachées de leurs branches, frémissaient au moindre souffle, et bruissaient sous chaque pas de la mule, tandis que le feuillage des autres arbres, entièrement flétri, se maintenait encore sur les tiges, prêt à céder au premier vent qui passerait à cette hauteur.

Le moine se laissa entraîner dans la suite naturelle de pensées que ces emblèmes de la fragilité des espérances de l’homme inspirent surtout à cette époque de l’année. Telles sont, dit-il en regardant les feuilles dont la terre se couvrait autour de lui, telles sont les espérances dont la jeunesse se repaît d’abord, formées de bonne heure pour être plus tôt déçues ; agréables au printemps pour devenir méprisables dans l’hiver. Mais vous, qui n’avancez que lentement dans la marche générale, » ajouta-t-il en jetant ses regards sur un bouquet de hêtres couverts encore de leurs feuilles flétries, « vous ressemblez aux plans de l’homme parvenu à la maturité de l’âge, et auquel le vieillard reste fortement attaché, après en avoir reconnu la futilité. Rien ne dure, rien n’échappe à la destruction, si ce n’est le feuillage du chêne robuste, qui commence à se montrer lorsque celui du reste de la forêt a déjà vu la moitié de son existence. Sa teinte pâle indique la décadence ; mais il conserve ce symptôme de vitalité jusqu’à la fin. Puisse-t-il en être ainsi de moi ! Les brillantes espérances de ma jeunesse, je les ai foulées aux pieds, comme ces feuilles desséchées qui sont sur ma route ; les rêves plus ambitieux de l’âge mûr, je ne les regarde plus que comme de pompeuses chimères, dont le clinquant est depuis long-temps obscurci ; mais mes vœux de religion, la profession de foi que j’ai faite dans un âge plus avancé, je les maintiendrai dans toute leur force tant que je conserverai un principe de vie. Quels que soient les dangers auxquels elle peut m’exposer, quelque faibles qu’en puissent être les résultats, je la maintiendrai néanmoins, cette ferme détermination de servir l’Église dont je suis membre, et de combattre les hérésies dont elle est de tous côtés assaillie. » Ainsi parlait, ou du moins, ainsi pensait, d’après ses connaissances imparfaites, un homme plein de zèle, confondant les intérêts essentiels de la chrétienté avec les prétentions extravagantes et mal fondées de l’Église de Rome, qu’il défendait avec une chaleur digne d’une meilleure cause.

Pendant qu’il continuait sa route, l’esprit occupé de ces méditations, il ne put s’empêcher de penser plus d’une fois qu’il voyait devant lui la forme d’une femme vêtue de blanc, dans l’attitude d’une personne livrée à l’affliction. Mais cette impression n’était que momentanée, et toutes les fois qu’il regardait fixement l’endroit où il avait cru apercevoir cette figure, il trouvait qu’il avait pris pour une apparition un rocher blanchi par le temps, ou le tronc d’un vieux bouleau couvert de son écorce argentée.

Le père Eustache avait vécu trop long-temps à Rome pour partager les idées superstitieuses du clergé ignorant de l’Écosse ; néanmoins il trouvait extraordinaire que le récit du sacristain eût fait sur son esprit une impression aussi forte. « Il est bien étrange, se disait-il, que cette histoire, qui n’était sans doute qu’une invention du père Philippe pour couvrir l’irrégularité de sa conduite, me reste à ce point dans la tête, et jette du désordre dans mes pensées les plus sérieuses ! J’ai ordinairement, ce me semble, plus d’empire sur mes sens. Je vais réciter mes prières et bannir toutes ces folles idées. »

Le moine se mit donc à réciter dévotement son chapelet, conformément à la règle prescrite par son ordre, et sans avoir été troublé davantage par les écarts de son imagination, il arriva au pied de la petite forteresse de Glendearg.

La dame Glendinning, qui était à la porte, poussa un cri de surprise et de joie en voyant le bon père. « Martin, dit-elle, Jasper, où êtes-vous donc ? Aidez le très-révérend sous-prieur à descendre, et conduisez sa mule à l’écurie. Ô mon père ! Dieu vous envoie dans notre pressant besoin : j’étais au moment de dépêcher un messager au couvent, quoique j’aie honte d’occasioner tant d’embarras à Vos Révérences.

— L’embarras n’est pas ce qu’il faut regarder, ma bonne dame, dit le père Eustache. En quoi puis-je vous être utile ? Je suis venu pour rendre visite à lady Avenel.

— Ah ! mon Dieu ! dit la dame Glendinning ; c’était justement pour elle que j’avais la hardiesse de vous faire appeler, car il n’est pas possible que la bonne dame passe la journée. Vous plairait-il d’aller dans sa chambre ?

— Le père Philippe ne l’a-t-il pas confessée ? » demanda le moine.

— Elle a été confessée, répondit Elspeth, par le père Philippe, comme Votre Révérence le dit fort bien ; mais… mais je désire que cette confession ait été bien complète : il m’a semblé que le père Philippe avait un air mécontent à cet égard ; et puis il y avait un livre, que le révérend père avait emporté avec lui, et qui… » Elle s’arrêta, comme ne se souciant pas d’en dire davantage.

« Parlez, dame Glendinning, dit le moine ; il est de votre devoir de ne pas avoir de secrets envers nous.

— Ah ! mon révérend père, reprit-elle, ce n’est pas que je veuille vous cacher quelque chose, mais je crains de faire tort à milady dans votre opinion ; car c’est une excellente personne ; elle a vécu des mois et des années dans la tour, et jamais personne n’a mené une vie plus exemplaire : mais ceci est une chose que sans doute elle expliquera elle-même à Votre Révérence.

— je désire l’apprendre d’abord de vous, dame Glendinning, dit le moine, et je vous répète qu’il est de votre devoir de me le dire.

— Eh bien, mon révérend père, ce livre, que le père Philippe avait emporté de Glendearg, nous a été rendu ce matin d’une étrange manière.

— Rendu ! que voulez-vous dire ?

— Je veux dire qu’il a été rapporté dans la tour de Glendearg ; les saints savent comment : oui, mon père, ce même livre que votre sacristain emporta, pas plus tard qu’hier. Le vieux Martin, mon régisseur et serviteur de milady, conduisait les vaches au pâturage, car nous avons trois bonnes vaches laitières, mon révérend père, grâces à saint Waldave et au saint monastère… »

Le moine brûlait d’impatience ; mais il se rappela qu’une femme du caractère de la bonne dame est comme une toupie qui finit par s’arrêter si on la laisse tourner sans la toucher, mais qui ne cessera pas son mouvement de rotation si on le renouvelle à coups de fouet. « Mais, continua-t-elle, pour ne plus parler de mes vaches à Votre Révérence, bien qu’on en ait vu rarement de plus belles, le régisseur les faisait donc aller devant lui : il était avec les jeunes gens, c’est-à-dire mon Halbert et mon Édouard, que Votre Révérence voit à l’église les jours de fêtes, et particulièrement Halbert… car vous l’avez caressé, et lui avez donné une image de saint Cuthbert qu’il porte à son bonnet… et la petite Marie Avenel, la fille de cette pauvre milady, voilà qu’ils se mettent tous à courir après les vaches et à jouer dans la prairie, comme font tous les enfants, ainsi que Votre Révérence le sait bien. À la fin ils perdirent de vue et Martin et les vaches ; alors ils se mirent à monter un petit tertre que nous appelons Corrie-nan-Shiam, où il y a un ruisseau, et là ils virent… Dieu ait pitié de nous ! une femme vêtue de blanc, assise sur le bord de l’eau, et qui se tordait les mains ; de sorte que les enfants furent saisis de peur envoyant une femme inconnue assise dans cet endroit, à l’exception de Halbert, qui aura seize ans à la Pentecôte prochaine : et d’ailleurs il n’a jamais eu peur de rien… lorsqu’ils arrivèrent près d’elle, voilà qu’elle avait disparu !

— N’avez-vous pas de honte ? dame Elspeth, dit le père Eustache ; une femme de bon sens écouter un conte aussi frivole ! Les enfants vous ont dit un mensonge, et voilà tout.

— Je vous demande pardon, mon révérend père, il y a plus que cela ; car, outre que de toute leur vie ils ne m’ont jamais dit un mensonge, je dois vous apprendre qu’à l’endroit même où la femme Blanche était assise, ils ont trouvé le livre de lady Avenel, et qu’ils l’ont rapporté avec eux à la tour.

— Voilà une circonstance qui est digne au moins de quelque attention. Ne connaissez-vous pas d’autre exemplaire de ce livre dans la maison ?

— Aucun autre, mon révérend père. À quoi bon ? Personne ne saurait les lire, quand il s’en trouverait vingt.

— En ce cas, vous êtes bien sûre que c’est absolument le même que vous aviez donné au père Philippe ?

— Aussi sûre que je le suis de parler en ce moment à Votre Révérence.

— C’est bien singulier ! » et le père Eustache se promena dans la chambre d’un air pensif.

« J’étais sur les épines, continua la dame Glendinning, pour savoir ce que Votre Révérence dirait de tout ceci. Il n’est rien que je ne fisse pour lady Avenel et sa famille, et j’en ai donné des preuves, même pour ses domestiques Martin et Tibbie, quoique celle-ci ne soit pas toujours aussi polie que j’ai droit de l’attendre d’elle. Mais je ne crois pas convenable qu’une dame logée chez des étrangers soit entourée d’anges, d’esprits, de fées, ou d’êtres de cette espèce, parce que cela ne fait pas honneur à la maison. Tout ce dont elle a eu besoin a été fait suivant ses désirs, sans qu’il lui en ait coûté ni un sou ni un souci, comme disent nos paysans. Outre le discrédit qui résulte de ces choses, il me semble qu’il y a du danger à avoir des créatures surnaturelles autour de soi. Mais j’ai attaché un fil rouge autour du cou de mes enfants ; j’ai donné à chacun une baguette de frêne des montagnes, et j’ai cousu en dedans de leurs pourpoints un morceau de l’écorce de l’orme des sorcières. Je voudrais bien que Votre Révérence voulût me dire ce que peut faire de plus une pauvre veuve contre ces esprits et ces fées. Mais je m’arrête, je crains d’avoir eu le malheur de les nommer deux fois.

— Dame Glendinning, » répondit le moine un peu brusquement dès que la bonne femme eut fini son récit, « dites-moi, je vous prie, si vous connaissez la fille du meunier ?

— Si je connais Kate Happer[1] ? je la connais comme le mendiant son écuelle. Kate a été une belle fille, et c’était une de mes amies intimes, il peut y avoir vingt ans.

— Ce ne peut pas être la personne que je veux désigner. Celle dont je parle est à peine âgée de quinze ans ; elle a les yeux noirs ; vous pouvez l’avoir vue à l’église.

— Votre Révérence doit avoir raison, c’est sans doute la nièce de ma commère dont vous voulez parler ; mais, Dieu merci, j’ai toujours été trop dévotement attentive à la messe pour m’apercevoir si les jeunes filles avaient des yeux noirs ou des yeux verts. »

Quelque absorbé que fût le bon père par des pensées étrangères au monde, il ne put s’empêcher de sourire en entendant la dame Glendinning se vanter d’avoir résisté à une tentation à laquelle elle ne pouvait être à beaucoup près aussi exposée que les personnes de l’autre sexe.

« Peut-être alors, reprit-il, savez-vous quels sont ses vêtements ordinaires, dame Glendinning ?

— Oui, oui, mon père, » répondit-elle assez vivement. « Cette fille porte une robe blanche, sans doute pour qu’on ne voie pas la poussière du moulin, et un capuchon bleu, dont elle pourrait bien se passer, n’était un peu de coquetterie.

— Alors, dit le père, ne serait-il pas possible qu’elle eût rapporté le livre, et se fût retiré à l’approche des enfants ? »

La veuve se mit à réfléchir ; elle ne voulait pas, disait-elle, combattre l’explication donnée par le moine ; mais elle ne pouvait concevoir que cette fille fût venue de si loin à ce lieu sauvage, dans l’unique but d’apporter un vieux livre à trois enfants, dont elle ne voulait pas être vue. Surtout elle ne pouvait comprendre pourquoi, ayant quelques rapports avec la famille, et la dame Glendinning ayant toujours payé sa mouture et ses services, cette jeune fille n’était pas entrée pour se reposer, manger un morceau, et donner des nouvelles sur l’état des eaux de la rivière.

Ce furent ces mêmes objections qui convainquirent le moine que ses conjectures étaient fondées. « Madame, dit-il, il faut mettre de la prudence dans ce que vous dites. Ceci est un exemple, et plût à Dieu que ce fût le seul, du pouvoir de notre grand ennemi dans ces temps malheureux ! Toute cette affaire doit être approfondie avec beaucoup de soin et de prudence, et il ne faut pas se contenter de la passer au gros sac, comme l’on dit.

— En vérité, » dit Elspeth cherchant à parler dans le même sens que le sous-prieur, « j’ai toujours pensé que les gens qui sont au moulin du monastère n’apportent pas toujours un très-grand soin dans la manière de sasser et de cribler noire grain et de bluter notre farine ; il est des personnes qui disent que les meuniers ne se font pas scrupule de mêler une poignée de cendre avec la farine qu’ils rendent à leurs pratiques.

— C’est un objet que l’on examinera aussi, madame, » dit le sous-prieur, qui ne fut pas fâché de voir que la bonne dame s’était méprise ; « mais à présent, avec votre permission, j’irai voir lady Avenel. Allez d’abord, je vous prie, et préparez-la à me recevoir. »

La dame Glendinning quitta donc l’appartement, et le moine se promena en faisant les réflexions les plus sérieuses, et cherchant de quelle manière il pourrait remplir avec autant d’humanité que d’efficacité les devoirs importants de son ministère. Il résolut de faire à la malade des réprimandes, adoucies seulement par la pitié que son état de faiblesse devait inspirer ; dans le cas où elle persisterait à faire des objections, encouragée par les exemples récents d’hérétiques endurcis, il imagina d’avoir des réponses toutes prêtes. Enflammé de zèle contre l’intrusion illégitime d’une femme dans les fonctions sacerdotales par l’étude des saintes Écritures, il se figurait les objections qu’un hérétique pourrait lui présenter, et la réfutation victorieuse qui ferait tomber le disputant aux pieds de son confesseur ; enfin l’exhortation salutaire, mais terrible, qu’il voulait faire à sa pénitente, en la conjurant, par le salut de son âme et sous peine d’être privée des dernières consolations de la religion, de lui découvrir ce qu’elle savait du mystère d’iniquité : comment l’hérésie s’était-elle introduite jusque dans les retraites les plus reculées de l’Église ? quels étaient les agents qui pouvaient ainsi se glisser d’un lieu dans un autre, rapporter le volume que l’Église avait interdit aux endroits d’où il avait été enlevé sous les auspices de cette même Église ? et qui, entretenant la soif téméraire des connaissances défendues et inutiles aux laïques, fournissait au pêcheur d’âmes l’occasion d’employer son ancien appât d’ambition et de vaine gloire ?

Mais le bon père oublia la plus grande partie de ces raisonnements lorsque Elspeth revint, répandant plus de larmes que son tablier ne pouvait en essuyer, et lui fit signe de la suivre. « Eh quoi ! dit-il, est-elle si près de sa fin ? Alors l’Église ne doit ni briser ni froisser, elle ne peut employer que des paroles de consolation ; » et, oubliant toute sa polémique, le bon sous-prieur se hâta de monter dans l’appartement, où, sur le misérable lit qu’elle avait occupé depuis que ses malheurs l’avaient conduite à la tour de Glendearg, la veuve de Walter Avenel venait de rendre son âme à son créateur. « Ô mon Dieu ! faut-il que le malheureux retard que j’ai mis à me présenter ait été cause qu’elle soit morte sans avoir reçu les consolations de l’Église ! Voyez, dame Elspeth, » s’écria-t-il avec la plus vive anxiété, « s’il reste encore une étincelle de vie. Ne peut-on la faire revenir, ne fût-ce que pour un moment ? Oh ! que ne peut-elle exprimer, par le mot le plus imparfait, par le geste le plus faible, son assentiment à la nécessité d’un acte de repentir ! Ne respire-t-elle point ? êtes-vous sûre qu’elle ne respire point ?

— Elle ne respire plus, dit la matrone, pauvre fille, qui était déjà privée de son père, et qui maintenant perd aussi sa mère ! Ô douce compagne que j’ai eue pendant tant d’années, et que je ne reverrai plus ! Mais elle est dans le ciel assurément, si jamais femme y a été admise, car jamais femme d’une vie plus exemplaire !…

— Malheur à moi, s’écria le bon moine, si elle a quitté cette vie sans être assurée du bonheur dans l’autre ! Malheur au berger négligent qui a laissé emporter par le loup une des meilleures brebis du troupeau pendant qu’il préparait sa fronde et son bâton pour combattre le monstre ! Oh ! si dans la longue éternité cette âme devait avoir en partage autre chose que le bonheur, mon retard aurait coûté la valeur d’une âme immortelle ! »

Alors il s’approcha du corps avec ce sentiment de remords très naturel à un homme aussi dévotement attaché aux doctrines de l’Église catholique. « Hélas ! » dit-il en contemplant ce cadavre décoloré, dont l’esprit s’était séparé d’un vol si doux qu’il avait laissé un sourire sur les lèvres bleuâtres ; mais la consomption avait tellement desséché cette bouche que le dernier souffle en était sorti sans la moindre convulsion : « hélas ! dit le père Eustache, la voilà étendue cette plante fragile, et comme elle est tombée elle reste ! affreuse pensée pour moi, si ma négligence l’a laissée choir dans une fausse direction ! » Alors il conjura la dame Glendinning de lui dire ce qu’elle savait de la conduite et des habitudes de la défunte.

Tous les renseignements étaient à l’honneur de lady Avenel ; car sa compagne, qui l’avait admirée pendant sa vie, malgré quelque petit sentiment de jalousie, l’idolâtrait maintenant qu’elle n’était plus, et elle donna à sa mémoire toutes les louanges imaginables.

Dans le fait, malgré les doutes que lady Avenel pouvait avoir conçus en son particulier sur quelques doctrines professées par l’Église de Rome ; bien qu’elle eût probablement appelé de ce christianisme corrompu au livre sur lequel le christianisme lui-même est fondé, elle avait néanmoins été régulière dans l’observation de ses devoirs de religion, ne poussant peut-être pas le scrupule au point de se séparer de la communion. Tels étaient, en effet, les sentiments des premiers réformateurs qui semblaient s’attacher à éviter un schisme, jusqu’à ce que par la violence du pape il devînt inévitable.

Dans cette circonstance, le père Eustache écouta avidement tout ce qui pouvait le convaincre de l’orthodoxie de lady Avenel sur les principaux articles de la foi ; car sa conscience lui reprochait amèrement le temps qu’il avait perdu avec la dame de Glendearg, tandis qu’il fallait se hâter de se rendre là où sa présence était nécessaire. « Oh ! » s’écria-t-il en s’adressant à la défunte, « si tu es encore exempte des éternels châtiments dûs aux sectaires de la fausse doctrine ; si tu ne dois souffrir que pour un temps, et afin d’expier les fautes de ta vie, fautes qui tinrent plus de notre fragilité que du péché mortel, ne crains point d’habiter long-temps les régions de la douleur. Vigiles, messes, pénitences, macération de mon corps, jusqu’à ce qu’il ressemble à cette forme exténuée, rien ne me coûtera pour hâter ta délivrance. La sainte Église, les pieuses fondations, et notre bienheureuse patronne elle-même, intercéderont en faveur de celle qui a racheté ses erreurs par tant de vertus. Laissez-moi seul, ma bonne dame, à côté de ce lit, je veux remplir les devoirs qu’exige cet événement douloureux.

Elspeth quitta le moine, qui se mit à réciter des prières ferventes et sincères pour le repos de l’âme de la défunte. Après être resté une heure dans la chambre mortuaire, il revint dans la salle, où il trouva Elspeth pleurant la perte de son amie.

Mais ce serait faire injure à l’hospitalité de la dame Glendinning que de supposer qu’elle s’était lamentée pendant ce long intervalle, ou de penser qu’elle avait été absorbée par les larmes abondantes et sincères qu’elle donnait à la mémoire de sa compagne, au point d’oublier son vénérable hôte, confesseur et sous-prieur, en toutes les choses spirituelles ou temporelles qui pouvaient intéresser les vassaux du monastère puissant.

Le pain d’orge était rôti ; elle avait mis en perce son meilleur baril d’ale brassée dans la maison ; le beurre le plus frais était sur la table, avec un jambon savoureux et un excellent fromage, avant qu’elle s’abandonnât à l’excès de son chagrin. Ce ne fut qu’après avoir arrangé proprement son petit repas sur la table qu’elle s’assit au coin de la cheminée, jeta son tablier à carreaux sur sa tête, et donna un libre cours à ses larmes et à ses sanglots. Il n’y avait là ni grimaces ni affectation. La bonne dame pensait que faire les honneurs de sa maison, particulièrement à un religieux, était un devoir aussi essentiel que tout autre, et tant que ce devoir n’était pas exactement rempli, elle ne se serait pas crue libre de s’abandonner au chagrin d’avoir perdu son amie.

Lorsque le sous-prieur fut descendu, elle se leva pour lui servir ce qu’il pourrait désirer ; mais il refusa toutes les offres de la veuve. Ni le beurre jaune comme de l’or, et le meilleur, assurait-elle, qu’on pût trouver dans tout le patrimoine de Sainte-Marie ; ni les petits gâteaux d’orge que la bienheureuse défunte (Dieu veuille avoir son âme !) trouvait toujours si bons ; ni aucun autre mets délicat que les provisions de la pauvre Elspeth avaient pu fournir, ne purent décider le sous-prieur à rompre son jeûne.

« Aujourd’hui, dit-il, je ne prendrai aucune nourriture avant le coucher du soleil. Heureux si, par cette abstinence, je puis réparer la négligence dont je me suis rendu coupable ! plus heureux encore si cette légère pénitence, à laquelle je me condamne dans la sincérité d’un cœur animé de la foi la plus vive, peut apporter du soulagement à l’âme de la défunte. Néanmoins, dame Elspeth, les soins que je donne aux morts ne doivent pas m’empêcher de penser aux vivants, et me faire oublier que je ne dois point laisser ici ce livre qui est, pour les ignorants, ce que fut pour nos premiers pères, l’arbre de la science du bien et du mal ; excellent en lui-même, mais fatal à ceux qui le lisent malgré la défense de l’Église. »

— Oh ! ce sera bien volontiers que je vous remettrai le livre, mon révérend père, s’écria Elspeth, pourvu que je trouve le moyen de le dérober aux enfants : à dire vrai, les pauvres petits sont maintenant dans une telle affliction que vous leur arracheriez le cœur sans qu’ils s’en aperçussent.

— Donnez-leur ce missel à la place, bonne dame, » dit le père en tirant de sa poche un livre orné de figures enluminées, et je viendrai moi-même, ou j’enverrai quelqu’un en temps convenable pour leur expliquer ces emblèmes.

— Oh ! les belles images ! » dit la dame Glendinning, à qui l’admiration fit un instant oublier son chagrin : « Ah ! certes, c’est bien un autre livre que celui de la pauvre lady Avenel, et peut-être serions-nous plus heureux aujourd’hui si Votre Révérence eût remonté le vallon à la place du père Philippe : bien que le sacristain soit un homme puissant, qui parle comme s’il voulait faire envoler la maison, n’était l’épaisseur des murs, à quoi les ancêtres de Simon, Dieu veuille avoir leurs âmes ! ont suffisamment pourvu. »

Le moine donna ordre qu’on amenât sa mule, et il était au moment de prendre congé, répondant aux questions de la bonne dame sur les funérailles, lorsqu’un cavalier armé et équipé entra dans la petite cour qui entourait la forteresse.



  1. Kate, abrégé de Catherine ; happer, mot écossais pour hopper, la trémie d’un moulin, cette espèce d’entonnoir carré où l’on engrène le blé pour être moulu. a. m.